Bientôt, le temps commencerait à s’effriter. Ils entreraient très lentement dans un monde si noir et si dense qu’il finirait par se refermer sur eux. Cauchemarder calmement aidait Alex Bruce à ne pas perdre le fil. Il était là depuis plus de deux heures mais c’était tout ce qu’il pouvait évaluer. Pour l’instant, ils étaient toujours vivants et à peu près sains d’esprit, surtout lui. Il pouvait réfléchir et ne s’en privait pas mais ça ne débouchait sur rien de concret.
Il s’était allongé contre Martine Lewine et avait enfoui son visage dans son cou. Le nez dans sa chaleur, il oubliait un peu l’air rare et vicié de leur prison. Elle se retourna et se colla instinctivement contre lui. Pour ne pas s’endormir, il laissait sa main voyager sous son pull. Elle bougea encore et le commandant s’ajusta pour suivre le mouvement, rester lové contre elle. Il attendit un peu et se dit qu’il avait envie de toucher sa cicatrice, pour lire l’Y comme un aveugle. C’est ce qu’il fit, il palpa ses abdominaux, une pure merveille gagnée à force de volonté. Il revit le banc de musculation dans la chambre de la rue Clapeyron et le lit sur lequel il avait dormi.
Et puis Alex Bruce pensa à tout autre chose. À cette enquête et à ses méandres. Ses hommes et lui avaient passé des mois à remuer ciel et terre pour retrouver Vox. Des centaines d’heures d’acharnement, de planques, d’interrogatoires. De l’action, du stress, du déplacement d’air. Et ce paradoxe tout à coup. Il avait trouvé Vox en freinant le mouvement. Comme la danse des particules qui se ralentit sous l’effet du froid et finit par s’arrêter. Comme un vortex à l’envers. De la spirale à l’immobilité. Il s’était assis au milieu d’une pièce vide pour regarder le monde autrement qu’avec son nerf optique, pour écouter avec tout son corps. Il avait rampé sous un plancher. Trois mètres à peine. Trois mètres pour atteindre une frontière au-delà de laquelle on débouchait dans un autre monde. Un monde entre la vie et la mort où retrouver une femme. Et maintenant, il réfléchissait contre elle, ses mouvements n’étaient plus que des caresses mais il cherchait encore. Comme il n’avait jamais cherché. Le commandant Alex Bruce, un homme d’action et de dossiers. Bien sûr.
Il quitta le ventre, glissa vers la courbe de la taille, goûta par tous les pores de ses doigts l’incroyable douceur de la peau d’une femme. Et découvrit que Martine Lewine avait un téléphone mobile dans la poche arrière de son jean. Le commandant se redressa pour l’extirper. Il prit une inspiration et essaya de se souvenir d’elle utilisant son mobile. Rien ne vint : elle ne l’avait jamais utilisé en sa présence. Il palpa la surface lisse du petit téléphone et finit par reconnaître la même géométrie que le sien, mort noyé dans des circonstances qui n’en devenaient que plus grotesques. Il espéra très fort que le mobile de Lewine s’était éteint parce qu’elle l’avait souhaité et non pas parce que les piles étaient à plat. Bruce appuya sur toutes les touches mais rien ne se produisit. Il continua de palper et se rendit compte que la pile du mobile avait été enlevée. Vox l’avait retirée avant de remettre le téléphone dans la poche de Lewine. Pour que, sans doute, elle puisse mesurer l’étendue de son isolement. Le geste était d’une cinglante perversité.
Bruce fourra l’objet inutile dans la poche de son blouson et se recoucha contre Lewine. Son nez retrouva le cou soyeux. Il se dit qu’il avait envie d’une cigarette mais que le lieu ne s’y prêtait pas, mit machinalement sa main à sa poche droite et se raidit sous l’effet de surprise en retrouvant une pile glissée là hier soir, au moment où son mobile donnait des signes de faiblesse. Elle était presque déchargée. Il devait rester de l’énergie pour alimenter un court appel. Sûrement moins d’une minute. Il ajusta sa pile sur le téléphone de Lewine. L’écran s’éclaira en vert pour poser une agaçante question : « Code ? »
Bien évidemment, le commandant ne le connaissait pas, ce code. Il éteignit le téléphone, le glissa dans son blouson et prit la jeune femme aux épaules. Il la souleva et la secoua doucement.
– Martine ! Martine ! Tu m’entends ?
Elle ne réagit pas. Ses épaules étaient aussi molles que son ventre était dur.
– Réveille-toi, Martine ! J’ai besoin du code de ton téléphone ! Le code !
Bruce la secoua longtemps sans succès, lui massa les tempes, lui caressa la tête, lui cria dans les oreilles. Puis il se décida à lui donner des claques. D’abord doucement puis plus fort. Elle gémit, il continua. Jusqu’à la limite. Il ne pouvait pas aller plus loin au risque de lui faire vraiment mal. Il pensa soudain à la cravache. Il défit la ceinture de son pantalon et commença à fouetter les fesses de sa compagne. Sur le jean, le cuir claqua sec. Il pouvait la frapper plus fort qu’au visage sans risquer de la blesser. Il ne s’en priva pas. Lewine se mit à gémir, se tortilla et grogna. Il l’entendit enfin qui criait. Une sorte de jappement animal. Il sentit qu’elle agrippait sa cheville droite. Elle tira et il partit en arrière. Le corps de Lewine atterrit sur son torse telle une masse de plomb. Elle le traita de gros porc. Une seule fois. Et lui balança un direct dans la mâchoire. Il grogna sous l’efficacité du coup puis se protégea et cria :
– Arrête, Martine ! C’est moi, Alex. Je suis venu te sortir d’ici mais j’ai besoin du code de ton téléphone. D’accord ?
Le code était le 421. Il aurait pu y penser. Il ne connaissait que trois numéros de téléphone par cœur. Celui de sa mère à Hagondange. Celui du mobile de Victor Cheffert. Et celui de Fred Guedj. Sur l’écran vert, la graduation indiquait que les piles étaient presque à plat. Il savait qu’il pourrait passer un coup de fil d’une vingtaine de secondes. Voire trente. Il allait falloir être économe de ses mots. Bruce composa le numéro de Cheffert. Avec la lueur de l’écran, il discernait le visage de Lewine. Elle était encore un peu dans le cirage mais ça allait. Ses yeux focalisaient de temps en temps. La sonnerie retentit plus de dix fois dans le vide. Bruce appuya sur « no » et composa le numéro de Guedj. Deux sonneries, trois sonneries…
– Allô !
– Fred, c’est Alex. Écoute-moi attentivement.
– Elle est sévère, celle-là ! T’essaies de me noyer, tu m’ignores pendant des jours et il faut que je sois à ta…
– Vox m’a enfermé avec Lewine dans une planque introuvable. Beyond Humanity, avenue du Cimetière, ZAC de Saint-Denis-La Plaine. Préviens Delmont. C’est derrière la cloison du fond. Il faut ramper sous le plancher à droite. Qu’ils apportent une scie à métaux ! Un panneau d’acier bloque l’issue. Tu m’entends, Fred ?
– Je suis tout ouïe.
– Alors remue-toi !
– J’hésite.
– Quoi ?
– Je savoure la sensation d’avoir ta vie entre mes mains.
– Les piles vont lâcher, Fred.
– Je veux un scoop, Alex. Vox pour moi seul.
– J’allais te le proposer.
– Tu me connais si bien, mon chéri.
– C’est pour ça que je t’ai appelé plutôt que de demander le numéro de la PJ aux Renseignements. Tu dégaines plus vite que nos standardistes.
– Tu ne connais pas le numéro de la PJ ? Cette blague !
– Jamais réussi à me le mettre en tête.
– Mais tu connais le mien. C’est touchant, en fait.
– On fraternisera une autre fois, d’accord ?
– Lewine va bien ?
– Pas trop mal.
– Y a intérêt ! Je compte sur elle pour mon portrait sur…
Les piles lâchèrent et la lumière verte mourut en emportant la voix de Guedj et le visage de Lewine. Alex Bruce l’attira vers lui. Elle trouva sa bouche et l’embrassa. Pour une femme dans le cirage, ce n’était pas trop mal joué.