Cette société, que j'ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J'ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J'ai vu ma grand'mère forcée de renoncer à son quadrille, faute des partners accoutumés; j'ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu'au jour où mon aïeule tomba la dernière. Elle et sa sœur s'étaient promis de s'enlre-appeler aussitôt que l'une aurait devancé l'autre ; elles se tinrent parole, et madame de Bedée ne survécut que peu de mois à mademoiseille de Boisteilleul. Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois, depuis cette époque, j'ai fait la même observation; vingt fois des îsociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s'empare de notre tombe et s'étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l'isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d'eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ahl qu'elle ne nous soit pas trop chère I car comment abandonner sans désespoir la main que l'on

a couverte de baisers et que l'on voudrait tenir éternellement sur son cœur?

Le château du comte de Bedée* était situé à une lieue de Plancoët, dans une position élevée et riante. Tout y respirait la joie; l'hilarité de mon oncle était inépuisable. Il avait trois filles, Caroline, Marie et Flore, et un fils, le comte de La Bouëtardais, conseiller au Parlement*, qui partageaient son épanouissement de cœur. Monchoix était rempli des cousins du voisinage; on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on était en liesse du matin au soir. Ma tante, madame de Bedée', qui voyait mon oncle manger

1. Le château de Monchoix, dans la paroisse de Pluduno, aujourd'hui Tune des communes du canton de Plancoët, arrondissement de Dinan. Monchoix est actuellement habité par M. du Boishamon, arrière-petit-fils du comte de Bedée.

2. Le comte de Bedée avait eu huit enfants, dont quatre morts en bas âge. Chateaubriand n'a donc connu que les quatre dont il parle : 1* Charlotte-Suzanne-Marie (celle qu'il appelle Caroline), née en la paroisse de Pluduno, le 24 avril 1762, décédée à Dinan, non mariée, le 28 avril 1S49 ; — 2° Marie-Jeanne-Claude ou Claudine, née le 21 avril 1765, mariée en émigration à René-Hervé du Hecquet, seigneur de Rauville. Revenue et France, elle s'est fixée à Valognes et a dû y mourir. Ce sont sei héritiers qui ont hérité de la Bouëtardais. — 3° Flore-Anne^ née le 5 octobre 1766, mariée au château de Monchoix, le 28 octobre 1788, à Charles-Augustin-Jean-Baptiste Locquet, chevaliei de Château-d'Assy, d'une famille d'origine malouine ; elle est dé cédée, veuve, à Dinan, le 7 janvier 1851. — 4° Marie-Joseph-Annibal de Bedée, comte de la Bouëtardais. conseiller aï Parlement de Rennes. Il fut, à Londres, le compagnon d'émigration de Chateaubriand et nous renvoyons à ce moment les détails que nous aurons à fournir sur lui.

3. Marie-Angélique-Fortunée-Cécile Ginguené, fille de écuyei François Ginguené et de dame Thérèse-Françoise Jean. Elle était née à Rennes le 23 novembre 1729. Mariée, le 23 novembre 1756, à Marie-Antoine-Bénigne de Bedée. Décédée à Dinan, It 88 novembre 1823.

gaiement son fonds et son revenu, se fâchait assez justement; mais on ne l'écoutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille; d'autant que ma tante était elle-même sujette à bien des manies : elle avait toujours un grand chien df chasse hargneux couché dans son giron, et à sa suite un sanglier privé qui remplissait le château de ses grognements. Quand j'arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, à cette maison de fêtes et de bruit, je me trouvais dans un véritable paradis. Ce contraste devint plus frappant lorsque ma famille fut fixé^ à la campagne : passer de Combourg à Monchoix, c était passer du désert dans le monde, du donjon d'un baron du moyen âge à la villa d'un prince romain.

Le jour de l'Ascension de l'année 1775, je partis de chez ma grand'mère,avec ma mère, ma tante de Bois-teilleul,mon oncle de Bedée et ses enfants, ma nourrice et mon frère de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J'avais une lévite blanche, des souliers, des gants, u-n chapeau blancs, et une ceinture de soie bleue'. Nous montâmes à l'Abbaye à dix heures du matin. Le couvent, placé au bord du chemin, s'envieillissait^ d'un

1. « C'était la première fois de ma vie que j'étais décemment habillé. Je devais tout devoir à la religion, même la propreté, que saint Augustin appelle une demi-vertu. » Manuscrit de 1826.

2. A propos de cette expression et de quelques autres (me jouer emmi les vagues qui se retiraient ; — à Vorée d'une plaine ; — des nuages qui projettent leur ombre fuitive, etc.), Sainte-Beuve écrivait, dans son article du 15 avril 1834, après les premières lectures des Métnoires : « L'effet est souvent heureux de ces mots gaulois rajeunis mêlés à de fraîches importations latines ILe vaste du ciel, les blandices des sens, etc.) et eaca-

quinconce d'ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce, on entrait dans le cimetière; le chr^ tien ne parvenait à l'église qu'à travers la région des séDulcres : c'est par la mort qu'on arrive à la présence de Dieu.

Déjà les religieux occupaient les stalles; l'autel était illuminé d'une multitude de cierges; des lampes descendaient des différentes voûtes : il y a, dans les édifices gothiques*, des lointains et comme des horizons successifs. Les massiers vinrent me prendre à la porte, en cérémonie, et me conduisirent dans le chœur. On y avait préparé trois sièges : je me plaçai dans celui du milieu; ma nourrice se mit à ma gauche, mon frère de lait à ma droite^.

drés dans des lignes d'une pureté grecque, au tour grandiose, mais correct et défini. Le vocabulaire de M. de Chateaubriand dans ces Mémoires comprend toute la langue française imaginable et ne la dépasse guère que parfois en quelque demi-douzaine de petits mots que je voudrais retrancher. Cet art d'écrire qui ne dédaigne rien, avide de toute fleur et de toute couleur assortie, remonte jusqu'au sein de Ducange pour glaner un épi d'or oublié, ou ajouter un antique bleuet à la couronne. » Portraits contemporains, 1, 30.

1. La chapelle de Notre-Dame de Nazareth n'était aucunement un édifice gothique. Elle datait du milieu du XVII« siècle et avait été fondée par dame Catherine de Rosmadec, épouse de Guy de Rieux, comte de Chàteauneuf, qui en fit don au couvent des religieux Dominicains de Dinan. La première pierre fut posée, en présence de Ferdinand de Neufville, évêque de Saint-Malo, le 2 mai 1649, et, à cette date, on ne construisait plus, même en Bretagne, ni églises ni chapelles gothiques. (Voir Dictionnaire d'Ogée, article Corseul, et VHistoire de la découverte de la Sainte image de Notre Dam,e de Nazareth, copiée sur l'ancien original du père Guillouzou, et publiée par M. L. Prud'homme, de Sainl-Brieuc).

2. « La religion, qui ne connaît pas les rangs et qui donne toujours des leçons, ne voyait dans celte céreuinnie que la pauvr»

La messe commença : à l'offertoire, le célébraitt se tourna vers moi et lut des prières ; après quoi on m'ôta mes habits blancs, qui furent attachés en ex voio au-dessous d'une image de la Vierge. On me revêtit d'un habit couleur violette. Le prieur prononça un discours sur l'efficacité des vœux; il rappela l'histoire du baron de Chateaubriand, passé dans l'Orient avec saint Louis; il me dit que je visiterais peut-être aussi, dans la Palestine, cette Vierge de Nazareth à qui je devais la vie par l'intercession des prières du pauvre, toujours puissantes auprès de Dieu'. Ce moine, qui me racontait l'histoire de ma famille, comme le grand-femme qui m'avait sauvé de la mort, et i'enfant qui avait sucé le même lait que moi ; la grande dame ma mère était à la porte, la paysanne dans le sanctuaire. » Manuscrit de J826.

1. « Quand cela fut fait, on acheva de célébrer la messe ; ma mère communia après le prêtre, et très certainement ses vœux cherchèrent à détourner sur moi les grâces que cette communion devait répandre sur elle. Combien il est essentiel de frapper l'imagination des enfants, par des actes de religion! Jamais dans le cours de ma vie je n'ai oublié le relèvement de mon vœu. Il s'est présenté à ma mémoire au milieu des plus grands égarements de ma jeunesse ; je m'y sentais attaché comme à un point fixe autour duquel je tournais sans pouvoir me déprendre. Depuis l'exhortation du bénédictin, j'ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j'ai fini par l'accomplir. Il est certain que la plupart des actes religieux, nobles par eux-mêmes, laissent au fond du cœur de nobles souvenirs, nourrissent l'âme de sentiments élevés et disposent à aimer les choses belles et touchantes; que de droit la religion n'avait-elle donc pas sur moi I Ne devait-elle pas me dire : « Tu m'as été consacré dans ta jeunesse, je ne t'ai rendu à la vie que pour que tu devinsses mon défenseur. La dépouille de ton innocence, trempée des larmes de ta mère, repose encore sur mes autels ; ce ne sont pas tes vêtements qu'il faut suspendre à mes temples, ce sont tes passions. Consacre-moi ton cœur et tes chagrins, je bénirai ta nouvelle ofl'rande. » Sainte religion, voilà ton langage ; toi seule pourrais remplir le vide que j'ai toujours senti en moi, et guérir cette tristesse qui

père de Dante lui faisait l'histoire de ses aïeux, aurait pu aussi, comme Cacciaguida, y joindre la prédiction de mon exil.

Tu proveraî st corne sa di sale Lo pane altrui, e com' è duro calle Lo scendere e il salir per 1' altrui scale. E quel che più ti gravera le spalle, Sarà la compagnia malvagia e scempia, Con la quai tu cadrai in questa valle; Che tutta ingrata, tutta matta ed empia Si farà contra te

Di sua bestialitate il suo processo Farà la pruova : sî ch'a te fla bello Averti fatta parte, per te stesso'.

« Tu sauras combien le pain d'autrui a le goût du sel, combien est dur le degré du monter et du descendre de l'escalier d'autrui. Et ce qui pèsera encore davantage sur tes épaules sera la compagnie mauvaise et insensée avec laquelle tu tomberas et qui, tout ingrate, toute folle, tout impie, se tournera contre toi.

me suit. Tout sujet m'y replonge ou m'y ramène; je n'écris pas an mot qu'elle ne soit prête à déborder comme un torrent; jo ne suis occupé qu'à la renfermer, pour ne pas me rendre ridicule aux hommes. Mais dans cet écrit qui ne paraîtra qu"après moi, que j"ai entrepris pour me soulager, pour donner une issue aux sentiments qui m'étoutfent, pourquoi me contraindrais-je? Rassa«ions-nous de nos peines secrètes, que mon âme malade et blessée puisse à son gré repasser ses chimères et se noyer dan» 8«s souvenirs! » Manuscrit de 1826. 1. Dante, Le Paradis, Chant XVII.

De sa stupidité sa conduite fera preuve; tant qu'à toi il sera beautde t'être fait un parti de toi-même. »

Depuis l'exhortation du bénédictin, j'ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalemi et j'ai fini par l'accomplir.

J'ai été consacré à la religion, la dépouille de mon innocence a reposé sur ses autels : ce ne sont pas mes vêtements qu'il faudrait suspendre aujourd'hui à ses temples, ce sont mes misères.

On me ramena à Saint-Malo'. Saint-Malo n'est point l'Aleth de la Notitia imperii : Aleth était mieux placée par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appelé Solidor, à l'embouchure de la Rance.En face d'Aleth était un rocher, es? imonspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l'ermite Aaron, qui, l'an 307^, établit dans cette île sa demeure ; c'est la date de la victoire de Clovis sur Alaric; l'un fonda un petit couvent, l'autre une grande monarchie, édifices également tombés.

Malo, en latin Maclovius, Macutus, Machutes, devenu en 341 évêque d'Aleth^ attiré qu'il fut par la renommée d'Aaron, le visita. Chapelain de l'oratoire da cet ermite, après la mort du saint il éleva une

1. « Au mois d'octobre de l'année 1775, nous retournâmes à Saint-Malo. » ManuscHt de 1826.

2. Saint Aaron vivait bien au vi® siècle, mais on ignore absolument la date à laquelle il s'établit sur le rocher qui porte aujourd'hui la ville de Saint-Malo. La date de 507, donnée ici par Chateaubriand, ne repose sur aucune autorité sérieuse. On ne la trouve même pas dans l'ouvrage, plus légendaire qu'historique, du P. Albert Le Grand, la vie, gestes, mort et miracles des saints de la Bretagne-Armorique.

3. Cette date de 541, que Chateaubriand a prise cette fois dans Albert Le Grand (édition de 1680, p. 583), n'est rien moini

église cénobiale, m prsedio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua à l'île, et ensuite à la ville, ^ac/omum, Maclopolis.

De saint Malo, premier évêque d'Aleth, au bienheureux Jean surnommé de la Grille, sacré en 1140 et qui fît élever la cathédrale, on compte quarante-cinq évé-ques. Âleth étant déjà presque entièrement abandonnée, Jean de la Grille transféra le siège épiscopal ce la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d'Aaron.

Saint-Malo eut beaucoup à souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d'Angleterre.

Le comte de Richemont, depuis Henri VII d'Angleterre, en qui se terminèrent les démêlés de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit à Saint-Malo. Livré par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l'emmenaient à Londres pour le faire mourir. Échappé à ses gardes, il se réfugia dans la cathédrale, asylmn quod in ed urbe est inviolatissi-mum:ce droit d'asile remontait aux Druides,premiers prêtres de l'île d'Aaroo.

qu'exacte. Malo fut bien le premier titulaire de Tévêché d'Aleth, fondé par Judaël, roi de Domnonée, mais cette fondation eut lieu, non en 541, mais près d'un demi-siècle plus tard. Né vers 520 dans la Cambrie méridionale, Malo ne passa en Armorique que vers 550. Il aborda dans l'île de Césembre, avec une trentaine de disciples et se mit aussitôt à évangéliser les campagnes aléthiennes et curiosolites. Il comptait déjà dans la péninsule armoricaine, et spécialement dans le pays d'Aleth, quarante ans d'apostolat, lorsqu'il fut honoré de la dignité épiscopale, vers 585-590. Saint Malo mourut en Saintonge, le dimanche 16 décembre 621, âgé d'environ cent ans. (Voir VHistoire de Bretagne, par Arthur de la Borderie, tome I, p. 421, 465, 475.)

MEMOIi;E> D OLTRE-TOMBE 'i3

Ua évêque de Saint-Malo fut l'un des trois favoris (les deux autres étaient Arthur de Montauban et Jean Hingant) qui perdirent l'infortuné Gilles de Bretagne : c'est ce que l'on voit dans YHistoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de Chantocé, prince du sang de France et de Bretagne, étranglé en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450.

Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo : la ville traite de puissance à puissance, protège ceux qui se sont réfugiés dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de La Guiche, grand maître de l'artillerie de France, de faire fondre cent pièces de canon. Rien ne ressemblait davantage à Venise (au soleil et aux arts près) que cette petite république malouine par sa religion, sa richesse et sa chevalerie de mer. Elle appuya l'expédition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant La Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les (lots, entretenait des relations avec Moka, Surate, Pon-dichéry, et une compagnie formée dans son sein explorait la mer du Sud.

A compter du règne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son dévouement et sa fidélité à la France. Les Anglais la bombardèrent en 1693; ils y lancèrent,le 29 novembre de cette année, une machine infernale, dans les débris de laquelle j'ai souvent joué avec mes camarades. Ils la bombardèrent de nouveau en 1758.

Les Malouins prêtèrent des sommes considérables à Louis XIV pendant la guerre de 1701 : en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privilège de se garder eux-mêmes; il voulut que l'équipage du

premier vaisseau de la marine royale fût exclusivement composé de matelots de Saint-Malo et de son territoire.

En 1771, les Malouins renouvelèrent leur sacrifice et prêtèrent trente millions à Louis XV. Le fameux amiral Anson' descendit à Cancale, en 1758, et brûla Saint-Servan. Dans le château de Saint-Malo, La Clia-lotais écrivit sur du linge, avec un cure-dent, de l'eau et de la suie, les mémoires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient^ Les événements effacent les événements; inscriptions gravées sur d'autres inscriptions, ils font des pages de l'histoire de& palimpsestes.

Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine; on peut en voir le rôle général dans le volume in-folio pubHé en 1682 sous ce titre : liôle général des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimée dans le recueil du Coutumier général. Les archives de la ville

1. Anson (Georges), amiral anglais, né en 1d97, mort en 1762.

2. La Ckalotais (Louis-René de Garadeuc de), procureur-général au Parlement de Bretagne, né à Rennes le 6 mars 1701, mort le 12 juillet 1785. — Le premier Mémoire, écrit sous le nom de M. de La Chalotais, ei reconnu par lui comme son œuvre, se terminait par ces lignes : « Fait au château de Saint-Malo, 15 janvier 17G6, écrit avec une plume faite d'un cure-dent, et de l'encre faite avec de la suie de cheminée, du vinaigre et du sucre, sur des papiers d'enveloppe de sucre et de chocolat. » La vérité est que La Chalotais, dans sa prison, avait tout ce qu'il faut pour écrire et qu'il écrivait par toutes les postes à sa famille. Voir, dans l'ouvrage de M. Henri Carré, La Chalotais et le duc d'Aiguillon (1893), la correspondance du chevalier de Fontette, commandant du château de Saint-Malo, et en par-ticuljt;;' la l^Ure du 28 avril 176ti.

sont assez riches en chartes utiles à l'histoire et au droit maritime.

Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier», le Cris-tophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l'autre extrémité de l'Amérique les îles ciui portent leur nom : Iles Ma-louines.

Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin^, l'un des plus grands hommes de mer qui aient paru, et, de nos jours, elle a donné à la France Surcoufs. Le célèbre Mahé de La Bourdonnais*, gouverneur de l'Ile de France, naquit à Saint-Malo, de même que La Mettriez, Maupertuis, l'abbé Trublet dont Voltaire a ri : tout cela n'est pas trop mal pour une enceinte qui n'égale pas celle du jardin des Tuileries.

L'abbé de Lamennais^ a laissé loin derrière lui ces petites illustrations littéraires de ma patrie.

1. Jacques Cartier naquit à Saint-Malo le 31 décembre 1494, l'année même où Christophe Colomb découvrait la Jamaïque. On ne sait pas exactement la date de sa mort. Le savant annaliste de Saint-Malo, M. Ch. Cunat, croit pouvoir la fixer aux «nvirons de 1654.

2. René Dugay-Trouin, né le 10 juin 1673; mort le 27 septembre 1736.

3. Robert Surcouf, le célèbre corsaire (1773-1827). M. Ch. Cunat a écrit son Histoire.

4. Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais (1699-1753).

5. Julien Offraye de La Mettrie, né à Saint-Malo le 19 décembre 1709, mort le 11 novembre 1751 à Berlin, où ses ouvrages ouvertement matérialistes lui avaient valu d'être nommé lecteur du roi. Frédéric II a composé son Eloge.

6. Hugues-Félicité Robert de La Mennais, né le 19 juin 1782, mort le 27 février 1854. Presque tous ses biographes le font naître dans la même rue que Chateaubriand. C'est une erreur. L'hôtel de la Mennais, où naquit l'auteur de VEssai sur VIndifféretice^ éUit situé, non rue des Juifs, mais rue Saint-Vincent.

Broussais' est également né à Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays*.

Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo : ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de régiment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs maîtres des batailles rangées aux Romains. Albert le Grand, religieux de l'ordre de Saint-Dominique, auteur aussi grave que le géographe grec, déclare qu'à Saint-Malo « la garde d'une place si importante était commise toutes les nuits à la fidélité de certains dogues qui faisaient bonne et sûre patrouille ». Ils furent condamnés à la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidérément les jambes d'un gentilhomme; ce qui a donné lieu de nos jours à la chanson : Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels; l'un d'eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait; le noble animal se laissa mourir de taim : les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidélité. Au surplus, le Capitole était, de même

1. François-Joseph-Victor Broussais (1772-1832). Comme son compatriote La Mettrie, mais avec plus d'éclat et de talent, il se montra, dans tous ses ouvrages, un ardent adversaire des doctrines psychologiques et spiritualistes.

2. Pierre-Louis-Auguste Ferron, comte de La Ferronnays, né le 17 décembre 1772. Il émigra avec son père, lieutenant général des armées du roi, servit sous le prince de Condé et devint aide de camp du duc de Berry. Maréchal de camp (4 juin 1814); pair de France (17 août 1815); ministre à Copenhague en 1817; ambassadeur à Saint-Pétersbourg en 1819; ministre des Affaires étrangères du 4 janvier 1828 au 14 mai 1829; ambassadeur à Rome du mois de février au mois d'août 1830. Il mourut en cette ville le 17 janvier 1842, laissant une mémoire honoré* de tous les partis.

que ma Délos, gardé par des chiens, lesquels n'aboyaient pas lorsque Scipion l'Africain venait à l'aube faire sa prière.

Enclos de murs de diverses époques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se promène. Saint-Malo est encore défendu par le château dont j'ai parlé, et qu'augmenta de tours, de bastions et de fossés, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cité insulaire ressemble à une citadelle de granit.

C'est sur la grève de la pleine mer, entre le château et le Fort-Royal, que se rassemblent les enfants; c'est là que j'ai été élevé, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j'aie goûtés était de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi, ou couraient après moi sur la rive. Un autre divertissement était de construire, avec l'arène de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette époque, j'ai souvent vu bâtir pour l'éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable.

Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d'hydrographie et de mathématiques, parurent plus que suffisantes à l'éducation d'un garçonnet destiné d'avance à la rude vie d'un marin.

Je croissais sans étude dans ma famille; nous n'habitions plus la maison où j'étais né : ma mère occupait un hôtel, place Saint-Vincent', presque en face

1. Peu d'années après la naissance de Chateaubriand, sa famille avait quitté l'hôtel de la Gicquelais et était venue habiter 1 premier étage de la belle maison dfe M. White de Boisglé, maire de Saint-Malo, maison située sur la rue et la place Saint-Vincent' presque en face delà porte Saint-Vincent. (Ch. Cunat, oj). oit.)

de la porte qui communique au Sillon. Les polissons de la ville étaient devenus mes plus chers amis : j'en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout; je parlais leur langage; j'avais leur façon et leur allure; j'étais vêtu comme eux, déboutonné et débraillé comme eux; mes chemises tombaient en loques; je n'avais jamais une paire de bas qui ne fût largement trouée; je traînais de méchants souliers éculés, qui sortaient à chaque pas de mes pieds; je perdais souvent mon chapeau e quelquefois mon habit. J'avais le visage barbouillé, égratigné, meurtri, les mains noires. Ma figure était si étrange, que ma mère, au milieu de sa colère, ne se pouvait empêcher de rire et de s'écrier : « Qu'il est laid! »

J'aimais pourtant et j'ai toujours aimé la propreté, même l'élégance. La nuit, j'essayais de raccommoder mes lambeaux ; la bonne Villeneuve et ma Lucile m'aidaient à réparer ma toilette, afin de m'épargner des pénitences et des gronderies;mais leur rapiécetage ne servait qu'à rendre mon accoutrement plus bizarre. J'étais surtout désolé quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie.

Mes compatriotes avaient quelque chose d'étranger, qui rappelait l'Espagne. Des familles malouines étaient établies à Cadix; des familles de Cadix résidaient à Saint-Malo. La position insulaire, la chaussée, l'architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granil de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix : quand j'ai vu la dernière ville, je me suis souvenu de la nremière.

Enfermés le soir sous la même clé dans leur cité, ies Malouins ne composaient qu'une famille. Les moeurs étaient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouchées se séparaient. Une faiblesse était une chose inouïe : une comtesse d'Abbeville ayant été soupçonnée, il en résulta une complainte que l'on chantait en se signant. Cependant le poète, fidèle malgré lui aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu'il appelait un monstre barbare.

Certains jours de l'année, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient à des foires appelées assemblées, qui se tenaient dans les îles et sur des forts autour de Saint-Malo; ils s'y rendaient à pied quand la mer était basse, en bateau lorsqu'elle était haute. La multitude de matelots et de paysans; les charrettes entoilées; les caravanes de chevaux, d'ânes et de mulets; le concours des marchands; les tentes plantées sur le rivage; les processions de moines et de confréries qui serpentaient avec leurs bannières et leurs croix au milieu de la foule; les chaloupes allant et venant à la rame ou à la voile; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade; les salves d'artillerie, le branle des cloches, tout contribuait à répandre dans ces réunions le bruit, le mouvement et la variété.

J'étais le seul témoin de ces fêtes qui n'en partageât pas la joie. J'y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des gâteaux. Évitant le mépris qui s'attache à la mauvaise fortune, je m'asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d'eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, jt

m'amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. Le soir,au logis, je n'étais guère plus heureux; j'avais une répugnance pour certains mets : on me forçait d'en manger. J'implorais des yeux La France qui m'enlevait adroitement mon assiette, quand mon père tournait la tète. Pour le feu, même rigueur : il ne m'était pas permis d'approcher de la cheminée. Il y a loin de ces parents sévères aux gâte-enfants d'aujourd'hui.

Mais si j'avais des peines qui sont inconnues de l'enfance nouvelle, j'avais aussi quelques plaisir? qu'elle ignore.

On ne sait plus ce que c'est que ces solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de cette patrie avaient l'air de se réjouir; Noël, le premier de l'an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean, étaient pour moi des jours de prospérité. Peut-être l'influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes études. Dès l'année 1015, les Malouins firent vœu d'aller aider à bâtir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cathédrale de Chartres : n'ai-je pas aussi travaillé de mes mains î\ relever la flèche abattue de la vieille basilique chrétienne? « Le soleil, dit le père Maunoir, n'a jamais éclairé canton où ait paru une plus constante et invariable fidélité dans la vraie foi que la Bretagne. Il y a treize siècles qu'aucune infidélité n'a souillé la langue qui a servi d'organe pour prêcher Jésus-Christ, et il est à naître qui ait vu Breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique. »

Durant les jours de fête que je viens de rappeler, j'étais conduit en station avec mes sœurs aux divers sanctuaires de la ville, à la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire; mon oreille était frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles : l'harmonie de leurs cantiques se mêlait aux mugissements des flots. Lorsque, dans l'hiver, à l'heure du salut, la cathédrale se remplissait de la foule ; que de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies, dans leurs Heures; que la multitude, au moment de la bénédiction, répétait en chœur le Tantutn ergo; que, dans l'intervalle de ces chants, les rafales de Noël frôlaient les vitraux de la basilique, ébranlaient les voûtes de cette nef que fit résonner la mâle poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j'éprouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n'avais pas besoin que la Villeneuve me dît de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma mère m'avait appris; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos vœux; je courbais mon front : il n'était point encore chargé de ces ennuis qui pèsent si horriblement sur nous, qu'on est tenté de ne plus relever la tête lorsqu'on l'a inclinée au pied des autels.

Tel marin, au sortir de ces pompes, s'embarquait tout fortifié contre la nuit, tandis que tel autre rentrait au port en se dirigeant sur le dôme éclairé de l'église : ainsi la religion et les périls étaient continuellement en présence, et leurs images se présentaient inséparables à ma pensée. A peine étais-je né, que j'ouïs parler de mourir : le soir, un homme allait

avec une sonnette de rue en rue, avertissant les chrétiens de prier pour un de leurs frères décédé. Presque tous les ans, des vaisseaux se perdaient sous mes yeux, et, lorsque je m'ébattais le long des grèves, la mer roulait à mes pieds les cadavres d'hommes étrangers, expirés loin de leur patrie. Madame de Chateaubriand me disait, comme sainte Monique disait à son fils : Nihil longe est a Deo : « Rien n'est loin de Dieu » On avait confié mon éducation à la Providence : elle ne m'épargnait pas les leçons.

Voué à la Vierge, je connaissais et j'aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien : son image, qui avait coûté un demi-sou à la bonne Villeneuve, était attachée avec quatre épingles à la tête de mon lit. J'aurais dû vivre dans ces temps où l'on disait à Marie : « Doulce dame du ciel et de la terre, mère de pitié, fontaine de tous biens, qui por-tastes Jésus-Christ en vos prétieulx flânez, belle très-doulce Dame, je vous mercye et vous prye. »

La première chose que j'ai sue par cœur est un cantique de matelot commençant ainsi :

Je mets ma confiance, Vierge, en votre secour?; Servez-moi de défense. Prenez soin de mes jours; Et quand ma dernière heure Viendra finir mon sort, Obtenez que je meure De la plus sainte mort.

J'ai entendu depuis chanter ce cantique dans on naufrage. Je répète encore aujourd'hui ces méchar.tas

MÉMOIHES D'OUTRE-TOMBg d3

rimes avec autant de plaisir que des vers d'Homère; une madone coiffée d'une couronne gothique, vêlie d'une robe de soie bleue, garnie d'une frange d'argent, m'inspire plus de dévotion qu'une Vierge de Raphaël.

Du moins, si cette pacifique Étoile des mers avait pu calmer les troubles de ma vie ! Mais je devais être agité, même dans mon enfance; comme le dattier de l'Arabe, à peine ma tige était sortie du rocher qu'elle fut battue du vent.

J'ai dit que ma révolte prématurée contre les maîtresses de Lucile commença ma mauvaise renommée; un camarade l'acheva.

Mon oncle, M. de Chateaubriand du Plessis, établi à Saint-Malo comme son frère, avait, comme lui, quatre fiUes et deux garçons*. De mes deux cousins (Pierre et Armand), qui formaient d'abord ma société, Pierre devint page de la reine, Armand fut envoyé au collège comme étant destiné à l'état ecclésiastique. Pierre, au sortir des pages, entra dans la marine et se noya à la côte d'Afrique. Armand, depuis longtemps enfermé au collège, quitta la France en 1790, servit pendant toute l'émigration, fit intrépidement dans une chaloupe vingt voyages à la côte de Bretagne, et vint enfin mourir pour le roi à la plaine de Grenelle, le vendredi saint de l'année 1809^, ainsi que je l'ai déjà

1. De ces six enfants, cinq figurent sur les registres de naissance de Saint-Malo : Adélaïde, née en 17G2; Emilie-Thérèse-Rosalie, née le 12 septembre 1763; Pierre, né en 1767; Arma'^d-Louis-Marie, né le 16 mars 1768; Modeste, née en 1772.

2. Ici encore, dans toutes les éditions, on a imprimé k tort :

:8io.

M MÉMOIRES d'outre-tombe

dit et que je le répéterai encore en racontant sa catas trophe'.

Privé de la société de mes deux cousins, je la remplaçai par une liaison nouvelle.

Au second étage de Thôtel que nous habitions, Jj-meurait un gentilhomme nommé Gesril : il avait un fils et deux filles. Ce fils était élevé autrement que moi; enfant gâté, ce qu'il faisait était trouvé charmant : il ne se plaisait qu'à se battre, et surtout qu'à exciter des querelles dont il s'établissait le juge. Jouant des tours perfides aux bonnes qui menaient promener les enfants, il n'était bruit que de ses es-piè^jleries que l'on transformait en crimes noirs. Le père riait de tout, et Joson n'était que plus chéri. Gesril devint mon intime ami et prit sur moi un ascendant incroyable : je profitai sous un tel maître, quoique mon caractère fût entièrement l'opposé du sien. J'aimais les jeux solitaires, je ne cherchais que-rpJle à personne : Gesril était fou de plaisirs, de cohue, et jubilait au milieu des bagarres d'enfants. Quand quelque polisson me parlait, Gesril me disait : « Tu le souffres? » A ce mot, je croyais mon honneur com-

1. 11 a laissé un fils, Frédéric, que je plaçai d'abord dans les gardes de Monsieur, et qui entra depuis dans un régiment de cuirassiers. Il a épousé, à Nancy, mademoiselle de Gastaldi, dont il a eu deux fils, et s'est retiré du service. La sœur aînée d'Armand, ma cousine, est, depuis de longues années, supérieure des religieuses Trappistes. (Note de 1831, Genève.) On. — F.-i.-déric de Chateaubriand, dont il c?t parlé dans cette note, était né à Jersey le 11 novembre 1798. Il est mort le 8 juin 1849, au ciïàteau de la Ballue, près Saint-Servan, laissant un fils, Henri-Frédéric-Marie-Geoffroy de Chateaubriand, né à la Eallue le 11 mai 1835 et marié en 1869 à Françoise-Madeleine-Anne Re» gnault de Parcieu.

promis et je sautais aux yeux du téméraire ; la taille et Tâge n'y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait à mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une armée de tous les sautereaux qu'il rencontrait, divisait ses conscrits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage à coups de pierres.

Un autre jeu, inventé par Gesril, paraissait encore plus dangereux : lorsque la mer était haute et qu'il y avait tempête, la vague, fouettée au pied du château, du côté de la grande grève, jaillissait jusqu'aux grandes tours. A vingt pieds d'élévation au-dessus de la base d'une de ces tours, régnait un parapet en granit, étroit, glissant, incliné, par lequel on communiquait au ravelin qui défendait le fossé : il s'agissait de saisir l'instant entre deux vague», de franchir l'endroit périlleux avant que le flot se brisât et couvrit la tour. Voici venir une montagne d'eau qui s'avançait en mugissant, laquelle, si vous tardiez d'une minute, pouvait ou vous entraîner, ou vous écraser contre le mur. Pas un de nous ne se refusait à l'aventure, mais j'ai vu des enfants pâlir avant de la tenter.

Ce penchant à pousser les autres à des rencontres dont il restait spectateur, induirait à penser que Gesril ne montra pas dans la suite un caractère fort gé-£.';rcux; c'est lui néanmoins qui, sur un plus petit théâtre, a peut-être effacé l'héroïsme de Régulus; il r'a manqué à sa gloire que Rome et Tite-Live. Devenu officier de marine, il fut pris à l'affaire de Qui-bi^Ton; l'action finie et les Anglais continuant de cancaner l'armée républicaine. Gesril se jette à la nag'e^ «'approche des vaisseaux, dit aux Anglais de cesser lé

feu, leur annonce le malheur et la capitulation des émigrés. On le voulut sauver, en lui filant une corde et le conjurant de monter à bord : « Je suis prisonnier sur parole, » s'écrie-t-il du milieu des flots, et il retourne à terre à la nage : il fut fusillé avec Sombreuil et ses compagnons'.

Gesril a été mon premier ami; tous deux mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l'instinct de ce que nous pouvions valoir un jour*.

1. Gesril du Papeu (Joseph-François-Anne) avait un an de moins que son ami Chateaubriand ; il était né à Saint-Malo le 23 février 1767. Entré dans la marine, comme garde, à quatorze ans, il prit part à la guerre de l'Indépendance américaine et tt ensuite une campagne de trois ans dans les mers de l'Inde et de la Chine. Lieutenant de vaisseau, le 9 octobre 1789, il ne tarda pas à émigrer, fit la campagne des Princes en 1792, comme simple soldat, et se rendit ensuite à Jersey. Le 21 juillet 17^5, il était à Quiberon, cette fois comme lieutenant de la compagnia noble des élèves de la marine, dans le régiment du comte d'Hector. L'épisode dont il fut le héros dans cette tragique journée suffirait seul à prouver que Sombreuil et ses soldats n'ont mil bas les armes qu'à la suite d'une capitulation. Ceux qui nient l'existence de cette capitulation l'ont bien compris : ils ont essayé de contester l'acte même de Gesril et son généreux sacrifice. Mais ce sacrifice et les circonstances qui l'accompagnèrent sont attestés par trop de témoins pour qu'on puisse les mettre en doute. Ces témoins sont de ceux dont la parole ne se peut réci.-ser : En voici la liste : i" Chaumereix; 2° Berthier de Grandry ; 3» La Bothelière, capitaine d'artillerie; 4" Cornulier-Lucinière: 5° La TuUaye; 6° Du Fort; 7° le contre-amiral Vossey; 8" la baron de Gourdeau ; 9" le capitaine républicain Rottier, de li. légion nantaise. Le fait, d'ailleurs, est consigné dans une lettre écrite des prisons de Vannes par Gesril du Papeu à son père. Le jeune héros fut fusillé à Vannes, le 10 fructidor (27 aoûï 1795).

2. « Je pense avec orgueil que cet homme a été mon premiet ami, et que tous les deux, mal jugés dans notre enfance, no.^3 nous liâmes par l'instinct de ce que nous pouvions valoir u<« jour, et que c'est dans le coin le plus obscur de la monarch»«.

Deux aventures mireni fin à cette première partie de mon histoire, et produisirent un changement notable dans le système de mon éducation.

Nous étions un dimanche sur la grève, à l'éventail de la porte Saint-Thomas et le long du Sillon ; de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du ilux. Les places étaient prises comme de coutume; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J'étais le plus en pointe vers la mer, n'ayant devant moi qu'une jolie mignonne, Hervine Magon,qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l'autre bout du côté de la terre.

Le flot arrivait, il faisait du vent ; déjà les bonnes et les domestiques criaient : « Descendez, mademoiselle! descendez, monsieur! » Gesril attend une grosse lame : lorsqu'elle s'engouffre entre les pilotis, il pousse l'enfant assis auprès de lui ; celui-là se renverse sur un autre ; celui-ci sur un autre : toute la file s'abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin ; il n'y eut que la petite fille de l'extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai et qui, n'étant appuyée par personne, tomba. Le jusant l'en traîne; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son marmot et lui donnant une tape. Her-

sur un misérable rocher, que sont nés ensemble et presque sous le même toit deux hommes dont les noms ne seront peut-être pas tout à fait inconnus dan< les annales de l'honneur et de la fid«lilé. • Manuscrit de 1S26.

vine fut repêchée; mais elle déclara que François l'avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi; je leur échappe; je cours me barricader dans la cave de la maison : l'armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve défend vaillamment la porte et soufflette l'avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me pxête secours : il monte chez lui, et, avec ses deux sœurs, jette par les fenêtres des potées d'eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l'entrée de la nuit; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de nfuJ ans, passa pour un homme atroce, un reste de res pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher.

Voici l'autre aventure :

J'allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriA'^r H basse mer, on franchit des courants d'eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l'extrémité d'un aeces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre ; Gesril me dit : « Laisserons-nous passer ces gueux-là? » et aussitôt il leur crie : « A l'eau, canards! » Ceux-ci, en qualité de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent; Gesr.l recule; nous nous plaçons au bout du pont, et, saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, sarment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent baJ>-tant jusqu'à notre corps de réserve, c'est-à-dire jis qu'à nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius,

frappé à Toeil : une pierre m'atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule.

Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un œil poche, un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé : en pareil cas, j'étais mis en pénitence. Le coup que j'avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j'étais eflrayé. Je m'allai cacher au second étage de la mai-sou, chez Gesril, qui m'entortilla la tête d'une ser-vieae. Cette serviette le mit en train : elle lui représenta une mitre; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grand'messe avec lui et ses sœurs jusqu'à l'heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre : le cœur me battait. Surpris de ma figure debillée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mol;ma mère poussa un cri; La France conta mon cas piteux, en m'excusant; je n'en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible'.

Je ne sais si ce ne fut point cette année que !e

i. J'avais déjà parlé de Gesril dans mes ouvrages. Une de ses sœurs, Angélique Gesril de La Trochardais, m'écrivit en 1818 pou me prier d'obtenir que le nom de Gesril fut joint à ceux d" »tti mari et du mari de sa sœur : j'échouai dans ma négociation. (Note de 1831, Genève.) Ch.

Gesril avait trois sœurs : Af™«» Colas de la Baronnais, Le hujf de la Trochardais et Le Metaër de la Ravillais. Les deux d« ".*ières seules ont laissé des enfants; la famille Gesril se trouve ét'^jnte et fondue dans Le Metaër et, par Le Roj, dans Boi»-^ûebéneuc et du Raquel.

comte d'Artois vint à Saint-Malo' : on lui donna le Spectacle d'un combat naval. Du haut du bastion de la poudrière, je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer : dans son éclat et dans mon obscurité, que de destinées inconnues! Ainsi, sauf erreur de mémoire, Saint-Malo n'aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X.

Voilà le tableau de ma première enfance. J'ignore si la dure éducation que je reçus est bonne en principe, mais elle fut adoptée de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle a rendu mes idées moins semblables à celles des autres hommes; ce qu'il y a de plus sûr encore, c'est qu'elle a imprimé à mes seD-timents un caractère de mélancolie née chez moi d«» l'habitude de souflfrir à l'âge de la faiblesse, de l'ir?-prévoyance et de la joie.

Dira-t-on que cette manière de m'élever m'aurait pu conduire à détester les auteurs de mes jours? Nullement; le souvenir de leur rigueur m'est presque agréable; j'estime et honore leurs grandes qualités. Quand mon père mourut, mes camarades au régiment de Navarre furent témoins de mes regrets. C'est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c'est d'elle que je tiens ma religion; je recueillais les vérités chrétiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres étudiait la nuit dans une église, à la lueur de ia lampe qui brûlait devant le Saint-Sacrement. Aurait-on mieux développé

l. Le comte d'Artois vint, en etfet, à Saint-Malo le 11 mai 1777 et y séjourna trois jours. De grandes fêtes eurent lieu en son honneur. (Ch. Cuaat, op. cil.)

MÉMOIRES d'outre-tombe Ci

Qioa intelligence en me jetant plus tôt dans l'étude? J'en doute : ces tlots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j'aurais ignorées. La vérité est qu'aucun système d'éducation n'est en soi préférable à un autre système : les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd'hui qu'ils les tutoient et ne les craignent plus? Gesril était gâté dans la maison où j'étais gourmande : nous avons été tous deux d'honnêtes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne étoufferait ces mêmes laieuts. Dieu fait bien ce qu'il fait : c'est la Providence quj nous dirige, lorsqu'elle nous destine à jouer un rAi'î sur la scène du monde.

Sillet de M. Pasquier. — Dieppe. — Changement de mon èck-cation. — Printemps en Bretagne. — Forêt historique. — Campagnes Pélagiennes. — Coucher de la lune sur la mer. — Départ pour Combourg. — Description du château. — Collège de Dol. — Mathématiques et langues. — Trait de mémoire. — Vacances à Combourg. — Vie de château en province. — Mœurs féodales. — Habitants de Combourg. — Secondes vacances à Combourg. — Régiment de Conti. — Camp à Saint Malo. — Une abbaye. — Théâtre. — Mariage de mes deux sœurs aînées. — Retour au collège. — Révolution commencée dann mes idées.—Aventure de la pie. — Troisièmes vacances à Combourg. — Le charlatan. — Rentrée au collège. — Inra-sion de la France. — Jeux. — L'abbé de Chateaubriand. — Première communion. — Je quitte le collège de Dol. — Mission à Combourg. — Collège de Rennes. —Je retrouve Gesril. — Moreau. — Limoëlan. — Mariage de ma troisième sœur. — Je suis envoyé à Brest pour subir l'examen de garde de marine. — Le port de Brest. — Je retrouve encore Gesril. — Lapeyrouse. — Je reviens à Combourg.

Le 4 septembre 1812*, j'ai reçu ce billet de M. Pasquier, préfet de police* :

CABINET DU PRÉFET.

« M. le préfet de police invite M. de Chateaubriand a à prendre la peine de passer à son cabinet, soit au-

1. Ce livre a été écrit à Dieppe (septembre et octobre 1^1), et à la Vallée-aux-Loups, (décembre 1813 et janvier 1814). Il a été revu en juin 1846.

2. C'était précisémeot le jour anniversaire de la nal"93«Mi de Chateaubriand.

3. Etienne-Denis Pasquier (1767-1842). Il était préfet de police de pu/s le 14 octobre 1810. Chateaubriand et M. Pasquier devaienV se retrouver k la Chambre des pairs et à l'Académie f^al^|*i9«.

« lourdhui sur les quatre heures de Taprès-midi, soit « demain à neuf heures du matin. »

C'était un ordre de m'éloigner de Paris que M. le pr^et de police voulait me signifier. Je me suis relire à Dieppe, qui porta d'abord le nom de Bertheville, et fut ensuite appelé Dieppe, il y a déjà plus de quatre cents ans, du mot anglais deep, profond (mouillage). En 1788, je tins garnison ici avec le second bataillon de mon régiment : habiter cette ville, de brique dans ses maisons, d'ivoire dans ses boutiques, cette ville à rues propres et à belle lumière, c'était me réfugier auprès de ma jeunesse. Quand je me promenais, je rencontrais les ruines du château d'Arqués, que mille débris accompagnent. On n'a point oublié que Dieppe fut la patrie de Duquesne. Lorsque je restais chez mai, j'avais pour spectacle la mer; de la table où j'étais assis, je contemplais cette mer qui m'a vu naître, et qui baigne les côtes de la Grande-Bretagne, où j'ai subi un si long exil : mes regards parcouraient les vagues qui me portèrent en Amérique, me rejelè-rent en Europe et me reportèrent aux rivages de l'Afrique et de l'Asie. Salut, 6 mer, mon berceau et mon ima^e! Je te veux raconter la suite de mon histoire : si je mens, tes tlots, mêlés à tous mes jours, m'accuseront d'imposture chez les hommes à venir.

Ma mère n'avait cessé de désirer qu'on me donnât une éducation classique. L'état de marin auquel on mo destinait « ne serait peut-être pas de mon goût », disait-elle; il lui semblait bon à tout événement de mft rejidre capable de suivre une autre carrière. Sa pieté la poriml à souhaiter que je me décidasse pour

l'Église. Elle proposa donc de me mettre dans un collège où j'apprendrais les mathématiques, le dessin, les armes et la langue anglaise; elle ne parla point du grec et du latin, de peur d'effaroucher mon père; mais elle me les comptait faire enseigner, d'abord en secret, ensuite à découvert lorsque j'aurais fait des progrès. Mon père agréa la proposition : il fut convenu que j'entrerais au collège de Dol. Cette ville eut la préférence parce qu'elle se trouvait sur la route de Saint-Malo à Combourg.

Pendant l'hiver très froid qui précéda ma réclusion scolaire, le feu prit à l'hôtel où nous demeurions ' : je fus sauvé par ma sœur aînée, qui m'emporta à travers les flammes. M. de Chateaubriand, retiré dans son château, appela sa femme auprès de lui : il le fallut rejoindre au printemps.

Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu'aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l'annoncent, l'hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, d'hyacinthes, de renoncules, d'anémones comme les espaces aban-

1. Cet incendie eut lieu dans la nuit du 16 au 17 février 1776. Le feu prit dans les magasins qui occupaient le rez-de-chaussée de la n.aison de M. White, dont le premier étage, ainsi que nous Tavons dit, était habité par la famille Chateaubriand. Ces magasins servaient d'entrepôt à un marchand épicier et renfermaient beaucoup de matières combustibles. Les progrès du feu furent rapides, et la maison toute entière serait sans doute devenue la proie des flammes, si le cocher du Carrosse publir., qui partait cette nuit-là pour Rennes, n'avait heureusemen» donné l'aUrine. (Ch. Cunat, op. oit.)

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MEMOIRES D OUTRE-TOMBE

donnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d'élégantes et hautes fougères; des champs de genêts et d'ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu'on prendrait pour des papillons d'or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d'aubépirves, de chèvrefeuille, de ronces dont les rejets bruns et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d'abeilles et d'oiseaux; les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en Grèce; la figue mûrit comme en Provence; chaque pommier, avec ses fleurs carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancée de village.

Au xii« siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, étaient occupés par la forêt de Brécheliant ; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples de la Domnonée. Wace raconte qu'on y voyait l'homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d'or. Un document historique du xv« siècle, les Usemens et coutumes de la forêt de Brécilien confirme le roman de Rou ' : elle

1. Le roman de Rou (RoUon, duc de Normandie), fut composé au xn« siècle par le trouvère normand Robert Wace. L'immense forêt qui couvrait la partie centrale de la péninsule armoricaine y est, en eflet, appelée la forêt de Brécheliant. Chez d'autre» poètes du moyen-âge, ce nom devient Brécilien ou Brecelien, Breseliand, Bersillant, ou plus généralement Broceliande. L'un d'eui en donne celle explication :

E ce fu en Broceliande,

Une broce (une forêt) en une lande.

( Voir Hrocéltande et ses chevaliers, par M. Baron du Taya, p. 6, et Histoire de Bretagne, par Arthur de la Borderie, tom<î I, p. 44,45.)

est. disent les Usemens, de grande et spacieuse étendue; « il y a quatre châteaux, fort grand nombre de beaux étangs, belles chasses où n'habitent aucunes bêtes vénéneuses, ni nulles mouches, deux cents futaies, autant de fontaines, nommément la fontaine de Belenton, auprès de laquelle le chevalier Pontus fit ses armes. »

Aujourd'hui, le pays conserve des traits de son origine : entrecoupé de fossés boisés, il a de loin l'air d'une forêt et rappelle l'Angleterre; c'était le séjour des fées, et vous allez voir qu'en effet j'y ai rencontré une sylphide. Des vallons étroits sont arrosés par de petites rivières non navigables. Ces vallons sont séparés par des landes et par des futaies à cépées de houx. Sur les côtes, se succèdent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de châteaux du moyen âge, clochers de la renaissance : la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne : Péninsule spectatrice de l'Océan^.

Entre la mer et la terre s'étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments : l'alouette de champ y vole avec l'alouette marine ; la

1. A la suite de la lecture d'une partie de ses Mémoires, faite en 1834 chez M™« Récamier, Chateaubriand communiqua aux journaux divers fragments de son ouvrage. Les pages sur le Printemps en Bretagne furent publiées dans le Panorama littéraire de l'Europe (tome II, iv« livraison; avril 1834). Les deux paragraphes qu'on a lus plus haut n'en formaient alors qu'un seul, dont le texte, assez différent du texte actuel, mérite d'être conservé. Voici cette première version :

« L'aspect du pays, entrecoupé de fossés boisés, est celui d'une continuelle forêt, et rappelle l'Angleterre. Des valions étroits et profonds où coulent, parmi des saulaies et des chenevières, de petites ririëres non DATigablet, présentent des perBpectivea

charrue et la barque, à un jet de pierre l'une de l'autre, sillonnent la terre et l'eau. Le navigateur et le berger s'empruntent mutuellement leur langue : le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, des franges d'une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la Méditerranée j'ai vu un bas-relief représentant les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès »,

Mais ce qu'il faut admirer en Bretagne, c'est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer.

Établie par Dieu gouvernante de l'abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil ; mais comme lui elle ne se retire pas solitaire : un cortège d'étoiles l'accompagne. A mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu'elle communique à la mer; bientôt elle tombe à l'horizon, l'in-tersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s'assoupit, s'incline et disparaît dans la molle in-

riantes et solitaires. Les futaies à fond de bruyères et à cépées de houx, habitées par des sabotiers, des charbonniers et des verriers tenant du gentilhomme, du commerçant et du sauvage ; les landes nues, les plateaux pelés, les champs rougeâtres de sarrasin qui séparent ces vallons entre eux, en font mieux sentir la fraîcheur et l'agrément. Sur les côtes se succèdent des tours à fanaux, des clochers de la renaissance, des vigies, des ouvrages romains, des monuments druidiques, des ruines d« cnâteaux : la mer borde le tout. »

1. « j'ai vu dans l'île de Céos un bas-relief antique qui représentait les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cér«s. » ielanus'vit de 1834.

tumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s'arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n'est pas plutôt couchée, qu'un souffle venant du large brise l'image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité.

Je devais suivre mes sœurs jusqu'à Combourg : nous nous mîmes en route dans la première quinzaine de mai. Nous sortîmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mère, mes quatre sœurs et moi, dans une énorme berline à l'antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l'impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traînaient. Tandis que ma mère soupirait, mes sœurs parlaient à perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j'écoutais de mes deux oreilles, je m'émerveillais à chaque tour de roue : premier pas d'un Juif errant qui ne se devait plus arrêter. Encore si l'homme ne faisait que changer d* lieux! mais ses jours et son cœur changent.

Nos chevaux reposèrent à un village de pêcheurs sur la grève de Cancale. Nous traversâmes ensuite les marais et la fiévreuse ville de Dol : passant devant la porte du collège oii j'allais bientôt revenir, nous nous enfonçâmes dans l'intérieur du pays.

Durant quatre mortelles lieues, nous n'aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peine écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et'd'indigentes avénièrp.«i ï^*»" "harbonniers

conduisant des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des bœufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d'une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s'élevait, non loin d'un étang, la flèche de l'église d'une bourgade; les tours d'un château féodal montaient dans les arbres d'une futaie éclairée par le soleil couchant.

J'ai été obligé de m'arrêter : mon cœur battait au point de repousser la table sur laquelle j'écris. Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m'accablent de leur Torce et de leur multitude : et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde?

Descendus de la colline, nousguéâmes un ruisseau; après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d'un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cimes s'entrelaçaient au-dessus de nos têtes : je me souviens encore du moment où j'entrai sous cet ombrage et de la joie elTrayée que j'éprouvai.

En sortant de l'obscurité du bois, nous franchîmes une avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin et à la maison du régisseur; de là nous débouchâmes, par une porte bâtie, dans une cour de gazon, appelée la Coiu' Verte. A droite étaient de longues écuries et un bouquet de marronniers; à gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le ter-ram s élevait insensiblement, le château se montrait eutre deux groupes d'arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une paierie à

mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux surmontés à\iv toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique.

Quelques fenêtres grillées ' apparaissaient çà et là sur la nudité des murs. Un large perron, roice et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, remplaçait sur les fossés comblés l'ancien pont-levis ; il atteignait la porte du château, percée au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades à travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaînes du pont-levis.

La voiture s'arrêta au pied du perron; mon père vint au-devant de nous. La réunion de la lamiiie ^ adoucit si fort son humeur pour le moment, qu'il nous fît la mine la plus gracieuse. Nous montâmes iu perron; nous pénétrâmes dans un vestibule sonor»î, à voûte ogive, et de ce vestibule dans une petite cour intérieure^.

De cette cour, nous entrâmes dans le bâtiment re-

1. « Quelques fenêtres grillées, d'un goût mauresç^ue... » Manuscrit de 1826 et Manuscrit de 1834.

2. « L'arrivée de sa famille dans un lieu où il vivait selon ses goûts... » Manuscrit de 1826. — « La réunion de la fadilld dans le lieu de son choix... » Manuscrit de 1834.

3. « Cette cour était formée par le corps de logis d'entrée, par un autre corps de logis parallèle, qui réunissait également deux tours plus petites que les premières, et par deux aiirea courtines qui rattachaient la grande et la grosse tour aux deux petites tours. Le château entier avait la figure d'un char à quatra roues. • Manuscrits de 1826 et de JS34.

gardant au midi sur l'étang, et jointif des deux pe~ tites tours. Le château entier avait la figure d'un char à ai^atre roues. Nous nous trouvâmes de plain-pied dans une salle jadis appelée la salle des Gardes. Une fenêtre s'ouvrait à chacune de ses extrémités; deux autres coupaient la ligne latérale. Pour agrandir ces quatre fenêtres, il avait fallu excaver des murs de huit à dix pieds d'épaisseur. Deux corridors à plan incliné, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles extérieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l'une de ces tours, établissait des relations entre la salle des Gardes et l'étage supérieur : tel était ce corps de logis.

Celui de la façade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord, du côté de la Cour Verte, se composait dune espèce de dortoir carré et sombre, qui servait de cuisine; il s'accroissait du vestibule, du perron et d'une chapelle. Au-dessus de ces pièces était le salon des Archives, ou des Armoiries, ou des Oiseaux, ou des Chevaliers, ainsi nommé d'un plafond semé d'écussons coloriés et d'oiseaux peints. Les embrasures des fenêtres étroites et tréflées étaient si profondes, qu'elles formaient des cabinets autour desquels régnait un banc de granit. Mêlez à cela, dans les diverses parties de l'édifice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et découvertes, des souterrains murés, dont les ramifications étaient in-corinnes ; partout silence, obscurité et visage de »}ierre : voilà le château de Combourg.

Un souper servi dans la sallo des Gardes, et où j»

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mangeai sans contrainte, termina pour moi la première journée heureuse de ma vie. Le vrai bonheur coûte peu; s'il est cher, il n'est pas d'une bonne espèce.

A peine fus-je réveillé le lendemain que j'allai visiter les dehors du château, et célébrer mon avènement à la solitude. Le perron faisait face au nord-ouest. Quand on était assis sur le diazome de ce perron, on avait devant soi la Cour Verte, et, au delà de cette cour, un potager étendu entre deux futaies : l'une, à droite (le quinconce par lequel nous étions arrivés), s'appelait le petit Mail; l'autre, à gauche, le gi-and Mail : celle-ci était un bois de chênes, de hêtres, de sycomores, d'ormes et de châtaigniers. Madame de Sévigné vantait de son temps ces vieux ombrages*; depuis cette époque, cent quarante années avaient été ajoutées à leur beauté.

Du côté opposé, au midi et à Test, le paysage offrait un tout autre tableau : par les fenêtres de la grandsalle, on apercevait les maisons de Com-bourg2, un étang, la chaussée de cet étang sur laquelle passait le grand chemin de Rennes, un moulin à eau, une prairie couverte de troupeaux de vaches et séparée de l'étang par la chaussée. Au bord de cette prairie s'allongeait un hameau dépendant d'un prieuré fondé en 1149 par Rivallon, seigneur de Cora-bûurg, et où l'on voyait sa statue mortuaire, couchée sur le dos, en armure de chevalier. Depuis l'é-

1. « M™« de Sévigné vantait en 1669 ces vieux ombrages. » — Manuscrit de 1826.

2. « On apercevait le haut clocher de la paroisse et les maisons confuses de Comhourg... » Manuscrit de 1826.

tang, le terrain s'élevant par degrés formait un amphithéâtre d'arbres, d'où sortaient des campaniles de villages et des tourelles de gentilhommières. Sur un dernier plan de l'horizon, entre l'occident et le midi, se profilaient les hauteurs de Bécherel. Une terrasse bordée de grands buis taillés circulait au pied du château de ce côté, passait derrière les écuries, et allait, à diverses reprises, rejoindre le jardin de» bains qui communiquait au grand Mail.

Si, d'après cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse ressemblant au château*? Je ne le crois pas; et cependant ma mémoire voit l'objet comme s'il était sous mes yeux; telle est dans les choses matérielles l'impuissance de la parole et la puissance du souvenir ! En commençant à parler de Combourg, je chante les premiers couplets d'une complainte qui ne charmera que moi; demandez au pâtre du Tyrol pourquoi il se plaît aux trois ou quatre notes qu'il répète à ses chèvres, notes de montagne, jetées d'écho en écho pour retentir du bord d'un torrent au bord opposé?

Ma première apparition à Combourg fut de courte durée. Quinze jours s'étaient à peine écoulés que je vis arriver l'abbé Porcher, principal du collège de Dol; on me remit entre ses mains, et je le suivis malgré mes pleurs.

i. Le château qui fut comme la seconde patrie de Chateaubriand appartient toujours à sa famille. M°»« la comtesse de Chateaubriand, née Bernon de Rochetaillée, veuve du comte GeoÉfroy de Chateaubriand, petit-neveu de l'auteur du Génie du Christianisme, habite Combourg la j>lu« grande partie de 1 aniiée et y conserve avec un soin pieux tout ce qui rappelle la lu»-Dauire du grand écrivain.

Je n'étais pas tout à fait étranger à Dol; mon père •n était chanoine, comme descemlant et représentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d'une première stalle dans le chœur de la cathédrale. L'évêque de Dol était M. de Hercé, ami de ma famille, prélat d'une grande modération politique, qui, à genoux, le crucifix à la main, fut fusillé avec son frère l'abbé de Hercé, à Quiberon, dans le Champ du Martyre «. En arrivant au collège, je fus confié aux soins particuliers de M. l'abbé Le-prince, qui professait la rhétorique et possédait à fond la géométrie : c'était un homme d'esprit, d'une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait, !1 se chargea de m'apprendre mon Bezout ; l'abbé Égault, régent de troisième, devint mon maître de latin ; j'étudiais les mathématiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune.

11 fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s'accoutumer à la cage d'un collège et régler sa volée au son d'une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n'y avait rien à gagner avec un pauvre polisson qui n'avait pas même d'argent de semaine; je ne m'enrôlai point non

1. Urbain-René De Hercé, né à Mayenne le 6 février 1726, f acre évêque de Dol le 5 juillet 1757. 11 fut fusillé, le 28 juillet 1795, non à Quiberon, dans le Champ du martyre, mais à Vannes, sur la promenade de la Garenne, en même temps que Sombreuil et quatorze autres victimes, parmi lesquelles était son frère, François de Hercé, grand-vicaire de Dol, né à Mayenne, le 8 mai 1733. (Voir les Débris de Quiberon, par Eugène de la Gour-nerie, p. 13. — Consulter aussi, dans l'Histoire de la persécu^ tien révolutionnaire en Bretagne, par l'abbé Tresvaux, la no-lice sur Mgr. de Hercé. Il éiaii le cinquième des dix-neuf enl.n.is ▼ÏTants de Jean-Bapliste de Hercé et de Françoise TanqueiflJ.)

plus dans uae clientèle, car je hais les protecteurs. Dans les jeux, je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené : je n'étais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeuré.

Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion; j'exerçai dans la suite, à mon régiment, la même puissance : simple sous-lieutenant que j'étais, les vieux officiers passaient leurs soirées chez moi et préféraient mon appartement au café. Je ne sais d'où cela venait, n'était peut-être ma facilité à entrer dans l'esprit et à prendre les mœurs des autres. J'aimais autant chasser et courir que lire et écrire. Il m'est encore indiiférent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés'. Très peu sensible à l'esprit, il m'est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j'ai grand'peine à ne pas morguer ; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j'en suis tout embarrassé ^.

1. Après avoir cité ce passage, M. de Marcellus ajoute : « J'ai eu bien des fois l'occasion de constater l'exactitude de ces traits si habilement tirés du caractère de M. de Chateaubriand, si justes et si vrais sous sa main, qu'on croirait impossible de les dessiner soi-même. « [Chateaubriand et son temps, p. 15.)

2. « Depuis que j'ai acquis une malheureuse célébrité, il m'est arrivé de passer des jours, des mois entiers avec des personnes qui ne se souvenaient plus que j'avais fait des livres; moi-même je l'oubliais, si bien que cela nous paraissait à tous une chose de l'autre monde. Ecrire aujourd'hui m'est odieux, non que j'affecte un sot dédain pour les lettres, mais c'est que je doute plus que jamais de mon laleni, et que les lettres ont si cruellement troublé ma vie que j'ai pris mes ouvrages en aversion. » Ma>

iii^srii de 182S.

Des qualités que ma première éducation avait laissées dormir s'éveillèrent au collège. Mon aptitude au travail était remarquable, ma mémoire extraordinaire. Je fis des progrès rapides en mathématiques où j'apportai une clarté de conception qui étonnait l'abbé Leprince. Je montrai en même temps un goût décidé pour les langues. Le rudiment, supplice des écoliers, ne me coûta rien à apprendre; j'attendais l'heure des leçons de latin avec une sorte d'impatience, comme un délassement de mes chiffres et de mes figures de géométrie. En moins d'un an, je devins fort cinquième. Par une singularité, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l'abbé Égault m'appelait YÉlégiaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades.

Quant à ma mémoire, en voici deux traits. J'appris par cœur mes tables de logarithmes : c'est-à-dire qu'un nombre étant donné dans la proportion géométrique, je trouvais de mémoire son exposant dans la proportion arithmétique, et vice versa.

Après la prière du soir que Ton disait en commun h la chapelle du collège, le principal faisait une lecture. Un des enfants, pris au hasard, était obligé d'en rendre compte. Nous arrivions fatigués de jouer et mourants de sommeil à la prière; nous nous jetions sur les bancs, tâchant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n'être pas aperçus et conséquemment interrogés. Il y avait surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assurée. Un soir, j'avais eu le bonheur de gagner ce port et je m'y croyais en sûreté contre le principal; malheureusement, il signala ma manœuvre et résolut de faire un

exemple. Il lut donc lentement et longuement le second point d'un sermon; chacun s'endormit. Je ne sais p.ir quel hasard je restai éveillé dans mon confessionnal. Le principal, qui ne me voyait que le bout des pieds, crut que je dodinais comme les autres, et tout à coup, m'apostrophant, il me demanda ce qu'il avait lu.

Le second point du sermon contenait une énuméra-tion des diverses manières dont on peut offenser Dieu. Non seulement je dis le fond de la chose, mais je repris les divisions dans leur ordre, et répétai presque mot à mot plusieurs pages d'une prose mystique, inintelligible pour un enfant. Un murmure d'applaudissement s'éleva dans la chapelle : le principal m'appela, me donna un petit coup sur la joue et me permit, en récompense, de ne me lever le lendemain qu'à l'heuie du déjeuner. Je me dérobai modestement à l'admiration de mes camarades et je profitai bien de la grâce accordée.

Cette mémoire des mots, qui ne m'est pas entièrement restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière, dont j'aurai peut-être occasion de parler.

Une chose m'humilie : la mémoire est souvent la qualité de la sottise; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu'elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mémoire, que serions-nous? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires; le génie ne pourrait rassembler ses idées ; le cœur le plus affec lueux perdrait sa tendresse s'il ne se souvenait plus; notre existence se réduirait aux moments successifs d'un présent qui s'écoule sans cesse ; il n'y aurait plus

ue passé. 0 misèr'^ de nous ! notre vie est si vaine qu'elle n'est qu'un reflet de notre mémoire.

J'allai passer le temps des vacances à Combourg. La vie de château aux environs de Paris ne peut donner une idée de la vie de château dans une province reculée.

La terre de Combourg n'avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux forêts, Bourgouët et Tanoërn, dans un pays où le bois est presque sans valeur. Mais Combourg était riche en droits féodaux; ces droits étaient de diverses sortes : les uns déterminaient certaines redevances pour certaines concessions, ou fixaient des usages nés de l'ancien ordre politique ; les autres ne semblaient avoir été dans l'origine que des divertissements.

Mon père avait fait revivre quelques-uns de ces derniers droits, afin de prévenir la prescription. Lorsque toute la famille était réunie, nous prenions part à ces amusements gothiques : les trois principaux étaient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire appelée V Angevine. Des paysans en sabots et en braies, hommes d'une France qui n'est plus, regardaient ces jeux d'une France qui n'était plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu.

La Quintaine conservait la tradition des tournois : elle avait sans doute quelque rapport avec l'ancien service militaire des fiefs. Elle est très bien décrite dans du Cange {voce Quintana)*. On devait payer les

1. Le Manuscrit de 1826 renferme ici une courte description du jeu de la quintaine. « Tous les nouveaux mariés de l'année dans ia mouvance de Combourg étaient obligés, au mois de mai, àc venir rompre une lance de bois contre un poteau placé dans »n chemin creux qui passait au haut du grand mail; les jout-jurt

W» MÉMOIRES d'outre-tombe

amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu'à 1« valeur de deux moutons d'or à la couronne de 25 soh parisis chacun.

La foire appelée VAngevine se tenait dans la prairie de l'Étang, le 4 septembre de chaque année, jour de ma naissance. Les vassaux étaient obligés de prendre les armes, ils venaient au château lever la bannière du seigneur; de là ils se rendaient à la foire pour établir Tordre et prêter force à la perception d'un péage dû aux comtes de Combourg par chaque tête de bétail, espèce de droit régalien. A cette époque, mon père tenait table ouverte. On ballait pendant trois jours : les maîtres dans la grande salle, au raclement d'un violon; les vassaux, dans la Cour Verte, au nasillement d'une musette. On chantait, on poussait des huzzas, on tirait des arquebusades. Ces bruits se mêlaient aux mugissements des troupeaux de la foire; la fouie vaguait dans les jardins et les bois, et du moins une fois l'an on voyait à Combourg quelque chose qui ressemblait à de la joie.

Ainsi, jai été placé assez singulièrement dans la vie pour avoir assisté aux courses de la Quintaine et à la proclamation des Droits de Z'^omme; pour avoir vu lot milice bourgeoise d'un village de Bretagne et la garde nationale de France, la bannière des seigneurs de Combourg et le drapeau de la révolution. Je suis comme le dernier témoin des mœurs féodales.

étaient à cheval; le bail.if, juge du camp, examinait la lance, déclarait qu'il n'y avait ni l'raude ni dol dan-^ les armes : on pouvait courir trois fois contre le poteau, mais au troisième tour, si la lance n'était pas rompue, les gabeurs du tournoi champêtre accablaient de plaisanteries le joutier maladroit, qui jwijait un petit écu si seigneur. »

Les visiteurs que Ton recevait au château se composaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue : ces honnêtes gens furent mes premiers amis. Notre vanité met trop d'importance au rôle que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d'une petite ville; le noble de cour se moque du noble de province ; l'homme connu dédaigne l'homme ignoré, sans songer que le temps fait également justice de leurs prétentions, et qu'ils sont tous également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se succèdent.

Le premier habitant du lieu était un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes*, qui redisait de grandes histoires de Pondi-chéry. Comme il les racontait les coudes appuyés sur la table, mon père avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Venait ensuite l'entrepositaire des tabacs, M. Launay de La Billardière% père de famille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois garçons, dont le plus jeune, David, était

1. Dans cette peinture de la petite société de Combourg, Chateaubriand a été scrupuleusement exact, comme il le sera du reste en toute circonstance, ainsi qu'on le verra de plus en plus en avançant dans la lecture des Mémoires. — Noble M« Fran-çois-Jean-Baptiste Potelet, seigneur de Saint-Mahé et de la Du-rantais, après avoir servi dans la marine de la compagnie des Indes, épousa, le 6 octobre 1767, à Combourg, Marie-Marguerite de Lormel. Sa fille aînée, Marie-Marguerite, née en 1768, la même année que Chateaubriand, se maria en 1789 à Pierre-Emmanuel-Vincent-Marie de Freslon de Saint-Aubin, président des requête» au Parlement de Bretagne.

2. Gilles-Marie de Launay, sieur de la Bliardière, d'abord procureur fiscal de Bécherel, puis sénéchal des juridictions du Vauruffler, de la vicomte de Besso et du marquisat de Caradenc, était devenu plus tard entreposeur des ferme» du roi k Com-

mon camarade de jeux». Le bonhomme s'avisa de vouloir être noble en 1789 : il prenait bien son temps f Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes. Le sénéchal Gesbert^, le procureur fiscal Petit 3, le receveur Gorvaisier*, le chapelain l'abbé Ghalmel^, formaient la société de Gombourg. Je n'ai pas rencontré à Athènes des personnages plus célèbres.

MM. du Petit-Bois S de Ghâteau d'Assie', de Tinté-bourg. Né à Bécherel, il avait épousé à Bain, le 17 juillet 1750, Marie-Anne Nogues, dont étaient nés, de 1752 à 1769, treize enfants (et non douze), cinq garçons et huit filles. David, le compagnon de jeux de Chateaubriand, était bien, comme il le dit, le plus jeune des fils.

1. J'ai retrouvé mon ami David : je dirai quand et comment. (Note de Genève, 1832.) Ch.

2. Jean-Baptiste Gesbert, S' de la Noé-Sécho, sénéchal de li juridiction seigneuriale de Combourg, originaire de Rostrenen, marié à Bécherel, le 22 octobre 1782, à Marie-Jeanne Faisant de la Gautraye.

3. M« René Petit, né à la Guerche, procureur fiscal du comtî de Combourg. Il devint en 1791 juge au district de Dinan. Son fils René-Marie Lucil, né le 29 mars 1783, a été tenu sur les fonds baptismaux par Lucile de Chateaubriand.

4. M« Julien Corvaisier ou le Çorvaisier, notaire et procuiexir de la juridiction.

5. L'abbé Chalmel (Jean-François), chapelain du château de Combourg, était petit-fils de M» Noël Chalmel, notaire à Rennes-

6. Jean-Anne Pinot du Petitbois, né à Rennes le 10 janvier 1737, était le fils aîné de Maurille-Anne Pinot, écuyar, seigneur Ju Petitbois, et de Jeanne-Perrine Guybert. D'abord sous-aida major au régiment de la Reine, puis capitaine de dragons au régiment de Belzunce, il habitait le château du Grandval en Combourg et y mourut, le 10 octobre 1789, en grande odeur de piété (acte d'inhumation). Il avait épousé en Saint-Aubin da Rennes, le 7 mars 1769, Anne-Marc de la Chénardais, décédée à Rennes le 26 vendémiaire an III (17 octobre 1794). — Le château du Grandval est encore habité aujourd'hui par la famille du Petitbois.

7. Michel-Charles Locquet, comte de Château-d'Assis, né h S&int-MaJo le 14 janvier 1748. Il appartenait k une famille très

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niac*, un ou deux autres gentilshomines, venaient, le dimanche, entendre la messe à la paroisse, et dîner ensuite chez le châtelain. Nous étions plus particulièrement liés avec la famille Trémaudan, composée du mari 2, de la femme extrêmement belle, d'une sœur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habitait une métairie, qui n'attestait sa noblesse que par un colombier. Les Trémaudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n'ont point perdu de vue les tours du château que j'ai quitté depuis trente ans; ils font encore ce qu'ils faisaient lorsque j'allais manger le pain bis à leur table; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-être parlent-ils de moi au moment même où j'écris cette page : je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscurité. Ils ont douté longtemps que l'homme dont ils entendaient parler fût le petit chevalier. Le recteur ou curé de Combourg, l'abbé Sé-vin^, celui-là même dont j'écoutais le prône, a montré

honorée dans le pays malouin : sa mère était une Trublet. Marié en 1774 à Jeanne-Anne-Joséphine de Boisbaudry, il demeurait au château de Triaudin. en Combourg, qui est aujourd'hui habité par le vicomte Roger du Petitbois.

1. Des Tinténiac, en résidence momentanée chez des amis ha bitant le pays, auront sans doute fait au château de Combourg des visites dont Chateaubriand avait gardé le souvenir; mais il n'y avait pas de Tinténiac établis à Combourg ou dans les paroisses environnantes.

2. Nicolas-Pierre Philippes, seigneur de Trémaudan, ancien officier de dragons au régiment de la Ferronnais, était né à Pontorson le 19 septembre il4d, fils d'écuyer Pierre Philippe», seigneur de Villeneuve Torrens, et d'Augustine de Lantivy. Il avait épousé, à Saint-Malo, le 24 janvier 1769, Marie-Louise Mazin, dont il eut plusieurs enfants nés à Combourg de 1770 fc 1786.

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la m^ine incrédulité; il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, fût le défenseur de la religion; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, après m'avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mêlent à mon image aucune idée étrangère, qui me voient tel que j'étais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaîtraient-ils aujourd'hui sous les travestissements du temps? Je serais obligé de leur dire mon nom avant qu'ils me voulussent presser dans leurs bras.

Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s'était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire. Quel étrange mystère dans le sacrifice humain ! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l'homme? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l'idée de la vengeance; je m'aurais voulu battre contre l'assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né : dans le premier moment d'une offense, je la sens à peine ; mais elle se grave dans ma mémoire; son souvenir, au lieu de décroître, s'augmente avec le temps; il dort dans mon cœur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais

bourg en 1776. 11 refusa de prêter serment à la constitution civile du clergé, et passa à Jersey en 1792. Rentré en 1797, il fut réinstallé en 1803 à la cure de Combourg et y mourut ea 1817.

aucun mal; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j'en perds l'envie; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m'ont cru faire céder en m'opprimant se sont trompés; l'adversité est pour moi ce qu'était la terre pour Antée : je reprends des forces dans le sein de ma mère. Si jamais le bonheur m'avait enlevé dans ses bras, il m'eût étouffé.

Je retournai à Dol, à mon grand regret. L'année suivante, il y eut un projet de descente à Jersey, et un camp s'établit auprès de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnées à Combourg; M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colonels des régiments de Touraine et de Conti : l'un était le duc de Saint-Simon*, et l'autre le marquis de Cau-sans'^. Vingt officiers étaient tous les jours invités à

1. Claude-Anne, yicomte, puis marquis, puis duc de Saint-Simon, de la branche de Montbléru, fils de Louis-Gabriel, marquis de Saint-Simon, et de Catherine-Marguerite-Jaquette Pineau de Viennay, naquit au château de la Faye (Charente). Entré très jeune au service militaire, il fut nommé, le .3 janvier 1770, brigadier, puis, le 29 juin 1775, colonel du régiment de Touraine. Il prit part à la guerre d'Amérique, fut élu, en 1789, par le bailliage d'Angoulême, député de la noblesse aux Etats-Généraux, émigra en Espagne, y prit du service et devint capitaine-général de la Vieille-Castille. Le roi Charles IV le nomma grand d'Espagne en 1803. En 1808, lors de la prise de Madrid par les Français, il fut blessé et fait prisonnier; condamné à mort par un conseil de guerre, il obtint une commutation de peina et fut enfermé dans la citadelle de Besançon, où il resta jusqu'à la chute de l'Empire. Il retourna alors en Espagne et fut créé duc par Ferdinand VII. Il mourut à Madrid le 3 janvier 1819.

2. J'ai éprouvé un sensible plaisir en retrouvant, depuis la Restauration, ce galant homme, distingué par sa fidélité et sef vertus chrétiennes. (Note de Genève, 1831.) Ch.

Cette note de 1831, relative au marquis de Causans, remplae*

la table de mon père. Les plaisanteries de ces étrangers me déplaisaient; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C'est pour avoir vu le colonel en second du régiment de Conti, le marquis de Wigna-court *, galoper sous des arbres, que des idées de voyage me passèrent pour la première fois par la tête.

Quand j'entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste; je cherchais à deviner ce que c'était que la société : je découvrais quelque chose de confus et de lointain ; Diais bientôt je me troublais. Des tranquilles régions de l'innocence, en jetant les yeux

les lignaes suivantes du Manuscrit de J826, écrites au lendemain de l'ordonnance du 5 septembre 1816, qui prononçait la dissolution de la Chambre introuvable : « J'ai éprouvé un sensible plaisir en retrouvant ce dernier, distingué par ses vertus chrétiennes, dans cette chambre des députés qui fera à jamais l'honneur et les regrets de la France, quand le temps des factions sera passé et celui de la justice venu; dans cette Chambre que la Providence avait envoyée pour sauver la France et l'Europe, qui n'a pu être cassée que par un véritable crime politique, et dont la gloire survivra à la renommée des miséraliles ministres qui s'en firent les persécuteurs. » — Causans de Mau-léon (Jacques Vincent, marquis de), né le 31 juillet 1751, était colonel du régiment de Conti, lorsqu'il fut élu député de la noblesse aux Etats-Généraux pour la principauté d'Orange. Le 17 avril 1790. il fut promu maréchal de camp. La Restauration le nomma lieutenant-général le 23 août 1814. Elu député de Vau-cluse à la Chambre introuvable, le 24 août 1815; réélu le 4 octobre 1816; éliminé au renouvellement par cinquième de 1819, renvojé à la Chambre des députés le 24 avril 1820, il y siégea jusqu'à sa mort, arrivée le 24 avril 1824.

l. Wignacourt (Antoine-Louis, marquis de), fils de Louis-Daniel, marquis de Wignacourt, et de Marie-Julie de Mai-lières, né le 22 janvier 1753. Il est porté sur l'état militaire de la France pour 1784 comme mestre de camp lieutenanl-eolonel en second du régiment de Conti, chevalier de Ssùn^ Louis.

sur le monde, j'avais des vertiges, comme lorsqu'on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel.

Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante défilait, tambour et musique en tête, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la côte : mon père y consentit.

Je fus conduit à Sainl-Malo par M. de La Morandais, très bon gentilhomme, mais que la pauvreté avait réduit à être régisseur de la terre de Combourg'. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d'argent au collet, une têtière ou morion de feutre gris à oreilles, à une seule corne en avant. Il me mit à cali fourchon derrière lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attaché par-dessus son habit : j'étais enchanté. Lorsque Claude de Bullion et le père du président de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, « on les portait tous les deux sur un même âne, dans des paniers, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, et l'on mettait un pain du côté de Lamoignon, parce qu'il était plus

1. François-Placide Maillard, seigneur de la Morandais, marié en 1757 à Gillette Dastin et père de quinze enfants, dont le dernier, né à Combourg en 1777, eut pour parrain M. de Chateaubriand, père du grand écrivain. Les Maillard de la Morandais étaient d'ancienne noblesse, et de la même famille que les Maillard de Belestre et des Portes, de l'évêché de Nantes, qui ont été maintenus en 1670, après avoir fait preuve de huit générations nobles. Seulement, ceux qui s'étaient établis à Combotirg avaient singulièrement dérogé, à raison de leur pauvreté. Les actes paroissiaux qui les concernent ne leur donnent que des qualifications bourgeoises. François-Placide de la Morandais ••( Âécédé a Combourg le 90 août 1779.

léger que son camarade, pour faire le contre-poids. » {Mémoires du président de Lamoignon.) M. de La Morandais prit des chemins de traverse :

Moult volontiers, de grand'manière, Alloit en bois et en rivière; Car nulles gens ne vont en bois Moult volontiers comme François.

Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de -bénédictins qui, faute d'un nombre suffisant de moines, venait d'être réunie à un chef-lieu de Tordre. Nous n'y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens meubles et de l'exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dîner maigre, à l'ancienne bibliothèque du prieur : nous mangeâmes quantité d'œufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. A travers l'arcade d'un cloître, je voyais de grands sycomores qui bordaient un étang. La cognée les frappait au pied, leur cime tremblait dans l'air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon cœur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m'a rappelé depuis le dépouillement de l'abbaye qui en fut pour moi le pronostic.

Arrivé à Saint-Malo, j'y trouvai le marquis de Cau-sans; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d'armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scène avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la

Ville. Je VIS passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Cari-gran, venu au camp, épousa la fille de M. de Boisga-rein, un peu boiteuse, mais charmante* : cela fit grand bruit, et donna matière à un procès que plaide encore

1. Le prince Eugène de Savoie-Carignan, né le 22 septembre 1753, était le fils cadet du prince Louis-Victor de Savoie-Cari-gnan et de la princesse Christine-Henriette de Hesse-Rhinfelds-Rothembourg. Frère de la princesse de Lamballe, il entra au service de France sous le nom de comte de Villefranche {Villa-franca) et fut placé à la tête du régiment de son nom. Le 22 septembre 1781, il épousa, dans la chapelle du château du Parc, en la paroisse de Saint-Méloir-des-Ondes, k quelques lieues de Saint-Malo, Elisabeth-Anne Magon de Boisgarein, fille de Jean-François-Nicolas Magon, seigneur de Boisgarein, et de Louise de Karuel. Ce mariage fut annulé par le Parlement, à la requête des parents du prince. Celui-ci lutta désespérément pour faire reviser cet arrêt. Les tristesses de cette lutte abrégèrent sans doute ses jours, car une mort prématurée l'enleva, le 30 juin 17S5. — Un fils était né de cette union, le 30 septembre 1783 : il se fit soldat sous Napoléon et fut nommé, pendant la campagne de Russie, colonel d'un régiment de hussards. Des lettres-patentes de 1810 lui conférèrent le titre de baron. Louis XVIII, en 1814, lui rendit son ancien titre de comte de Villefranche. Il devint officier-général et mourut le 15 octobre 1825. — Il avait épousé, le 9 octobre 1810, Pauline-Antoinette-Bénédictine-Marie de Qué-len d'Estuer de Caussade, fille du duc de la Vauguyon; le fils issu de ce mariage, Êwgréne-Emmanuel-Joseph-Marie-Paul-Fran-çois, reprit le rang de ses ancêtres, lorsque la branche de Ca-rignan monta sur le trône de Sardaigne avec le roi Charles-Albert, petit-neveu du mari de M"« de Boisgarein. Le petit-fiis de cette dernière, par décret royal du 18 avril 1834, fut reconnu héritier présomptif de la couronne, en cas d'extinction de la branche régnante. A plusieurs reprises, pendant que le roi était à la tête de son armée, lors des guerres de l'indépendance italienne, le prince Eugène de Savoie-Carignan remplit les fonctions de lieutenant-général du royaume. 11 est mort le 15 décembre 1886, laissant de son mariage morganatique avec D"» Félicité Crosic, contracté le 25 novembre 1863, six enfants, dont troij fils, qui sont aujourd'hui les derniers descendants par les mâiei

aujourd'hui M. Lacretelle laîné'. Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie? « A mesure que la mémoire de mes privés amis, dit Montaigne, leur fournit la chose entière, ils reculent si arrière leur narration, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté; s'il ne l'est pas, vous êtes à maudire ou l'heur de leur mémoire ou le malheur de leur jugement. J'ai vu des récits bien plaisans devenir très ennuyeux en la bouche d'un seigneur, » J'ai peur d'être ce seigneur.

Mon frère était à Sainl-Malo lorsque M. de La Mo-randais m'y déposa. Il me dit un soir : « Je te mène au spectacle: prends ton chapeau. » Je perds la tête; je descends droit à la cave pour chercher mon chapeau qui était au grenier. Une troupe de comédiens ambulants venait de débarquer. J'avais rencontré des marionnettes; je supposais qu'on voyait au théâtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue.

J'arrive, le cœur palpitant, aune salle bâtie en bois, dans une rue déserte de la ville. J'entre par des corridors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voilà avec mon frère dans une loge à moitié pleine.

Le rideau était levé, la pièce commencée : on jouait

du mariage romanesque célébré, le 22 septembre 1781, dans la chapelle du château du Parc. Le roi d'Italie leur a accordé, en 1888, le nom de Villafrcunca-Soissons, avec le titre de comte.

1. Lacretelle (Pierre-Louis) dit YAîné (1751-18'24), membre de l'Académie française. Avocat à Metz, puis à Paris, il plaida peu, mais ses mémoires judiciaires lui valurent une assez grande celé* Drité.

le Père de famille^. J'aperçois deux hommes q^i se promenaient sur le théâtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l'arrivée du public : j'étais seulement étonné qu'ils parlassent si haut de leurs affaires et qu'on les écoutât en silence. Mon ébahisse-ment redoubla lorsque d'autres personnages, arrivant sur la scène, se mirent à faire de grands bras, à larmoyer, et lorsque chacun se mit à pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j'eusse rien compris à lout cela. Mon frère descendit au foyer entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timidité me faisait un supplice, j'aurais voulu être au fond de mon collège. Telle fut la première impression que je reçus de l'art de Sophocle et de Molière.

La troisième année de mon séjour à Dol fut marquée par le mariage de mes deux sœurs aînées : Marianne épousa le comte de Marigny, et Bénigne le comte de Québriac. Elles suivirent leurs maris à Fougères : signal de la dispersion d'une famille dont les membres devaient bientôt se séparer. Mes sœurs reçurent la bénédiction nuptiale à Combourg le même jour, à la même heure, au même autel, dans la chapelle du château*. Elles pleuraient, ma mère pleurait; je fus

1. Le Père de famille, de Diderot, imprimé dès 1758, ne fut représenté à la Comédie Française que le 18 février 1768. Le succès du reste fut médiocre. La pièce n'eut que sept représentations.

2. Le double mariage des deux sœurs aînées de Chateaubriand eut lieu le 11 janvier 1780. Marie-Anne-Françoise épousait Jean-Joseph Geffelot, comte de Marigny. Bénigne-Jeanne épousait Jean-Frarçcis-Xavier, comte de Québriac, seigneur de Patrion.

«fi/ronne de cette douleur : je la comprends aujour-d hui. Je n'assiste pas à un baptême ou à un mariage sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de cœur. Après le malheur de naître, je n'en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme.

Cette même année commença une révolution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard fit tomber entre mes mains deux livres bien divers, un Horace non châtié et une histoire des Confessions mal faites. Le bouleversement d'idées que ces deux livres me causèrent est incroyable : un monde étrange s'éleva autour de moi. D'un côté, je soupçonnai des secrets incompréhensibles à mon âge, une existence différente de la mienne, des plaisirs au delà de mes jeux, des charmes d'une nature ignorée dans un sexe où je n'avais vu qu'une mère et des sœurs; d'un autre côté, des spectres traînant des chaînes et vomissant; des flammes m'annonçaient les supplices éternels pour un seul péché dissimulé. Je perdis le sommeil; la nuit, je croyais voir tour à tour des mains noires et des mains blanches passer à travers mes rideaux : je vins à me figurer que ces dernières mains étaient maudites par la religion, et cette idée accrut mon épouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l'enfer l'explication d'un double mystère. Frappé à la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d'une passion prématurée et les terreurs de la superstition.

Dès lors je sentis s'échapper quelques étincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J'expliquais

le quatrième livre de \Enéide et lisais le Télémaque : tout à coup je découvris dans Didon et dans Eucharis des beautés qui me ravirent; je devins sensible à l'harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour à livre ouvert Y^nea-dum genitrix, hominum divûmque voluptas de Lucrèce avec tant de vivacité, que M. Égault m'arracha le poème et me jeta datis les racines grecques. Je dérobai un yiôu/Ze : quand j'arrivai au Quam juvat immites ven-ios audire cubantem, ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la Pécheresse et de ïEnfant prodigue ne me quittaient plus. On me les laissait feuilleter, car on ne se doutait guère de ce que j'y trouvais. Je volais de petits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions séduisantes des désordres de l'âme. Je m'endormais en balbutiant des phrases incohérentes, où je tâchais de mettre la douceur, le nombre et la grâce de l'écrivain qui a le mieux transporté dans la prose l'euphonie racinienne.

Si j'ai, dans la suite, peint avec quelque vérité les entraînements du cœur mêlées aux syndérèses chrétiennes, je suis persuadé que j'ai dû ce succès au hasard qui me fît connaître au même moment deux empires ennemis. Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre eurent leur correctif dans les frayeurs qu'un autre livre m'inspira, et celles-ci furent comme alanguies par les molles pensées que m'avaient laissées des tableaux sans oile.

Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions : elles viennent ensemble, comme les muses ou comme les furies. Avec le penchant qui commençait à me tourmenter, naquit en moi l'honneur; exaltation de l'âme, qui maintient le cœur incorruptible au milieu de la corruption; sorte de principe réparateur placé auprès d'un principe dévorant, comme la source inépuisable des prodiges que l'amour demande à la jeunesse et des sacrifices qu'il impose.

Lorsque le temps était beau, les pensionnaires du collège sortaient le jeudi et le dimanche. On nous menait souvent au mont Dol, au sommet duquel se trouvaient quelques ruines gallo-romaines : du haut de ce tertre isolé, l'œil plane sur la mer et sur des marais où voUigent pendant la nuit des feux follets, lumière des sorciers qui brûle aujourd'hui dans nos lampes. Un autre Lut de nos promenades étaient les prés qui environnaient un séminaire à'Eudisles, d'Eudes, frère de l'historien Mézeray, fondateur de leur congrégation.

Un jour du mois de mai, l'abbé Égault, préfet de semaine, nous avait conduits à ce séminaire : on nous laissait une grande liberté de jeux, mais il était expressément défendu de monter sur les arbres. Le régent, après nous avoir établis dans un chemin herbu, s'éloigna pour dire son bréviaire.

Des ormes bordaient le chemin : tout à la cime du plus grand brillait un nid de pie; nous voilà en admiration, nous montrant mutuellement la mère assise sur ses œufs, et pressés du plus vif désir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l'aventure?

L'ordre était si sévère, le régent si près, l'arbre si haut! Toutes les espérances se tournent vers moi; je grimpais comme un chat. J'hésite, puis la gloire l'emporte : je me dépouille de mon habit, j'embrasse l'orme et je commence à monter. Le tronc était sans branches, excepté aux deux tiers de sa crue, où se formait une fourche dont une des pointes portait le nid.

Mes camarades, assemblés sous l'arbre, applaudissaient à mes efforts, me regardant, regardant l'endroit d'où pouvait venir le préfet, trépignant de joie dans l'espoir des œufs,mourant de peur dans l'attente du châtiment. J'aborde au nid; la pie s'envole; je ravis les œufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j'y reste à califourchon. L'arbre étant élagué, je ne pouvais appuyer mes pieds ni à droite ni à gauche pour me soulever et reprendre le limbe extérieur; je demeure suspendu en l'air à cinquante pieds.

Tout à coup un cri : « Voici le préfet! » et je me vois incontinent abandonné de mes amis, comme c'est l'usage. Un seul, appelé Le Gobbien, essaya de me Dorter secours, et fut tôt obligé de renoncer à sa généreuse entreprise. Il n'y avait qu'un moyen de sortir de ma fâcheuse position, c'était de me suspendre en dehors par les mains à l'une des deux deuls de la fourche, et de tâcher de saisir avec mes pieds le tronc de l'arbre au-dessous de sa bifurcation. J'exécutai cette manœuvre au péril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n'avais pas lâché mon trésor; j'aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j'en a

jeté tant d'autres. En dévalant le tronc, je m'écorchai les mains, je m'éraillai les jambes et la poitrine, et jécrasai les œufs : ce fut ce qui me perdit. Le préfet nemavaitpointvu sur rorme;je lui cachai assez bien mon sang, mais il n'y eut pas moyen de lui dérober Téclatante couleur d'or dont j'étais barbouillé : « Allons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouet. »

Si cet homme m'eût annoncé qu'il commuait cette peine en celle de mort, j'aurais éprouvé un mouvement de joie. L'idée de la honte n'avait point approché de mon éducation sauvage : à tous les âges de ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse préféré à Ihorreur d'avoir à rougir devant une créature vivante. L'indignation s'éleva dans mon cœur; je répondis à l'abbé Égault. avec l'accent non d'un enfant, mais d'un homme, que jamais ni lui ni personne ne lèverait la main sur moi. Cette réponse l'anima; u m'appela rebelle et promit de faire un exemple. « Nous verrons, » répliquai-je, et je me mis à jouer à la balle avec un sang-froid qui le confondit.

Nous retournâmes au collège; le régent me fît entrer chez lui et m'ordonna de me soumettre. Mes sentiments exaltés firent place à des torrents de larmes. Je représentai à l'abbé Égault qu'il m'avait appris le latin; que j'étais son écolier, son disciple, son enfant; qu'il ne voudrait pas déshonorer son élève, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable; qu'il pouvait me mettre en prison, au pain et à l'eau, me piiver de mes récréations, me charger de pensums; que je lui saurais gré de cette clémence et l'en aimerais davantage. Je tombai à ses genoux, je joignis les mains et jele suppliai par Jésus-Christ de m'épargner :

il demeura sourd à mes prières. Je me levai plein de rage et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude qu'il en poussa un cri. Il court en clochant à la porte de sa chambre, la ferme à double tour et revient sur moi. Je me retranche derrière son lit; il m'allonge à travers le lit des coups de férule. Je m'entortille dans la couverture, et m'animant au combat, je m'écrie :

Macte animo, generose puer!

Cette érudition de grimaud fit rire malgré lui mon ennemi; il parla d'armistice : nous conclûmes un trailé; je convins de m'en rapporter à l'arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire à la punition que j'avais repoussée. Quand l'excellent prêtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de cœur et de reconnaissance, qu'il ne put s'empêcher de me donner sa bénédiction. Ainsi se termina le premier combat qui me fit rendre cet honneur devenu l'idole de ma vie, et auquel j'ai tant de fois sacrifié repos, plaisir et fortune.

Les vacances oîi j'entrai dans ma douzième année furent tristes ; l'abbé Leprince m'accompagna à Com-bourg. Je ne sortais qu'avec mon précepteur; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine; il était mélancolique et silencieux; je n'étais guère plus gai. iNous marchions des heures entières à la suite l'un de laulre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous égarâmes dans les bois; M. Leprince se tourna vers m^i et me dit : « Quei chemin faut-il prendre? » je répondis sans hésiier :

I 2

« Le soleil se couche; il frappe à préserii la fenêtre de la grosse tour : marchons par là. » M. Leprince raconta le soir la chose à mon père : le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les forêts d'Amérique, je me suis rappelé les bois de Combourg : mes souvenirs se font écho.

L'abbé Leprince désirait que l'on me donnât un cheval; mais, dans les idées de mon père, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J'étais réduit à monter à la dérobée deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n'était pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nommés par les Romains desuUorios equos, et façonnés à secourir leur maître; c'était un Pégase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais à sauter des fossés. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de chevaux, quoique j'aie mené la vie d'un Tartare, et, contre l'effet que ma première éducation aurait dû produire, je monte à cheval avec plus d'élégance que de solidité.

La fièvre tierce, dont j'avais apporté le germe des marais de Dol, me débarrassa de M. Leprince. Un marchand d'orviétan passa dans le village ; mon père, qui ne croyait point aux médecins, croyait aux charlatans : il envoya chercher l'empirique, qui déclara me guérir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonné d'or, large tignasse poudrée, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir usé, bas de soie d'un blanc bleuâtre, et souliers avec des boucle* éiiormes.

Il ouvre mes rideaux, mje tâte le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la nécessité de me purger, et me donne à manger un petit morceau de caramel. Mon père approuvait l'affaire, car il prétendait que toute maladie venait d'indigestion, et que pour toute espèce de maux il fallait purger son homme jusqu'au sang.

Une demi-heure après avoir avalé le caramel, je fus pris de vomissements effroyables; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fenêtre de la tour. Celui-ci, épouvanté, met habit bas, retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. A chaque mouvement, sa perruque tournait en tous sens; il répétait mes cris et ajoutait après : « Che? monsou Lavandier! » Ce monsieur Lavandier était le pharmacien du village*, qu'on avait appelé au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des éclats de rire qu'il m'arrachait.

On arrêta les effets de cette trop forte dose d'émé-tique, et je fus remis.sur pied. Toute notre vie se passe à errer autour de notre tombe; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j'aie vu était un chanoine de Saint-Malo; il gisait expiré sur son lit, le visage distors par les dernières convulsions. La mort est belle, elle est notre amie : néanmoins,

1. Maître Noël Le Lavandier, apothicaire, marié à Dingé, près de Combourg, le 7 juillet 1751, était originaire de la paroisse de Vieuvel, où sa famille, Tenue de Normandie, s'était établie aa zvii* siècle.

nous ne la reconnaissons pas, parce qu'elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante. On me renvoya au collège à la fin de Tautomne-

De Dieppe où l'injonction de la police m'avait obligé de me réfugier, on m'a permis de revenir à la Vallée-aux-Loups, où je continue ma narration. La terre tremble sous les pas du soldat étranger, qui dans ce vnoment même envahit ma patrie; j'écris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des Barbares. Le jour, je trace des pages aussi agilées que les événements de ce jour* ; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe, à la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le passé d'un homme est étroit et court, à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense!

Les mathématiques, le grec et le latin occupèrent tout mon hiver au collège. Ce qui n'était pas consacré à l'étude était donné à ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit Bédouin roulent le cerceau et lancent la balle. Frères d'une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu'en perdant l'innocence, la même partout. Alors les passions, modifiées par les climats, les gouvernements et les mœurs, font les nations diverses; le genre humain cesse de s'entendre et de parler le même langage : c'est la société qui est la véritable tour de Babel.

1. De BuonaparU et des Bourbons. (Note de GenèTe, 1831 ) Ch.

Un matin, j'étais très animé à une partie de barres dans la grande cour du collège ; on me vint dire qu'on me demandait. Je suivis le domestique à la porte extérieure. Je trouve un gros homme, rouge de visage, les manières brusques et impatientes, le ton farouche, ayant un bâton à la main, portant une perruque noire mal frisée, une soutane déchirée retroussée dans ses poches, des souliers poudreux, des bas percés au talon : « Petit polisson, me dit-il, n'étes-vous pas le chevalier de Chateaubriand de Gombourg? — Oui, monsieur, répondis-je tout étourdi de l'apostrophe. — Et moi, reprit-il presque écumant, je suis le dernier aîné de votre famille, je suis l'abbé de Chateaubriand de la Guerrande' : regardez-moi bien. » Le fier abbé met la main dans le gousset d'une vieille culotte de panne, prend un écu de six francs moisi, enveloppé dans un papier crasseux, me le jette au nez et continue à pied son voyage, en marmottant ses matines d'an air furibond. J'ai su depuis que le prince de Condé avait fait offrir à ce hobereau-vicaire le préceptorat du duc de Bourbon. Le prêtre outre-cuidé répondit que le prince, possesseur de la baron-nie de Chateaubriand, devait savoir que les héritiers de cette baronnie pouvaient avoir des précepteurs, mais n'étaient les précepteurs de personne. Cette hauteur était le défaut de ma famille ; elle était odieuse

1. Charles-Hilaire de Chateaubriand, né en 1708, successivement recteur de Saint-Germain-de-la-mer au diocèse de Saint-Brieuc, de Saint-Etienne de Rennes en 1748, de Bazouge-du-Désert en 1767, et de Toussaint de Rennes en 1770. Il résigna en 1776 et mourut au Val des Bretons en Pleine-Fougères, le 12 août 1782. {Fouillé de Rennes, iv, 120; v, 557, 655, 658; Paris-Jaiiobert, Bazouge, p. 27, Pleine-Fougères, p. 15 et 55.)

dans mon père; mon frère la poussait jusqu'au ridicule; elle a un peu passé à son fils aîné. — Je ne suis pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines, de m'en être complètement affranchi, bien que je l'aie soigneusement cachée.

L'époque de ma première communion approchait, moment où Ton décidait dans la famille de l'état futur de l'enfant. Cette cérémonie religieuse remplaçait parmi les jeunes chrétiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand était venue assister à la première communion d'un fils qui, après s'être uni à son Dieu, allait se séparer de sa mère.

Ma piété paraissait sincère; j'édifiais tout le collège; mes regards étaient ardents; mes abstinences répétées allaient jusqu'à donner de l'inquiétude à mes maîtres. On craignait l'excès de ma dévotion ; une religion éclairée cherchait à tempérer ma ferveur.

J'avais pour confesseur le supérieur du séminaire des Eudistes, homme de cinquante ans, d'un aspect rigide. Toutes les fois que je me présentais au tribunal de la pénitence, il m'interrogeait avec anxiété. Surpris de la légèreté de mes fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d'importance des secrets que je déposais dans son sein. Plus le jour de Pâques s'avoisinail, plus les questions du religieux étaient pressantes. « Ne me cachez-vous rien? » me disait-il. Je répondais : « Non, mon père. — N'avez-vous pas fait telle faute? — Non, mon père. » Et toujours : « Non, mon père. » Il me renvoyait en doutant, en soupirant, en me regardant

jusqu'au fond de l'âme, et moi, je sortais de sa présence, pâle et défiguré comme un criminel.

Je devais recevoir l'absolution le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en prières, et à lire avec terreur le livre des Confessions mal faites. Le mercredi, à trois heures de l'après-midi, nous partîmes pour le séminaire ; nos parents nous accompagnaient. Tout le vain bruit qui s'est depuis attaché à mon nom n'aurait pas donné à madame de Chateaubriand un seul instant de l'orgueil qu'elle éprouvait comme chrétienne et comme mère, en voyant son fils prêt à participer au grand mystère de la religion.

En arrivant à l'église, je me prosternai devant le sanctuaire et j'y restai comme anéanti. Lorsque je me levai pour me rendre à la sacristie, oti m'attendait le supérieur, mes genoux tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du prêtre ; ce ne fut que de la voix la plus altérée que je parvins à prononcer mon Con-fiteor. « Eh bien, n'avez-vous rien oublié? » me dit l'homme de Jésus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions recommencèrent, et le fatal non, mon père, sortit de ma bouche. Il se recueillit, il demanda des conseils à Celui qui conféra aux apôtres le pouvoir de lier et de délier les âmes. Alors, faisant un effort, il se prépare à me donner l'absolution.

La foudre que le ciel eût lancée sur moi m'aurait causé m( ns d'épouvante, je m'écriai : « Je n'ai pas tout diti » Ce redoutable juge, ce délégué du souverain Arbitre, dont le visage m'inspirait tant de cramte, devient le pasteur le plus tendre; il m'embrasse et fond en larmes : « Allons, me dit-il, mon cher fils, du courage I »

Je n'aurai jamais un tel moment dans ma vie. Si Ton m'avait débarrassé du poids d'une montagne, on ne m'eût pas plus soulagé : je sanglotais de bonheur. J'ose dire que c'est de ce jour que j'ai été créé honnête homme; je sentis que je ne survivrais jamais à un remords : quel doit donc être celui du crime, si j'ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses dun enfan'.! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facultés! Quels préceptes de morale suppléeront jamais à ces institutions chrétiennes?

Le premier aveu fait, rien ne me coûta plus : mes puérilités cachées, et qui auraient fait rire le monde, furent pesées au poids de la religion. Le supérieur se trouva fort embarrassé; il aurait voulu retarder ma communion; mais j'allais quitter le collège de Dol et bientôt entrer au service dans la marine. Il découvrit avec une grande sagacité, dans le caractère même de mes juvéniles, tout insignifiantes qu'elles étaient, la nature de mes penchants; c'est le premier homme qui ait pénétré le secret de ce que je pouvais être. Il devina mes futures passions ; il ne me cacha pas ce qu'il croyait voir de bon en moi, mais il me prédit aussi mes maux à venir. « Enfin, ajouta-t-il, le temps manque à votre pénitence; mais vous êtes lavé de vos péchés par un aveu courageux, quoique tardif. » Il prononça, en levant la main, la formule de l'absolution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne CA descendre sur ma tête que la rosée céleste; j'inclinai mon front pour la recevoir; ce que je sentais participait de la félicité des anges. Je m'allai précipiter dans le sein de ma mère qui m'attendait au pied d»

l'autel. Je ne parus plus le même à mes maîtres et à mes camarades; je marchais d'un pas léger, la tête haute, Fair radieux, dans tout le triomphe du repentir.

Le lendemain, jeudi saint, je fus admis à cette cérémonie touchante et sublime dont j'ai vainement essayé de tracer le tableau dans le Génie du Christianisme i. J'y aurais pu retrouver mes petites humiliations accoutumées : mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons; mais ce jour-là tout fut à Dieu et pour Dieu. Je sais parfaitement ce que c'est que la Foi : la présence réelle de la victime dans le saint sacrement de 1"autel m'était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand Ihostie fut déposée sur mes lèvres, je me sentis comme tout éclairé en dedans. Je tremblais de respect, et la seule chose matérielle qui m'occupât était la crainte de profaner le pain sacré.

Le pain que je vous propose Sert aux anges d'aliment. Dieu lui-même le compose De la fleur de son froment.

(Racine.)

Je conçus encore le courage des martjTS ; j'aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions.

J'aime à rappeler ces félicités qui précédèrent de peu d'instants dans mon âme les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que

1. Génie du Christianisme, première partie, lirre I, clupitr* VII : De la Communion.

je vais peindre; en voyant le même cœur éprouver, dans Tintervalle de trois ou quatre années, tout ce que l'innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus séduisant et de plus funeste, on choisira des deux joies; on verra de quel côté il faut chercher le bonheur et surtout le repos.

Trois semaines après ma première communion, je quittai le coUège de Dol. Il me reste de cette maison un agréable souvenir : notre enfance laisse quelque chose d'elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique un parfum aux objets qu'elle a touchés. Je m'attendris encore aujourd'hui en songeant à la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers maîtres. L'abbé Leprince, nommé à un bénéfice auprès de Rouen, vécut peu ; l'abbé Égault obtint une cure dans le diocèse de Rennes, et j'ai vu mourir le bon principal, l'abbé Porcher, au commencement de la Révolution : il était instruit, doux et simple de cœur. La mémoire de cet obscur Rollin me sera toujours chère et vénérable.

Je trouvai à Gombourg de quoi nourrir ma piété, une mission; j'en suivis les exercices. Je reçus la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l'évêque de Saint-Malo. Après cela, on érigea une croix; j'aidai à la soutenir tandis qu'on la fixait sur sa base. Elle existe encore * : elle s'élève devant la tour où est

1. « De tout ce que j'ai planté à Comboiirg, un<î croix seule est restée debout, comme si je ne pouvais rien créer de durable que pour la douleur, ni marquer mon passage sur la terre autrement que par des monuments de tristesse. » Manuscrit de 1826.

mort mon père. Depuis trente années elle n'a vu paraître personne aux fenêtres de cette tour; elle n'est plus saluée des enfants du château; chaque printemps elle les attend en vain; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fidèles à leur nid que l'homme à sa maison. Heureux si ma vie s'était écoulée au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n'eussent été blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix I

Je ne tardai pas â partir pour Rennes : j'y devais continuer mes études et clore mon cours de mathématiques, afin de subir ensuite à Brest l'examen de garde-marine.

M. de Fayolle était principal du collège de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distingués, l'abbé de Chateaugiron pour la seconde, l'abbé Germé pour la rhétorique, l'abbé Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes étaient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy' et Ginguené', sortis de

1. Geoffroy (Julien-Louis), né à Rennes le i7 août 1743, mort à Paris le 24 février 1814. Créateur du feuiUeton littéraire, il fut, de 1880 à 1814, le prince des critiques. Ses articles ont été réunis en six volumes, sous le titre ae Cours de littérature dramatique. Il avait été élève du collège de Rennes, de 1750 à 1758. — Geoffroy et la critique dramatique sous le Consulat et l'Em.-pire, par Charles-Marc Des Granges, un vol. in-S" 1897.

2. Ginguené (Pierre-Louis), né à Rennes le 25 avril 1748, mort à Paris le 16 novembre 1816. Placé au collège de Rennes, il y commença ses études sous les jésuites et les termina, aprèt leur expulsion (en 1762), sous les prêtres séculiers qui leur succédèrent. Son ouvrage le plus important est VHistoire littéraira d'Italie (Paris, 1811-1824, 9 vol. in-S»).

ce collège, auraient fait honneur à Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny* avait aussi étudié à Rennes; j'héritai de son lit dans la chambre qui me fut assignée.

Rennes me semblait une Babylone, le collège un monde. La multitude des maîtres et des écoliers, la grandeur des bâtiments, du jardin et des cours, me paraissaient démesurées^ : je m'y habituai cependant. A la fête du principal, nous avions des jours de congé; nous chantions à tue-tête à sa louange de superbes couplets de notre façon, où nous disions :

0 Terpsichore, ô Polymnie, Venez, venez remplir nos vœux; La raison même vous convie.

Je pris sur mes nouveaux camarades l'ascendant que j'avais eu à Dol sur mes anciens compagnons : il

1. Parny (Evariste-Dêsiré De Forges de), né à l'Ile Bourbon le 6 février 1753, mort à Pa-ris le 5 décembre 1814. A l'âge de 9 ans, il fut envoyé en France et mis au collège de Rennes ; il y fit ses études avec Ginguené, lequel plus tard a publiquenumt payé sa dette à ses souvenirs par une agréable épître de 1790, et par son zèle à défendre la Guerre des Dieux dans la Décade. (Sainte-Beuve, Portraits contemporains et divers, tome III, p. 124.)

2. Le collège de Rennes était un des plus importants de France. Il avait été fondé par les Jésuites en 1607. Lorsqu'ils le quittèrent, en 1762, un collège communal, aussitôt organisé, fut installé dans les bâtiments qu'ils venaient de quitter. C'est encore dans le même local que se trouve aujourd'hui le lycée de Rennes, mais l'étendue en a été fort réduite. Il faut, pour avoii une idée de ce qu'était, au xviii* siècle, ce collège qui semblait o un monde « à Chateaubriand, consulter les plans que l'autorité royale fit dresser pendant sa procédure contre les Jésuites, plans qui furent envoyés à la cour de Rome et dont le Cabinet des estampes possède un double, en 5 vol. in-f°. En i"'61, î«

MÉMOIRES d'outre-tombe lOtt

m en coûta quelques horions. Les babouins bretons sont d'une humeur hargneuse; on s'envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des Bénédictins, appelé le Thabor : nous nous servions d« compas de mathématiques attachés au bout d'une canne, ou nous en venions à une lutte corps à corps plus ou moins félone ou courtoise, selon la gravité du défi. Il y avait des juges du camp qui décidaient s'il échéait gage, et de quelle manière les champions mèneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s'avouait vaincue. Je retrouvai au collège mon ami Gesril, qui présidait, comme à Saint-Malo, à ces engagements. Il voulait être mon second dans une affaire que j'eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la première victime de la Révolution'. Je tombai sous mon adversaire, refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais, comme Jean Desmarest' allant à l'échafaud : « Je ne crie merci qu'à Dieu. »

Je rencontrai à ce collège deux hommes devenus

collège de Rennes comptait 4,000 élèves. [Histoire de Rennes, par Ducrest et Maillet, p. 229; — Rennes ancien et moderne, par Ogée et Marteville, tome I, p. 204, 235, 237. — Geoffroy, par Charles-Marc Des Granges, p. 3 et suivantes.)

1. « ... Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui eut l'honneur d'être la première victime de la Révolution. Il fut tué dans les rues de Rennes en se rendant avec son père à la Chambre de la noblesse. » Manuserit de 1826. — André-François-Jean du Rocher de Saint-Riveul, née à Plénée, fils de Henri du Rocher, comte de Saint-Riveul, et de Anne-Bernardine Roger. Il n'était âgé que de 17 ans, lorsqu'il fut tué, le 27 janvier 1789.

2. Jean Desmarets, avocat général au Parlement de Paris, décapité en 1383. On l'accusait d'avoir encouragé par sa faiblesse i'uinée précédente, la révolte et les excès des Maillotins.

depuis dilléremmenl célèbres : Moreau le général», et Limoëlan, auteur de la machine infernale, aujourd'hui prêtre en Amériaue*. Il n'existe qu'un portrait

1. Moreau (Jean-Victor), né à Morlaii le 11 août 1763, mort à Lauen le 2 septembre 1813.

2. Joseph-Pierre Picot de Limoëlan de Clorivière était exactement du même âge que Chateaubriand. Il était né à Broons la 4 novembre 1768. Après avoir été camarades de collège à Rennes, ils se retrouvèrent à l'école ecclésiastique de la Victoire à Dinan. Entré dans l'armée à l'âge de quinze ans, Limoëlan était officier du roi Louis XVI lorsqu'éclata la Révolution. Il émigra, puis rentra bientôt en Bretagne, chouanna dans les environs de Saint-Méen et de GaSl et devint adjudant-général de Georges Cadou-dal. En 1798, il remplaça temporairement Aimé du Boisijuy dans le commandement de la division de Fougères. A la fin de 1799 alers que la plupart des autres chefs royalistes se voyaient contraints de déposer les armes, il refusa d'adhérer à la pacification et vint à Paris. Il était à la veille d'épouser une charmante jeune fille de Versailles, M"» Julie d'Albert, à laquelle il était fiancé depuis plusieurs années, lorsqu'eut lieu, rue Saint-Nicaise, l'expl'^sion de la machine infernale (3 nivôse an VIII — 24 décembre 1799). Limoëlan avait été l'un des principaux agents du complot. Grâce au dévouement de sa fiancée, il put échapper aux recherches de la police, gagner la Bretagne et s'embarquer pour l'Amérique. Son premier soin, en arrivant à New-York, fut d'écrire à la famille de M"» d'Albert, lui demandant de venir le rejoindre aux Etats-Unis, où le mariage serait célébré. L» réponse fut terrible pour Limoëlan. M"» d'Albert, au moment où il courait les plus grands dangers, avait fait vœu de se consacrer à Dieu, si son fiancé parvenait à s'échapper. Fidèle à sa promesse, elle le suppliait d'oublier le passé pour ne songer qu'à l'avenir éternel. Le jeune officier entra en 1808 au séminaire de Baltimore. Commençant une vie nouvelle, il abandonna le nom de Limoëlan pour prendre celui de Clorivière, sous lequel il est uniquement connu aux Etals-Unis. Il fut ordonné prêtre au mois d'août 1812 et devint curé de Charleston. Lorsque, deux ans plus tard, l'abbé de Clorivière apprit la restauration des Bourbons, le chef royaliste se retrouva sous le prêtre, et il entonna avec enthousiasme dans .son église un Te Deum d'actions de grâces. En 1815, il se rendit en France, mais daai l'unique but de liquider ce qui lui restait de sa fortune, afin d'en rapporter i« produit en Amérique et de l'employer tout entioi

MÉMOIRES d'outre-tombe lU

de Lucile, et cette méchante miniature a été faite par Limoëlan, devenu peintre pendant les détresses révolutionnaires. Moreau était externe, Limoëlan, pen-

à l'avantage de la religion. En 1820, 'A fut nommé directeur du couvent de la Visitation de Georgetown. Ce courent avait été fondé, en 1805, par une pieuse dame irlandaise, miss Alice La-lor, et un assez grand nombre de saintes filles y avaient pris 1« voile à son exemple. Mais, en 1820, l'établissement, privé de toutes ressources financières, végétait péniblement, et les bonnei soeurs se voyaient menacées chaque année d'être dispersées. L'abbé de Clorivière se chargea d'assurer l'avenir de cette utile fondation. Il construisit à ses frais un pensionnat pour l'éducation des jeunes personnes, et une élégante chapelle, dédiée au Sacré-Cœur de Jésus. Il contribua aussi par de larges donations à l'établissement d'un externat gratuit pour les enfants pauvres. C'est dans le monastère même dont il est le second fondateur que l'abbé de Clorivière mourut, le 29 septembre 1826, laissant une mémoire qui est encore en vénération aux Etats-Unis. — M'io Julie d'Albert lui survécut longtemps. Elle resta fidèle à son vœu de célibat et elle refusa les nombreux partis qui sa présentèrent à eUe dans sa jeunesse. Mais elle ne se sentit pas la vocation d'entrer au couvent, et après plusieurs tentatives, qui montrèrent que la vie religieuse ne lui convenait pas, elle obtint, à l'âge de cinquante ans, du pape Grégoire XYI, d'être relevée du vœu imprudent qu'elle avait formé. EUe est morte à Versadlles, dans un âge avancé, après une vie consacrée tout entière à l'exercice de la piété et de la charité. — L'abbé de Clorivière avait écrit, sur les événements auxquels il avait pris part en France, de volumineux mémoires. Arrivé à la fin de la relation de chaque année, il cachetait le cahier et ne l'ouvrait plus. <« Ces cahiers, dit-il plus d'une fois aux bonnes sœurs de Georgetown, contiennent beaucoup de faits intéressants et importants pour l'histoire et la religion. » Par son testament, il ordonna de brûler ses cahiers. Cette clause a été fidèlement observée à sa mort, et on doit le regretter vivement pour l'histoire. Au moment de mourir, l'abbé de Clorivière ne voulait pas qu'il restât rien de ce qui avait été Limoëlan. Limoëlan pourtant vivra. Dans le temps même où il donnait l'ordre de détruire ses Mémoires, Chateaubriand écrivait les siens et assurait ainsi l'immortalité à son camarade de collège. (Voir dans la Revue dé Bretagne et de Vendée, tome VIII, p. 3'i3, la notice sur l'Abaé de Clorivière, par C. de Laroche-Héron (Henry de Courcy.j

sionnaire. On a rarement trouvé à la même époque, dans une même province, dans une même petite ville, dans une même maison d'éducation, des destinées aussi singulières. Je ne puis m'empêcher de raconter un tour d'écolier que joua au préfet de semaine mon camarade Limoëlan.

Le préfet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, après la retraite, pour voir si tout était bien : il regardait à cet effet par un trou pratiqué dans chaque porte. Limoëlan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la même chambre :

D'animaux malfaisants c'était un fort bon plat.

Vainement avions-nous plusieurs fois bouché Id trou avec du papier; le préfet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises.

Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet, nous engage à nous coucher et à éteindre la lumière. Bientôt nous l'entendons se lever, aller à la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d'heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions suspects, il s'arrête à la porte, écoute, regarde, n'aperçoit point de lumière*

1. Chateaubriand glisse ici sur cette petite aventure de collège; dans le Manuscrit de 1826, il avait un peu plus appuyé, n'omettant aucun détail. Voici cette première version : « Un quart d'heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions fort suspects, il s'arrête à notre porte, écoute, regarde, n'aperçoit point de lumière, croit la trou bouché, j enfonce imprudemment le doigt... Qu'on jug*

• VJui est-ce qui a fait cela? » s'écrie-t-il en se précî-Ditant dans la chambre. Limoëlan d'étouffer de rire et Georil de dire en nasillant, avec son air moitié niais, moitié goguenard : « Qu'est-ce donc, monsieur le préfet? » Voilà Saint-Riveul et moi à rire comme Limoëlan et à nous cacher sous nos couvertures.

On ne put rien tirer de nous : nous fûmes héroïques. Nous fûmes mis tous quatre en prison au caveau : Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait à la basse-cour; il engagea la tête dans cette taupinière, un porc accourut, et lui pensa manger la cervelle ; Gesril se glissa dans les caves du collège et mit couler un tonneau de vin ; Limoëlan démolit un mur, et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j'ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson à un préfet de collège, rappelle en petit Cromwell barbouillant d'encre la figure d'un autre régicide, qui signait après lui l'arrêt de mort de Charles I".

Quoique l'éducation fût très religieuse au collège de Rennes, ma ferveur se ralentit : le grand nombre de mes maîtres et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J'avançai dans l'étude des langues; je devins fort en mathématiques, pour les-

de sa colère? « Qui a fait cela? » s'écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d'éclater de rire et Gesril de dire en nasillant avec un air moitié niais, moitié goguenard : <• Qu'est-donc, monsieur le préfet ? » Quand nous sûmes ce que c'était, nous voilà, Saint-Riveul et moi, à nous pâmer do rire comme Limoëlan, à nous boucher le nez et à nous coucher sous no« couvertures, tandis que Gesril, se levant en chemise, offrit gravement au préfet sa cuvette et son not à l'eau. »

quelles j ai toujours eu un penchant décidé : j'aurai» fait un bon officier de marine ou de génie. En tout j'étais né avec des dispositions faciles : sensible aux choses sérieuses comme aux choses agréables, j'ai commencé par la poésie, avant d'en venir à la prose ; les arts me transportaient; j'ai passionnément aimé la musique et l'architecture. Quoique prompt à m'en-nuyer de tout, j'étais capable des plus petits détails ; étant doué d'une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l'objet qui m'occupait, mon obstination était plus forte que mon dégoût. Je n'ai jamais abandonné une affaire quand elle a valu la peine d'être achevée; il y a telle chose que j'ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d'ardeur le dernier jour que le premier.

Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J'étais habile aux échecs, adroit au billard, à la chasse, au maniement des armes; je dessinais passablement; j'aurais bien chanté, si l'on eût pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n'ai point senti mon pédant, que je n'ai jamais eu l'air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d'autrefois, encore moins la morgue et l'assurance, l'envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs.

Je passai deux ans au collège de Rennes; Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisième sœur, se maria dans le cours de ces deux années : elle épousa le comte de Farcy, capitaine au régiment de Condé, et s'établit avec son

mari à Fougères, où déjà habitaient mes deux sœurs aînées, mesdames de Marigny et de Québriac. Le mariage de Julie eut lieu à Combourg, et j'assistai à la noce*. J'y rencontrai cette comtesse de Tronjoli' qui se fit remarquer par son intrépidité à l'échafaud : cousine et intime amie du mari^uis de La Rouerie,

-.. Le mariage de la troisième sœur de Chateaubriand avec Annibal-Pierre-François de Farcy de Montavalon eut lieu en 1782. Le comte de Farcy était capitaine au régiment de Coudé, infanterie.

2. Il s'agit ici de Thérèse-Josèphe de Moelien, fille de Sébastien-Marie-Hyacinthe de Moelien, chevalier seigneur de Trojo-lif (et non Tronjoli), Kermoisan, Kerguelenet et autres lieux, conseiller au Parlement de Bretagne, et de Périnne-Josèphe de la Belinaye. Elle était née à Rennes le 14 juillet 1759. Elle >vait donc vingt-trois ans, lorsque Chateaubriand la vit à Combourg. Quand il écrivit ses Mémoires, il la revoyait encore avec ses yeux de collégien; mais les témoignages contemporains s'accordent à dire qu'elle n'était ni belle ni jolie. Les mots du texte : et intime am,ie du m.arquis de la Rouerie, ne se trouvent pas dans le Manuscrit de 1826. Chateaubriand ici a trop facilement accepté un bruit sans fondement. Thérèse de Moelien aimait — non la Rouerie — mais le major américain Chafner, qu'elle devait épouser, si elle survivait à la conspiration, où tous deux jouaient un rôle si actif. Le courageux Chafner, en apprenant les dangers dont le trône de Louis XVI était entouré, était accouru d'Amérique pour mettre son dévouement au service du roi qui avait assuré l'indépendance de sa patrie. Thérèse de Moelien, traduite devant le tribunal révolutionnaire de Paris, avec vingi-six autres accusés, impliqués, comme elle, dans ce qu'on appela la Conjuration de Bretagne, fut guillotinée, le 18 juin 1793. Le major Chafner, qui n'avait pu être arrêté, se trouvant à Londres au moment où la conspiration fut découverte, revint en Bretagne et périt à Nantes, sous le proconsulat de Carrier, après avoir, au milieu des Vendéens, bravement vengé la mort de M"» de Moelien. {Biographie bretonne, tome II, article La Rouerie; — Crétineau-Joly, Histoire de la Vendée militaire, tome III, chapitre II; — Théodore Muret, Histoire det g'terres de l'Ouest, tome III; — Frédéric de Pioger, la Conspiration de La Rouarie; — 0. L«aolrâ.}

elle fut mêlée à sîi conspiration. Je n'avais encore tu la beauté quau milieu de ma famille; je restai confondu en l'apercevant sur le visage d'une femme étrangère. Chaque pas dans la vie m'ouvrait une nouvelle perspective; j'entendais la voix lointaine et séduisante des passions qui venaient à moi; je me précipitais au-devant de ces sirènes, attiré par une harmonie inconnue. Il se trouva que, comme le grand prêtre d'Eleusis, j'avais des encens divers pour chaque divinité. Mais les hymnes que je chantais, en brûlant ces encens, pouvaient-ils s'appeler baumes*, ainsi que les poésies de l'hiérophante?

Après le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collège de Rennes, je ne sentis point le regret que j'éprouvai en sortant du petit collège de Dol; peut-être n'avars-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout; le temps commençait à la déclore. J'eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d'escadre^, dont

1. Allusion au titre des hymnes mystiques d'Orphée qui s'appelaient par/wm^ (Thymiainata). (Comte deMarcellus, ChateaU' bria/nd et son temps, p. 17.)