La traque
Le jeu de cache-cache commence. Nous avons tiré au sort pour déterminer les rôles, un chasseur et plusieurs chassés. Je fais partie des chassés. Quand on est poursuivi, d’habitude on a peur. On peut être appréhendé à tous moments et du coup le cœur bat si vite qu’on a l’impression qu’il va faire sauter la poitrine. C’est désagréable. Il faut apprendre à se maîtriser. Si on pouvait s’extirper des jeux, nous le ferions tous. Mais on ne peut pas, les autres ne comprendraient pas. On entre dans le jeu par contrainte. Par conformisme. Être comme les autres est la nécessité absolue, la plus forte des obligations.
Au signal, nous avons pour consigne de nous éparpiller. Le chasseur, je ne dirai pas son nom parce qu’à chaque fois il change – même si, quand je pense au jeu, il y en a un qui se détache, plus chasseur que tous les autres, par sa qualité de saisie, de ruse, d’observation, par sa connaissance des signes que laissent les chassés sur leur passage – le chasseur donc se tourne contre le mur, ferme les yeux, entame le décompte. Vingt. C’est le signal attendu. Dès que le premier chiffre est prononcé, nous partons tous dans des directions différentes. Nous cherchons l’endroit unique où les autres ne pourront pas nous voir. Nous fouinons et rampons pour trouver le réduit qui nous dérobera le temps voulu aux regards. Tous, nous sommes agités de la même envie mêlée d’effroi : l’envie de disparaître.
Le sang pulse dans ma gorge, je sens le danger, je suis essoufflée, l’émotion me traverse d’un coup, dix-neuf. Les autres n’ont pas déguerpi à la première alerte. Dix-huit. Ils m’attendent, ils veulent que nous partions ensemble. Ce serait merveilleux de trouver une cachette de groupe, une cachette où nous pourrions nous entasser et respirer d’un seul trait et d’un seul corps, notre terreur serait moins grande. Mais une projection rapide dans les cachettes disponibles rend cette espérance totalement vaine : un tel recoin n’existe pas. Pour se cacher, il faut aller seul.
Dix-sept. Je fais des signes aux autres pour qu’ils se volatilisent dans l’espace. On ne peut pas prendre le risque de se cacher à plusieurs. Seize. Nous perdons du temps. Nous n’avons pas réfléchi à la manière dont nous pourrions nous déployer. Nous nous affolons. Quinze. Chaque chiffre est prononcé très fort pour que nous entendions tous. Nous entendons. Nous sommes paralysés par le compte à rebours et par les décisions qu’il implique. Nous aurions envie de nous pelotonner et nous blottir, pas de nous disperser. Mais nous savons que nous serons plus mobiles si nous nous dissocions. Ensemble, nous sommes moins forts.
La scène de crime, dite scène primaire, se définit comme l’endroit où un crime a été commis. Pour qu’elle existe, il faut non seulement la présence d’un cadavre mais aussi celle concomitante d’hommes en uniforme placés aux environs de ce cadavre et délimitant autour de lui un périmètre de sécurité. Sans la création de ce périmètre signalé par une bande adhésive jaune et noir, on ne pourrait pas véritablement parler de scène. La scène de crime est donc une création artificielle qui, comme n’importe quelle œuvre d’art, est à la fois désirable, étrange, incroyable, incompréhensible et finalement, malgré son caractère exceptionnel et singulier, banalement humaine.
Je connais les déclivités du terrain, les creux, les retraits, les éminences, les endroits dangereux ou vides, je peux mentalement les visualiser, comparer ma taille à la taille de l’espace vacant, faire des calculs avant de m’élancer. Mais dans cette forêt de possibles, une seule cachette est la bonne, une seule sera effectivement à ma mesure. Et pour savoir où est exactement cette cachette, il faudrait que j’aie le temps de les essayer toutes. Quatorze. Je n’ai pas le temps.
Se cacher offre des avantages de toutes sortes. C’est une activité exclusive qui ne laisse place ni à la pensée, ni à la distraction, ni à la divagation, ni à la promenade. Elle consiste essentiellement à trouver tous les moyens pour s’extraire du regard. Se cacher, c’est devenir invisible.
Treize. Je n’ai pas envie d’être invisible.
Parler de scènes primaires suppose qu’il existe également des scènes secondaires. Situées à distance du lieu du crime proprement dit, elles constituent des à-côtés à ne pas négliger : entrepôts de stockage, garages, décharges, terrains vagues, cabanes, bords de rivière, petits bois, appartements loués ou achetés sous un faux nom, étables, bâtiments de ferme, véhicules utilitaires ou non, caravanes peuvent être autant d’auxiliaires où un crime se conçoit et se prépare. Si on y réfléchit en toute objectivité, l’ensemble du territoire est susceptible de devenir à plus ou moins longue échéance une scène de crime secondaire.
Douze. Par instinct, je m’éloigne du chasseur. Je me dis qu’il commencera par les lieux qui sont à sa portée puis tournera par cercles de plus en plus larges à partir de son point d’origine. Onze. Il commencera par les cachettes où se précipitent dans l’urgence tous ceux qui sont poursuivis. Il faut déjouer l’évidence, proposer une solution inédite. C’est comme ça que je lui échapperai.
Dans les dossiers criminels, on trouve de multiples clichés représentant les cadavres au moment de leur découverte. L’un est attaché au pied de son lit, l’autre étalé face contre terre dans une clairière, un autre est recroquevillé sur le carrelage d’une cuisine, un autre encore gît sans tête le long d’une voie ferrée. On a le sentiment qu’aucun lieu ne peut protéger quiconque contre le risque d’être un jour violenté à mort avant d’être photographié. À moins qu’on ne préfère se projeter dans le rôle de celui qui, témoin de hasard ou de métier, découvre les postures indéchiffrables d’une victime inconnue ou proche, on a toute chance, en regardant ces images, de se plonger dans une mélancolie géographique d’ampleur insoupçonnée.
Dix. Comme moi, le chasseur, surtout celui qui officie ce jour-là, ce chasseur-là, avec sa taille, son âge, son sexe, a peur. Je l’entends. Je le connais. Je le devine. Il retarde le début de la chasse, il ralentit. Neuf. Il fait traîner. Il laisse de longs blancs entre les chiffres, il nous offre la possibilité de fuir comme s’il souhaitait rester des heures entières à nous chercher sans succès. De quoi le chasseur a-t-il peur ?
En France, les techniciens de la police scientifique sont appelés gestionnaires de scène d’infraction. Comme leur nom l’indique, ils n’ont pas pour rôle de se mettre à la place d’un criminel pour imaginer sa psychologie. Ils doivent plutôt relever des traces, accumuler des indices, travail mécanique, minutieux, fastidieux qui n’a rien à voir avec la pensée. Il faut toujours dans les processus d’enquête distinguer les aspects psychologiques des aspects mécaniques et, eu égard à l’incertitude qui pèse sur les premiers, se concentrer sur les seconds.
Je suis convaincue que le chasseur est travaillé par le doute, tous les chasseurs les uns après les autres, jeu après jeu, vacillent, quels que soient leur âge, leur sexe, leur taille, les liens qu’ils entretiennent avec leur proie. Et pour ce chasseur-là, c’est encore pire. Il se contentera de vérifier que les cachettes habituelles sont désertes, il regardera, il palpera, il soulèvera, il remuera, il défera, il ouvrira, il déchirera, il éventrera. C’est ainsi que procèdent les prédateurs. À la différence des proies, ils laissent volontairement des traces, comme pour se rassurer. Ils n’aiment pas le rôle que le sort leur a donné et qui les distingue définitivement du groupe. Pour voir les fuyards et les attraper, ils sont obligés de commencer la traque sans aucun coéquipier.
Les autres ont pris leurs jambes à leur cou, ils sont extrêmement bruyants, ils vont se trahir. Un chasseur – en particulier celui-là, celui qui ce jour-là officie et nous cherche – garde en mémoire ce qu’il a entendu avant de commencer la chasse proprement dite. Il écoute, il hume, il renifle, il touche, ses sens sont en éveil, il est vivant. Peut-être même est-il effrayé par les signaux que la vie lui envoie. Si tu ne mets pas la main sur les autres, tu perdras tout, lui chuchote-t-elle, c’est ta vie contre la leur. Et ces chuchotements entrent dans ses oreilles bien qu’il tente de les couvrir avec des chiffres. Huit, hurle-t-il avec une rage proche du désespoir.
Une fois la scène de crime délimitée et sécurisée, la police scientifique peut commencer ses observations. Sauf lorsqu’on est aveugle, handicap plutôt rare dans le métier d’enquêteur, on a tendance à négliger l’invisible. Le technicien doit donc réduire au minimum ce qui ne peut être vu. Il doit être prêt à tout regarder, même l’insoutenable. Il décrira précisément les lieux, les objets, fera état des désordres et perturbations repérables aux alentours du cadavre. Et comme l’œil humain est imparfait, il recourra à des illuminateurs puissants dont les éclairages monochromatiques (filtres orange, jaune, bleu ou vert) seront susceptibles de révéler la présence de salive, de sang, de sperme, de cheveux, de poils, de rognures d’ongle ou de peau. Dans ces scènes spectaculaires comme dans le reste, tout ce qui n’est pas en lumière se perd.
Le mieux serait de jouer avec le corps du chasseur et la direction de son regard. De le coller comme son ombre. Parce que si je reste dans son dos, tant qu’il n’a pas des yeux derrière la tête, je m’approche de la perfection. Le seul que le chasseur ne verra jamais, c’est lui-même.
Sept. Je reste en mouvement. Je n’arrive pas à attendre immobile la venue de celui qui, c’est le jeu, me tuera par son seul regard. Je ne veux pas d’une mort, même symbolique. Les autres sont en train de se lover dans des espaces étroits, j’ai envie de me cacher à l’air libre.
Aucun lieu, si privé soit-il, chambre, cuisine, salle de bains, ne protège contre le risque d’être tué. Notre maison ou notre appartement, lieu intime s’il en est, peuvent dans bien des circonstances devenir le cadre et l’écrin de notre futur cadavre. Pour certains, c’est effroyable, pour d’autres pire serait encore d’être assassinés à tous vents. Il y a des gens qui préféreraient sans doute un meurtrier entrant par effraction ou habitude, et leur offrant le confort d’une mort en terrain connu. Et il y en a, au contraire, qui seraient rassurés d’imaginer leur assassinat comme le résultat hasardeux d’une rencontre en plein air. Faire un choix entre les deux termes de cette alternative paraît ardu. Quelle que soit notre préférence – si tant est que l’idée de préférence ait un sens – se plonger dans la perspective des violences que nous pourrions subir, soit quand nous mettons un pied dehors, soit dès que nous rentrons chez nous, nous terrifie. Dans les deux cas, la menace peut être si prégnante qu’il devient urgent de nous réfugier chez un tiers dont le logement n’est ni tout à fait dehors ni tout à fait dedans.
Je m’approche du chasseur, il est désormais si près de moi que je peux entendre sa voix ricocher contre le mur où il appuie consciencieusement sa bouche. Six. Je veux devenir son ombre, son double, mais un double dont il ne connaîtrait pas l’existence. Cinq. S’il se retournait brusquement il me verrait, mais tout chasseur, quels que soient son sexe, son âge, sa taille – et surtout celui-là que je connais si bien, qui est si proche – respecte la règle du jeu, il n’a aucune raison de l’enfreindre, tête fixée devant lui, yeux momentanément clos, il sait que quoi qu’il arrive il débusquera l’un de nous recroquevillé, suffocant, apeuré. Et une fois qu’il aura raflé le premier, sa solitude, sa ténacité, sa méchanceté pourront être partagées ou multipliées par deux, il sera accompagné par un joueur contraint de retourner sa veste, traqué devenu traqueur, partenaire complice, œil et main à son service. Quatre.
Le plus difficile pour le chasseur est de s’emparer du premier perdant, de chercher seul pendant un temps des corps dont il ne sait dans quel ordre ils vont apparaître, dont il ignore en conséquence la taille, l’âge, le sexe, l’envergure, ignorance qui peut, dans certains cas, retarder la prise. Trois. Tant qu’on ne connaît pas celui qu’on veut atteindre, il peut se fondre dans le décor.
Les empreintes digitales, lignes, creux et crêtes aléatoires qui sculptent les doigts humains, résultent des stress multiples que subit le fœtus durant la vie intra-utérine. Une fois expulsé et devenu adulte, il gardera sur ses mains la trace unique et indélébile de ses humeurs d’antan, trace qu’il laissera à l’occasion sur les scènes de crime. Comme on l’apprend lorsqu’on devient enquêteur, tout objet est susceptible d’être touché. Dès lors l’identification dite papillaire ou dactyloscopie est l’une des observations scientifiques les plus efficaces pour confondre un meurtrier ou reconnaître à qui appartenait un corps plus ou moins putréfié. En fonction des surfaces sur lesquelles ces traces ont été déposées, on utilise pour les révéler des poudres fluorescentes ou magnétiques, des bains chimiques, des solutions aqueuses à base de sel d’argent et depuis peu la technique de la métallisation sous vide.
Le chasseur est en train d’achever le compte à rebours. Sa voix tremble. Il accélère le déroulé des syllabes. Il respire plus vite. Deux. Un. Il va devoir se jeter dans l’inconnu. Je l’ai en ligne de mire. Zéro. Le chasseur a ouvert les yeux, il ne bouge pas. Il renifle son environnement avant l’attaque. Il penche la tête. Des choses bougent au-dessus de nous, je dis nous parce que lui et moi sommes réunis. Je suis avec le chasseur, presque à ses côtés, je partage avec lui le même air, j’entends les mêmes bruits sourds, sans doute l’un des traqués qui a tardé à se réfugier dans un trou, nous sommes liés l’un à l’autre, je suis accrochée à son rythme et à ses décisions, il est mon chasseur. Il se met en mouvement, marche résolument vers moi, je me plie en deux pour échapper à son regard.
Il m’a dépassée sans me remarquer, il monte discrètement pour prendre les autres par surprise. Dès qu’il en aura vu un, il le désignera du doigt et de la voix, je t’ai vu dira-t-il et l’autre aura perdu la face. Le perdant devra sortir tout entier de sa cache et accompagner le chasseur dans son travail. Je mets mes pas dans les pas du chasseur mais je ne suis pas encore dans son ombre exacte, pas encore assez habile ni entraînée à cet exercice radical. Pour l’instant, je me tiens derrière, à distance, je reste à portée d’un point mort où me retirer au cas où il lui viendrait à l’esprit de faire volte-face. Il va de l’avant, il ne se retourne pas. Arrivé en haut, il s’arrête. Des chuchotements nous parviennent. Certains n’ont pas su tenir leur langue, ils vont être débusqués.
Le chasseur ne se dirige pas vers les voix. Il prend la direction de la chambre conjugale. Peut-être a-t-il envie de faire durer l’excitation qui précède la première prise. À moins qu’il ne veuille m’induire en erreur, s’affranchir de ce qui déjà nous lie, me faire comprendre que je ne peux, malgré mes efforts, entrer dans sa tête. Peut-être a-t-il l’intuition que je suis accrochée à ses basques. Ce chasseur-là, plus que tous les autres, est tellement proche qu’il ne pourra échapper à ma perspicacité, il est mien, c’est mon chasseur, il est à moi. Pourtant, sa réaction imprévisible me trouble. Je ne sais pas comment me comporter. Je retarde le moment de me glisser derrière lui, de me coller à lui, de reproduire chacun de ses gestes. Nous ne sommes pas en phase, pas encore.
L’ADN, une molécule d’acide désoxyribonucléique présente dans chacune de nos cellules, constitue un puissant agent d’identification. Chaque individu dispose d’un ADN propre et unique. En même temps, les travaux scientifiques ont pu montrer qu’il existe des points communs extrêmement forts et facilement isolables entre l’ADN d’un individu donné et celui de son père, de sa mère, de ses frères et sœurs, de ses enfants. Grâce à cette empreinte génétique familiale, il a été possible en 2005 de confondre Dennis Rader, un violeur et tueur en série. On a prélevé l’ADN de sa fille qu’on a comparé aux traces relevées sur les scènes de crime. L’histoire ne dit pas comment la fille de l’assassin a réagi en découvrant à la fois que son père avait tué une dizaine de victimes et qu’elle, sa fille, était la responsable de son arrestation. Si toutes les familles devaient se plier aux protocoles des prélèvements ADN, il n’est pas exclu que cela remettrait en cause les bases culturelles de nos parentés biologiques.
Je l’ai suivi dans la chambre conjugale, il s’est allongé sur le lit. Je l’ai observé à travers l’embrasure de la porte, il est resté un moment sur le dos puis a fermé les yeux comme s’il voulait dormir. Je ne comprends rien. Il n’y a personne ici. Le chasseur prend des libertés avec la règle, il est un peu différent des chasseurs habituels. Je le connais bien, c’est mon chasseur, quelque chose entre lui et moi s’accomplit dans le jeu. Les autres doivent se demander ce qui se passe. D’habitude, quand on joue, on apprend à ne pas parler, à ne pas rire, on retient sa respiration le plus longtemps possible, surtout quand on entend les pas du traqueur tout proches. Alors que là, c’est autre chose. Quel drôle de chasseur. On a l’impression qu’il veut rester à l’écart, éviter le contact à tout prix. Je ne sais pas comment réagir, la stupéfaction pourrait me trahir. Que veut le chasseur, quel message m’adresse-t-il ?
La chambre conjugale, c’est la chambre où on ne va pas, c’est la partie réservée, la zone interdite. On n’a pas le droit d’y entrer. Moi qui croyais que les chasseurs étaient obéissants et conformistes, je me rends compte que je me suis trompée. À moins que ce chasseur-là ne profite des règles du jeu pour en transgresser d’autres, plus anciennes. Mais pour quel motif ?
Un enquêteur moderne subordonne les alibis, les causes et les mobiles aux preuves matérielles. Il utilise le Fichier national automatisé des empreintes génétiques qui inventorie des centaines de milliers de profils et s’enrichit chaque mois de plus de 30 000 dossiers. Toutefois ce type d’enquête n’est efficace qu’à partir du moment où les empreintes d’un délinquant sont déjà enregistrées. Pour ne pas être piégé, un criminel débutant, une fois son forfait commis, a donc intérêt à éviter tout écart de conduite : insulter un inconnu ou un proche dans la rue, sombrer dans un coma éthylique sur la voie publique, bousculer un importun, participer à une manifestation, brûler un stop, se baigner nu sur une plage bretonne peuvent être des occasions de passer quelques heures au poste et d’être contraint d’y laisser ses empreintes, auquel cas tous les recoupements deviennent possibles. C’est ainsi qu’en 2003, une bagarre ayant éclaté entre un pompier qui refusait de payer son ticket de stationnement et les vigiles du parking où il s’était garé, on découvrit, en prenant les empreintes du pompier colérique, qu’il était aussi l’auteur du viol et du meurtre d’une lycéenne de seize ans retrouvée dans une clairière quelque quinze ans auparavant. Le Fichier peut avoir, dans ces conditions, des vertus dissuasives plus fortes encore que tout le reste. Il oblige les primodélinquants à une vie calme, sans heurt et sans écart. L’étude des comportements en société, plus encore que les traces et les relevés, pourrait permettre de repérer les criminels impunis : ils s’arrangent pour n’avoir jamais aucun problème avec la justice.
Je me suis glissée à quatre pattes à ses côtés et je me suis mise sous le sommier. Le chasseur, mon chasseur, ne bouge pas. Peut-être s’est-il endormi là, en dépit de sa mission. Il pense sans doute que les traqués vont s’impatienter et sortir de leurs caches, à moins que le décompte et la préparation de la traque ne l’aient exténué. Je reste allongée sur le sol, juste au-dessous de lui. Mon appréhension s’est envolée. Il faut que je la fasse revenir. C’est grâce à elle que je reste vigilante.
Je me suis endormie. Un grincement au-dessus de ma tête m’a réveillée. Je vois sur le côté les pieds du chasseur. Il est assis sur le lit conjugal. Je ne sais pas exactement ce qu’il regarde. J’essaye de me représenter les meubles qu’il a autour de lui, la table de nuit, l’armoire, la commode. Il se lève. J’entends de drôles de froissements, il doit être en train de fouiller dans les tiroirs. Je me demande s’il n’utilise pas le jeu comme prétexte. Le chasseur, celui-là en particulier, dont je connais le nom, l’âge, la figure, le sexe, mon chasseur me met à l’épreuve. Quand il se rassoit sur le lit, le matelas et le sommier s’enfoncent sous son poids et s’écrasent presque sur mon visage. J’ai envie de fuir.
Le lit conjugal est un monument. Le lit conjugal est un objet de culte. On ne le voit jamais. On ne le touche jamais. On peut en parler mais seulement quand ses utilisateurs sont absents. On peut échanger sur l’utilisation qu’ils en font, sur leurs secrets et leurs silences. Et parfois, malgré l’interdiction, on peut se mettre devant la porte de la chambre, écouter, regarder par les interstices. On peut voir des choses qu’on ne comprend pas. On peut regretter d’avoir vu. On peut même par moments espérer ne plus voir. On peut essayer de recouvrir les images obsédantes qui sont imprimées dans la tête par d’autres images plus familières. On peut découvrir à cette occasion que l’obsession déborde, s’impose, prend tout l’espace, tout le temps, toute la place. On peut refuser d’y consentir. On peut se raidir. On peut se saouler d’autres images, moins curieuses, moins fortes, moins mystérieuses et dérangeantes. On peut accepter de revenir pour voir encore ce qui se passe derrière la porte. On peut être dérangé. On peut aimer être dérangé. On peut se dire qu’être dérangé est une manière de vivre.
Mon chasseur a laissé tomber un objet près de moi. Je pourrais tendre la main pour l’attraper mais je risquerais de me trahir. C’est peut-être un piège grossier pour me faire sortir. Si je tends le bras à découvert, mon chasseur me verra. Vu, annoncera-t-il, je serai obligée de m’extraire, honteuse, de ma cachette, ce sera la fin de l’indépendance que je suis ici en train d’acquérir. L’indépendance, selon moi, n’est pas synonyme de séparation. Au contraire. Plus je me confonds avec mon chasseur, plus j’ai le sentiment de ne pas céder à son désir et donc d’être moi-même. C’est une vision un peu restreinte de l’autonomie, mais ne pas céder au désir de l’autre, c’est déjà quelque chose, le début de la résistance.
Je pense au lit conjugal sur lequel mon chasseur est étendu. Je pense aux utilisateurs officiels de ce lit, aux usages divers qu’ils en font quand ils croient que nous ne sommes pas là. Ils entrent en action, ils s’emmêlent à n’en plus finir, s’indifférencient, se confondent dans un râle horrible. Je me dis alors qu’il faut que j’entre dans la pièce sinon ils vont mourir. Et au lieu de faire ce que je dis, je continue à les regarder. Dès qu’ils sont morts, ils deviennent souriants. Ils se détendent. C’est un moment que nous attendons, le chasseur et moi, parce qu’avant c’est épouvantable. Leurs cris sont déchirants. Ils souffrent, c’est sûr. Nous restons devant la porte jusqu’à la fin. Nous avons honte mais nous n’intervenons pas. La surprise qu’ils éprouveraient si nous entrions risquerait de rendre leur mort encore plus précoce et fulgurante. Nous n’avons pas pour objectif de précipiter leur fin.
Le chasseur et moi, mon chasseur, celui qui officie ce jour-là et dont je connais le corps, le sexe, l’âge et la taille, nous avons vécu cette scène plusieurs fois. Nous avons regardé cette scène plusieurs fois. Nous les avons vus mourir plusieurs fois. Je connais l’expression du chasseur quand il épiait, comme moi, leurs réactions. Il lui arrivait de s’appuyer sur moi comme s’il cherchait un point fixe au milieu du tourbillon. Et maintenant, il a passé le seuil, il erre au milieu de la scène délimitée d’un côté par la porte, de l’autre par la fenêtre surplombant le jardin, il se vautre dans le lit même de ceux qu’il a vus mourir tant de fois. Je ne comprends pas ce qu’il cherche. J’ai envie de l’implorer. Fais ton travail, trouve ceux qui se sont cachés au lieu de t’abandonner à la mélancolie, reviens parmi nous, chasseur, joue le rôle que tu as accepté sans te plonger encore et encore dans des images anciennes qui ne te servent à rien.
Le principe de l’échange est au cœur de toute activité humaine. Il veut qu’un individu se déplaçant dans un lieu donné y laisse forcément des traces et emporte avec lui, sur son corps ou ses vêtements, des indices du lieu où il a séjourné. C’est un principe qu’on peut juger rassurant ou terrible. Soit l’idée de ne jamais passer complètement inaperçu donne un sens à notre éphémère existence, soit au contraire l’impossibilité de disparaître est source d’angoisse, angoisse d’autant plus vive qu’elle naît d’une volonté précise d’effacer certains de nos gestes. Les criminels de tous poils sont évidemment concernés au premier chef par ce type de principe car, comme l’écrit Edmond Locard en 1912 : « Nul ne peut agir avec l’intensité que suppose l’action criminelle sans laisser des marques multiples de son passage. » Pour contredire et faire mentir une vérité qui risque de les desservir, on recommande aux criminels de commettre des forfaits doux, lents, durant lesquels les victimes consentantes n’offrent aucune résistance et se laissent appréhender avec une résignation souriante. Cet objectif est toutefois rarement atteint parce qu’il vient toujours un moment où la chair entre en lice, expressive, furieuse, bouleversée, nauséabonde ou liquide. Pour que l’intensité du meurtre soit diminuée, il faudrait imaginer qu’on ne tue que des êtres qui ont perdu toute épaisseur charnelle.
Mon chasseur s’est levé. Il sort. Je quitte ma cachette, je trébuche, je me rattrape, j’essaye de me glisser le plus discrètement possible dans son ombre. Il m’ignore, il va de l’avant. Au lieu de me cacher, je me mets directement dans ses traces, si près qu’il ne me voit pas. Je lui colle à la peau, c’est ma méthode. Si tout se passe comme je l’imagine, il viendra un moment où, à force de me déplacer, de sillonner l’espace et de le raturer, je creuserai un pli nouveau où me loger, un pli intérieur et hors de portée, façonné par la multiplication de mes trajectoires, le dessin embrouillé de mes allées et venues. Et quand ce moment viendra, je ne serai plus ni à l’intérieur ni à l’extérieur, mais quelque part en moi-même, absolument protégée, inatteignable, invisible, sauve.
Mon chasseur a des gestes brusques, rapides. Il essaye sûrement de prendre les autres de vitesse en saccageant tout sur son passage. Flacons renversés, rideaux déchirés, portes ouvertes avec fracas, pas précipités, chutes, bris de verre, cris étouffés, longs hurlements avant le silence. Mon chasseur commet une erreur tactique. Sa manière brutale d’agir donne des indications à ses victimes, elle leur permet de suivre à l’oreille les mouvements erratiques de leur principal ennemi. La fureur bizarre qui s’est emparée de mon chasseur l’expose à rester seul. Il faudrait une proie bien consentante et fidèle et compréhensive pour qu’il n’échoue pas dans sa quête.
La salle de bains est dévastée. Le rideau de douche pend à moitié arraché hors de la baignoire. Le néon illumine mon visage blafard, un visage que j’ai de la peine à m’attribuer en le découvrant presque par hasard dans un miroir sur pied qui a par miracle échappé à la destruction. La surface en est griffée par un réseau de lignes convergentes durcies, épaisses et coupantes comme si on l’avait attaqué avec un objet lourd et oblong. Des bouteilles en verre gisent sur le sol, certaines en morceaux, d’autres entières. Un liquide orangé sort de l’une d’elles et se répand lentement le long des joints sur le carrelage. Le sol est humide, légèrement collant. Quant aux tubes, fioles et flacons que contenait l’armoire à pharmacie, ils sont éparpillés, ouverts, répandus, éventrés. Beaucoup ont été jetés dans la cuvette des toilettes. On dirait les déjections méconnaissables d’un grand malade.
Grâce à la dynamique des fluides, un enquêteur est en mesure de déterminer ce qu’on appelle la vélocité des taches de sang. Les taches à haute vélocité forment une brume de fines gouttelettes et sont caractéristiques des armes à feu. Des objets contondants ou armes blanches produisent des taches à vélocité moyenne qui éclaboussent et giclent au lieu de vaporiser les surfaces concernées. Enfin, à basse vélocité, les projections sont larges. Elles indiquent, soit que des coups ont été portés, soit qu’un corps s’est vidé goutte à goutte. Dans ce dernier cas il suffit comme le Petit Poucet de suivre la ligne discontinue laissée par lesdites gouttes pour rejoindre le corps mort ou vif responsable de tous ces désordres.
Le chasseur a cherché frénétiquement ses victimes. Il a dû en débusquer quelques-unes. Je ne sais pas combien, sans doute trahies par leur impatience, ont été prises. Les impatients sont les premiers à perdre, ils sortent de leurs repaires, s’alarment, craignent d’être oubliés. Ils préfèrent en finir vite, ne pas faire durer le suspense. Leur agitation n’est pas une maladresse, plutôt un appel. C’est pour ne pas succomber à ce piège que j’ai pris la résolution d’adhérer aux pas de mon chasseur, à son corps et à son rythme. Maintenant il n’est plus seul, je le sens. D’autres, un ou deux, sont désormais ses complices. Cela doit l’aider à poursuivre, à vaincre son envie de renoncer. Je le connais suffisamment pour savoir qu’il n’aime pas chasser. Il préfère contempler les mouvements imperceptibles des choses. C’est pourquoi, bien qu’il n’ait pas le goût de son rôle, mon chasseur est un bon chasseur. Il remarque les froissements, les pliures, les déplacements, les fines poussières. Il est redoutable sans le savoir.
Il existe des bases de données établies pour la police scientifique par les fabricants d’objets manufacturés. Ces bases recensent l’ensemble des modèles de chaussures disponibles en France, inventorient des centaines de milliers de pièces de véhicules, des milliers d’échantillons de peinture de carrosserie, des centaines de marques de pneus. Ces inventaires étranges et poétiques rappellent que tout achat laisse une trace et permet d’identifier un acheteur donné. Ils ramènent la consommation à ce qu’elle est : une activité destinée à se rendre visible, une consolation à échelle mondiale. Il peut arriver toutefois que nos achats, au lieu de nous donner un supplément d’âme, nous trahissent. Une association qui lutte pour la défense des libertés individuelles a ainsi révélé la présence de mouchards dans la majorité des imprimantes. La plupart des périphériques reliés à des ordinateurs imprimeraient des pictogrammes invisibles à l’œil nu permettant de déterminer la date, l’heure d’impression et aussi le numéro de série de la machine. Dès lors, l’anonymat, bien qu’il ne soit pas nécessairement désirable, devient impossible et à force d’être impossible devient désirable.
Je veux quitter le chasseur. Je suis attachée à lui par le jeu du cache-cache, l’affection, la haine naissante, la suggestion, la terreur et le manque. Il m’agrandit, il me ramifie, il me prolonge, il me complète. Je n’ai pas encore trouvé comment m’y prendre pour être indépendante. Je suis habitée. Je suis traversée. Je suis hantée. Je suis plusieurs. Je veux maintenant reprendre ma place. Me séparer du chasseur, rompre notre proximité, me tenir à distance de lui. On ne peut pas être deux. Ça nous freine. Lui et moi. Ça nous empêche de vivre. Ça nous retient. Bien que rester dans son ombre m’évite la traque, je sens aussi que je dois retourner dans mon corps, le réinvestir, l’habiter. Et mon corps est celui du traqué.
Sur les scènes de crime, on trouve en général des restes humains dans des états divers. On ne peut pas être toujours absolument sûr de ce qu’on voit ni de ce qu’on touche. Par exemple l’immobilité du corps est une apparence trompeuse. La mort n’est pas immobile. Elle n’est pas une situation stable, ni un état fixe, ni une coupure nette, ni une assurance, ni un fait. C’est une durée, c’est un processus, c’est un changement lent, c’est une altération progressive, c’est une transformation qui prend de longues heures, de sorte qu’il est parfois délicat de déceler à quel moment exactement celui qui agonise passe effectivement de vie à trépas. C’est le rôle du médecin légiste de s’assurer du statut exact de celui ou celle qu’il découvre à moitié dévêtu dans les fourrés, de soulever les paupières déjà fermées, de prendre le pouls déjà arrêté, de toucher la bouche déjà froide, de redresser la nuque déjà raide, d’écarter les vêtements déjà déchirés, de libérer la poitrine déjà blessée, de dégager la plaie déjà séchée, de palper les organes déjà meurtris, de recouvrir le corps déjà habité par des hôtes pugnaces, déterminés et répugnants.
J’ai perdu le chasseur de vue. Je n’entends ni son pas ni sa voix. Le contact est rompu. Je pourrai m’introduire dans un endroit protégé et noir, c’est là que je serais enfin invisible. Mais si personne jamais ne me découvre, que vais-je devenir ? Être la gagnante du jeu, libre, inaccessible, introuvable, à quoi cela pourrait-il bien me servir ?
Durant les premières heures qui suivent le décès, le corps subit des transformations parfaitement repérables. Le premier signe de la mort consiste en une altération de la couleur due à l’arrêt de la circulation sanguine. C’est ce qu’on appelle les lividités cadavériques d’hypostase ou stases sanguines. Le sang, en raison de la gravité à laquelle nous sommes tous soumis, coule vers les régions déclives du corps sous l’effet de la pesanteur. Il s’ensuit la survenue de taches dans les zones que le sang a colonisées. Pendant un moment, ces taches sont mobiles et reproductibles, ce qui signifie qu’on peut les déplacer en remuant le cadavre ou en exerçant des pressions sur certaines parties de son corps, modifiant ainsi, comme pour n’importe quel contenant, les endroits où les liquides se concentrent. Un manipulateur sensible à la beauté naturelle de ces variations de couleur pourra, pendant un temps, s’amuser à les faire apparaître et disparaître sur un cadavre quelconque. Il verra ainsi se dessiner sur le corps choisi des cartes nouvelles et instables, des îles inconnues difficilement accessibles et pourra, s’il est philosophe, élaborer pour accompagner ses gestes un discours sur les correspondances entre macrocosme et microcosme. Toutefois, malgré ses rêveries, il sera ramené à la dure réalité du poids et de la rigidité. Les cadavres sont souvent lourds et ne manifestent aucune volonté de suivre nos caprices esthétiques. De plus, après un certain nombre d’heures, les parois vasculaires perdent leur étanchéité, le sang imbibe le tissu interstitiel et se fige, les taches auparavant mobiles se fixent définitivement sur certaines parties du corps choisi, mettant fin à l’activité physique, philosophique et cartographique du manipulateur dépité.
J’ai décidé de quitter le périmètre protégé que je connais, de rejoindre des zones où ni le chasseur ni ses proies n’ont l’habitude d’aller. J’ai décidé de rompre avec leurs habitudes et aussi avec les miennes. Quelques marches me séparent des champs. Je reste un instant devant l’escalier, le jardin descend doucement vers la rivière, le verger, la mare, le petit bois et au-delà les collines. Il fait jour encore, la lumière oblique intensifie la couleur des feuilles, de l’herbe, me donne la sensation dramatique de profiter des dernières minutes avant la plongée dans le crépuscule. Au fond un muret de pierre sèche signale la fin du domaine. Je franchis le seuil, l’air tiède entre dans mes narines.
Dans les heures qui suivent la mort, un voile se forme sur la cornée, donnant au cadavre un regard fixe et opaque. On peut prélever avec une seringue l’humeur vitrée des globes oculaires et mesurer le potassium dont la proportion monte sensiblement et régulièrement après le décès. Et on peut aussi admirer les yeux des morts en espérant en vain que dans ces pupilles dilatées auront été impressionnés, comme sur du papier photographique, les silhouettes, les paysages, les ombres et les lumières que ces humains ont vus à leur dernière heure et dont ils ne peuvent plus témoigner.
Au moment où je m’apprête à refermer le plus doucement possible la porte vitrée qui me sépare de l’extérieur, une main s’interpose, posée à plat sur la vitre. C’est une main que je connais, elle appartient à l’un des joueurs. En cet instant je voudrais supprimer cette main. Rien à faire. Elle est posée, entièrement ouverte, sur la vitre et m’empêche d’achever mon geste. Je ne me retourne pas vers la main, je me tiens en avant, je demande au corps que je devine au bout de cette main, un corps au poids, à l’âge, à la taille et au nom familiers, je lui demande d’effacer l’empreinte de ses doigts sur la vitre, je le demande en chuchotant et je descends les quelques marches qui me conduiront au jardin.
Représenter les morts illustres sous les traits durs et froids des gisants est une habitude contractée par les sculpteurs il y a bien longtemps, la pierre, marbre ou granit, ayant des parentés évidentes avec la texture et la consistance du défunt en état de rigidité cadavérique. On peut toutefois reprocher à l’artiste faisant un tel choix de sacrifier à une facilité qui l’éloigne de la vérité. De fait, la rigor mortis n’est qu’une étape dans l’ensemble des processus qui mèneront à la décomposition organique. Pour que l’art reste en prise directe avec la réalité de notre fin, il faudrait imaginer des œuvres capables de rendre compte des états successifs et variables par lesquels le mort doit passer avant sa complète désintégration dans la nature.
La main et le corps qui me suivent sont furtifs et impérieux à la fois, je les connais, ils appartiennent à l’un des traqués, une proie comme moi. Ce traqué à la main impérieuse n’est pas un ennemi, il est poursuivi comme moi, mais je préférais l’autre, le chasseur, mon chasseur, je voudrais maintenant qu’il revienne et me délivre de la main. Je marche plus vite, la main reste avec moi, la présence reste avec moi, elle m’emboîte le pas, elle souffle dans mes cheveux, je n’aime pas ça, elle a un poids et une force supérieurs aux miens, elle m’attrape et m’entraîne dans une remise, nous nous cachons au milieu des outils, c’est un lieu sûr où vu notre taille nous n’avons pas besoin de nous accroupir, il faut juste s’insinuer profondément dans le mince espace ménagé entre l’ouverture et le mur du fond. Nous attendrons que le chasseur se lasse.
Je me coule dans l’interstice étroit que la main m’indique, je m’introduis au plus profond, l’espace se distend pour m’accueillir, le mur respire et s’ouvre, je me tasse, la main et le corps s’interposent et me cachent, nous sommes enfoncés derrière des planches et nous tenons joints comme deux morceaux de bois brut.
La rigidité cadavérique est due à la perte d’élasticité des tissus et plus exactement à la coagulation de la myosine, une protéine présente dans les muscles. Elle débute à la nuque et s’étend petit à petit aux membres inférieurs. Elle atteint son intensité maximale environ vingt-quatre heures après la mort et commence à décroître à partir du deuxième jour. Toutefois, les conditions de la mort et le lieu où elle advient ont des conséquences non négligeables sur la durée de ce phénomène. Si la température ambiante est élevée, si le sujet a eu une intense activité musculaire juste avant la mort, si le décès est causé par une asphyxie ou une hémorragie massive plutôt que par un état de stress ou une électrocution, le corps aura tendance à s’amollir plus vite. Les déplacements intempestifs du cadavre pourront également avoir des effets sur son aspect et la chronologie de ses transformations. Ainsi un cadavre traîné sur le sol, chargé dans le coffre d’une voiture ou porté jusqu’à un lit, peut passer alternativement de la mollesse à la dureté et rester beaucoup plus longtemps que la normale dans un état de rigidité, comme s’il se raidissait brusquement et durablement au souvenir et au contact de mains qu’il identifie sans doute comme des mains ennemies, même si elles n’appartiennent pas forcément à son assassin.
Alors le chasseur vient. Celui dont je connais la taille, le sexe, l’âge et le nom. Mon chasseur. La porte extérieure claque et bat, il marche dans l’herbe, sans hésiter il se dirige vers la remise comme s’il savait. Je tente de couper le lien avec lui, je tente de m’isoler de lui, de ne lui envoyer aucun signe, cela fait partie du jeu alors je le joue, je suis les règles même si j’ai envie de crier son nom, le nom du chasseur, pour qu’il me voie et me reconnaisse et fasse de moi, enfin, l’un de ses compagnons. Mon chasseur continue à avancer d’un pas régulier, il se rapproche du petit espace que la main et moi nous sommes ménagé pour fuir son regard. Devant moi il y a le corps du traqué, mon complice involontaire avec sa main impérieuse qui fait obstacle, et devant ce corps complice il y a des outils et des planches, toutes ces strates que mon chasseur n’aura pas forcément le désir de traverser pour arriver jusqu’à moi. Je suis abritée et prisonnière, je ne peux pas m’échapper, ni le dedans ni le dehors ne sont à ma portée, je suis délogée, accompagnée par un tiers dont la main et le corps sont ma forteresse.
La main bouge, elle m’intime l’ordre de me taire, elle vient pour m’aider, pour me consoler, pour me rassurer, je la sens me chercher, se frayer un chemin vers moi, elle est douce, ferme, lente, précise, attentive, mais je n’aime pas la main, je voudrais la retirer de moi, l’écarter, je la laisse.
C’est de l’intérieur que ça arrive, dans cet espace qui n’est ni dehors ni dedans, loin de la maison, dans la cachette, l’antre, la retraite, le terrier, entre mon complice et moi, l’autre corps et le mien, sa main et ma chair, une proie et une autre proie.
La main est plus insistante, elle frôle, elle touche, elle cherche, elle écarte, je ne dis rien, je ne crie pas, je ne soupire pas, je ne tressaille pas sans quoi le chasseur pourrait m’entendre, je me retire en moi, je quitte les parties de moi sur lesquelles la main intervient, je les lui abandonne, je les ignore et me concentre sur d’autres zones moins exposées à sa volonté, la main se pose, la main se permet, la main se crispe, la main tremble, la main tient, la main attrape, la main tâte, la main sonde, la main explore, la main visite, elle assiège, elle s’introduit, elle pénètre, elle travaille, elle fourrage, elle se déploie, elle accomplit, il serait temps que le chasseur vienne pour me libérer de la main.
L’autodestruction du corps liée à la dégradation des lipides et des glucides s’accomplit sans intervention bactérienne. La peau prend une apparence marbrée, les veines redeviennent visibles. Cette autodestruction est suivie de la décomposition organique proprement dite, qui provient de la flore bactérienne hébergée par les intestins. Elle débute sur le côlon et s’étend à l’abdomen où des taches vertes correspondant à la dégradation des pigments biliaires du cæcum apparaissent. La coloration verte se répand ensuite sur tout le corps avant d’atteindre les extrémités, pieds et mains, qui résistent plus longtemps. Les tissus et organes deviennent fluides. Le décollement épidermique se généralise. Les ongles tombent. Le cadavre prend des teintes bleues, pourpres, brunes puis noires. Il exhale une odeur de putréfaction très puissante et indéfinissable. Tout homme sain d’esprit mis en contact avec la pestilence de telles dépouilles a envie de fuir au plus vite, preuve manifeste qu’un tel parfum a pour principale fonction de nous dégoûter du meurtre et du suicide. L’histoire a toutefois montré que la répulsion qu’elle provoque est d’une efficacité discutable. La cruauté et le désespoir restent des agents beaucoup plus puissants qu’un simple relent de charogne.
Quand le chasseur est là, il est trop tard. Il se tient debout devant la remise, j’entends qu’il déplace un à un les outils qui me séparent de lui. Avant de me trouver, il y a le corps de mon complice avec sa grande main, sa main fouineuse, qui s’interpose. J’entends les grattements et remuements qui vont m’extraire du trou où je suis prisonnière. La forteresse se fissure. Je commence à apercevoir de la lumière. Je n’arrive pas à savoir si je dois être contente ou triste. Le chasseur a vu, il dit Je te vois, alors mon complice lâche prise, il sort sa main de moi, il quitte la cachette. Les planches sont chamboulées, je vois la lumière du jour, et je vois la main et je vois aussi le chasseur devant moi, mon chasseur. Je reste là. Je ne parle pas. Je ne me manifeste pas. Je devine que la main et le corps de mon complice, maintenant qu’ils sont pris, sont devenus des auxiliaires du chasseur. Je devine que le retournement et la transformation ont eu lieu, le débusqué est devenu prédateur, c’est fait, c’est arrivé, son regard, son corps, son esprit et sa main fouineuse appartiennent au chasseur à qui il doit tout dire, tout ce qu’il voit. Mon chasseur. Tellement proche. Accompagné d’un autre que je hais pour sa force et sa brutalité silencieuses. Ils vont détecter ma présence et me désigner comme l’un des leurs. C’est inévitable. C’est fatal. Cela fait partie du jeu. Je ne sais plus ce que je souhaite. Dire que je suis là me délivrerait du temps qui passe et qui passe mal. Me taire me délivrerait du chasseur. Je n’ai plus envie d’être là, ni ailleurs, ni nulle part.
Les émanations du cadavre, repoussantes pour les hommes, constituent en revanche des signaux olfactifs puissants émis en direction de certains insectes. Ces insectes, volants ou rampants, viennent successivement habiter les cadavres, attirés par certaines odeurs spécifiques qu’ils dégagent durant les multiples épisodes de leur fermentation. On en distingue quatre catégories : les nécrophages, qui se nourrissent de la viande putréfiée ; les nécrophiles, qui se nourrissent des nécrophages ; les omnivores, qui se nourrissent à la fois des nécrophiles et du cadavre ; les opportunistes, qui, comme certaines araignées, utilisent le cadavre comme refuge. Ces quatre catégories se répartissent elles-mêmes en huit escouades, toutes prêtes à entrer en scène au rythme des modifications du substrat nourricier dont elles activent la dégradation. La première escouade composée essentiellement de diptères, mouches bleues pondant leurs larves dans les plis humides et les blessures, intervient au moment même où un sujet donné bascule de vie à trépas. La deuxième escouade constituée par les Sarcophagidae, carnivores alléchés par la décomposition des matières fécales, se nourrit directement de la charogne. La fermentation des graisses et des matières protéiques attire ensuite la troisième escouade, coléoptères et lépidoptères, qui se partagent le travail entre la ponte et la dévoration des chairs. Quatrième, cinquième et sixième escouades profitent des différentes humeurs du corps jusqu’à son dessèchement. Enfin, les Dermestidae et Tineidae racleront les tendons et les ligaments avant que les Tenebrionidae et Ptinidae n’éliminent les restes des escouades précédentes, pupes, larves, chrysalides, excréments et insectes morts. Mouches, papillons, coléoptères, acariens, araignées, scarabées noirs et rouges s’installent ainsi dans les corps humains, y remplissant des fonctions multiples. Ils pondent, mangent, se reproduisent, se cachent, se métamorphosent comme tout organisme vivant dont l’objectif principal est de se conserver et de se perpétuer. Et ils facilitent aussi le rôle d’enquêteurs perplexes qui les prélèvent sur des victimes grouillantes et puantes pour essayer de reconstituer l’histoire énigmatique, violente ou solitaire, de leurs derniers instants.
Le chasseur est face à moi, je le vois, il me voit mais il ne le dit pas, il n’exprime rien, son expression ne manifeste pas que je lui apparais. L’autre non plus ne fait aucun geste dans ma direction, ils parlent tous les deux comme si je n’étais pas là alors que l’un au moins sait, l’un au moins connaît mon corps, sa chaleur, son tremblement, ses fissures, ses tissus, ses humeurs. Je ne bouge pas. Je me raidis. Je bloque mes poumons. Aucun air ne sort de mes orifices. Je fais le mort. Mes yeux se voilent. Mes lèvres se collent l’une à l’autre. C’est une expérience déroutante de se sentir de plus en plus opaque, de plus en dure et figée. Et aussi, malgré ce poids en soi, d’être pour l’autre transparente. Le chasseur face à moi sourit mais c’est un sourire qui ne m’est pas adressé. Il n’a pas l’air de m’apercevoir et pourtant je suis là, à quelques mètres, dans le fond de la remise, exposée, immobile, droite. Aucune main ne s’approche, aucune voix ne me nomme ou ne m’appelle, le temps s’arrête.
Mon chasseur et son nouvel auxiliaire partent. Je reste dans mon espace intermédiaire. Ni dehors ni dedans. Si parfaitement cachée que plus personne ne peut m’atteindre. Ils ne se retournent pas. Ils ne reviennent pas en arrière. Ils ne vont pas chercher les autres pour me déloger ou en finir avec moi. Je suis la dernière. Ils m’ignorent. Ils me lâchent. Je ne suis plus rien pour eux. Je ne mérite même pas leur regard. J’ai disparu sans le vouloir. Je suis retirée. Je suis exilée. Je suis transparente. Je suis invisible.
Alors je sors de ma cachette et je lève les yeux vers le ciel et je marche dans l’herbe et je dévale la pente et je traverse la rivière et je me plonge dans la mare et je monte vers les collines et je rejoins le petit bois et je cours vers une clairière et je m’étale dans la mousse et je m’allonge bras écartés sourire aux lèvres et je vois la terre tourner et j’ai le vertige et il y en a qui s’approchent et il y en a qui viennent et il y en a qui sont autour de moi et il y en a qui se penchent et je remarque leurs yeux à l’envers les yeux des gens à l’envers sont étranges et je leur fais des signes et ils ne répondent pas et ils ne me voient pas ils ne me désignent pas ils ne me nomment pas ils ne me reconnaissent pas ils ne m’aiment pas tous les joueurs sont là le chasseur et les chassés ils rient ils se touchent ils s’épaulent ils s’embrassent ils ont tous été trouvés ils ont tous été rattrapés ils ne sont plus séparés ils sont ensemble et il y a aussi mon complice avec sa main particulière sa main intime sa main fouineuse sa main impérieuse elle revient elle s’avance elle s’immisce elle passe d’autres mains la rejoignent beaucoup de mains elles se tiennent elles s’agrippent elles remuent elles tournent les yeux à l’envers ont de drôles de formes les bouches à l’envers ont de drôles d’ouverture et de drôles de dents en sortent de drôles de cris des susurrements des hululements des bourdonnements des chants je ne comprends pas ce qu’ils signifient je suis fatiguée j’ai soif j’ai faim j’ai gagné la partie mais quelle importance j’ai froid je suis mouillée j’ai de l’eau sur le visage et sur les bras et sur tout le corps je crie j’essaye de me faire voir je dis que je suis là j’appelle pour qu’on me délivre on ne me délivre pas les yeux à l’envers sont de plus en plus étranges les bouches à l’envers sont de plus en plus ouvertes je me débats pour les rejoindre j’ai la nausée mes lèvres sont sèches mes oreilles sifflent je suis dans un tunnel il y a une lumière blanche je suis projetée vers elle la cime des arbres flotte les feuilles bruissent j’ai le vertige je suis éblouie je suis comme une vitre je suis comme une fenêtre je suis comme une ouverture béante je donne sur le jardin je descends vers la rivière je traverse la mare je gravis la colline je cours dans le petit bois j’accède à la clairière je m’allonge dans la mousse je suis seule je suis tranquille je me suis esquivée je me suis éclipsée personne ne m’a vue j’ai gagné j’ai vaincu j’ai disparu ça ne me sert à rien je veux être avec eux je veux habiter avec eux je veux rire avec eux et tourner et danser et chanter j’ai des larmes dans les yeux la rage la douleur je veux vivre parmi les miens et j’attends j’attends encore et presque sans espoir qu’ils viennent et me trouvent et me reconnaissent et me recueillent et me donnent mon nom ou un autre n’importe quel nom pourvu qu’ils mettent fin à ma victoire.