5.

Le retour

 

 

 

Maintenant c’est derrière moi. J’ai passé l’âge de jouer à cache-cache, de rester enfermée dans ma maison, de me détourner des morts, de me taire. Je m’approche de ce qui est caché, ce qu’on n’a pas le droit de voir. Je dis Je veux voir, mais ce que je dis ne m’empêche pas bien des fois d’esquiver certains spectacles, de me dérober à l’injonction intérieure. Regarde. Je me dérobe. Je me défends mais je me dérobe. Regarde ce que j’ai à te montrer. J’esquive. Je me tiens en retrait, à la lisière.

 

Je feuillette un livre où des corps ouverts et autopsiés sont photographiés. Ils sont grumeleux, visqueux, mélangés, empâtés et souffrants, mais pas complètement méconnaissables. Ici, la tête avec quelques cheveux pend comme un balancier désaxé au bout d’une colonne vertébrale décharnée. Là, des témoins observent une longue silhouette rôtie, allongée sur un drap. On n’arrive pas à déchiffrer l’expression qui se peint sur leur visage. C’est quand on aperçoit au milieu de cet amas indistinct une main qui s’accroche au linge dans une dernière étreinte que l’histoire probable d’une personne défunte, celle dont l’un des morceaux redevient humain, se met à clignoter, entêtante, impossible à chasser.

 

Le passage en revue de toutes ces photographies, scènes de crime, exhumations, opérations post mortem, présentation des altérations successives auxquelles les dépouilles sont exposées, s’achève par un cahier de feuilles blanches assorties de cette indication qui sonne comme une proposition : « album à compléter ». Je me demande s’il ne serait pas judicieux de répertorier sur ces pages en papier glacé les corps qui traînent plus morts que vifs dans les zones vacantes entre moi et le dehors.

 

Il faut que je les regarde encore, que je les scrute, que je les accepte et les intègre à la connaissance partielle que j’ai de moi et de l’espèce humaine. Je choisis le moment où regarder devient envisageable, où je peux supporter la répugnance et l’horreur produites par la vision de ces corps en décomposition, en mauvaise posture, recousus à la hâte, examinés par des hommes en blouse blanche cigarette au bec, sans doute une manière pour eux de couvrir les odeurs. En première page, le bras levé d’un corps humain dont on ne comprend pas tout de suite la position, face et torse à moitié couverts par des vêtements, m’appelle. « Cette rigor mortis donne au mort des postures bien particulières », dit le texte. Je m’amuse de cette légende, du vide qu’elle ouvre ou du mystère. Oui, c’est sûr, il y a quelque chose de particulier dans ce corps érigé et mort à la fois, si particulier même qu’on a du mal à rester en contact avec l’image, à ne pas s’en détourner. Je m’obstine, je résiste, mais j’ai beau scruter chaque détail ou tenter d’évaluer l’ensemble de la silhouette ici photographiée, il m’est impossible de reconstituer, à partir de la masse flasque en partie cachée par des habits en désordre, les traits quelconques et particuliers d’un humain, homme ou femme.

 

Image suivante : sur un sol sablonneux, couvert d’une herbe maigre, une forme pleine et légèrement arrondie repose. Il s’agit d’une tête, dont on reconnaît l’oreille, les cheveux, le front tourné vers le sol comme vers un oreiller dans lequel on s’enfoncerait pour un dernier somme. La lumière arrive par-derrière, éclairant la nuque. Le cou sectionné court est prolongé par une matière fibreuse et irrégulière en partie détachée du reste, qui s’éparpille en tas indiscernables et sombres. La texture des bords de cette tête semble signaler qu’elle a opposé une forte résistance à celui qui tentait de l’arracher. Le texte d’accompagnement détrompe, rassure, déplace le regard, rappelle le lien indissociable entre la chair et sa corruption. « Au cours de la putréfaction, plusieurs escouades d’insectes thanatophages se succèdent par vagues, détruisant à mesure le cadavre, jusqu’à n’abandonner à la fin qu’un squelette sec et plusieurs centaines de carapaces vides. » Je découvre que l’imagination invente des causes autrement plus violentes, des gestes échangés ou subis, là où, si on en croit la légende, il ne s’agirait que du lent processus de nettoyage assuré par la nature et ses cohortes de charognards. Cette explication ne dit rien des raisons pour lesquelles ce corps s’est trouvé là, dans ce paysage désert et vaguement hostile. Mais elle offre l’avantage de rappeler que tout cadavre est un élément et un instrument de la nature, une nourriture, une aubaine, un accélérateur de vies minuscules. Il faut donc revenir aux faits, aux chiffres, à l’appréhension directe des corps souffrants, agonisants, défunts, il faut consentir au dégoût, regarder les morts au lieu de les imaginer, il ne faut plus fuir.