Mirabel, un nom sucré pour un alignement de pistes grises dont le tarmac tranche les herbes grillées par les premiers frimas. Depuis le vieux DC-9 frappé de la feuille d’érable, on nous a transférés dans une sorte de grosse sauterelle métallique. Pour atteindre le terminal, l’inquiétant criquet s’assagit, se métamorphose en autocar.
Depuis la cabine suspendue qui fait la navette entre l’avion et le terminal, l’aérogare se résume à un alignement de béton, percé de portes aveugles hors de portée, placées trop haut par un architecte déjanté. Le complexe, dans son ensemble, paraît démesuré, vide d’avions et d’activités, comme tout ce pays que j’ai deviné entre les nuages : des routes rectilignes, de longs champs roussis bordés de vastes étendues de bois où le gris des ramures défeuillées dessine des taches pelées dans la brosse drue et sombre des conifères. Et puis parfois une voiture, minuscule, solitaire, pour faire paraître encore plus vaste ce pays de géants.
À l’approche de la piste, l’avion a viré au-dessus d’un petit clocher blanc au toit rouge, anachronique dans cette sanguine embrumée de la fin octobre. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à Marion à ce moment précis. Jusque-là, j’avais évité d’y songer parce que je me sentais sale et lâche : je n’ai fui que par crainte de la voir me rappeler la mort de Mamie et tout ce qui a précédé. Je l’associe trop à cette période de mon existence, des années grises que, grâce à une grand-mère magicienne, j’avais cru voir en bleu. Avec ses angoisses et sa compassion dont elle m’a fait l’aumône, jour après jour, Marion m’a ramené sans cesse à la réalité. Son inquiétude sincère et ses questions pesantes ont fini par m’être insupportables. Un coup d’aile et l’église a disparu dans le sillage de la dérive, comme Marion disparaîtra de ma vie.
Une fois encore, j’ai repoussé la masse adipeuse de mon voisin, un gros homme à peine plus âgé que moi qui m’a tassé contre le hublot pendant la majeure partie du voyage et qui, comme un fait exprès, me colle encore dans la navette. Comme pendant tout ce long voyage je tente de n’être plus qu’un ectoplasme, suspendu entre deux mondes. N’être nulle part n’est pas toujours une position désagréable, même pris en sandwich entre la courbure d’une carlingue et des formes modelées au soda et au hamburger.
La navette s’immobilise enfin puis commence une ascension poussive vers la porte de débarquement. Les battants s’ouvrent sur un vaste hall où les passagers se précipitent. Nous attendons un moment avant de procéder aux formalités de police et de douane.
Je regarde autour de moi : du haut de la passerelle d’observation, une foule éparse guette les voyageurs. Mon voisin de vol m’a doublé, sans gêne, me tassant sur la barrière avec son volumineux sac de cabine. Je le laisse filer vers les guichets de l’immigration. Derrière moi, un couple de juifs Hassidim, elle, longue robe sombre et foulard sur les cheveux et lui, chapeau défraîchi, costume trois-pièces élimé d’où émergent les franges de son écharpe de prière : mes voisins de devant dont j’ai épié le discret manège pendant tout le voyage. Rapetassé contre le hublot, j’ai pu les observer de biais : ils ne doivent manger que Cachère et n’ont pas touché à leur repas à l’exception des Crackers et de l’eau. Complètement décalés dans ce monde formaté, je leur trouve un petit air fragile et émouvant, comme un couple d’hirondelles oubliées, éternels oiseaux migrateurs à la poursuite d’un printemps fuyard. Un peu plus loin derrière moi, je reconnais un petit Français barbu avec des yeux très clairs. Je l’ai entendu raconter à son voisin qu’il allait prendre sa retraite au Québec et s’installait en Abitibi. Je ne sais même pas où c’est, mais le nom évoque une contrée encore sauvage … D’Asnières à Rouyn-Noranda, c’est son rêve et il le réalise, le visage illuminé par un sourire d’enfant. J’aimerais ressentir la même fraîcheur, le même enthousiasme !
Sitôt passée la barrière de police, je me précipite vers les carrousels. Une longue attente, à faire les cent pas, puis tout se met en branle et les bagages dégringolent avant d’entamer une ronde fébrile. Comme mon sac à dos tarde à venir et que les autres voyageurs s’égayent déjà vers la sortie, je repère une jeune fille blonde vêtue d’une salopette en jean, d’un chandail et coiffée d’un curieux chapeau fleuri placé de guingois qui souligne la régularité de ses traits. Les hirondelles ont aussi égaré leurs bagages et perdu leur air serein : l’homme va et vient la barbe en avant, le regard acéré. La femme, stoïque, semble marmonner une inaudible prière.
Je reviens à la fille : elle semble s’impatienter, elle aussi, soufflant sur la frange de ses cheveux avec une mine exaspérée. Je m’approche pour lui demander sur un ton détaché :
— Vous savez s’ils ont livré tous les bagages ?
Elle me dévisage avec curiosité, surprise par cette inquiétude que mes traits et ma voix trahissent. Elle semble plus impatiente que troublée. Je me sens soudain un peu ridicule avec mes habits froissés et mon sac de cabine qui ne contient en tout et pour tout que quelques revues et un baladeur. Elle finit par soupirer :
— Y sont supposés le faire, mais parfois, ça peut traîner plus d’une heure, le temps qu’y jasent pis qu’y se demandent si le syndicat a pas prévu une pause. C’est tannant !
Je saisis la remarque au bond : mieux vaut discuter pour ne rien dire que patienter côte à côte en silence. Cela me permet d’oublier l’angoisse qui monte ; pas celle d’avoir perdu mes affaires, mais le sentiment de solitude qui m’oppresse dans ce pays où personne ne m’attend. J’insiste :
— Vous faites souvent la traversée ?
— Deux ou trois fois à chaque année et c’est presque toujours de même. J’attends mon bagage, et pis y manque. J’sais toujours pas pourquoi ça tombe sur moi.
Pas seulement sur elle cette fois.
Québécoise pure laine, son accent et ses mimiques la trahissent ; si elle avait été Française, je me serais tu, mais sa simplicité, sa fraîcheur m’incitent à abandonner le vous.
— Et tu le récupères en général ?
La fille hausse les épaules et me sourit de nouveau sans s’offusquer de ma familiarité.
— Toujours, mais des fois à l’aréoport, et des fois, c’est livré à maison. L’année passée, mon sac s’est égaré à Toronto, pis l’été d’avant on l’a retrouvé à Vancouver et ça a pris trois jours pour que je le récupère.
J’espère ne pas connaître le même avatar… J’ignore combien de temps je devrai rester pour retrouver Maxime : chaque jour qui passe grignote le pécule de Tante Odette.
Un couple de retraités attend un peu à l’écart, lui aussi raide qu’une perche et la moustache sévère, jetant sur les autres un regard plein de morgue et de défiance. Elle, tournant autour du chariot vide, scrute désespérément le tapis roulant où s’est égarée une unique valise rouge qui tourne en rond. Elle lorgne dessus à chaque fois qu’elle passe devant son nez, contrôlant l’étiquette comme si le bagage pouvait lui appartenir sans qu’elle s’en souvienne. L’homme regarde dans notre direction et finit par s’approcher avec circonspection.
— Vous attendez aussi ? nous demande-t-il en nous toisant du haut de son mètre quatre-vingt-dix.
— Oui, répond ma voisine, pis on jase aussi pour passer le temps.
La moustache frétille d’impatience, mais le quidam ne semble pas décidé à lâcher prise.
La petite femme boulotte au teint fané, sans nul doute son épouse, s’approche à son tour :
— Tu vois Michel que nous aurions dû choisir Air France, ça ne serait pas arrivé !
L’homme remonte ses lunettes d’un air exaspéré.
— Tu n’avais qu’à aller chercher les billets !
— Enfin, nos affaires ! Grand Dieu, je n’ai rien d’autre à me mettre !
Une femme dans la quarantaine, haute stature, trop maquillée et parée de couleurs vives, déboule avec un air grave. La petite vieille vient à sa rencontre, son mari sur ses talons, trop heureux de quitter ces jeunes irrévérencieux pour une compatriote sensible à son malheur.
— Savez-vous quelque chose, Madame ?
— Rien de plus, sinon qu’ils ont peut-être oublié de descendre un container. C’est incroyable !
La moustache s’indigne :
— Ce doit être le même bazar qu’en France !
Et puis il jette un regard furibond en direction des deux passereaux :
— Évidemment, ils doivent avoir les mêmes problèmes que nous !
— Voyez-vous, continue la petite dame, notre fils qui travaille ici doit venir nous chercher…
Le reste de la conversation se perd dans le vacarme des valises qui dégringolent sur le carrousel. Je vois apparaître mon sac à dos presque à regret : la situation commençait à m’amuser. À présent, je dois reprendre le cours de mon voyage, seul.
À son tour, la jeune fille s’empare d’une immense valise à roulettes et d’un sac énorme. Je me précipite pour l’aider, mais elle repousse sans façon ma galanterie.
— C’est correct !
J’enfile mon sac à dos et la regarde, indécis. Elle me sourit en désignant le couple et la femme qui se congratulent pour célébrer l’apparition de leurs bagages.
— Es-tu Français comme eux ?
— Français, oui, mais eux sont franchouillards, c’est différent…
Elle paraît surprise, éclate de rire et me sourit à nouveau. Je bafouille :
— Savez-vous… Sais-tu… Où se trouve le bus pour Montréal ?
— À l’extérieur, juste à ce niveau…
Je la dévisage discrètement : elle est belle malgré ses manières un peu rudes, son accent trop marqué et ses grimaces incessantes. Il émane d’elle une sorte de candeur un peu inaccessible, comme le soyeux d’une plaque de neige au sommet d’une paroi abrupte, ce qui la rend plus attirante encore. Je voudrais bien poursuivre, ne pas la laisser partir, mais j’hésite : je ne suis pas venu pour flirter. Elle amorce un départ, se retourne, me scrute à présent d’un air réservé.
— Bon, eh bien, heureux de t’avoir rencontrée. À propos, mon prénom, c’est Mathieu.
— Moi, c’est France, France Gagnon. Es-tu en vacances icite ?
— Pas vraiment…
Elle ignore l’esquive, réfléchit quelques secondes, puis se décide enfin :
— Mon chum vient me chercher en auto… Veux-tu qu’on te conduise en centre-ville ?
Surpris, j’accepte mais je trouve plus poli d’ajouter :
— Tu es certaine que ça ne te dérange pas ?
— Ben non puisque je te le propose ! Pis, ça me fera de la compagnie.
Cette dernière remarque me met mal à l’aise, mais je n’en laisse rien paraître. Nous sortons devant deux douaniers impassibles. Dans le hall, quelques personnes patientent encore en tendant le cou à chaque ouverture de la porte automatique. Un homme un peu plus vieux que moi vient à notre rencontre. Il embrasse France du bout des lèvres puis, rajustant sa casquette de base-ball, s’empare du chariot à bagages et demande avec mauvaise humeur :
— Je m’demandais si t’avais pas manqué l’avion…
France lui explique la raison de notre retard puis demande d’un air enjoué qui sonne un peu faux :
— Ça t’ennuies-tu qu’on dépose Mathieu à Montréal ?
— C’est qui çà, Mathieu ?
Il me jette un air rogue maintenant qu’il ne peut plus m’ignorer.
— C’est un Français… Lui, c’est François, mon chum.
Je renonce à lui tendre la main, devinant que ma présence n’est pas la bienvenue, et me contente de le saluer d’un signe de tête. Inutile d’aller plus loin, le type est aussi aimable qu’un Pitt Bull constipé. Je m’arrache dans la direction que France m’a indiquée.
— Je vais prendre le bus, ça évitera de vous retarder.
France proteste, insiste.
— Non, ça dérange pas, viens t’en donc avec nous aut’ !
L’autre est déjà loin mais France s’obstine à m’attendre et je lui emboîte le pas. Nous rattrapons le molosse. Il s’arrête soudain pour se tourner dans ma direction :
— Comme ça, t’es un « Maudit Français », pis vous vous connaissez…
Voulant couper court à tout accès de jalousie de la part de l’homme que je sens tendu et vindicatif, je précise d’un air gêné :
— On vient de faire connaissance en attendant nos bagages…
François me reluque et je soutiens son regard, profitant de la confrontation pour le dévisager. Plus grand et plus costaud que moi, il a un visage un peu dur avec un nez trop large et un regard vide de couleur et d’expression. Ses longs cheveux châtains coulant sur son blouson de cuir fauve renforcent cette expression inquiétante. Sa casquette rouge et ses Santiags en cuir repoussé qui sonnent à chaque pas lui donnent une allure de plouc endimanché, mais personne ici ne semble s’en formaliser.
Parvenus au premier niveau de l’aérogare, nous nous dirigeons vers le parking couvert où nous attend une Camaro bleue d’un modèle déjà ancien dans laquelle François case difficilement les bagages de Claire. Je me glisse sans enthousiasme dans l’espace arrière que je vais devoir partager avec mon sac à dos : après sept heures coincé entre le hublot et un rustre obèse, je me retrouve tassé dans une sorte de boîte de conserve au ronflement tonitruant. Somme toute, j’aurais peut-être mieux fait de prendre le bus.
France demeure silencieuse jusqu’à ce que nous abordions l’autoroute des Laurentides ; elle est manifestement contrariée par le comportement de son compagnon. J’en profite pour jeter un coup d’œil au paysage que nous traversons à une allure incroyablement lente pour un véhicule dont on surestime les performances sportives ; une caisse d’authentique frimeur ! À la zone largement dégagée de l’aéroport succède une vaste forêt de feuillus dépouillés, mêlés de conifères que l’autoroute entaille largement en filant au plus court, disparaissant dans une sorte de brume qui s’épaissit à l’approche du soir.
Je pense à tante Odette et ce n’est pas tout à fait un hasard. France et François ressemblent bien fort au couple qu’elle formait avec René, « René le rustaud » comme l’appelait Grand-mère. Derrière le comique du titre se cachait un quotidien plus sombre. Je n’ai pas été attristé d’apprendre qu’il avait gagné un aller simple pour un monde meilleur : jamais tendre, il a failli coûter très cher à tante Odette. Porté sur la boisson, possédé par le démon du jeu et d’après elle par le Démon tout court. Je n’ai jamais compris pourquoi elle s’était amourachée sur le tard d’un type de quinze ans son aîné qui portait sur le visage la laideur de son cœur. Un profil tordu pour une âme sinueuse. Je me demande aussi pourquoi France s’encombre de ce macho à bottines avec ses longs cheveux de fille et sa mine de tau-lard. Elle se retourne vers moi :
— As-tu prévu où dormir à soir ?
— Pas vraiment… À vrai dire, je n’ai pas fait de projets.
Je suis parti un peu vite, sans me documenter plus que la lecture du Géo du mois consacré à la Belle Province – un signe peut-être – et d’un vieux guide qu’un copain m’a prêté. Pas évident pour les bonnes adresses !
— C’est-tu ta première visite au Québec ?
— Ça se voit tant que ça ?
— Tu regardes beaucoup, même quand y a rien à voir…
Un peu courbaturé, je me renverse contre le dossier et j’esquisse un sourire : il n’y a effectivement rien à voir sinon des bois grisâtres et luisants de pluie qui défilent sans fin. On est loin des flamboiements de l’été indien vantés par le magazine.
— Cherche autour de l’université, vers le Mont-Royal, y a toujours des logements pour petits budgets ; sinon Montréal, c’est pas mal dispendieux ! Certains louent à la semaine pis c’est mieux d’avoir son chez vous.
Je la remercie pour le tuyau. Passe un kilomètre, une éternité.
— Vous allez à Montréal aussi ?
— Non, dans les Cantons de l’Est, à environ une heure et demie de d’là. C’est ben plus petit et plutôt l’fun si t’aimes la nature et le sport.
Nous discutons tout le reste du trajet tandis que François se concentre sur sa route. Ce n’est pas un compagnon de voyage très agréable mais il conduit prudemment malgré cette violence contenue qu’on devine derrière son visage peu amène ; cela me rassure de ne pas le voir se défouler sur l’accélérateur.
J’apprends ainsi que France, qui étudie à l’université de Sherbrooke, est la fille unique d’un couple franco-québécois. Son père, Français d’origine, a fini par retourner dans son pays après avoir divorcé à la va-vite. La jeune femme peut ainsi traverser l’Atlantique deux ou trois fois par an pour faire du tourisme et accessoirement revoir son géniteur sur lequel elle n’est guère bavarde. Je me garde bien de préciser la raison de ma visite lorsqu’à son tour elle m’interroge.
— Et t’as tout abandonné, tes amis, tes études, comme ça, sur un coup de tête ?
— J’avais besoin de changer d’air…
Je me détourne aussitôt pour montrer que je ne tiens pas à poursuivre dans le registre des confidences. François s’esclaffe :
— Astine-le pas ! C’est sa blonde qui l’a lâché, pis tu vas pas le niaiser pour ça !
— Es-tu épais quand même ! proteste France.
Mais malgré cette discrétion de façade, je la sens qui guette une réaction sur mon visage. Elle semble déçue de ne pas me voir démentir ou confirmer, mais n’insiste pas.
Sur l’autoroute Décarie, des travaux nous ralentissent et me permettent d’admirer le centre-ville de Montréal tout illuminé, dominé par la masse grise du Mont-Royal. À ses pieds, les rues scintillent comme des guirlandes de Noël. Le Saint-Laurent doit être quelque part entre les immeubles et les lumières lointaines qui brillent dans le crépuscule.
Un peu après la fin des travaux, nous virons en direction du centre-ville. Une grosse ambulance jaune, surmontée d’un chapelet de gyrophares, passe en hurlant sur une large avenue déserte : peu de magasins mais des bureaux partout et des parkings à ciel ouvert. François me regarde dans le rétroviseur :
— On va te débarquer là, le Français.
Trop tard pour qu’il intègre que mon prénom c’est Mathieu.
La rue en travaux n’est pas beaucoup plus animée que la précédente. Les voitures zigzaguent entre les barricades. Je descends au milieu des gravats sous le regard désolé de France, et récupère mon sac sur la banquette arrière.
— Par ici, c’est l’université et par là, la rue Sainte-Catherine. T’auras pas de trouble pour trouver à souper. Si tu veux aller plus loin, y a un métro, c’est la station Guy Concordia.
Elle me souhaite bonne chance et je la remercie pour sa gentillesse. Alors que je m’apprête à saluer son compagnon, celui-ci démarre avec un grondement sans rapport avec sa vitesse d’escargot. Un moment, je regarde disparaître la Chevrolet jusqu’à la perdre dans le trafic. Curieux couple, si mal assorti ; je me demande pourquoi ils sont ensemble comme je me suis toujours demandé pour Odette et René. France et François ; même l’assemblage des prénoms est incongru.
Je marche à la recherche d’un point de repère. Je me sens fourbu par le voyage et cette trop longue immobilité qui m’a ankylosé. Il fait froid et l’humidité me transperce malgré ma veste fourrée. Les bouches d’égouts fument comme dans les films de série B et l’air est chargé de senteurs d’échappements et de friture. Tout est différent ici : l’odeur de l’essence, le ton des avertisseurs, et ces grosses autos qui roulent avec un grondement sourd et profond, presque imperceptible, comme celui d’un tremblement de terre.
Un peu perdu, je cherche à m’orienter : pas facile, les feux sont de l’autre côté du carrefour. Des panneaux verts m’indiquent que je suis à l’intersection du boulevard de Maisonneuve et de la rue du Fort. En bas, ça brille et je m’engouffre dans la rue sombre bordée de petits immeubles de briques sans style pris d’assaut par des escaliers en fer. Difficile de croire que l’histoire de cette ville remonte à plusieurs siècles !
Sur la rue Sainte-Catherine, l’animation est presque étourdissante : gens pressés, vitrines illuminées, devantures décorées de citrouilles, de sorcières et de masques inquiétants. C’est l’heure d’affluence dans les snack-bars, mais il y a encore de nombreuses places libres. Je hasarde un œil par la vitrine d’un restaurant ; une serveuse me jette un regard hostile. En voyant mon image dans la glace, je comprends pourquoi : avec mon sac à dos, mes cheveux ébouriffés et mes joues grisées par de trop longues heures de voyage, j’ai plus l’air d’un routard que d’un honnête touriste ! J’opte pour une échoppe qui propose des hot-dogs et des sandwiches où je choisis un sous-marin à la dinde et un Coke Classic : le goût de l’Amérique !…
Tout en mâchonnant la viande insipide engluée de mayonnaise sucrée (à moins que ce soit de la moutarde trop douce ?), je continue d’avancer. Elle paraît interminable cette rue, oscillant sans cesse entre luxe des boutiques de mode et des grands magasins, et sordide des façades de briques crasseuses aux fenêtres occultées. Je me demande s’il s’agit d’entrepôts ou si des gens habitent ici. Les enseignes des sex-shops déploient les serpentins suggestifs de leurs néons colorés : j’ai dû tomber sur le quartier chaud. « Chaud » n’est d’ailleurs pas le terme approprié car, malgré les nus stylisés bordés de néons multicolores, il fait un froid sibérien avec ce vent qui fouette les façades et balaye les trottoirs.
Des gens de toutes couleurs, noirs insouciants, chinois pressés, indiens fièrement enturbannés, me croisent, me dépassent, me frôlent. Ici, l’anglais et le français se mélangent aux autres dialectes sans vraiment les supplanter. Le parler d’ici ne m’est pas familier, aussi dois-je faire répéter quand quelqu’un me demande :
— Hey, as-tu du change ? C’est pour caller un café pis souper…
Je lève la tête : c’est une jolie rousse au visage un peu enfantin rosi par la froidure. Elle a l’air frigorifiée, engoncée dans une vieille veste de treillis usée. À son apparence débraillée, je devine qu’elle vit dans la rue. J’imagine qu’elle me demande de l’argent. Quand je lui propose d’aller boire un pot en ma compagnie, elle plisse les yeux et son visage exprime la surprise et la méfiance.
— J’te connais pas, pis tu t’en viens d’où comme ça ?
— J’arrive de Paris…
— T’es un « Maudit Français » alors !
Décidément le Français semble avoir ici la cote du Belge chez nous : on a toujours quelque chose à lui reprocher même si, paraît-il, on l’aime bien. J’opte pour la dérision :
— « Maudit », on peut le dire !
— Tu sais pas où aller ?
— Je n’ai pas de logement pour le moment mais j’espère bien trouver un petit hôtel pas cher, ou alors une auberge de jeunesse.
— Un hôtel pas cher à Montréal ? J’tiens mon sérieux à deux mains ! T’as rien en dessous de trente cinq piastres. Tsé, rester icite, c’est plutôt dispendieux…
Une saute de vent me fait frissonner. Cher ou pas, il faudra bien que je me loge ce soir. Je regarde autour de moi : on dirait que j’attire les sans-abri. Un rasta au regard éteint tourne autour de nous en marmonnant une litanie incompréhensible tandis qu’une grande bringue aux cheveux mauves, toute vêtue de noir, nous regarde en chantonnant. Si ce sont les compagnons de la demoiselle, j’ai tiré le bon numéro ! Je presse le pas.
— Alors, ce café, on va le boire ?
Je regarde par les fenêtres d’un bow-window qui prolonge ma chambre sur l’angle de la rue du Fort et de la rue Sainte Catherine où passent de rares voitures. À présent, le vent peut souffler, autant qu’il veut. J’ai laissé Claire et ses taches de rousseur s’en aller après qu’elle a englouti deux cafés et une demi-douzaine de beignets. Je l’ai regardée s’empiffrer sans façon tout en écoutant ce qu’elle voulait bien me raconter de sa vie : pas grand-chose somme toute. Elle a dix-huit ans et ne supporte plus sa mère avec qui elle vivait seule. Elle a une sœur aînée, mais je n’ai pas très bien compris si elle voulait ou refusait de brûler sa vie comme elle-même l’avait fait. Je n’ai pas osé lui demander de précisions… Elle rythme son récit de « Tsé » et de « Pis », parfois les deux ensemble, et tire sans cesse sur les manches du vieux chandail qui émerge de son treillis pour s’essuyer le nez avec ; pour comble de la distinction, elle s’est levée de table en laissant échapper un rot sonore. J’ai compris qu’elle avait fait cela pour détourner mon attention car je l’ai vu chiper le pourboire que j’avais laissé à l’intention de la serveuse. Je comprends pourquoi elle a insisté pour que je sois généreux, « le service est pas inclus icite ! ».
Comme promis, elle m’a conduit à l’auberge de jeunesse de la rue Mackay. Mauvaise surprise : toutes les chambres individuelles étaient réservées. J’ai renoncé au dortoir. Comme mon guide avait mis les voiles, j’ai rebroussé chemin jusqu’à l’hôtel Saint-Malo où j’ai trouvé une chambre. Seconde déconvenue : le prix indiqué ne tient pas compte des taxes, huit pour cent en sus et on parle d’en instaurer une nouvelle ! Pour un peu plus de quarante dollars, j’ai un grand lit et une salle de bain, le tout gardé par un rempart de double rideaux poussiéreux et une famille du Kerala, des gardiens de nuit qui ne parlent qu’anglais.
Allongé à même le couvre-lit sombre parsemé de fleurs roses et rouges, je regarde les photos de ce frère que je n’ai pas vraiment connu. J’avais 10 ans et Maxime 20, autant que moi aujourd’hui. Sur ces clichés, je n’avais jamais rien vu d’autre qu’un vénérable disparu. Voilà qu’à présent, j’y découvre le portrait d’un simulateur. Sortis de leurs cadres et de leurs albums, dépouillés sous la lumière pauvre des lampes de chevets, les tirages ne sont plus tout à fait ceux que ma mère regardait en silence, en cachette parfois lorsque l’alcool ne les avait pas encore éparpillés au pied du fauteuil. Je doute de pouvoir jamais le retrouver s’il est encore en vie. À quoi peut-il bien ressembler à trente ans passés ? Et si Mamie, Tante Odette et Maman s’étaient imaginé toute cette histoire, s’étaient mutuellement confortées dans l’idée d’une fuite pour ne pas admettre la réalité de sa mort ? Je regarde l’hydravion sur le timbre de la carte postale : un espoir fou, un rêve à 35 cents… Ce soir, je ne suis plus tout à fait certain d’y trouver un message.
Je me réveille au son du journal de Radio-Canada. Le client précédent avait réglé le réveil à sept heures tapantes. En moins de cinq minutes, j’apprends tout ce qu’il faut savoir du Québec en ce 30 octobre 1990 : Robert Bourassa, le Premier Ministre, nous parle de récession ; on commente l’instauration prochaine d’une nouvelle taxe sur les produits et services ; les accords du lac Meech et les évènements d’Oka continuent de diviser l’opinion publique. À l’international, la crise au Moyen-Orient domine tout le reste de l’actualité et on parle d’intervention au Koweit avec le renforcement du corps expéditionnaire américain. Quelque chose bascule dans le monde, pourtant je me sens bien loin des tensions politiques et des velléités belliqueuses de George Bush et de Saddam Hussein. Ce n’est pas ma guerre, mieux encore, c’est la guerre d’un autre monde. Plus dramatique : Environnement Canada annonce une journée nuageuse avec des minimales proches de zéro degré et des maximales pas beaucoup plus élevées.
J’ai dormi tout habillé sans prendre la peine d’ouvrir mon lit. La télévision, dont j’avais coupé le son, nous assène un nouveau spot publicitaire pour une pizza surgelée. Je m’ébroue, affamé ; pas par la pizza mais parce qu’en France il est deux heures de l’après-midi. Ma barbe a poussé et elle me gratte le cou. J’écarte les rideaux : des gens passent sans me voir. Devant moi, c’est toujours les mêmes murs de briques percés de fenêtres aux vitres sales et encombrés de climatiseurs. J’entrouvre un des battants : il fait effectivement froid et gris.
Je ramasse les photos étalées : peut-être me servirontelle… Je les regarde une nouvelle fois : mon frère me tenant dans ses bras le lendemain de ma naissance avec sur le visage cette moue indéfinissable que je lui connais trop bien ; plusieurs clichés pris sur un bateau à Quiberon, un portrait au retour d’une balade en montagne, ma mère le tenant par les épaules à l’occasion d’une fête de famille… Rien de récent malgré mes recherches : on dirait que Maxime a terminé son enfance à 15 ans et que depuis, il a refusé d’être photographié.
J’ai vite fait de rassembler mes affaires : pas question de rester ici une nuit de plus, mes finances n’y résisteront pas. Je n’ai aucune idée du temps que je vais devoir passer dans cette ville à chercher un fantôme. Peut-être me suffira-t-il de suivre ma route pour croiser celle de Maxime ; les gènes communs prédestinent-ils aux mêmes illusions et à des parcours identiques ? Après tout, je fuis, moi aussi depuis deux semaines.
Je décide d’aller manger un morceau. Je déniche une bonne affaire : jus d’orange, saucisses et œufs brouillés, patates sautées et rôties pour 7 dollars 99 ! J’avale le Special avec un supplément de café, pas par plaisir – c’est une resucée de vieux marc insipide – mais parce que j’ai soif. À la sortie du snack, je me surprends à chercher Claire du regard. Elle doit être loin à présent et je ne serai plus là quand elle reviendra faire la manche en soirée. J’ai donc beaucoup de mal à me persuader que mes yeux ne me jouent pas un tour quand je l’aperçois de l’autre bord de la chaussée, en pleine discussion avec un assez bel homme au port strict. Je m’avance jusqu’à percevoir quelques bribes de la discussion qui semble animée. « Pis je te dis que j’veux pas… C’est hors de question que tu y retournes, Claire !… Fuck you ! Pis j’ai ma majorité et j’vais où ça me plait… Non, justement, tu n’es pas libre… ». Son père ? Un membre de sa famille ou alors… ?
Je lui fais signe, mais elle ne me voit pas ; l’homme en revanche m’a aperçu et avertit Claire de ma présence. Un sourire illumine le visage de la jeune femme plissé par un faisceau de vilaines rides qui lui donnent plus que les dix-huit ans annoncés. Elle se précipite vers moi.
— Hey, mon Français, pis t’as-tu bien dormi ?
— J’ai dormi dans un lit au moins…
Je demeure sur la réserve, car son interlocuteur nous observe toujours.
— Moi aussi, mais j’suis ben certaine qu’il était moins fancy que le tien ! ».
L’homme n’a pas bougé et nous regarde toujours. Claire se retourne vers lui et lui fait un signe où je décèle un mélange d’ironie et de provocation. Elle se détourne et m’entraîne dans la direction opposée.
— Mon confesseur…
Elle ne me laisse pas le temps de protester. Nous nous engouffrons dans la rue du Fort et le type ne fait pas mine de nous suivre.
J’entraîne Claire vers mon hôtel où je dois récupérer mon sac. La chambre est telle que je l’ai laissée, fenêtre entrouverte, sac à dos sur le départ arc-bouté contre le montant du lit. Claire regarde le couchage intact :
— Et pis, t’as pas dormi là !
— Je me suis assoupi tout habillé…
— Hey, c’est qu’il était magané mon Français !
Puis elle ajoute sur un ton moqueur :
— Ou ben, t’es un rapide !
Et sans que je la voie venir, elle tente de me renverser sur le couvre-lit. Je m’esquive et c’est elle qui perd l’équilibre et s’étale sur le matelas. Même si je trouve Claire attirante avec sa frimousse pâle et ses cheveux poils de carotte, je sais que c’est une fille de la rue qui ne sera jamais mienne comme Marion rêvait de l’être. Je n’ai pas renoncé à un amour étouffant pour trouver ici une passion impossible. Pour elle, d’ailleurs, que serai-je ? Sans doute rien d’autre qu’un bon moment passé à l’abri parce qu’elle n’avait pas envie ou pas le besoin de faire la manche. L’idée qu’elle fasse commerce de son corps me traverse d’ailleurs l’esprit… Dommage, même si cela semble probable. Elle se redresse, évite mon regard et esquisse une moue un peu boudeuse.
— J’te plais pas ? J’aurais juré que si…
Je secoue la tête, je tente de l’apaiser.
— C’est pas ça…
Son sourire cache sa déception, comme devant un cadeau mal choisi. Elle se redresse sur un coude.
— J’savais bien que t’avais une Blonde ! Au début, je l’ai pas cru vu comment tu me regardais, mais j’me suis toute mêlée.
— Oui, j’ai une amie, dis-je, sautant sur l’occasion.
— Pis tu l’as laissée en France…
Je n’ai plus qu’à mentir :
— Non, elle n’a pas voulu venir.
La fille secoue ses mèches anarchiques : visiblement, aucun peigne n’a civilisé cette brousse depuis un bon moment. Elle se redresse tout à fait et s’approche de moi. À son odeur un peu sauvage se mêlent des relents d’herbe.
— Elle en a de la chance ton… amie.
Elle balaye sa mauvaise fortune d’un revers de main.
— J’peux-tu prendre une douche ?
Sans attendre ma réponse, elle commence à se dévêtir. Surprise : elle est plutôt maigre sous les multiples épaisseurs de ses vêtements qui la recouvrent comme des pelures d’oignons. Ses seins provocants pointent dans ma direction. La tentation me tenaille ; ce serait si simple… Mais le tableau qu’elle m’offre a vite fait de me décourager. Ses bras ne sont que cicatrices brunes ou rosâtres, scarifications aux bordures ligneuses. Sur l’arrondi de ses hanches, je devine un tatouage inachevé, le dessin naïf d’une flamme. Un visage de femme au tracé maladroit imprime sa peau juste sous le sein gauche, au niveau du cœur. Mais déjà, elle s’esquive et file sous la douche.
Le cérémonial dure trente bonnes minutes. Je suis encore sous le coup de cette vision incongrue : on dirait une autre personne dont les frusques dissimulent la monstrueuse réalité. J’hésite. À mes pieds, ses vêtements provoquent ma curiosité. Elle ne peut pas me voir et j’en profite, un peu honteux de mon indiscrétion. Je me baisse et fouille sa veste en grosse toile. Il n’y a pas grand-chose : quelques pièces, des bouts de papier chiffonnés, une carte d’assurée sociale au nom de Marcelle Ladoucette : ce n’est sans doute pas elle, mais peut-être ne se prénomme-t-elle pas Claire non plus… Je repose le tout dans l’état où je l’ai trouvé, puis je me colle à la fenêtre pour regarder passer les gens : drôle de fille ; dehors les autres ont l’air tellement ennuyeux.
Claire émerge finalement dans un nuage de vapeur, enveloppée dans un drap de bain. Désormais, seule son image présentable m’est encore offerte. Pourquoi s’est-elle dévoilée ainsi alors qu’il lui suffisait de se dévêtir à l’abri de mon regard ? Stratagème de fille des rues ? Simple provocation ? Mais elle ignore mon interrogation muette.
— C’est ça qu’est pénible au quotidien : pas pouvoir me laver quand j’en ai envie. Mai si t’as pas l’air sale, les gens te prennent pour une simulatrice, tu vois, une fille qui touche le chômage et occupe ses journées en demandant la charité.
Je la regarde, un peu surpris.
— Tu me crois pas toi non plus ? T’as qu’à fouiller ma veste, tu verras que j’ai rien sur moi !
Je pique un fard. A-t-elle deviné mon indiscrétion ? Mais déjà elle me tourne le dos pour se revêtir. Elle s’habille devant moi, sans la moindre gêne mais sans ostentation. À présent que nous devenons un peu intimes sans être amants, elle met sa séduction entre parenthèses.
Nous partons sous le regard inquisiteur du réceptionniste de jour, un gros homme dégarni à la peau très sombre. Au-dehors, nous retrouvons le bruit et l’agitation : les klaxons, les soupirs des moteurs qui s’échauffent dans les embouteillages, les gens pressés qui se précipitent en tous sens nous accompagnent tout au long de la rue Sainte-Catherine. Les jardins publics sont hantés par une nuée de Jack-O’Lantern, citrouilles grimaçantes, certaines évidées, d’autres agrémentées de piments et de feuilles, qui leur donnent un air moqueur ou effrayant. En plein jour, les sex-shops et les bars à strip-tease font grise mine. Nous passons devant la carcasse pathétique d’un immeuble incendié : je suis à son image, bon à reconstruire ou à abattre. Je ne sais même plus vraiment ce que je suis venu faire ici… Courir après une ombre qui a glissé sur le bitume il y a dix ans ?
Claire marche d’un pas léger tandis que je me traîne avec mon sac à dos surchargé ; je la suis sans savoir où elle me mène au milieu de cette foule aux visages fermés. Le vent froid a depuis bien longtemps balayé les touristes et les sourires d’été. Ne restent ici que ceux qui affronteront la mauvaise saison : ils ont déjà enfilé le masque de l’hiver. Je n’en peux plus de courir après Claire et je finis par croire qu’elle se venge de ma réserve. Malgré ma fierté, je finis par protester :
— Où tu nous entraînes comme ça ? J’en ai marre de crapahuter au pas de charge !
Elle se rit de moi, dévoilant des taches de son que je n’avais pas encore remarquées.
— Pis mon Français, t’es-tu déjà fatigué ou bien tu râles pour faire plus vrai ? Jamais content hein ? Vas-tu faire la grève ?
— Je t’ai dit, je m’appelle Mathieu alors cesse de m’appeler « mon Français » !
Elle se rembrunit, fronce le nez :
— J’ai connu un Mathieu pis c’était une espèce de têteux ! Alors, toi qu’es ben fin, j’préfère t’appeler « mon Français ».
Et là-dessus elle s’essuie le visage d’un revers de manche. Inutile de protester ; le mieux serait de la laisser tomber, mais telle que je la cerne, elle serait capable de me suivre tout le restant de la journée. Et puis je me sens un peu moins seul dans ce grand pays qu’on a si injustement baptisé « Nouvelle France ». Avant de me mettre à chercher qui que ce soit, il me faut comprendre un minimum de choses sur la vie des gens d’ici et pour cela, Claire peut m’être bien utile.
Avant mon départ, j’ai retourné dans ma tête un nombre effrayant de possibilités et d’hypothèses. Il est clair que je ne pourrai pas m’en sortir sans l’aide des Québécois ; pas ceux qui portent casquettes et gros ceinturons et que je vois régulièrement patrouiller à bord d’énormes berlines bleues et blanches ; ceux-là ne me seront d’aucun secours. La police n’arrive pas à retrouver des gens perdus depuis quelques heures, alors comment pourraient-ils suivre la piste de mon frère qui a séché depuis plus d’une décennie ? Et puis d’ailleurs, ils me prendraient pour un fou ou un provocateur, les deux peut-être.
Après un marathon dans la vieille ville, nous descendons la place Jacques Cartier en courant presque au milieu des cafés qui démontent leurs devantures. Ce doit être un endroit agréable en été mais à présent, le vent du nord déboule du haut de l’hôtel de ville, saute les arbres en bordure de quai et court sans affronter d’obstacle pour friper les eaux grises du fleuve où la pluie lointaine dessine des ombres mates. Nous nous retrouvons au milieu des bassins déserts. Devant nous, la coupole du marché Bonsecour luit faiblement. Au loin, la brume encapuchonne un faisceau de silos blanchâtres. Derrière encore, un amas de grues domine les masses grises des bateaux à quai. Pas joyeux, ce Québec entre deux saisons avec des larmes de fin d’automne qui me coulent dans le dos, glacées sur ma peau brûlante.
Je ne les ai pas vus venir : ils semblent émerger de la brume, un grand brun costaud qui brandit une bouteille de bière avec dans son ombre un blondinet imberbe au regard délavé. La fille qui les accompagne est plutôt jolie, aussi brunette que Claire est rousse, mais la robe de velours passé qui traîne sur ses godillots ne met pas en valeur son corps de Gitane. Les deux gars me toisent : le grand qui louche un peu a un regard neutre, mais le nabot me dévisage d’un air inquisiteur.
— C’est qui, ça ? T’sais bien qu’j’aime pas ça, moe, t’voir avec un nouveau.
Son ton agressif semble plus destiné à Claire que dirigé contre moi. La rouquine ne se laisse pas intimider :
— Achale-moi pas avec tes bébelles ! Pis, l’as-tu ?
L’autre insiste et commence à me tourner autour, mais il s’imagine sans doute que je suis muet car il continue de questionner Claire à mon sujet sans m’adresser la parole. Je les comprends à peine, on dirait qu’ils parlent une autre langue.
— Un beau voyageur ! Claire, elle adore les beaux voyageurs, en tout cas… Ouais, m’a l’air cute en maudit, le calice ! Tu l’as choisi moins paqueté que le dernier.
Aux côtés du blondinet, la bohémienne me dévisage avec tant de curiosité que je commence à croire qu’elle en a après mon sac à dos. Instinctivement, j’effleure la ceinture qui contient mes papiers et mes devises ; pas le moment de me faire détrousser. Je la regarde dans les yeux, mais l’autre, à l’affût de mes moindres réactions, m’apostrophe aussitôt.
— Rêve pas ! Hélène, elle aime pas les hommes…
Comme pour me prouver son orientation sexuelle, Hélène – je l’aurais plutôt appelée Esméralda – s’accroche aux épaules de Claire et l’embrasse à pleine bouche. Je dois les regarder d’un air ahuri car les deux zonards s’esclaffent, crachant un rire gras qui sent la bière et le tabac froid, tandis que les filles, toujours enlacées, ricanent en me provoquant. Collée aux jupes d’Hélène, Claire a des faux airs de garçon et je me demande si elle ne s’est pas tout bonnement moquée de moi en cherchant à m’attirer sur elle, tout à l’heure. Elle se détache enfin et me prend par la main. C’est notre premier contact, de peau à peau, rassurant, même si elle n’a pas les mains douces. Non, elle aime les hommes, ça se sent à sa manière de me toucher.
— Inquiète-toi pas, me dit-elle ; y te niaisent avec leurs faces de bum de cour à scrap ! C’est pas des mauvais mais y z’ont pas inventé l’eau chaude. Ça, c’est Yves pis la belle jeunesse, c’est Germain… Pis j’vous présente Mathieu, mon Français qu’j’ai trouvé hier à soir.
— Ah, c’est toé ça ! lâche Germain avant d’avaler d’un trait le reste de sa bouteille.
Si Germain est plus bête que méchant, le Yves en question pourrait être les deux à la fois. Mais Claire est là et je me détends un peu ; elle semble avoir de l’ascendant sur ces deux brutes. Je commençais à craindre un piège avec ces quais déserts et cette eau plombée qui avale la lumière. Je n’ai que cinq-cents dollars sur moi en espèces, l’équivalent en chèques de voyage, une carte de crédit et un baladeur ; mon linge n’est pas tout neuf et mes baskets prennent l’eau, mais j’y tiens.
Claire me lâche la main et s’approche d’Yves dont les cheveux blondasses collent sur son front bas et trop bombé. La pluie fine nous enveloppe d’un voile tenace. Claire s’impatiente.
— Alors, l’as-tu ?
L’autre fouille dans une des poches arrière de son jean et sort un sachet plastique qu’il lui tend. Elle regarde à l’intérieur et prend une mine contrariée.
— C’est tout ?
— Crés-tu que tu pouvais te payer d’la blanche ? Pour t’offrir un billet en première classe, faudrais qu’tu le remues davantage !
Le mouvement de son bassin est éloquent ; ce type me dégoûte. Si j’étais plus bagarreur, je le balancerais volontiers dans l’eau qui paraît peu profonde, mais je ne suis pas venu ici pour me battre ; Maxime l’aurait fait, sans doute, mais voilà, je ne suis pas Maxime, ni par les muscles, ni dans la tête.
Hélène s’est approchée et regarde à son tour le contenu du sac : il ballotte mollement dans le vent aigre et semble vide aux trois-quarts. C’est vrai que je ne sais pas trop combien ça pèse, un aller-retour au paradis. Je feins l’indifférence mais à vrai dire, je ne suis pas très rassuré et j’ai froid, maintenant que je reste immobile dans le nordet. Heureusement, les deux mâles semblent préférer l’alcool à l’eau et font mine de rebrousser chemin en se protégeant du crachin qui cingle leur visage.
À notre tour, nous mettons les voiles sans nous concerter. Ça monte et une fois de plus, je traîne derrière les donzelles. La perspective d’une défonce leur donne-t-elle des ailes ou bien est-ce moi qui suis épuisé ? Sur l’avenue Viger, je manque de me faire écraser par un poids-lourd qui déboule sans que je l’aie vu arriver et asperge mes chaussures et le bas de mon pantalon. Je n’ai jamais eu très bon contact avec les camions et les camionneurs. De l’autre côté de la rue, les deux filles ont enfin stoppé et me regardent en pouffant. J’hésite à les laisser tomber – je ferais peut-être mieux – mais je leur fais signe parce qu’ici rien ne m’est familier à part ces deux gamines insupportables. Ce n’est pas agréable de se sentir étranger. Même si cela fait longtemps que je ressens ce sentiment de manière diffuse, c’est la première fois que je prends conscience d’être vraiment en décalage : ici, à Montréal, rien ne rappelle mon pays natal malgré ces monuments qui se veulent ancestraux et ces rues pavées luisant sous les réverbères à l’image du vieux Paris. Je ne suis pas venu en touriste et j’ai traversé le décor : les coulisses ne sont pas si séduisantes. Et puis cette pluie qui me brûle les yeux !
— Je suis chargé, vous pourriez m’attendre…
Hélène glousse :
— On va te porter !
Et chacune de m’empoigner par les aisselles et de me tirer en avant à défaut de me soulever puisque mon sac et moi devons bien peser dans les quatre-vingt-dix kilos.
Nous n’allons pas très loin. Quelque part entre la rue Saint-Denis et le boulevard Saint-Laurent, nous nous réfugions dans la boutique d’un dépanneur, l’une de ces supérettes qui fleurissent un peu partout au coin des rues. Il n’y a pas grand monde à l’intérieur en dehors d’une petite vieille qui erre entre les rayons et d’un type mal rasé vêtu d’une chemise de flanelle à carreaux, d’un pantalon de travail et de grosses chaussures de sécurité. Ses cheveux en bataille émergent d’une casquette usée qu’il secoue en se grattant le crâne devant un étalage de bières en boîtes. Le gérant, un arabe famélique entre deux âges, nous gratifie d’un « Bienvenue ! » engageant et me demande de laisser mes bagages près de la caisse. Je m’exécute en lui rendant son sourire. À bien y réfléchir, c’est la première personne réjouie que je vois aujourd’hui, heureuse de ce bonheur simple d’être à l’abri des bourrasques. Je me rends soudain compte qu’Hélène nous a faussé compagnie. Claire s’approche de moi :
— Ecoute là, c’est Marjo, j’adore, elle est vraiment rock !
Ça secoue dans les haut-parleurs qui diffusent la radio locale : il y est question de chats sauvages et d’amour en cage.
La porte s’ouvre et revoilà Hélène : je m’apprête à lui faire signe, mais Claire m’attire vers elle et ignore ostensiblement son amie tout en continuant à hanter les rayons. Le commerçant aussi a repéré la nouvelle arrivante et la suit d’un œil soupçonneux. Elle a l’air de planer, grande bohémienne aux cheveux collés sur ses joues mates. Je me demande si Claire ne lui a pas refilé un peu de dope pour qu’elle aille se shooter dans un coin avant de nous rejoindre. Mais déjà, la petite rousse me tire par le bras et m’entraîne vers la caisse. Au passage, elle attrape trois sachets de nouilles à cinquante cents qu’elle dépose sur le comptoir dès que l’ouvrier a fini de ramasser sa bière, son club-sandwich et sa monnaie.
Soudain, le fracas d’une chute retentit alors que Claire s’apprête à payer. Le gérant se précipite avec sur le visage tous les stigmates du bonheur troublé, tandis que des boîtes de soda roulent jusqu’à nous. Nous nous avançons prudemment à sa suite : c’est Hélène qui s’est empêtrée dans sa robe et se tortille au milieu des paquets de chips et de nachos. Visiblement, le trip se termine mal, dans le style mauvaise poudre ou overdose. Déjà, le patron et la vieille dame se sont portés à son secours. Une fois encore, Claire me tire par le bras en direction de la sortie en me faisant comprendre que l’heure est au chacun pour soi. J’attrape mon sac et je file à sa suite. Je l’apostrophe pour lui signifier mon incompréhension. Il faut qu’elle secoue son blouson en faisant teinter les cannettes de bière qu’elle y a cachées pour que je réalise enfin.
— Merde, j’ai cru que tu la laissais tomber…
— T’es plus niaiseux que t’en as l’air mon Français, on dirait que t’as jamais rien volé !
Je n’ai rien à répondre. C’est vrai que mis à part deux ou trois erreurs de jeunesse, j’ai plutôt respecté la loi et les biens d’autrui. Pas de quoi m’ouvrir les portes du Paradis mais je n’ai pas non plus le CV d’un repris de justice, même sans envergure.
— Dépêche ! Ça mouille pis l’aut’ pourrait ben allumer ses lumières…
Je m’immobilise, saisi de stupeur :
— Il y avait des caméras, j’en ai regardé une pendant que tu fauchais. Elle a dû enregistrer mon visage et le tien en prime !
Elle hausse les épaules et presse le pas car la pluie redouble. Je m’époumone dans son sillage.
— Je n’ai pas traversé l’Atlantique pour avoir des ennuis avec la police !
Elle se retourne enfin et me regarde d’un air sévère ; pour un peu, j’aurais l’impression d’être en faute.
— Tu veux me stooler ? Gêne-toi pas, la police métropolitaine doit avoir mon signalement, pis la Sûreté du Québec aussi.
— J’ai pas dis ça…
— Alors inquiète-toi pas ! J’suis ben discrète et c’t’homme-là s’apercevra même pas qu’on lui a pris d’la bouffe. Il a probablement mouillé ses culottes en voyant Hélène les jambes en l’air !
Évidemment c’est une pro, j’aurais dû m’en douter sinon, comment ferait-elle pour survivre au dehors ? J’imagine que les quelques billets qu’elle gagne lui servent à se brûler le cerveau.
J’ai envie de m’enfuir et pourtant je continue à la suivre. Dans ce grand vide mouillé, je m’accroche à elle comme un bateau suit la lumière d’un phare, aveuglément, même si c’est le feu de naufrageurs qui le mène droit sur un récif.
Sans que rien ne l’ait laissé présager, nous entrons dans la ville chinoise avec ses toits en pagode, ses vitrines de pacotille et ses néons mandarins. Nous filons dans une arrière-cour qui donne sur un immeuble de briques noircies aux fenêtres aveugles. L’air froid et poisseux pue les ordures, la friture et la sauce soja. J’entre à la suite de Claire en me demandant bien ce que je viens faire dans ce squat sordide. Ici, pas de serrures ; elles ont sauté depuis longtemps, de même que les planches clouées sur les battants. Seuls les bulldozers chasseront les occupants indésirables.
L’intérieur sent encore plus mauvais que le cul de ce restaurant miteux aux fenêtres voilées de poussière grasse qui fait l’angle de la rue. J’ai une sensation de mouvements furtifs au-dessus de ma tête : des rats trottinent. Au premier étage, nous entrons dans un petit appartement très sombre et j’avance en tâtonnant, traînant maladroitement les pieds sur la moquette rase. Les plafonds desquament et dans la pénombre, je devine les larges taches d’humidité et l’eau qui dégouline sur les murs.
— Ça a brûlé au-dessus, les deux étages et le toit.
Mes yeux s’habituent peu à peu et je prends la mesure des dégâts. L’appartement est pourri par l’eau de ruissellement ; les portes ne ferment plus parce que le bois a gonflé et le papier mural s’enroule comme de l’écorce de bouleau. Par endroits, les parois suintent encore et la moquette est aussi imprégnée qu’une éponge. Cette puanteur que j’oublie peu à peu, c’est l’odeur du feu, de l’humidité et de la pourriture qui rongent l’immeuble. Et probablement ses habitants.
Claire tâtonne un peu avant de fourrager dans un coin. La pièce s’éclaire soudain, illuminée par une ampoule nue : je n’imaginais pas qu’il puisse y avoir encore de l’électricité dans ce bâtiment supplicié. Claire se déleste de tout ce qu’elle a chapardé chez le dépanneur : une dizaine de boîtes et de bouteilles de bière d’un demi-litre, des sandwiches et un pot de je ne sais quoi qu’elle dépose sur une table bancale avec cérémonie.
— Peanut butter !
Du beurre de cacahuètes ; on dirait qu’elle a chipé un pot de caviar. Je la regarde faire tout en déposant mon sac qui me scie les épaules et le bas-ventre. Elle me fascine avec ses gestes d’une incroyable légèreté et cette folle insouciance qui semble lui donner le courage de vivre ici comme si elle était princesse en son palais. Elle m’envoie une bière que je rattrape de justesse. Elle n’est même pas fraîche.
— Molson Export ! Les importations étaient trop proches du comptoir…
Déjà, elle s’est saisie d’une canette, fait sauter la capsule, et lape la bière qui s’échappe à grands coups de langue gourmande. J’en fais autant en évitant de justesse le déferlement de mousse qui s’écrase sur le sol. Tiède, c’est plutôt écœurant. J’imagine qu’ici, il n’y a plus d’eau et que de toute façon, elle n’est pas potable.
Je jette un coup d’œil circulaire, plus pour passer le temps que pour admirer le décor sordide. La chambre est à l’aune de l’immeuble : à l’agonie. Un matelas grisâtre et une vieille table de bois pour tout mobilier, un petit bidon en fer-blanc pour l’eau de récupération et partout des papiers, des emballages et de vieux journaux. Quelques livres aussi, bons pour la réforme mais encore lisibles. J’en prends un au hasard : « Le canard de bois » de Louis Caron, le premier tome des « Fils de la liberté ». Je n’irai pas plus loin que la quatrième de couverture. Claire me prend le livre des mains et m’invite à m’asseoir sur le lit de fortune. Elle y a installé un duvet ; c’est sans doute là qu’elle dort. Bon sang, qu’est-ce que je fais ici ? Je dois avouer qu’elle me fait peur avec son visage pâle et luisant où la lumière trop crue dessine des contours morbides. Cette fois-ci, elle me pousse en arrière et j’ai grand peine à garder ma bière verticale ; le liquide mousseux coule entre mes doigts. Elle est déjà sur moi, plus conquérante qu’offerte, maintenant qu’elle m’a attiré sur son territoire.
— Mon Français, j’ai envie de te croquer !
Le pire est que j’ai envie d’elle malgré ses frusques crasseuses et ces relents de bière chaude qui lui parfument l’haleine, supplantant le goût du hasch et du ketchup. Elle me fascine et me dégoûte un peu aussi ; je n’ai même pas pensé à emmener des préservatifs. De toute façon, je n’ai pas envie de faire l’amour dans un endroit aussi sordide. Je la retourne brusquement, précipitant ma bière à terre. Elle se laisse faire, attendant mon assaut. Elle me sent hésiter et murmure :
— Inquiète-toi pas, j’ai des condoms…
Déjà, elle m’attire et me serre contre elle à tel point que je sens toutes les limites de son corps. J’ai peur de cette relation qui commence et que je n’ai pas désirée. Je pense à Marion : elle me proposait la banalité d’un amour ordinaire, moi qui rêvais d’exceptionnel. Je voulais le feu, je voulais les frissons et tout ce qu’elle m’offrait, c’était la tiédeur rassurante d’une promenade main dans la main au jardin des plantes ou au bois de Vincennes. Claire joue chaque jour avec les flammes qui consument son existence, un feu qui a dessiné des contours singuliers dans sa chair ; je sais qu’à son contact, je finirai par me brûler, alors je résiste à l’appel de ses cuisses entrouvertes et de sa bouche qui réclame mes baisers. Dehors, la pluie sable les planches plaquées sur les fenêtres. Dessous, une porte bat, les escaliers résonnent.
Hélène déboule dans la chambre, sans se préoccuper de nous, et saute sur les victuailles. Sauvé ! Mais Claire insiste :
— Ça te gêne-tu qu’elle soit là ?
Hélène nous dévisage sans curiosité. Nous voir aussi proches ne la surprend pas le moins du monde, ce qui me conforte dans mon refus de cette relation de coin de matelas.
— J’peux caller ma bière dans le couloir…
Je ne réponds pas, mais Claire, qui a compris, se dégage prestement. En se relevant, elle me tend ma canette de bière à moitié répandue sur le plancher, avant de se resservir.
Il est une heure passée et j’ai faim. Sandwich à l’omelette et bière réchauffée, je ne suis pas certain que cela fera bon ménage, mais au point où j’en suis… J’ai le cœur au bord des lèvres, tant à cause de l’odeur qui règne ici que de cet état de tension qui m’électrise depuis le début de la matinée. Vivre avec Claire doit être douloureux, comme une blessure qui ne guérit jamais et se réveille à chaque effort, à chaque coup. Je me demande si elle aussi ressent ce mal de vivre, si elle le supporte comme une preuve d’existence et a fini par l’aimer.
Je mâchonne sans mot dire le sandwich caoutchouteux aux relents soufrés d’œuf froid. Claire est assise, à l’autre bout du grabat, et m’ignore. Hélène lui a balancé un sac poisseux où se bousculent des nems et des raviolis passés de date.
— J’suis passée chez Feng Li, il avait gardé ça pour nous…
Les filles se jettent sur les restes sans retenue. Je goûterais bien aux nems qui ne semblent pas gâtés mais, puisque j’ai encouru le risque, je garde les deux mâchoires fermées sur le produit de la fauche, histoire de ne rien perdre de ce qui aurait pu me coûter cher. Ça mâchonne, chacun dans son coin, avec des grandes aspirations pour vider les boîtes de bière. La lumière vacille, comme sous l’effet d’un orage lointain. J’ai besoin de casser le silence qui s’est installé :
— Il vient d’où le courant ?
— C’est Germain qu’a grabé la ligne, explique Hélène. Il travaillait chez Hydro Québec avant de se faire clairer et d’êt’gazé au top…
Claire sourit en me voyant froncer les sourcils.
— Il a perdu son emploi…
Puis elle ajoute en ricanant :
— T’as du trouble à la comprendre, elle, mais c’est ben normal vu qu’elle vient d’Haïti.
Et elles pouffent toutes les deux. Mais déjà, elles se désintéressent de ma personne, affaissées sur le matelas, absorbées dans la contemplation du sac à bonheur.
— Hey, c’est de la bonne stuff ! Yves, c’est un gars ben trustable ! s’exclame Hélène.
Claire ne semble pas de cet avis :
— C’est un crook ! J’y avais donné soixante piast’ pis ça les vaut pas !
Je les abandonne avec leurs beignets de crevettes et leur poche pleine de rêve. J’espère seulement qu’elles ne fouilleront pas mon sac à dos. Rien d’important à l’intérieur mais quand même, ce sans importance est tout ce que j’ai ici.
J’ai un peu de mal à me repérer dans l’ombre. La lumière indigente me force à ouvrir grands les yeux pour me diriger. Je pose ma bière et j’avance à pas comptés dans le couloir imprégné d’une forte odeur de suie. Comment peut-on vivre dans un endroit pareil ? Il y a une petite lueur audessus, la lumière du jour, du moins ce qu’il en reste, qui souligne la frontière plus sombre tracée sur les murs par la fumée. À distance d’un étage, c’est l’enfer. Brusquement.
Je devine un chambranle calciné et le cadavre de la porte dévorée par le feu. L’appartement, un peu plus clair, a été nettoyé au lance-flamme. Le plafond ballotte au vent, réduit à de simples panneaux qui branlent sur des poutres charbonneuses. Un peu plus loin, un second logement : ici, le feu est passé plus vite, ignorant certaines pièces de mobilier. Cette intimité violée par les flammes n’en est que plus pathétique. Les meubles sont couverts d’une suie grasse et humide, tombée du haut, là où les flammes ont déboulé, à l’assaut des fenêtres éclatées. Là-bas, c’était l’enfer ; ici, c’est la mort avec ses vestiges qui rappellent la vie. Je rebrousse chemin : on sent que le Diable est ici chez lui et j’ai bien envie de prendre mes jambes à mon cou. Oui, mais pour aller où ? Il fait presque nuit sous ce ciel de mercure, personne ne m’attend et la première main amie est celle de ma tante, à quelque six-mille kilomètres.
Je monte encore l’escalier de béton, enjambant la barrière de palettes de bois intactes, placées là pour dissuader les aventuriers. En haut, c’est propre et net. Il ne reste plus que des pans de murs de briques recuites et le mikado des poutres noires à demi écroulées. La pluie mêlée de neige tourbillonne dans la lueur maladive d’un réverbère enrhumé qui toussote. Une bourrasque me force à la retraite. La porte bat de nouveau. Ça parle en bas. Inquiet, je descends quelques degrés, devinant que quelqu’un gravit les escaliers à ma rencontre. Les filles sont seules, abruties peut-être par une poudre ou un cachet.
Je devine leurs pas, je reconnais leur rythme : la démarche nerveuse d’Yves et celle plus lourde de Germain. Je croyais être débarrassé de ceux-là ! J’atteins à peine le second niveau qu’ils ont déjà rejoint l’appartement. J’entends des rires. Germain parle fort, entrecoupé par des silences confus, probablement quand Yves dit quelque chose. Et puis je reconnais la voix de Claire, noyée dans les brumes narcotiques.
— Hey, touches-y pas, là ! Es-tu niaiseux !
— Tasse-toi donc, Viens t’en pas picasser dans ma taille !
Un cri de femme suivi du bruit d’une chute.
— T’es forte comme deux pièces avec ça sous l’chapeau. Laisse faire, j’te dis, il avait qu’a pas laisser ça icite. J’le trouve, c’est à moé.
Je comprends tout à coup que les deux marloupins en ont après mon sac. Et ce n’est pas Claire qui va s’y opposer, chargée comme elle est. Sans trop réfléchir, je dévale l’escalier, manquant tomber dans l’obscurité glissante encombrée de débris. Je jure en me tordant la cheville : dévalisé et estropié, ce serait le bouquet !
Je déboule dans la chambre pour me heurter au rempart de Germain : le gros m’a entendu venir et protège les arrières d’Yves qui éparpille mes sous-vêtements à la recherche d’une hypothétique enveloppe à billets, une poire pour la soif dissimulée entre un slip et une paire de chaussettes. J’ai beau donner des pieds et des coudes, jurer comme un charretier et menacer le blondinet, rien n’y fait : Germain me bloque, impassible. Yves continue méthodiquement de fouiller mon bagage comme si je n’étais pas là, au rythme des hoquets qui secouent Claire, étalée sur le sol, déjà sous d’autres cieux très au-dessus de nous.
— ‘Stie, sais-tu que c’est illégal de s’promener au Québec sans un minimum vital ?
Germain me laisse avancer. Ruse de baroudeur… Maintenant, me voilà coincé au milieu de l’arène. Pas de secours à attendre de mes deux nymphes, déjà nases avant même d’avoir terminé leurs nems et leurs raviolis. Je ramasse mes effets et j’empoigne mon sac. Alors que le gros va s’interposer, je fonce, évitant de justesse le pare-choc de sa bedaine ; pas de bonne compagnie qui ne se quitte ! Celle-ci ne valait pas l’immeuble pourri où elle a élu domicile.
Je plonge dans l’escalier, amortissant ma chute avec le sac, émiettant des restes charbonneux qui valdinguent en contrebas. En haut, les matadors dégringolent à ma suite, sans crier, trop certains de leur supériorité en terrain miné. La charge me gêne, me ralentit, et eux filent au plus court, familiers de l’ombre et des coups tordus. Je m’égare, reflue vers la sortie que j’ai ratée. Les hasards de la cinétique placent Yves sur ma route. Cette fois-ci, la masse et la vitesse sont de mon côté et je l’écrase contre le mur comme un gros cafard. Il s’accroche mais je le fauche avec un reste de judo, vieux souvenir d’adolescence qu’une mauvaise chute m’a fait abandonner. J’arrache la porte qui baille sur ses gonds et le battant va lui fracasser la tête. L’avorton beugle à l’intention de Germain :
— Pogne le, maudit ! Germain, t’es qu’une grosse toutoune si tu le manques !
Mais Germain s’éclate contre la porte qui s’est refermée me laissant deux secondes de répit et quelques mètres d’avance. Je suis dehors, pas encore sauvé dans la rue déserte, mais nanti d’une sérieuse envie d’en découdre avec le blanc-bec pourvu que son garde du corps reste derrière la porte. Encore que… J’ai devant moi un nouvel adversaire, plus grand et apparemment bien costaud. Deux ans de judo, ça ne suffit peut-être pas pour savoir se battre, surtout si on n’a pas pratiqué depuis dix ans. Reste que, sur ma lancée, les lois de la physique sont pour moi. Je le heurte de plein fouet, mais il m’esquive et me rattrape au col. Je m’accroche à lui pour découvrir, à cinq centimètres de mon visage, l’éclat un peu rude d’un Christ sur la croix.
— Eh bien, as-tu vu le Diable ?
À défaut d’ange, voilà le mentor de Claire, celui-là même avec qui elle conversait ce matin. Je fixe le revers de son veston.
— Vous êtes curé ?
— Pas curé, prêtre…
Son visage brille sous la neige fondue comme une image pieuse sur une icône. Les deux acolytes sont sortis mais cette fois, ils hésitent. L’homme est peut-être d’église mais ils ne sont pas certains qu’il se souvienne encore de ses vœux. J’ai déposé mon sac et je m’avance vers eux, ragaillardi par ce renfort inespéré. Je pense aussi à Claire qui gît à l’intérieur entre Morphée et Belzébuth.
— Déménagez vous-aut’, allez voir vos touffes !
Pas vraiment fiers mais pas vaincus, les deux ostrogoths quittent la scène, s’enfonçant plus avant dans la ville chinoise où je me garderai bien de m’aventurer désormais. Le prêtre me dévisage :
— À cause de toi, y vont avoir une crotte sur le cœur, alors si tu veux pas avoir la chienne, évite donc leur route pis trace un peu au nord.
Je proteste :
— Il y a Claire et sa copine…
— Ont-elles pris des narcotiques ?
J’acquiesce, gêné. Tout ça n’est pas mon univers même si j’ai vu des copains terminer la soirée dans le caniveau, la tête écrasée par la défonce et un trop plein d’alcool. Je m’en irais bien sans demander mon reste, pourtant, cet homme providentiel m’intrigue.
— Pourquoi ont-ils eu peur de vous ?
Je devine son sourire dans le plissement des rides qui sillonnent sa joue.
— Ils me connaissent, ils savent que je suis bon tireur…
Je ne réponds pas, me demandant où commence le second degré de sa remarque ambiguë. Mais sans plus s’occuper de moi, il se dirige déjà vers le taudis. À l’étage où je l’ai suivi, il ramasse sa protégée aussi pantelante qu’une serpillière puis d’un regard impérieux, me fait signe d’approcher.
— Puisque t’es là, aide-moi, transporte Hélène.
J’aurais préféré Claire, d’autant plus qu’elle est plus petite et qu’avec la belle Haïtienne en plus de mon barda, j’ai l’impression de traîner deux sacs. Heureusement, l’air frais la réveille et elle passe la langue sur ses lèvres et tente d’attraper des flocons qui ballottent dans le vent humide. Le prêtre est déjà sur le trottoir, Claire à ses pieds, en train de vomir ses bières. Ma soirée de la veille me semblait si vide !
— As-tu fini ? Parce que j’aime autant pas que tu continues ça dans mon char.
Il se redresse la belle, un peu pâlotte dans le clair-obscur des réverbères : à présent, elle semble réveillée, encore un peu malade et surtout pas trop fière d’elle. Se faire houspiller par un curé, voilà qui doit égratigner l’ego de la petite rebelle ! Je sens qu’elle aimerait bien se dégager de l’influence pesante de ce tuteur, mais elle est obligée de suivre parce que sans lui, elle finirait allongée sur le trottoir. À contrecœur, elle s’enfourne dans une grosse berline d’un autre âge stationnée à deux rues de là.
L’homme conduit sans nervosité, avec ce calme propre aux saints ou aux imbéciles. Il n’a même pas imaginé que les deux loubards pouvaient lui sortir le grand jeu… La frontière américaine n’est qu’à 50 kilomètres et ce serait bien étonnant qu’un gros calibre ne soit pas venu s’égarer par ici.
Bizarrement, le curé a ouvert les vitres et j’ai froid, bien que nous soyons entassés à l’arrière comme dans une voiture de police. C’est un peu ça : la police de Dieu, garante des brebis égarées, protectrice des jeunes filles en détresse. Je me serre contre Claire qui elle, au contraire, est brûlante et cherche maladroitement à ôter sa veste. Hélène se fait de l’air avec sa jupe, et toutes deux se mettent à ricaner assez bêtement. Elles éclatent même de rire en voyant mon air ahuri. Comme je ne réagis toujours pas, Claire m’enlace et cherche à m’embrasser. Je n’ai plus envie d’elle : ses nuits sont encore moins belles que ses jours. Abrutie, nauséeuse, elle finit par s’affaler sur le siège. Je l’attire contre mon épaule, un peu par protection, un peu par désir de renouer ce contact interrompu, mais aussi pour provoquer le conducteur qui nous reluque parfois dans son rétroviseur au passage des zones éclairées. Le prêtre fourrage un instant, me tend une bouteille :
— Tiens, fais-les boire.
— Pourquoi ? Elles ont bu assez, vous ne trouvez pas ?
— Hyperthermie, déshydratation, délire sensuel, j’imagine qu’elles ont avalé de l’ecstasy, c’est leur habitude.
J’ai surtout l’impression qu’elles vont nous faire un « bad-trip » avec tout l’alcool qu’elles ont ingurgité. J’ai déjà vu ça au cours d’une soirée ; c’est pathétique. Avec l’« X », tout dépend de ton état d’esprit et quand ça tourne mal avant, tu as vite fait de sauter les rouages…
Claire refuse de boire. « Force-la », ordonne le prêtre, mais elle recrache tout aussitôt ; j’ai les pieds trempés. Qu’il s’en occupe lui-même, je ne suis pas son père !
Je suis un peu perdu dans le scintillement des lumières qui se répercute de gouttelette en gouttelette, à l’infini. Il me semble que nous franchissons le Saint-Laurent sur un interminable pont qui nous secoue au rythme des joints de dilatation.
— On va où ?
— Chez moi, à Longueil, de l’autre bord du fleuve. C’est là que Claire va passer la nuit quand ça va mal.
— Elle doit venir souvent alors…
Le prêtre grimace :
— Pas assez.
L’espace d’une seconde, une lumière lui dessine une auréole qui s’accroche dans ses cheveux gris. Il me regarde intensément.
— L’Armée du Salut ne voudrait pas d’elle dans cet état. Elle finirait à l’hôpital, dans un couloir, parce que pour une fille comme ça, on ne libère pas une chambre. Juste le temps de la remettre sur pied pour que la police s’en charge…
J’hésite ; le mot « hôpital » m’a réveillé.
— Elle a peut-être besoin d’un médecin…
Abrutie, Claire ballotte contre mon épaule. Le prêtre ne répond pas ; peut-être ne m’a-t-il pas entendu, à moins qu’il veuille ignorer cette solution. Je sens bien que Claire est un peu à lui, qu’il y tient, comme à une fille que lui aurait donné la rue.
Nous finissons sur un parking cerné d’une haie d’arbres presque défeuillés et de barres d’immeubles hostiles. Il ne fait pas vraiment plus froid qu’en centre-ville mais ici, le vent drosse les flocons qui piquent la peau. Ça n’a pas l’air de gêner les donzelles qui n’arrivent pas à calmer leurs vapeurs, de nouveau sorties de leur léthargie. Une nouvelle fois, je repense à Marion et à sa vie rangée et sage, presque déjà vieille, comme si la jeunesse lui faisait peur… Mais quand je regarde Claire, je me dis qu’elle aussi a peur d’être jeune et fait tout ce qu’elle peut pour vieillir prématurément.
Je remonte le col de mon blouson, tant pour m’isoler du froid que pour me préserver de ces souvenirs que ce présent déprimant réveille. Que faire d’autre sinon suivre le mouvement puisque je n’ai pas trop le choix, embarqué malgré moi dans une histoire de drogue et de curé douteux. En France, j’aurais laissé tomber tout ce joli monde et je serais retourné à mes chères études. Ici, pas question de reculer.
Nous filons aussi vite que possible sous un auvent et nous nous retrouvons dans un hall un peu lugubre, comme tous les couloirs des banlieues. C’est plutôt propre, sans tag, mais l’air est le même qu’à La Courneuve, un peu plus froid peut-être. Nous montons difficilement au troisième, chargé chacun de nos fardeaux. Le prêtre, qui m’a vu en fâcheuse posture, a kidnappé mon sac si bien que traîner Hélène ne me casse plus autant les reins. Lui, en revanche, grimpe prudemment, gêné par Claire qui tangue et montre quelques réticences à suivre le mouvement. Ils ballottent dangereusement entre la rampe et le mur en raclant le crépi.
Un couloir nous aspire, bordé de portes ternes sous l’éclairage faiblard. Claire collée au mur, le prêtre fouille dans sa poche et ouvre le battant du 414 dans un bruit de clés entrechoquées. Je rentre à sa suite et installe Hélène aux côtés de Claire sur un vieux canapé qui s’étale au milieu de cartons et de tas de livres, avant d’aller chercher mon sac qui a basculé dans l’entrée. J’en profite pour regarder autour de moi, un peu curieux de découvrir l’appartement d’un prêtre : beaucoup d’affaires posées à la va-vite, du provisoire qui s’éternise dans ce logis de passage, et une cuisine trop lisse exempte de miettes et de vaisselle sale.
Je m’assois à mon tour dans le rocking-chair défoncé qui me tend les bras : il est tard et je me sens épuisé, mais l’homme me fait signe de l’aider. Déjà, il a empoigné Claire et l’emmène dans une pièce sombre qui doit être la chambre à coucher. Je m’occupe d’Hélène qui ne tient plus debout non plus. Je dois pratiquement la traîner sur la moquette et la hisser sur le matelas. Elle heurte Claire, sans douceur. Je les regarde un instant, allongées toutes les deux sur ce lit anonyme, livides dans la lumière trop froide, leurs cheveux mouillés étalés sur le drap blanc. Le prêtre m’entraîne dans le séjour :
— Tout ce qu’elles peuvent faire à présent, c’est dormir. Et toi aussi, fais en donc autant ; je te laisse mon lit.
Je refuse poliment : je préfère passer la nuit dans le canapé ; c’est un poste d’observation beaucoup plus confortable que la seconde chambre d’où on ne contrôle rien. Après tout, je ne sais pas qui est vraiment ce type qui nous offre – ou plutôt nous impose – son hospitalité. Je me sens déjà un peu responsable de Claire moi aussi, même s’il semble la connaître depuis bien plus longtemps que moi. Il n’insiste pas, ne m’adresse même pas un regard peiné : il sait ce que je pense et semble s’en moquer.
J’enlève mes baskets et je m’allonge sur le sofa dans un couinement de ressorts malmenés, mon blouson sous la tête. Je maudis mon corps fourbu qui me rappelle qu’en France il est une heure du matin. Pour moi, désormais, il est sept heures du soir ; la vie a d’autres sons, d’autres parfums, d’autres urgences. Je frissonne en songeant à Claire : elle vivait sans doute cette même vie creuse longtemps avant que j’arrive, mais à présent que je le sais, que je ne peux plus l’ignorer caché dans le dos de la Terre, j’ai encore davantage l’impression que le bonheur me fuit.
La lueur glauque d’un nouveau jour s’insinue entre mes paupières. Je me lève, courbaturé par ma position inconfortable, la nuque raide et douloureuse. Il me faut un moment pour prendre mes repères : la cuisine ouverte sur l’arrière du salon, un couloir obscur pointillé par les rais de lumière sourdrant sous les portes et cette clarté hésitante qui glisse sur les murs livides. Je regarde ma montre et, comme je n’ai pas allumé la lumière, il me faut approcher de la baie vitrée pour distinguer la position des aiguilles : 6 heures 35… C’est l’heure où l’aube naissante avale déjà la phosphorescence du cadran sans pour autant illuminer suffisamment les chiffres, l’heure où les phares se perdent dans le vide d’un jour trop blême. Enfin, je me souviens de Claire, de son corps peint de fresques et sculpté au rasoir, de ses liaisons dangereuses et du prêtre providentiel.
Il n’y a pas de bruit dans l’appartement, seulement le claquement d’une porte quelque part dans l’immeuble et le bruit d’une saute de vent contre la baie vitrée. Dehors, c’est humide, mais les bourrasques ont asséché les cours et il semble faire moins froid. Devant moi s’étalent des petits immeubles perdus au milieu de parkings de goudron fissuré et de parterres d’herbe rase d’où émergent les mains griffues de buissons squelettiques. Au loin, je distingue une cheminée fumante et des myriades de phares qui glissent silencieusement sur le rail invisible d’un échangeur.
Je vais explorer la cuisine : les placards sont à l’image du plan de travail, vides avec seulement quelques pièces de vaisselle bon marché, des sacs de nouilles et des boîtes de conserves. Visiblement, le curé ne vit pas vraiment ici ; c’est plus un dortoir qu’un lieu de résidence. Je me sers un verre d’eau : celle qui sort du robinet n’a pas un goût fameux mais c’est toujours mieux que cette salive amère qui m’empâte comme au sortir d’une cuite. Hier soir, j’ai eu du mal à m’assoupir.
Longtemps dans l’ombre, j’ai songé à Claire qui dormait si près de moi de son lourd sommeil chimique. Elle était bien plus vivante dans mes rêves éveillés que sur ce lit où elle ressemble à un cadavre. Le contact un peu rude de ses mains aux ongles rongés, l’odeur animale de sa courte crinière, sa fragrance un peu fauve m’obsèdent. Dans d’autres circonstances sans doute, j’aurais trouvé cette fille malsaine, obscène, peut-être même repoussante. Et pourtant, je sentais croître un furieux désir de possession de ce corps rebelle et de cette âme qui n’appartiendra jamais à personne, même pas à elle. Ma main, maladroite à travers l’épaisseur du jean, n’avait réussi qu’à accentuer mon trouble. Sans cesse s’imposait à mes yeux le tracé complexe des cicatrices sur les bras et le buste de Claire. Dans l’ombre, mes doigts aveugles recomposaient le lacis complexe des scarifications. Les pauvres lueurs venues du dehors dessinaient sur le mur blanc un halo où je tentais de retracer ces tatouages entrevus sur la peau blanche grêlée de son. J’avais l’impression tenace que tout cela n’était pas l’œuvre inachevée d’un professionnel, qu’elle s’était ellemême gravée dans la chair ces tatoos malhabiles comme elle avait patiemment, froidement remodelé sa peau à petit coup de scalpel. Mais quel rite païen célébrait-elle donc ? Ses dieux étaient-ils plus forts que mes pauvres muses ? Et puis le sommeil avait eu raison de moi sans que j’aie pu me libérer de cette pulsion presque douloureuse.
Au souvenir de ces divagations solitaires, je sens comme un malaise diffus s’installer, une impression physique plus profonde que la douleur. Je n’ai plus envie de me recoucher. Si j’osais, j’allumerais la télé posée à même le sol au milieu de monticules de papiers et de bouquins, mais je ne tiens pas à ce que quelqu’un vienne s’immiscer dans ce moment de calme solitaire. Trop tard pourtant.
Une porte grince puis des pas feutrés glissent sur la moquette. Je me tourne vers la baie vitrée pour ignorer le plus possible cette présence importune. C’est le curé, j’en suis certain : Claire a le pas plus court, Hélène traîne la savate et un mauvais trip ne doit pas améliorer les choses. Je le devine derrière moi, imposant, me dominant presque d’une tête avec ses cheveux argentés qui accrochent un peu de la lumière grise et viennent se refléter dans le double vitrage, et ses sourcils trop noirs qui soulignent l’ombre de ses yeux.
— Et pis, bien dormi ?
— Pas super confortable…
— Je t’avais proposé mon lit.
Sa voix roule un peu ce matin, je ne l’avais pas remarqué avant. Peut-être parce qu’aujourd’hui, il n’est plus en colère. Je hausse les épaules.
— Pas grave, c’est pas mon premier canapé et puis, j’aurais pu dormir dans de pires conditions.
Je repense au squat de Claire, l’odeur de brûlé, d’urine, d’ordures de toutes sortes qui pourrissent sous les cendres. Comment ai-je pu la suivre dans un endroit pareil ? Cet appartement est beaucoup plus tranquille même si ça sent l’aventure de fauteuil ; pantouflard, on peut y voyager sans risque. Et ce n’est pas ici que je vais trouver Maxime.
Le prêtre me tend une main que je saisis après une seconde d’hésitation.
— À propos, on n’a pas eu le temps de se présenter ; je suis Mario Ledoux, et je suis vraiment prêtre. Toi c’est Mathieu, n’est-ce pas…
Comme je ne réponds pas, il ajoute :
— Mathieu, jumeau de Thomas, l’un des apôtres du Christ. Et comme lui, tu voyages… Qu’est ce qui t’a amené ici ? Ce sont donc les vacances en France ?
Ce sont les vacances de la Toussaint en effet, mais à quoi bon inventer une excuse bidon ? Sa question est directe et je réponds sans détour :
— Je suis venu chercher mon frère.
Le prêtre s’est approché de moi et regarde dehors, les yeux plissés. Visiblement, il ne me croit pas.
— Tu connais Claire depuis peu, n’est-ce pas ?
— Comment le savez-vous ?
— Elle a l’air de tenir à toi. Claire ne s’accroche jamais à quelqu’un plus d’une semaine.
— Pourtant, vous avez l’air de la connaître depuis longtemps…
— Quelques années ; entre Claire et moi, c’est une vieille histoire avec ses creux et ses tempêtes.
Au-dehors, une femme se dirige vers sa voiture, une vieille Ford cabossée, et nous la regardons démarrer puis s’éloigner.
— Elle s’accroche à toi parce que tu lui as résisté… Ça ne durera pas.
— J’ai pas envie que ça dure. Claire est un accident de parcours, je cherche réellement mon frère.
— On ne dirait pas…
Cette fois, je lui fais face :
— Les accidents de parcours, c’est ce qui fait qu’on se souvient des voyages. La route, c’est plutôt morne, surtout quand on ne sait pas laquelle suivre.
Il sourit, un sourire bon, un peu navré, qui a l’art de m’énerver. J’ai faim, j’ai besoin de calme.
— Alors, ce frère, tu ne sais pas où le trouver ?
— Il s’appelle Maxime, Maxime Duval et j’ai de bonnes raisons de croire qu’il vit ici.
— Ici, à Montréal ?
— Ici, au Québec.
Il esquisse un geste vague qui embrasse la fenêtre, de l’autoroute aux immeubles.
— Le Québec, tu sais, c’est un pays sans frontières qui te retiennent d’aller voir dans les autres provinces. Le Canada, c’est encore plus grand. Quand est-il arrivé, ce frère ?
Je prends un air buté.
— C’est trop compliqué à raconter ; de toute façon, vous ne pourrez pas m’aider.
— Sans doute, si tu ne me dis rien… Trop compliqué à raconter, c’est ce qu’on dit quand on n’y croit pas soimême.
Un silence gêné s’installe. Je n’ai pas envie de répondre, pas envie de me taire parce qu’il va encore me parler de Claire bien sûr. J’aimerais m’absorber dans une activité quelconque, mais il est là, au milieu du passage, entre le canapé, les tas de livres et la télé.
— Cherche ton frère et oublie Claire, ce sera mieux pour toi.
— Et pour elle, ce sera mieux aussi ?
Cette fois-ci, il prend un air cynique et avec sa chemise flottante et sa barbe qui lui mange les joues, il n’a plus vraiment l’air d’un prêtre. Je le provoque.
— Vous voulez garder Claire pour vous tout seul ? Une crise de paternité frustrée ? Ou bien même un peu plus ?…
Évidemment, il n’est pas dupe. Il sait que j’aimerais réveiller Claire qui dort comme un loir parce qu’en sa présence il n’aurait plus qu’à baisser pavillon, mais la belle ronfle dans son lit ou quelque part sur la moquette. Alors il répond d’une voix calme :
— On ne laisse pas au monde quelqu’un comme Claire.
— Elle s’en tire plutôt bien à part deux ou trois écarts de conduite. Son existence n’est peut-être pas top, mais on doit pouvoir trouver pire…
— Claire n’existe pas. Elle survit, c’est tout.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle fuit son histoire, elle la contourne, elle la transforme. Elle se dérobe à sa destinée pour avoir l’impression que tout ce qu’elle a vécu n’est jamais arrivé.
— Un classique du genre alors ? La défonce pour oublier ? Ça ne me fait pas vraiment peur, chacun sa route, moi la dope c’est pas mon truc. Mais je la comprends ! Et puis, elle n’a pas l’air si accro que ça…
— Ce n’est pas une question de drogue. Elle se perdra, Mathieu, avec ou sans toi et même sans ces saloperies. Elle se perdra dans tous les cas.
Je me suis retourné pour regarder passer un de ces gros pick-up surhaussés avec ses jantes nickelées qui scintillent sur le goudron noirâtre.
— Que pouvez-vous y faire alors, pourquoi vous intéresser à elle ? Vous voulez la sauver, c’est ça, la sauver d’elle-même.
— Je protège plutôt ceux qui la côtoient. Elle est belle, Claire, et elle attire du monde, mais elle brûlera sa vie, quoi que je fasse, parce qu’à ses yeux, sa vie n’a plus beaucoup d’importance, ni la tienne, ni celle de personne.
Après l’autodestruction, le prêtre providentiel, le messager de Dieu. J’attends les anges, les grandes orgues et les Alléluias. Et même si je me tais, mon attitude doit en dire assez long sur mon humeur. Alors il lâche :
— Toi tu cherches ton frère. Claire, c’est sa sœur qu’elle poursuit et elle ira jusqu’en enfer pour la trouver… Et avec toi, si tu t’accroches à elle.
— Sa sœur ?
— Sa sœur Marie. C’est une histoire tragique et elle ne te la racontera probablement jamais.
Je me tais, les mains crispées dans mes poches, écoutant le bruit des mugs posés sur la table de bois et le souffle de la cafetière qui s’acharne à nous passer un café au goût de cendre. Qui est-il donc pour croire que Claire et moi ne deviendrons jamais intimes au point que j’en sache autant que lui ? J’ai déjà vu son corps… Il dit savoir ce qui torture l’âme de cette fille, mais a-t-il au moins vu les déchirures de sa chair ?
— Et vous, vous la comprenez, bien sûr…
— Je comprends ce qu’elle ressent, ce n’est pas la même chose. Moi aussi, parfois, j’ai de gros méchants bleus à l’âme, pis j’en ai ben lourd dans la tête.
Je reste un long moment à regarder ce matin triste qui s’épuise sur un béton assez dur pour briser les rêves. Ici, ce n’est sans doute pas l’Amérique tous les jours.
J’hésite à faire face à ce curé qui m’assène ses convictions et le malheur des autres comme des arguments pour bien me persuader que je n’ai rien à faire ici. Dans un sens, il a raison ; j’aimerais partir, mais pour aller où ? Montréal a sans doute oublié Maxime depuis longtemps, à moins qu’il ait fini comme Yves et Germain, dans les squats ou dans la rue, ou pire peut-être. Alors, cap à l’Ouest ou retour au bercail ?
Le prêtre se gratte la gorge :
— Pour ton frère, c’est-tu sérieux ? Le cherches-tu vraiment ?
Je me retourne et j’acquiesce sans le regarder mais son regard bleu, dominé par ses sourcils trop marqués, m’attire comme un aimant.
— Tu le cherches… comme ça, sans savoir s’il est vraiment ici ?
— Comment le savez-vous ?
Un soupir amusé secoue sa grosse carcasse.
— Pas difficile à deviner. Si tu savais où trouver ton frère, tu me dirais que tu viens le retrouver, pas que tu le cherches.
Inutile de me réfugier dans le coin de la fenêtre, le curé ne me lâchera pas ; il n’a personne d’autre à se mettre sous la dent ce matin. Il me sert un nouveau café tandis que des toasts bondissent du grille-pain. Il me regarde boire, toujours debout, bien en face, attendant la réponse qui ne vient pas. Je garde le nez dans la tasse mais il insiste :
— Que je le cherche, deux jours, qu’il est parti, dix ans, sans un signe…
— Hey, gosh ! Et crois-tu pouvoir trouver quelqu’un qui n’a pas donné de nouvelles depuis dix ans ?
Je lui parle de la carte postale, avec réticence, sans trop lui donner de détails. Je sens bien qu’il veut m’aider, peut-être par bonté d’âme mais aussi parce qu’il sait que pour retrouver mon frère, je lui laisserai Claire. Son sourire est amer.
— Il n’y a jamais qu’une dizaine de milliers de Français qui s’installent à chaque année au Québec, mais j’imagine qu’il n’a pas immigré régulièrement…
— Disons qu’il a sans doute sauté certaines étapes…
— Est-il supposé rester à Montréal ?
Pas besoin de répondre : mon regard, mes épaules voûtées avec le col qui s’affaisse soudain en disent plus long que n’importe quel discours. Évidemment, j’ai foncé tête baissée, franchi l’océan à cause d’un timbre à 35 cents en espérant naïvement un coup de chance. Me voilà au pied du mur. Ça sent l’échec. Il connaît. Ici sont sans doute passés des tas de paumés, de marginaux ou des rêveurs aux ailes tordues ou coupées.
Il complète ma tasse et me donne deux toasts et une plaquette de beurre individuelle issue d’un restaurant ou d’une cantine.
— Alors, ce café, le trouves-tu à ton goût ?
— Pas vraiment… Mais je commence à m’habituer.
Il a l’air déçu mais pas vraiment surpris.
— Ajoute donc de la crème… J’imagine que la police ne t’aidera pas beaucoup…
S’il n’est pas mort ou bien en prison, il y a peu de chance en effet.
J’admets que son café semble meilleur avec cette drôle de crème qui ressemble à du lait. Il a remis d’autres toasts et réfléchit, appuyé contre le plan de travail mélaminé.
— Il y a peut-être une solution…
— Une solution ? Pour retrouver un individu dont je ne sais plus grand-chose et qui n’a peut-être même plus l’accent français, un type perdu au milieu de 30 millions d’habitants éparpillés sur 10 millions de kilomètres carrés ? Vous avez une solution pour ça ?
Il sourit : j’ai mordu à l’hameçon, je vais partir.
— Une solution pour t’aider à le chercher. Ma sœur Carmen travaille comme journaliste au « Devoir ». Elle a un chum, enfin, un ancien chum, qui est officier d’immigration. Bien sûr, je suis pas trop certain qu’elle acceptera de t’aider mais tu peux prendre la chance de lui demander…
J’ai reposé mon mug : le deal est évident : il m’aide, je dégage. Je me sens floué mais c’est tentant. Je suis venu pour trouver ce frère que je croyais mort, pas pour ramasser une fille de la rue. Le problème est que je ne suis pas certain de pouvoir oublier Claire aussi facilement, même si je sais bien que la réciproque n’est pas vraie. Il a cru m’effrayer en me dévoilant les ombres de son histoire. Ça me fait peur, bien sûr, peur pour moi parce que cette fille sent la souffrance et la mort, peur pour elle aussi parce qu’avec un passé aussi lourd, elle prend du poids dans ma mémoire. Il faut que je sache :
— Sa sœur, qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Le curé me fait signe de me taire : il y a du mouvement à côté mais il me souffle en désignant du doigt sa propre poitrine :
— Regarde -la, regarde-la bien en dedans…
Claire est là, à l’entrée du salon, un peu pâle, flageolante, clignant des yeux. Elle nous offre son côté présentable, sa face socialement acceptable. Sans un mot, elle vient s’asseoir sur mes genoux et me vole quelques gorgées de café. Je sais bien qu’elle le fait pour provoquer le prêtre, pour le persuader de son pêché et de ceux à venir. À présent, elle me croque un toast et moi, j’ai une furieuse envie d’elle. Elle s’en rend compte bien sûr et elle insiste en se trémoussant sur mes cuisses. Le prêtre a détourné les yeux et prépare une nouvelle série de tartines. Claire en profite pour me serrer encore un peu plus.
— De quoi vous placotiez tous les deux ?
— Mathieu me parlait de son frère, Maxime.
Claire me jette un regard surpris mais pas vraiment intéressé ; elle n’est pas dans la confidence ; j’ai évité ses questions, je suis resté vague et elle s’en est contentée. J’abrège.
— Maxime, mon grand frère vit au Canada.
— Au Canada ou au Québec ? Si c’est au Québec, p’têt que je l’connais. Est-y comme toi ?
— Plus vieux de dix ans. Il est arrivé ici en 1980 et n’a jamais donné de nouvelles.
— Pis tu le cherches dix ans après, comme ça…
Inutile de répondre. Certains concepts semblent échapper à Claire et elle se désintéresse déjà de la conversation.
— Hey, Mario, y-a-tu encore du café ?
Pas besoin de la regarder dans les yeux pour me rendre compte que je n’existe pour elle que lorsqu’elle me voit ou me touche. La nuque qu’elle m’offre m’en dit plus long sur son indifférence que ses yeux.
Soudain elle se raidit, laisse choir sa tasse, répandant le café sur la table, court à la salle de bain et vomit dans la cuvette des toilettes, agitée par une toux nerveuse. Je m’approche mais Mario Ledoux me retient par le bras : si sa poigne est douce en effet, elle n’en est pas moins ferme. Je me contente de regarder de loin par la porte restée entrouverte.
— Laisse, elle a fait sa forte. D’habitude, elle mange pas. Bien fait pour elle !
Mario Ledoux est sans doute prêtre mais sa mansuétude semble avoir des limites : Claire connaît la dope et ses effets secondaires et il la laisse assumer. Il s’est assis en face de moi sans plus se soucier d’elle. Ce silence soudain et ce front large, dégagé par l’approche de la cinquantaine, me persuadent de rester là. Je n’ai rien à faire dans le quotidien peu reluisant de Claire moi non plus. L’espace d’un instant, j’ai juste espéré que ma venue infléchirait la trajectoire aiguë de sa chute, que mon apparition la guérirait de ce mal incertain que je ressentais en elle sans pouvoir le décrire. Mario Ledoux s’échine depuis bien longtemps à la sortir du caniveau et n’a jusque-là réussi qu’à lui éviter de tomber dans les égouts. Comment pourrais-je en deux jours la garder de sa propre perte ?
Claire sort des toilettes, encore plus blanche qu’à son réveil. L’eau, à moins que ce soit la sueur, ruisselle sur sa figure.
— Ça va pas trop, Yves m’a enfirouapé avec sa maudite stuff… C’était de la marde !
Le prêtre n’a pas relevé la tête.
— Elle était bonne, comme à toutes les fois ! C’est toi qui la supportes pas…
Claire s’est allongée, haletante, à la fois tendue et toute molle sur le canapé. Mario Ledoux se redresse à demi et me fixe : ses yeux accrochent un peu de la faible lumière qui coule par la baie vitrée.
— As-tu réfléchi pour Carmen ?
— On peut lui faire confiance ? Maxime n’est peut-être pas un enfant de chœur…
Sourire.
— C’est ma sœur et moi non plus je ne suis pas un enfant de chœur. Alors, c’est oui ?
Il est si pressé de me voir partir qu’il se contente de mon silence et s’en retourne dans le bureau. Je l’entends parler brièvement au téléphone sur un ton qui mêle charme et prière. Il revient peu de temps après et me fait un clin d’œil. À cet instant là, je me surprends à le détester parce qu’il a sur la bouche ce sourire victorieux qui m’annonce que j’ai échangé Claire et ses mirages pour Carmen et ses promesses.