Oneide

 

Shit ! T’as drôlement changé tu sais !

Maxime me regarde en coin, affalé sur son siège, tenant le volant d’une main négligente.

— Je savais que tu viendrais un jour. Putain, c’est vrai, j’avais même imaginé le moment de nos retrouvailles. Mais bon Dieu, je te voyais encore gamin, un gamin avec du poil au menton. En fait, tu te ressembles pas vraiment…

Il se croit spirituel et continue de pérorer :

— La peur, ça vieillit et dans tes yeux, j’ai vu la trouille, au moins 40 ans d’âge. Je voulais pas te flanquer une frousse pareille mais tu t’es pas annoncé. Marcel m’avait averti qu’un jeune type voulait me voir et qu’il avait l’air « têteux en tabernouche », ce qui veut tout dire selon la terminologie du gars Marcel. Tu vois, du genre qui s’incruste, l’emmerdeur intégral. Des rôdeux, on en voit un paquet et pas toujours des très recommandables, alors je lui ai dit que si le gars revenait, il fallait me le garder au frais le temps que je rapplique. J’étais chez Dan.

Il en profite pour jeter un coup d’œil dans le rétroviseur où danse la Honda de Josie, conduite par le susnommé Daniel, un type inquiétant au profil de busard avec des pieds immenses.

— Il t’a vu revenir et il m’a téléphoné. Et me voilà, juste à temps ; t’allais te tirer.

Il rit.

S’tie, t’avais la chienne ! Mon Bouchard, ça va lui coûter un max la fenêtre de son bureau et c’est moi qui vais casquer parce que je tiens à mes amis.

— Désolé de te coûter de l’argent…

— C’est vrai qu’il a un peu forcé la dose. Je lui avais dit de te retenir, pas de te séquestrer. Mais le Marcel, il a plus de psychologie avec ses minounes qu’avec les gens, surtout quand il est entre deux eaux.

J’ose une question directe, mais après tout c’est mon frère, qu’est-ce que je risque ?

— Marcel, c’est ton passeur, ton receleur ?

— Mon mécano. Mais c’est vrai que son garage, c’est une binerie, alors c’est aussi mon ami.

On dirait un parrain de la Mafia, à moins qu’il ne plaisante encore. Pourtant cette fois, nul sourire sur ses lèvres. Je me trémousse sur mon siège et j’abandonne le sujet car je n’ai aucune envie de me mêler de ses petites affaires qui, je le devine, ne sont pas plus reluisantes que ses magouilles de jeunesse. Nous approchons de Sherbrooke.

— Où on la conduit la voiture de ta blonde ?

— Au coin de Brébeuf et Lallemant.

— Que des noms de curés ! Au moins, t’es sûr de recevoir l’absolution. T’es certain qu’elle a pas appelé la police, ta pitoune ?

Je dois avouer que je n’en sais rien et cette naïveté qu’il prend pour de l’insouciance a le don de l’exaspérer.

— Merde, t’aurais pu le dire avant. Daniel, il a un casier et c’est pas le moment qu’il se fasse serrer au volant d’un char volé !

Il réfléchit un moment.

— Alors on va laisser la Honda sur Portland. Niaiseux comme ils sont, les chiens la trouveront pas avant une semaine.

Je fais la grimace : il a insisté pour que je vienne avec lui et que son ami ramène la Honda de Josie. Bien sûr, comme je compte plaider « l’emprunt », il est impensable de ne pas ramener le véhicule à sa propriétaire.

— Je vais le faire, moi.

— Comme tu veux, je t’attends.

Sur le boulevard de l’Université, nous échangeons nos places avec Daniel. Je m’engage sur la rue Galt qui m’est désormais familière. J’en profite pour faire le plein, c’est bien le minimum que je puisse faire pour tenter de réparer le préjudice.

Après Kingston, je me perds un peu dans le dédale des petites maisons tant et si bien que Maxime finit par me doubler pour m’ouvrir la route. Son escorte dure peu car je repère bientôt la galerie couverte d’une mince couche de neige. Il fait nuit et une petite lumière brille derrière les rideaux tirés ; j’essaye de percevoir une ombre, un mouvement, mais rien ne bouge dans le noir.

La place laissée hier matin le long du trottoir est toujours vacante. Je sais bien que sur ce point, la voiture a plus de chance que moi.

En sortant, je récupère mes affaires entassées dans la malle arrière puis je balance les clés dans la boîte aux lettres, là où France ou Josie finiront par les trouver. Un instant, je suis tenté de sonner, de m’expliquer, de m’excuser au moins, mais je renonce, persuadé que désormais elles ne me font plus confiance.

Comme nous repartons, Maxime désigne la maison :

— Tu nous as pas présentés… T’as peur que je te pique ta pétasse ?

Je ne réponds pas. Jusque là, il avait évité le registre du macho méprisant et provocateur.

— N’empêche, ajoute-t-il avec ironie, t’es un rapide quand même parce que les Québécoises sont pas faciles à emballer ! Plutôt du genre à t’écraser les roupettes si tu les serres de trop près !

Et il part d’un petit rire qui en dit long sur son expérience de la chose.

J’ai à peine le temps de boucler ma ceinture que nous nous engageons sur un petit parking en contrebas d’un immeuble à quatre ou cinq étages en limite sud de la ville, quelque part sur les pentes d’une grosse colline pompeusement baptisée « Mont Bellevue ». Daniel reprend le volant tandis que nous sortons. La neige n’a pas cessé et le vent pailleté de glace me taillade le visage sur les quelques mètres qui nous séparent de l’entrée.

— On est où ici ?

Maxime sourit en déverrouillant la porte.

— Chez moi…

Je suis saisi par la stupeur : la maison de France est à moins d’un kilomètre, deux fois moins à vol d’oiseau. Sans le savoir, j’ai résidé trois jours à quelques minutes à pied de la cache de mon frère, moi qui étais prêt à traverser le Canada tout entier pour le retrouver ! Pour un peu, j’aurais pu croiser Maxime par hasard en faisant les courses. Il en est conscient et je le sens savourer le piquant de la situation. Je le suis en silence.

À l’escalier mal éclairé succède un couloir balayé par une ventilation surpuissante, creusé de portes d’un vert terne où s’accrochent des numéros d’appartements aux chiffres alambiqués. Numéro 318, second étage, troisième niveau. J’entre à mon tour. L’intérieur, crépi de blanc terne, baigne dans le gris Mer du Nord de la moquette souillée. De la vaisselle sale s’empile dans l’évier, des vêtements s’accumulent dans le canapé et la table de salon disparaît sous les magazines et les verres vides. L’appartement donne sur le lacis grisâtre des bois presque entièrement défeuillés dont les branches lacèrent la neige et le ciel confondus dans une même pâleur. Pas une décoration au mur mais les bouteilles de bière et d’alcool fort ont conquis les abords de la télévision. Une collection de canettes a colonisé les recoins du salon et certaines se sont perchées sur la séparation qui délimite le coin cuisine. L’atmosphère est chargée du tabac que relarguent les tentures et la moquette, mêlée à l’odeur douceâtre de la bière éventée. Maxime s’en rend compte et, malgré le froid, ouvre en grand la baie vitrée :

S’tie, ça pue ici !

On croirait la tanière d’un vieux garçon, mais dès mon arrivée, j’ai remarqué qu’une femme passait par là : un flacon de parfum abandonné en pendant des Labatt, Molson et autres Budweiser, une boucle d’oreille orpheline et une note toute en rondeurs au dos d’une enveloppe. Est-ce elle qui avait tracé l’adresse sur la carte mystérieuse ?

Il commence à faire froid dans la pièce mais Maxime n’en a cure.

— Tu veux une bière ?

— J’ai faim surtout…

À nouveau il sourit et cela lui va mal : ce rictus le vieillit en creusant sur ses joues et autour de ses yeux des rides profondes qui choquent dans un visage à peine plus que trentenaire. Je le dévisage enfin tandis qu’il décapsule une bouteille d’un tour de main expert. Ses cheveux sont filasses, sa peau toute criblée de cicatrices. Je ne m’en souvenais pas. Il devine ma surprise, sent mon regard qui s’attarde.

— La varicelle, deux ou trois mois après mon arrivée. Pas de pot, j’en ai chié.

C’est vrai, nous ne l’avions eue ni l’un ni l’autre.

Il lève sa Labatt pour porter un toast.

— À nos retrouvailles.

Son regard manque de chaleur, comme s’il se réjouissait seulement d’accueillir chez lui quelque chose qui lui rappelle la France. Il donne l’impression qu’une bouteille de Bordeaux, un camembert et une baguette lui auraient fait tout autant plaisir. Je me souviens à présent qu’il ne m’a pas embrassé – ni même cherché à le faire, ne m’a témoigné aucune marque de cette tendresse polie à laquelle on peut s’attendre entre deux frères après plus de dix ans de séparation. Maxime n’a jamais été affectueux et l’exil ne lui a pas appris à le devenir.

Je bois à petites gorgées alors qu’il attaque la deuxième canette.

— J’ai des pâtes, ça te convient ? À vrai dire, je ne m’attendais pas à te voir ce soir et je ne mange pas souvent ici mais bon, un resto pour nous deux, c’est à la fois trop romantique et pas assez intime…

Fenêtre close enfin, il enlève son blouson. Je tends le cou pour tenter d’apercevoir l’arme qu’il doit forcément porter à la ceinture mais peine perdue, je ne décèle de calibre ni devant ni derrière. L’image du gangster a du plomb dans l’aile. D’ailleurs que trafique-t-il ici ? Rien de très rémunérateur sans doute, le minimum syndical, le SMIC du mauvais garçon. Pas de voiture coûteuse, de gardes du corps et de villa somptueuse ; rien qu’un tout-terrain qui n’est peut-être pas à lui et un petit appartement de célibataire loué en bordure d’agglomération dans un quartier HLM.

Comme il sirote sa troisième blonde sans mot dire, je me résous à lui demander :

— Ça te dérangerait si je passais la nuit sur le canapé ?

Petit sourire derrière le cul de la bouteille.

— Ta blonde t’a lâché ?

— C’était pas vraiment ma copine.

— Oh, juste un coup comme ça et elle te passe son auto ?

— Non, je veux dire, on ne s’entendait pas tellement.

Il prend un air entendu.

— Ah oui, je vois, les poupounes ici sont un peu différentes des Françaises. Si tu la ramènes trop, elles te coupent les couilles ! C’est pour ça, moi, je préfère les étrangères.

Je saisis la perche involontairement tendue.

— Elle est étrangère ta copine ?

— J’ai pas dit que j’avais une copine…

Son regard se fait soupçonneux, comme si par cette question d’apparence innocente, j’avais transgressé un interdit. Visiblement, il n’aime guère les interrogatoires.

— En tout cas, elle laisse pas mal de traces, un vrai jeu de piste…

Il est secoué d’un rire compulsif qui laisse autour de sa bouche des traces de mousse onctueuse.

— C’est vrai que pour ça, Oneide est championne toutes catégories. Elle trimbale des tas de trucs qu’elle oublie ici et là, des trucs à elle et aux autres. Surtout ne jamais rien lui prêter sauf quelque chose dont tu ne veux plus, elle le perd à coup sûr ! T’étonne pas si tu trouves une petite culotte sous le tapis !

J’ai droit ensuite à un long aparté sur la taille des strings d’Oneide – Brésilienne comme il se doit – qui tend vers le microscopique malgré des mensurations généreuses.

Vers 10 heures, après la cinquième bière pour Maxime, la seconde pour moi passablement réchauffée, nous attaquons un plat de spaghettis trop cuits qu’il a fini par nous cuisiner. A ce moment-là, il ne m’a toujours pas demandé comment j’ai retrouvé sa trace et pourquoi je suis venu. Je lui fais remarquer qu’il ne s’est pas inquiété de savoir comment je l’avais déniché : il hausse les épaules mais je sens une certaine curiosité se glisser derrière ce masque d’indifférence.

— J’donne ma langue à la chatte.

Nouveau rire gras qui me laisse de marbre. Je lui raconte la carte.

— Ni moi ni Mamie, Maman ou Tante Odette n’avons reconnu ton écriture, par contre je pense avoir compris le message.

Il fronce les sourcils. Je remarque que l’un d’eux a prématurément blanchi. Je lui parle de l’absence de texte comme d’une invite à découvrir l’histoire et de ce timbre à 35 cents dont l’hydravion vire au-dessus de la mer. Une nouvelle vie par-dessus l’océan…

— Non, je savais pas pour le timbre ! C’était une nana d’ici, enfin, je veux dire de Montréal, je sais même plus son nom. À mon arrivée, j’ai squatté dans un immeuble sur la Côte des Neiges. J’ai trouvé la carte et ça m’a donné l’idée de l’envoyer, histoire de donner des nouvelles sans qu’on puisse rien prouver. J’étais plus ou moins dans les vaps avec la varicelle et je lui ai dicté l’adresse. C’est elle qui a envoyé la carte.

Son regard s’éclaire soudain, pas franchement, plutôt comme un néon qui hésite et papillote, à cause de l’alcool.

— Peggy elle s’appelait, je me souviens à présent ! Peggy, je l’appelais Piggy, à cause de « Piggy la cochonne », dans le Muppet Show. Et le plus con, c’est qu’elle aimait bien ça !

Il secoue la tête : Peggy ne semble pas lui avoir laissé que de bons souvenirs.

— Peggy, elle a bien posté la lettre, je sais pas où elle a déniché un timbre, mais elle s’est barrée tout de suite après, la salope. Faut dire qu’elle prenait des trucs bizarres qui lui défonçaient le cerveau. Merde, j’aurais bien parié qu’elle l’avait balancée à la poubelle, mais elle a dû faire les poches d’un type et trouver des timbres dans son portefeuille. Ça ressemble à une bouteille à la mer cette carte, tu trouves pas ?

— C’est un peu comme ça que je l’ai pris.

— Je pouvais pas prévoir que ça te mettrait dans tous tes états ! T’étais encore un gosse à l’époque. En tout cas, pour le timbre, tu t’es fait des idées…

Visiblement, il se moque pas mal d’avoir secoué Mamie et Tante Odette.

Je lui raconte ma rencontre avec Mario et Carmen, la liste des passagers débarqués au Québec début 1980 et ce hasard inespéré qui m’a mis sur sa piste.

— Bien sûr, tu n’as pas emmené les feuillets…

J’exhibe victorieusement la page sur laquelle apparaît Maxime Halder. Il lève les yeux au ciel.

— Putain, j’le crois pas ! Comme ça, ils sauront quelle page tu as emportée avec un seul Maxime dans le tas. Suffit qu’ils sortent un double !…

Son rot étouffe un rire ironique. S’il savait que j’ai tout raconté à mes deux compagnons devant un repas chinois…

— Merde, t’es toujours aussi con, un vrai môme !

J’ai beau protester, l’assurer que Carmen ne dira pas un mot, cela ne semble pas le calmer. Il va s’ouvrir une autre bière d’un pas mal assuré.

— Enfin, tout ça, c’est loin… Ici, mon nom c’est Dubois.

Pas très original comme patronyme, mais ça doit passer inaperçu.

— Et la Mamie, tu dis qu’elle en parlé à personne pendant dix ans ?

— Oui, pas un mot, sauf à Maman et Tante Odette.

— Elle est morte ?

— Oui.

— Merde.

Il s’est arrêté sur sa bière et ses yeux se mouillent un peu mais j’ignore si c’est d’alcool ou de larmes. La boisson le rend sûrement mélancolique mais son apitoiement a quelque chose de surfait. Si tristesse il y a, c’est bien celle de son enfance gâchée et de ses erreurs qui se sont conjuguées pour déclencher une avalanche tragique. Pourtant je ne suis pas venu le lui reprocher.

— Tu crois que c’est à cause de moi ?

Je ricane méchamment.

— Ne te donne pas tant d’importance. Elle a eu une attaque, c’est tout. Jusque-là, elle avait plutôt bien résisté. Au mieux, tu as réussi à démolir Maman, et quand même un peu Tante Odette.

— Elle a quoi la maternelle ?

— Elle fume, elle boit, elle déprime…

— Pas nouveau, ça.

Je soupire :

— Là, c’est pour de bon et tu y es pour quelque chose. Reconstituer une catastrophe est toujours un exercice difficile. Dans le cas présent, ce n’est pas bien sorcier, mais il détourne la conversation.

— La déprime, c’est moche, mais elle était déjà comme ça avant. On n’y peut rien !

Maxime s’est tassé dans le rocking-chair où il s’est affalé. Sa bouteille de bière pend au bout de son bras inerte. De sa main libre, il se frotte le visage.

— Je voulais pas ça, je t’assure, je suis désolé.

On dirait les condoléances d’une vague connaissance, pas la tristesse d’un fils et d’un petit-fils. D’une certaine manière, je le comprends : il vivait déjà bien loin, volant de ses propres ailes dans un ciel plutôt noir. Pour lui, la mort de Mamie, les ennuis de santé de Tante Odette et la décrépitude de Maman sont des notions plutôt abstraites. Un peu comme si on parlait de vieilles amies perdues de vue depuis des années.

Il me demande quelques détails sur ma vie à Paris et sur mes études, acquiesce, feint de s’intéresser. Pour un peu il me ferait la morale, me conjurant de ne pas tomber aussi bas que lui. Son histoire est en effet la chronique d’une chute de dix années, parsemée de grands projets étriqués et de petits espoirs déçus. On s’invente l’Amérique qu’on peut et la sienne est à l’image de sa vie en France. Elle se reflète dans le miroir de l’Atlantique, vieillie, désabusée. Sans doute n’avait-il pas réalisé que sous ces latitudes, la mer a bien souvent le gris du ciel d’hiver. Cette couleur semble teinter toute son existence, de son départ clandestin maquillé en suicide jusqu’à son arrivée au Québec sous une fausse identité que lui ont fourni de vagues connaissances pour un montant exorbitant, la valeur du vol perpétré dans la maison de famille en Bretagne. La liberté n’a pas de prix.

Tour à tour étudiant, touriste, pompiste, zonard puis mécano, il a changé d’identité et de domicile à plusieurs reprises avant de se stabiliser à la veille de son second hiver, pris en amitié par Marcel Bouchard qui lui a procuré un travail et un toit. Pas difficile d’imaginer que le garagiste répare de respectables voitures tandis qu’en sous-main Maxime maquille des véhicules volés qui serviront pour des casses et pour divers trafics. Ça, bien sûr, je le devine. Mais je sais que je suis dans le vrai. Une décennie n’a pas altéré cet art des sous-entendus que Maxime exerçait pour mieux m’impressionner. Lorsque j’étais enfant, il réussissait à me bluffer bien mieux qu’il ne l’aurait fait avec mille vantardises.

10 heures 30, le téléphone sonne ; Maxime décroche. Il discute un moment et à l’autre bout de la ligne, je perçois une voix féminine. Il parlemente et je sens que le ton s’échauffe et monte dans les aigus. Ce doit être Oneide et elle veut le voir. Maxime, le verbe pâteux, finit par accepter.

— Tu veux que je m’en aille ?

— Non, mais tu dormiras dans le salon.

C’est heureux, je n’ai plus que cinquante dollars en poche, plus de véhicule et aucune envie de passer une nouvelle nuit dehors.

Cinq minutes ne se sont pas écoulées qu’on frappe à la porte ; Oneide doit avoir la clé de l’immeuble. Moment de surprise quand elle s’avance dans l’entrée et m’aperçoit ; elle n’a pas l’air d’apprécier ma présence.

— Tu aurais pu me dire que tu avais du monde…

— Tu m’aurais pas cru si je t’avais dit que j’étais avec mon frère.

Elle me dévisage. Sa voix se perche haut. Son timbre chante les tropiques mais j’y reconnais des intonations d’ici.

— Ton frère ! Tu as un frère, toi ?

Je hoche la tête et elle semble se satisfaire de cette confirmation. Elle entre et en pleine lumière, je la trouve plutôt décevante : elle a sans doute été jolie, sans plus, et ses formes, ses traits sont déjà un peu lourds bien qu’elle ne soit pas grosse. Ses vêtements ajustés soulignent son manque de grâce mais au-delà des apparences, je la devine simple et franche. Elle se tourne à demi vers la porte.

— Bon, dis-moi quand tu seras libre… Bonsoir.

Le « bonsoir » s’adressait à moi et je lui rends son salut avec un sourire désolé.

— J’allais partir…

— Tu veux rire ! Maxime m’a jamais dit qu’il avait un frère et ça fait trois ans que je le connais, alors j’imagine que vous avez des choses à vous raconter.

— C’est déjà fait…

Deux paires d’yeux étonnés scrutent mon visage.

— Dis pas de conneries et va te pieuter dans le sofa, j’ai un duvet qui te servira de couverte.

Maxime a retrouvé son attitude froide et hautaine ; l’arrivée d’Oneide a sans doute dissipé les effets de l’alcool et regonflé son orgueil de mâle. De toute façon, il est encore trop tôt pour les questions et les reproches ; nos retrouvailles sont toutes fraîches et nos liens bien trop anciens.

Je m’endors dans la clarté féerique de cette nuit de neige après avoir renoncé à tirer les rideaux dont la tringle n’est fixée que par deux méchantes accroches branlantes. Je réfléchis un moment à Claire qui court les rues, à Carmen esseulée à Laval, à France qui doit me maudire et à Maxime que je retrouve sans véritable joie. Et puis Marion occupe un peu ma mémoire, juste le temps de retrouver son sourire de gamine qui joue à la grande, ses immenses yeux mouillés ouverts sur un horizon étriqué, et la sacrée mauvaise conscience qu’elle m’a donnée et qui ne me quitte jamais vraiment, comme une chaude-pisse refilée par une amante volage. Je me force à ne plus penser à elle en épiant, comme un voyeur, les frôlements, les couinements de sommier et les soupirs d’Oneide qui se pâme sous les assauts de Maxime.

Encore une journée sans couleur…

Elle me donne envie de m’enfoncer sous le duvet et de repiquer un somme. L’appartement est silencieux mis à part le bruit sourd et lancinant de cette satanée ventilation. Je me suis endormi tard à cause de Maxime et d’Oneide qui faisaient bruyamment l’amour. Sur le coup de minuit, une alarme incendie s’est déclenchée dans l’appartement voisin ; dans le silence nocturne, le sifflement résonnait avec la force d’une sirène. Personne n’a bougé. Je me suis quand même levé, j’ai humé l’air et j’ai épié au travers de la fenêtre à me démancher le cou, puis de guerre lasse je me suis allongé et j’ai replongé tout droit dans le sommeil.

Je me lève sans bruit et je vais me raser. La chambre de Maxime est entrouverte et je l’entends qui ronfle. La VMC se déclenche dans la salle d’eau à l’instant même où j’allume la lumière et couvre le souffle de mon frère. Je me concentre sur ma barbe sans entendre Oneide qui passe la tête par la porte entrebâillée. Elle a les cheveux dénoués, une chevelure drue et noire, et porte un simple T-shirt.

— Tu permets ? Je peux plus me retenir.

Maudites chiottes qui ne sont pas isolées de la salle d’eau ! Elle me retient par le bras alors que je vais m’esquiver. Sa main est douce et chaude. Elle sent la femme. Son haleine est tiède et un peu fade. Je la laisse faire, un peu désemparé. Cette impression fugace réveille en moi le souvenir de Claire, sa fragrance un peu sauvage, l’attirance animale qu’elle exerçait sur moi. Un peu plus loin dans ma mémoire, je redécouvre la peau de Marion, fraîche au naturel, mais tellement vraie. En comparaison, France n’avait que peu de saveur, comme un beau fruit hybride, toujours présentable, consommable longtemps mais trop peu goûteux.

Curieuse situation, elle assise sur la cuvette des toilettes et moi, gêné, qui regarde intensément la glace. Ses besoins terminés, elle vient derrière mon dos et me reluque sans retenue, sans provocation, mais avec une certaine curiosité.

— Tu ne ressembles pas beaucoup à Maxime.

— Dix ans nous séparent…

— Ça n’a rien à voir !

— Si, tu ne sais pas comment je serai dans dix ans.

Elle rit. C’est vrai que Maxime a le regard sombre, qu’il a la peau plus mate et le corps plus épais. Plus méridional, c’est normal qu’il lui plaise. Je la dévisage à loisir. Je ne l’avais pas vu au premier abord mais Oneide doit avoir des ascendances asiatiques ou amérindiennes. Son nez est petit, épaté, ses pommettes hautes et ses yeux très noirs sont légèrement bridés comme ceux d’une Eurasienne. Elle a de jolies dents blanches que dévoile une bouche un peu trop pulpeuse à mon goût. Son charme n’est peut-être pas évident au premier abord, mais elle sait mettre à profit ses quelques avantages avec une science consommée. Je me demande qu’elle âge elle a ; quarante ans peut-être.

— Je te plais ?

La question est on ne peut plus directe et me fait rougir.

— Je plaisante. Tu as une blonde bien sûr !

— On peut voir ça comme ça…

— Bon, je te laisse, je retourne chez moi.

— Pas dans cette tenue j’espère, il a l’air de faire froid !

Elle entrouvre la porte d’entrée.

— J’habite au premier.

Voilà qui explique qu’Oneide puisse laisser un pantalon chez Maxime sans attraper un rhume. Il lui suffit de se fau-filer deux étages plus bas et de rentrer chez elle.

Alors que je suis sous la douche, je perçois le choc sourd du battant qui se referme : Oneide s’en est allée. Je m’habille en hâte et à mon tour, je quitte l’appartement où mon frère continue de dormir d’un sommeil lourd et bruyant.

Dans l’escalier, je croise une grosse fille vêtue de noir à la stature massive. Je la salue mais elle m’ignore et continue son ascension. Quelques marches plus bas, je me retourne et je la surprends qui me regarde à son tour, croyant que je ne m’occupe plus d’elle. Elle détourne prestement les yeux, comme si je l’intimidais. Curieuse nature, sauvage, timide ou misanthrope… Qui a dit que les Québécois étaient toujours accueillants ?

Le vent froid me cueille à la sortie de l’immeuble. Je descends la rue des Seigneurs vers la rue Jogues puis la rue Drouillette, là où le relief urbain s’adoucit sur les toits en pente de petites maisons particulières. Lallemant et Brébeuf sont tout près, bien plus encore que je ne l’aurais cru. Je retrouve sans peine le domicile de France et Josie. France est sortie et elle m’aperçoit immédiatement. Je m’approche, un peu confus et je la salue d’un signe de tête.

— Je suis désolé pour la voiture…

— J’ai trouvé les clés, ça devrait calmer Josie. Inquiète-toi pas, j’assurerai le coup.

Cette indulgence me déstabilise, moi qui m’attendais à des remontrances. Une engueulade aurait au moins rétabli le dialogue. Là, nous n’avons pas grand-chose d’autre à nous raconter.

— J’ai fait le plein, c’était bien le moins que je puisse faire.

— Oui… En tout cas, je suis contente pour toi.

— Contente ?

— Oui, tu as retrouvé ton frère.

— Comment le sais-tu ?

— Tu as rendu l’auto. Je crois pas que tu aurais abandonné comme ça alors, si tu n’as plus besoin de la Honda, c’est que tu as trouvé.

— C’est juste.

— C’est bien alors…

Et elle n’en demande pas plus.

— Et pour ton travail… Je veux dire au « 3X » ?

Elle est secouée d’un petit rire silencieux.

— Pas si grave. Ils ont besoin de moi. Tu as vu, j’ai du succès.

France s’éloigne de quelques pas comme un bateau appareille, presque insensiblement, et je sais que je ne la reverrai peut-être plus. Ou alors il me faudra débourser 20 dollars et la reluquer sans lui parler, sans la toucher, pour la durée d’une chanson.

— Bon, excuse mais j’ai mes cours. Le bus va bientôt passer. Bonjour !

Curieuse manière de se quitter. Ça sonne comme un congédiement ; au revoir serait une promesse, adieu aurait un parfum de miracle possible. « Bonjour » s’arrêtera au coucher du soleil et ne s’en relèvera pas. Je regarde France s’éloigner en direction de Galt, ses cheveux bondissant sur ses épaules au rythme de sa marche et des courants d’air. Je prends conscience qu’elle ne m’a même pas demandé où habitait mon frère. Elle s’en fout visiblement ; ça ne l’amuse plus.

Je suis de retour rue des Seigneurs alors qu’un pâle soleil diffuse à travers le voile opaque des nuages. J’ai craint un instant d’avoir du mal à me repérer car je suis arrivé de nuit. Les immeubles se ressemblent beaucoup, par manque d’imagination ou par esprit pratique. Celui où loge Maxime est une large bâtisse à cinq étages, parée de briques avec un toit de tôle peinte. J’ai mémorisé le numéro, 1085, qui s’étale au fronton du petit sas d’entrée. La plupart des fenêtres sont maintenant éclairées. D’autres, comme celles du 318, ont leurs rideaux ouverts sur la pénombre, attestant du départ de leurs locataires. J’ai trop présagé du sommeil de Maxime et il s’en est allé sans moi. Pourtant, c’était autrefois un couche-tard qui ne s’extrayait du lit qu’à midi passé, cela pour mon plus grand bonheur : les jours de fin de semaine et de vacances, il me laissait en paix une partie de la matinée.

Je sonne à l’interphone, là où s’étale en lettres grasses le nom de Maxime Dubois, appartement 318. Ce nom n’a pas dû le dépayser beaucoup mais dans un certain sens, je comprends ses choix : Halder était un nom familier, Dubois est un nom courant, assez proche du Duval, son véritable patronyme, la meilleure façon de ne pas se trahir. En attendant une réponse improbable, je balaye la liste des occupants : quelques couples, beaucoup de célibataires et une O. Da Camorra au 112, que je suppose être Oneide. Je sors et me dirige vers le petit parking en contrebas de l’immeuble : la place du 318 est vacante. Il ne me reste qu’à tenter de savoir où Maxime est parti en interrogeant Oneide si elle est encore là.

Elle répond à mon appel, hésite un peu puis, rassurée par mon identification, actionne l’ouverture automatique. Dans les couloirs flottent des relents de cuisine, bacon grillé, œufs sur le plat, qui me rappellent que j’ai peu mangé ces derniers jours et que le plat de pâtes préparé par Maxime a eu bien de la peine à me rassasier. La femme m’accueille, enveloppée de vapeurs et de parfum.

— Il est parti, il te cherchait. Il est venu me demander si je savais où tu étais…

— Où est-il ?

— Chez son ami, à Saint François-Xavier de Brompton.

— Marcel Bouchard ?

— Non, Daniel Jones, celui qui conduit le pick-up. Il avait l’air ennuyé…

Elle a buté sur le mot. Ce n’est pas celui qu’elle cherchait. Je devine que c’est plus sérieux. Coup d’œil par la fenêtre du salon : situé en entresol, le 112 bénéficie d’une vue imprenable sur le parking.

— Tu as faim ? J’allais déjeuner.

Je refuse poliment, m’inquiétant de ce départ précipité.

— Tu sais ce qu’il allait faire chez son ami ?

Son visage se ferme ; mauvaise question.

— Non, je m’occupe pas de ses affaires.

Quand elle se redresse, le tourment décompose ses traits.

— Je n’aime pas quand il est ainsi. Il a des ennuis. Il dit qu’il va toujours s’en sortir mais je sais qu’un jour, ça finira mal.

— Mal, comment ça ? Quels ennuis ?

— Tu sais ce que je veux dire… Maxime n’est pas vraiment un travailleur social !

Je m’en doute en effet ; à Paris déjà et où qu’il aille, Maxime se créait sans cesse des problèmes. Ses pirouettes pour s’en sortir ne trompaient personne et il y laissait souvent des plumes, un peu d’argent ou des vêtements déchirés dans le meilleur des cas, une vilaine blessure parfois, qu’il s’efforçait de soigner seul, épongeant le sang qui ne voulait pas coaguler assez rapidement, tentant de masquer des ecchymoses monstrueuses. La génétique avait infligé à Maxime quelques tares jusque-là cachées dans l’arbre généalogique : vices divers et variés, tendance à la perversion et à la cruauté et puis cette hémophilie légère qu’il partageait avec Papa et qui rendait problématique la moindre entaille et compliquait la cicatrisation de ses bobos de gamin casse-cou. Il m’impressionnait beaucoup parce qu’il ne se plaignait jamais. Je le croyais dépourvu d’âme et de sentiments, mais malgré la peur qu’il m’inspirait, c’était mon idole, une divinité exigeante et cruelle comme un dieu païen qui régnait dans la fureur et le sang.

Je m’inquiète à mon tour : malgré de sérieuses prédispositions psychologiques, Maxime n’a pas le profil du bandit de grand chemin.

— Qu’est ce qu’il fait exactement avec ses copains ?

— Je veux pas le savoir. Il ne m’a jamais raconté ses problèmes.

— De quoi vit-il ?

— Il est mécanicien dans un garage.

— Celui de Marcel Bouchard ?

— C’est ce qu’il me raconte…

La mine désabusée d’Oneide en dit long sur la confiance qu’elle accorde à Maxime. Il m’a servi le même couplet la veille au soir et je ne l’ai pas cru une seconde même s’il m’agitait sous le nez ses doigts encrassés par le cambouis. Les mains sales ne sont pas toujours preuve d’honnêteté.

La situation fait d’Oneide et moi des complices, même si nous ne nous connaissons que depuis quelques heures, alors je lui demande :

— Tu l’aimes ?

— L’aimer ? Maxime ne se laisse pas facilement aimer. À vrai dire, non, je ne crois pas, et ça n’a pas d’importance. À quoi bon d’ailleurs ? Tu sais, chez nous au Brésil, on a l’habitude de dire que l’amour est éternel, le temps qu’il dure…

Elle me regarde bien en face et dans ses yeux noirs, je perçois la sincérité et la résignation. Ce n’est qu’un éclair qui disparaît derrière le masque de la raison et de la fatalité qu’on appelle sans doute maturité. Elle s’y retranche en espérant que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Agitée d’un petit rire nerveux, elle me prend par le bras et je sens ses ongles s’enfoncer dans ma chair.

— Tu sais, toutes ces choses qu’il a faites… Je ne pourrai pas l’aimer vraiment tant qu’il sera comme ça.

Je me fige et, plissant les yeux, je cherche à percevoir le sens caché de ses paroles. À écouter Maxime, j’avais pensé qu’il se livrait à un trafic de voitures volées avec Bouchard, mais au ton employé par Onéide, je comprends que c’est bien plus sérieux. Vol et contrefaçon ne suscitent pas de telles réactions.

— Il fait du trafic de drogue alors ?

En France, Maxime frayait avec les petites frappes que les gros dealers utilisaient pour approvisionner les clients, des petites mains sales, les premières marches vers « l’Empire du Milieu ». Il a de toute évidence continué son ascension, pensant à plus ou moins juste titre que l’Amérique offre sa chance à tout homme, même le pire.

Mon regard se perd dans les immeubles voisins qu’on devine derrière une haie d’arbres dénudés. À vrai dire, je n’ai plus envie de savoir qui est réellement mon frère. J’avais une question à lui poser et lui seul pouvait me donner la réponse. Une réponse pour faire mon deuil ; de mon père, de ma mère, de Mamie et de lui à présent. Je sais que cette réponse sera sans doute celle que je voudrais entendre, celle qu’il consentira à me donner, et non la vérité. Le mensonge est le quotidien de ceux qui vivent de la mort des autres, même s’ils en vivent à crédit. Et quand bien même me dirait-il la vérité que subsisterait le doute.

— Sais-tu comment je peux récupérer mes affaires ? Elles sont restées chez lui…

Oneide acquiesce.

— Il m’a confié un double des clés mais…

— Je ne veux que prendre mon sac et partir. Je retourne en France.

— Attends.

Elle fourrage un instant dans sa chambre et revient avec la clé. Nous montons à l’appartement 318. Maxime n’a apparemment pas pris son petit-déjeuner et la salle de bain est dans l’état où je l’ai laissée : visiblement, il est parti en catastrophe. Ma crainte est contagieuse et Oneide me jette un regard affolé quand je lui demande :

— Ces ennuis, tu es certaine qu’il ne t’en a pas parlé ?

— Il ne me raconte pas grand-chose, il ne me dit jamais où il va.

Je tourne dans les 35 mètres carrés, cherchant un indice qui me rassurerait : dans le living, les canettes renversées ont roulé au pied du canapé, le lit est grand ouvert et les habits épars, mais aucune trace de lutte. Manifestement, il est parti de sa propre initiative. Puis soudain, mon pied roule sur quelque chose de dur ; je me baisse : c’est brillant et plus petit que je ne pensais, plus léger aussi. Mon rythme cardiaque s’accélère. Oneide a pâli en s’approchant pour mieux voir.

— Une balle !

C’en est une, abandonnée là dans la précipitation. Je vois la scène. Maxime a été réveillé par un coup de téléphone, Daniel Jones apparemment, qui lui annonçait un problème ou un danger. Il a pris une arme et des munitions et l’une d’elles lui a échappé avant de rouler sur la moquette.

J’ouvre les tiroirs de la commode, Oneide sur les talons. Dans le dernier, une pile de chaussettes bousculée laisse entrevoir une boîte de balles Remmington calibre .38 d’où s’échappent des munitions en tous points semblables à celle que j’ai ramassée.

— Oneide, as-tu une voiture ?

Elle hoche la tête, les yeux agrandis par la panique que je sens s’installer sur son visage.

— Les clés sont chez moi…

Je la pousse vers la sortie. Oneide résiste faiblement et je sens dans sa réticence qu’elle ne me sera d’aucun secours si je ne la rassure pas un peu.

— Ne t’inquiète pas, Maxime a toujours été un peu excessif. Il aime jouer les petits chefs.

Je n’ai pas l’air de la convaincre. Tant pis, il faut partir, trouver Maxime et comprendre le pourquoi de cette soudaine panique.

Après un crochet par le 112 pour récupérer la clé de contact, nous montons dans une Mercury bleue, ancienne mais en assez bon état. Je la laisse conduire car je n’ai pas l’habitude des transmissions automatiques et ce n’est ni le lieu ni l’heure de m’initier.

Nous roulons sur la 55-Nord bien au-delà de la vitesse limite. Désœuvré aux côtés de ma conductrice, je sens l’angoisse me submerger et saper ma détermination comme une vague de fond, lentement, inexorablement. Pour détourner mon attention, je guette les bordures de l’autoroute et l’ombre des ponts, là où, paraît-il, les voitures de police ont coutume de s’embusquer. Dans la situation présente, nous ne pouvons nous permettre aucun retard : il en va peut-être de la vie de mon frère. La peur me tenaille à présent car dans cette course, c’est peut-être aussi notre vie que nous engageons.

À cette allure, le voyage ne dure guère. Nous prenons la bretelle à la limite de la sortie de route et je fais signe à Oneide de ralentir. J’ai aperçu une grosse berline de la Sûreté du Québec qui maraude en contrebas. Nous la croisons sans que les deux agents ne nous remarquent et filons vers Saint François-Xavier à vitesse réduite.

— Tu connais l’adresse de Daniel Jones ?

Oneide secoue la tête et me désigne une cabine téléphonique. Arrêt en catastrophe sur le bas-côté. Nous cherchons sans succès dans l’annuaire de Bell Canada, ce qui ne m’étonne guère ; vu ses activités, Jones ne doit pas tenir à ce que ses coordonnées soient divulguées malgré son patronyme plutôt commun.

— La caisse de Maxime, c’est quel genre ?

Oneide semble tout d’abord ne pas me comprendre puis son regard s’allume.

— Une Corvette rouge, un modèle des années 70 je crois.

Je vois, en effet, une voiture toute en chevaux et carénage, tout juste faite pour Maxime et son petit monde étroit pavé de billets verts qui s’ouvre sur un horizon carcéral à moins qu’il ne s’arrête avant sur un pilier de pont ou une glissière de sécurité. J’espère que sa Corvette ne l’emmènera pas plus loin que la tôle.

Nous nous avançons vers le bourg désert. Je regarde sans conviction de chaque côté de la chaussée : à cette heure, les actifs sont au travail et les vieux pas encore sortis. De toute façon, personne ne pourra nous renseigner.

— Le mieux est d’aller au garage. Tu sais t’y rendre depuis le village ?

Oneide hésite, répond qu’elle pense connaître la route.

À l’autre bout de l’agglomération, nous faisons demitour. Je lui fais soudain signe : devant une petite maison minable qui ressemble plus à un entrepôt qu’à une habitation, le pick-up brun de Jones repose, couvert de givre. Il n’a visiblement pas été utilisé depuis la veille. Je suis déçu car je m’attendais à trouver la Chevrolet Corvette de Maxime. Nous nous stationnons à proximité ; Oneide hésite à me suivre lorsque je sors de la Mercury et que je m’avance sous le porche. Incontestablement, c’est bien le 4X4 dans lequel j’ai voyagé la veille. La maison aussi semble vide. La porte ne mentionne aucun nom d’occupant et il n’y a pas de boîte aux lettres.

Je reviens m’asseoir à côté de ma conductrice. Elle hasarde :

— Ça pourrait être une auto qui lui ressemble…

— J’ai vérifié, c’est bien elle, j’ai reconnu la couverture sur le siège. Allons voir chez Bouchard.

Nous bifurquons au panneau « Garage Marcel Bouchard, mécanique, tôlerie, entretien ». Je n’aperçois personne à travers la vitre pulvérisée par ma sortie précipitée de la veille. Une bâche transparente, mal arrimée, ballote contre les montants. Mon frère et ses acolytes doivent se trouver quelque part dans l’atelier. À bien y réfléchir, je ne suis pas emballé par l’idée de retrouver le mécano qui doit m’en vouloir à mort ; le prix de sa glace dépasse de loin tout ce qui reste de mon pécule et il est clair que je ne pourrai pas la lui rembourser.

Nous descendons prudemment de voiture, intimidés par ce silence qui plane comme une menace. Un camion déboule sur la route et un moment encore après son passage, nous percevons le sifflement de ses pneumatiques sur l’asphalte. Quelque part dans les herbes, un corbeau s’envole et va se percher sur le toit de l’atelier avant de s’élancer à nouveau d’un vol lourd en croassant. J’hésite à appeler. Inconsciemment sans doute, Oneide s’est rapprochée de moi et, dans la fraîcheur humide, la buée de nos respirations se mélangent. Elle est la première à voir le corps et étouffe un cri : aisément reconnaissable à son jean noir et à ses pieds démesurés, Daniel Jones gît au bord du hangar. Une boule de peur m’écrase l’estomac et je sens ma pilosité toute entière se hérisser. La surprise me paralyse et curieusement, Oneide semble recouvrer son calme, prenant sans doute mon apparente impassibilité pour une absence de crainte ou une certaine maîtrise. Je me garderai bien de la détromper de peur de céder moi aussi à la terreur. Une minute se passe. Il faut bien faire quelque chose.

Je m’approche à pas comptés, précaution bien inutile car je sais déjà que Daniel Jones est mort. Une flaque de sang épais et noirâtre s’étend sur la terre graisseuse qui refuse de l’absorber. La balle l’a cueilli dans la nuque et il a roulé dans la boue gelée en limite de décharge, là où les voitures fracassées et les moteurs démantibulés achèvent de pourrir. Je fouille du regard les herbes drues couchées par le gel : il ne semble pas y avoir d’autre corps. Peut-être est-ce la seule victime d’un règlement de compte ; peut-être était-ce seulement à lui que les tueurs en voulaient. Mais alors, que faisait-il ici et où se trouve Maxime ?

Mon cœur se serre, s’écrase dans ma poitrine à la limite du supportable : la Corvette rouge repose un peu plus loin à proximité d’un tas de pneus usés, partiellement cachée par une antique dépanneuse. Alors que je m’approche lentement et que l’angoisse me noue les tripes, Oneide émet un faible cri ; on dirait un lapin qu’on assomme. J’ai compris qu’elle a fait une autre découverte macabre.

Par une fenêtre encombrée d’autocollants, un pâle rayon de soleil automnal éclaire l’intérieur crasseux de l’atelier. Au pied d’un établi gît le corps de Marcel Bouchard et malgré la distance, je n’ai aucun mal à distinguer l’affreuse blessure qui lui défonce la face. Oneide a vu elle aussi mais elle n’a peut-être pas compris ce qui est arrivé, à cause du jeu d’ombres et de lumières. Je lui fais signe de rester à l’extérieur ; je la sens vibrer comme la corde d’une harpe. Ses dents grincent et sa respiration saccadée la mène au bord de l’apoplexie. Même si je n’ai aucune envie d’entrer, je sais que c’est peut-être la seule façon de retrouver Maxime, alors je passe la porte entrouverte. Malgré mes imprécations, Oneide me suit. De manière surprenante elle n’a pas plus de réaction devant le cadavre, sans doute parce qu’elle a déjà dépassé ses limites. Je n’ai pas cette chance et la vision du garagiste me retourne les tripes. Visiblement, il a été torturé : ses genoux ont été pulvérisés par un tir de gros calibre. Le pire sans doute est l’horrible trou qui enfonce son orbite gauche dans un puits sanguinolent ; je devine pourtant que c’était le coup de grâce.

— Ils l’ont fait parler…

— De quoi ?

— Il ne nous le dira plus.

Pas difficile à deviner pourtant : il ne s’agit pas là d’un règlement de compte entre voleurs de voitures. En revanche, dans le milieu du trafic de drogue, personne ne s’embarrasse d’humanité. J’ai envie de vomir, je frissonne. Tout est trop calme autour de ces cadavres, mais dans l’air froid, je devine comme une tension qui me hérisse les poils. À aucun moment, je n’ai imaginé que les tueurs pouvaient être embusqués quelque part parce qu’avec ses bruits ordinaires, le vent, nos pas, les autos sur la route, la mort semble paisible, comme la fin de toute violence. Mais à présent, je me rends compte de mon erreur. Nous avons peut-être foncé tête baissée dans un piège grossier, tout comme mon frère dont le corps criblé de balles se vide peut-être de son sang quelque part au milieu des herbes folles et des tôles rouillées.

Je repousse Oneide vers la sortie, je la presse et elle ne résiste pas. Plus que par ma propre volonté, je suis mû par l’instinct de conservation, ce mirage animal qui me fait croire que là où j’en suis, il me reste encore une chance. Alors même que nous émergeons en plein air, je perçois un mouvement du côté de la Corvette. Un homme, revolver au poing, se rue dans notre direction, nous menaçant de son arme. Il a l’air dément ; on dirait un pantin désarticulé qui s’agite inutilement. Nous nous immobilisons, paralysés par cette apparition tragi-comique. Il me faut plusieurs secondes pour reconnaître Maxime, le visage barbouillé de terre et de cambouis, une large trace humide et sombre inondant son pantalon. Oneide a hurlé son nom mais il ne semble pas l’entendre. Il ralentit, boite, trébuche, s’effondre, tente de se relever et bascule finalement dans l’herbe. Je l’appelle à mon tour.

Je cours vers lui, forme imprécise ramassée au milieu des débris épars. Je murmure son nom, plus par prudence – pour qu’il ne me prenne pas pour un assaillant – que par crainte de le trouver mort. Il bouge faiblement, essaye de se retourner.

— Max, je vais t’aider !

Je l’empoigne avec précaution. Le mouvement lui arrache un grognement de douleur.

— Mon ventre, putain.

Avec délicatesse, je l’adosse à un train de pneus abandonnés. Je corrige sa position. Il a toujours son arme en main, les doigts serrés sur la crosse noire, l’index bloqué sur le pontet.

— C’était vraiment pas le jour de venir me voir, Petit Bonhomme, vraiment pas le jour !

— Qu’est-ce qui est arrivé ? Pourquoi ils ont fait ça ?

— Vaut mieux pas que tu saches… À quoi ça servirait ?

Sa respiration est haletante, sa diction est hachée, mais je ne m’en inquiète pas. Il est vivant, le regard un peu vitreux mais sans doute pas blessé très gravement. Aucun organe vital ne semble atteint. La balle a touché le haut du bassin, évitant de peu les viscères.

— C’était qui ?

Il détourne le regard. J’insiste :

— Il faut les arrêter, Max, il faut que tu témoignes !

— Si tu y tiens…

Son mépris s’altère un peu sur une vilaine grimace de douleur.

— Les Hell’s, ils étaient quatre. Ils ont coincé Marcel et puis quand je suis arrivé avec Dan…

— Mais pourquoi ?

— Je transportais de la marchandise pour eux et Marcel la gardait au garage. En fait, on la coupait un peu et on revendait le surplus. Jusque-là, ils n’y avaient vu que du feu. Mais ce connard de Dan perdait gros au poker. Il est tombé sur des méchants qui s’impatientaient de ne pas toucher leurs gains et ils ont menacé d’avoir sa peau. Alors il a piqué un peu plus, un peu trop. Les Hell’s ont vite compris ce qui se passait et ils se sont adressés à Marcel. Ils l’ont fait parler les salauds !

— Pourquoi avoir fait une telle connerie ? Il devait bien se douter qu’ils s’en apercevraient !

— Dan a toujours accumulé les bourdes…

Sa voix s’éteint soudain ; il s’affaisse.

— Bouge pas !

Trop tard, Maxime s’est tassé sans lâcher son arme. Il esquisse un rictus de douleur lorsque je l’aide à se redresser. Cette fois, il se laisse faire et je sens qu’il s’essouffle.

Je soulève un pan de sa chemise et là tout à coup, je comprends. La balle est entrée au-dessus de la ceinture et a dû lui fracasser le bassin, provoquant une hémorragie. Le sang s’écoule, trop fluide, par la bouche de ce tunnel de chair bordé de tissus gonflés par l’œdème. Tout l’arrière de son pantalon est imprégné comme une serpillière. La génétique et l’histoire ont fini par le rattraper.

J’ai son sang sur les mains, ce sang qui est aussi le mien. Je cherche à m’en débarrasser, pris d’un frénétique besoin de m’essuyer. J’ai lâché Maxime et il chavire soudain comme un arbre abattu. Oneide s’approche. Nous tentons de le relever mais il renonce. Il râle. Sa voix faiblit, son regard se ternit et je comprends qu’il va mourir parce que j’ai sous-estimé la gravité de la blessure, oubliant quelques secondes qu’avec son hémophilie légère mais sa lésion sérieuse, il ne pourra sans doute pas coaguler. Je ne peux rien pour lui sinon lui mentir pour lui faire croire qu’il va survivre.

— Va chercher du secours ! Oneide, la maison, il y a peut-être quelqu’un…

Oneide file vers la demeure de l’ex-femme du garagiste et j’entends ses pas s’éloigner sur la route de graviers, inégaux, trébuchants.

Maxime me prend le bras et je le sens se contracter.

— Je voulais te dire…

— Tais-toi, tu me diras ça à l’hôpital.

Son petit rire lui arrache une grimace.

— Pour Papa, je l’ai pas tué. C’est pas vrai ce qu’ont dit les flics…

— Je sais.

Sourire douloureux où je vois toute la tristesse d’un passé qu’il n’a pas oublié et qui refait surface, le mord plus sauvagement que la brûlure de la balle.

— Il m’engueulait, j’avais fait une connerie, une de plus, et je m’apprêtais à en faire bien d’autres. Lui, il n’était pas à jeun et moi, tu te souviens comment j’étais, toujours à ouvrir ma gueule… Il a pas supporté que je lui résiste une nouvelle fois. Il a voulu m’en coller une… J’ai répliqué mais tu te souviens comment il était costaud… Alors j’ai sorti le couteau, pour lui faire comprendre qu’on ne pouvait pas me toucher comme ça. Il a voulu me l’arracher. La bagnole a fait une embardée… C’est là qu’on est partis dans le fossé, qu’il y a eu ce choc terrible… Je suis tombé sur lui. J’avais pas lâché ce putain de schlass… Je voulais pas le tuer…

Il a relevé la tête vers moi, comme pour s’assurer que je le crois.

— Je vou…

Sa tête est retombée d’un coup et son corps s’est détendu. Dans ma main, son bras est mou et lourd. Le cœur serré, je regarde le corps de mon frère ; à présent, je comprends les non-dits, les traces, l’enquête et les soupçons. Tout me revient sous un autre jour. Maintenant qu’il est mort, Maxime me semble plus humain qu’il ne l’a jamais été, presque plus vivant. Victime du destin, d’un accident, d’une méprise…

Le revolver, tombé à moins d’un mètre, dirige vers moi son canon court, comme pour me signifier qu’à présent je suis seul, porteur de la mémoire de la famille et de son honneur. Je m’en empare en entendant les pas. Je me relève brusquement, prêt à faire feu. C’est dingue comme prendre une arme peut sembler naturel, presque aussi normal que cette mort toute simple. C’est lourd, dense, rassurant. J’ignore s’il existe un cran de sûreté mais je suis persuadé que Maxime l’a déjà fait sauter. Mon index pèse sur la détente. J’aligne la butte d’ou vient le bruit. Le guidon tremble dans la visée.

Oneide descend la pente sans apercevoir mon geste et j’enfourne précipitamment l’arme dans ma poche après avoir relâché le chien. Elle n’a d’yeux que pour mon frère et mon regard tente de lui faire admettre que tout est fini, mais elle veut m’ignorer, secouant la tête. Pourtant, elle ne résiste pas quand je l’entraîne à ma suite vers la Mercury. Cette fois-ci, je prends le volant. Je conduis des deux pieds, l’un sur le frein, l’autre sur l’accélérateur. La voiture bondit en arrière, dérape et heurte un tas de pneus pourris. Marche avant, je l’arrache à l’ornière et nous glissons sur le goudron avec un couinement de gomme torturée. Déjà, la silhouette massive du garage s’amenuise dans le rétroviseur.

Lorsque nous abordons la bretelle d’accès à l’autoroute, je commence à maîtriser l’engin même si mes deux pieds continuent de peser alternativement sur chaque pédale. Oneide est silencieuse et je devine qu’elle pleure. Je suis sonné et je n’arrive pas à penser à mon frère, seulement à ses dernières paroles : je voulais pas ? Je vous salue Marie ? Je vous aimais ? Mon espoir est de croire à cette dernière solution pour que son image ne s’efface pas tout à fait de ma mémoire.

À petite vitesse, nous passons une grosse berline blanche de la Sûreté du Québec qui stationne dans l’ombre d’un pont à la jonction de la 55 et de la 10. Il me semble que c’est celle que nous avons croisée tantôt et je songe que s’ils étaient passés devant le garage Bouchard quelques minutes plus tôt, Maxime serait peut-être encore en vie. Evidemment, personne n’a réagi aux coups de feu : le garage est assez isolé et nul ne se serait alarmé de ce bruit qu’on peut aussi bien attribuer au gonflage d’un pneu. À bien y réfléchir, l’endroit était parfait en cas de grabuge.

Nous restons silencieux et tendus tout le reste du trajet. De retour à Sherbrooke, je gare la voiture d’Oneide sur le parking du Carrefour de l’Estrie, désert à cette heure. Je la presse de déguerpir pour la journée et d’aller voir le médecin : cela expliquera son absence tout en la dispensant d’être interrogée par la police alors qu’elle est encore en état de choc.

— Surtout pas un mot de tout ça. Tu connaissais Maxime et tu baisais avec lui, rien de plus. Tu es déjà allée au garage parce que la voiture a dû y laisser des traces mais rien de plus. Ne leur mens pas en ce qui concerne tes relations. Par contre, tu ne m’as jamais vu. Il n’avait personne à ta connaissance, ni frère ni famille. Tu t’en tiens à ce que tu savais avant de me connaître. Et pour aujourd’hui, tu as voulu aller au travail mais tu ne te sentais pas bien.

— Pourquoi ?

— Je sais pas moi, invente ! T’as mal digéré ou bien c’est ta mauvaise période.

Hébétée, elle semble ne pas comprendre.

— Pourquoi je peux pas rentrer chez moi ?

— Parce que les voisins ont peut-être remarqué que ta voiture n’était plus là. Reviens quand tu te sentiras prête à affronter les flics.

Elle me regarde avec une sorte de reconnaissance mêlée de soupçons. J’ai joué les oies blanches et je me comporte à présent comme un petit loubard rompu aux interrogatoires et aux procédures policières, dispensant des conseils à deux balles. Je lui prends la main. Le sourire que je sens se dessiner sur mes lèvres me fait un masque tragique, mais c’est un sourire quand même et c’est tout ce que j’ai à lui offrir.

— Je ne serai plus là lorsque tu reviendras. La police ne mettra pas longtemps à rappliquer.

— Je comprends…

— Maxime avait sa clé et personne ne sait qu’il y avait un double, n’est-ce pas ?

— Non, c’est Marcel qui lui avait fabriqué…

Je sors de la voiture après qu’elle m’a confié les clés du 318. Tandis qu’elle se glisse au volant, je lui adresse un petit signe de la main qui, elle le sait, est un geste d’adieu. Je me penche, accroché à la portière entrouverte :

— Il est vraiment mort, tu sais.

Et elle ne répond pas.

Dans le bus, je suis pris de nausées soudaines et lorsque je descends enfin, je vomis mes tripes sur le bord de la chaussée.

Le retour vers la rue des Seigneurs est un long calvaire, d’autant plus qu’il me faut être discret et prudent. Je fais le tour du bloc sans apercevoir le moindre gyrophare. Bouchard n’avait sans doute pas beaucoup de clients et c’est une chance. Mais je sais que c’est une question d’heures – deux tout au plus – pour qu’on découvre les corps.

La porte de l’appartement semble intacte ; je m’y aventure. Dans la précipitation de notre départ, nous n’avons pas songé à la verrouiller. En retrouvant les pièces silencieuses, je fonds en sanglots. Les choses ici ne sont pas affectées le moins du monde par cette tragédie. J’aimerais être ces murs, ces objets, ces lumières tristes et paisibles pour ne plus rien voir et ne plus rien sentir.

Dans ma poche, je retrouve le contact froid et dur du calibre .38 qui plombe le tissu. Je le soupèse, enclenche au hasard un cliquet qui bloque la détente. Je me gourmande de n’avoir pas pris cette précaution plus tôt. Il faudra que je m’en débarrasse après l’avoir nettoyé. Je n’ai pas su sauver la vie de Maxime ; peut-être parviendrai-je à sauver sa mémoire. J’emballe l’arme dans du papier journal pour éviter que l’huile à l’odeur si reconnaissable ne tache mon blouson et n’attire l’attention. Puis je ramasse mes affaires. Je fais un tour rapide des lieux, chiffon en main, essuyant mes traces dans la vasque du lavabo, sur les robinets, sur les verres…

Des bruits dans l’entrée.

Les portes claquent et des pas pressés résonnent. Je saisis mon sac et, après avoir fermé la porte en catastrophe, je me précipite vers la sortie opposée, mais avant que j’aie poussé le battant, des bruits analogues se répercutent deux étages plus bas dans l’escalier en vis-à-vis. J’ai compris que toute fuite est inutile. À présent, je suis au centre du couloir, pris au piège ; à gauche et à droite, des portes fermées ; déjà, deux hommes en civil et deux policiers en uniforme déboulent à grands pas. Ils me croisent et s’immobilisent devant la porte de chez Maxime, à deux mètres de moi, tapent au battant puis me dévisagent en écoutant les bruits. Je suis incapable de bouger.

— Savez-vous s’il y a quelqu’un ici présentement ?

Je secoue la tête. Un des policiers brandit un trousseau qu’il me semble reconnaître. Le massacre a donc été découvert.

Un de ses collègues s’approche de moi :

— Ça peut être dangereux, faut vous reculer jusqu’à la sortie d’étage.

Je reste inerte et l’officier répète l’ordre en me regardant d’un air soupçonneux. Je suis incapable de bouger, mes jambes ne m’obéissent plus. Je me sens perdu. Il devine mon émotion.

— N’ayez pas peur… Mais reculez-vous !

La porte du 316 s’ouvre brutalement et une montagne de chair s’écroule sur moi, m’entraîne, m’emporte.

— Ah, te voilà ! As-tu fait bon voyage ?

Les coussins moelleux d’une poitrine opulente freinent ma course. De grosses lèvres parfumées engloutissent ma bouche. Je suis happé à l’intérieur de cette antre d’ogresse.

Alors que mes jambes flageolent et que le plafond et les murs se mêlent dans une folle sarabande, j’entends encore :

Y-a-tu du trouble ?

— Ne craignez rien Madame, c’est une opération de police. Rentrez chez vous et ne sortez pas avant qu’on vous le dise.

La porte claque comme un coup de feu. Je ne sais si c’est celle du 318 drossée contre le mur ou bien celle du 316 où je suis entré de force. Je tombe sur la moquette comme un pantin de chiffon avec l’idée bizarre que la balle m’a sans doute traversé le cœur et que ce n’est presque pas douloureux.