RENCONTRES

1

 

J'ai connu dans le Bourbonnais une aimable vieille demoiselle

Qui conservait dans une armoire quantité de vieux médicaments ;

De sorte qu'il ne restait presque plus de place pour rien y mettre ;

Et, comme la demoiselle allait à présent tout à fait bien.

Je me permis de lui dire qu'il n'était peut-être pas bien utile

De garder ainsi ce qui ne lui servait décidément plus à rien.

Alors la vieille demoiselle est devenue très rouge,

Et j'ai cru qu'elle allait se mettre à pleurer.

Elle a sorti les fioles et les boîtes et les tubes l'un après l'autre

En disant : « Ceci m'a sauvée d'une colique et cela d'une esquinancie !

Cet onguent m'a guérie d'un abcès à l'aine

Qui pourrait peut-être bien, sait-on jamais, recommencer ;

Et ces pilules me procuraient de l'aisance

Du temps que j'étais un peu constipée.

Quant à cet instrument, ce devrait être un inhalateur

Mais qui, je le crains, est à peu près complètement détraqué... »

Enfin elle m'avoua que, dans le temps, tous ces médicaments lui avaient coûté fort cher

Et je compris que c'était surtout cela qui la retenait de les balancer.

 

2

 

Puis le temps vient où il nous faut quitter tout cela.

Ce « tout cela », que sera-ce ? – Pour quelques êtres

Un tas de biens thésaurisés, des propriétés, des bibliothèques,

Des divans où trouver plaisir

A simplement déguster le loisir ;

Pour beaucoup d'autres, ce sera peine et labeur.

Quitter famille et amis, enfants qui grandissent ;

Travail commencé, œuvre à faire,

Rêve sur le point de devenir réalité ;

Des livres qu'on voulait encore lire ;

Des parfums qu'on n'avait jamais respirés ;

Des curiosités mal satisfaites ;

Des indigents qui comptaient sur votre appui ;

Une paix, une sérénité qu'on espérait atteindre...

Et puis soudain les jeux sont faits ; rien ne va plus.

Alors, un beau jour, on entend dire :

– Vous savez... Gontran ; je viens de le revoir. Il est fichu.

Depuis huit jours, il ne battait plus que d'une aile.

Il répétait : « Je sens, je sens que je m'en vais. »

Pourtant on espérait encore. Mais c'en est fait.

– Qu'est-ce qu'il a ?

– On croit que ça vient des endocrines.

Mais il avait le cœur en très mauvais état.

Une espèce d'empoisonnement par l'insuline, dit le docteur.

– C'est curieux, ce que vous me racontez là.

– On dit qu'il laisse une assez importante fortune,

Une collection de médailles et de tableaux.

Rapport au fisc, les collatéraux n'en toucheront pas un centime.

– Des médailles ! Je ne comprends pas comment on peut s'intéresser à ça.

*

Ne fais donc pas le malin. Tu as vu mourir ; ça n'avait rien de si comique. Tu t'efforces de plaisanter, pour cacher ta peur, mais ta voix tremble et ton pseudo-poème est affreux

– Il se peut... Oui, j'ai vu mourir... Il y a le plus souvent, m'a-t-il paru, précédant la mort et passé l'angoisse, une sorte d'émoussement de l'aiguillon. La mort met des gants fourrés pour nous prendre. Elle n'étrangle pas sans assoupir ; et ce dont elle nous sépare a perdu déjà sa netteté, sa présence et comme sa réalité. Un univers si décoloré que de le quitter ne fait plus grand-peine et qu'il n'y a plus matière à regrets.

Alors, je me dis que ça ne doit pas être si difficile de mourir, puisque, en fin de compte, tous y parviennent. Et ce ne serait peut-être, après tout, qu'une habitude à prendre, si seulement on ne mourait pas rien qu'une fois.

Mais la mort est atroce à qui n'a pas rempli sa vie. A celui-ci la religion n'a que trop beau jeu pour lui dire : – Ne t'en fais pas. C'est de l'autre côté que ça commence, et tu seras récompensé.

C'est dès « ici-bas » qu'il faut vivre.

 

Camarade, ne crois à rien ; n'accepte rien sans preuve. N'a jamais rien prouvé le sang des martyrs. Il n'est pas religion si folle qui n'ait eu les siens et qui n'ait suscité des convictions ardentes. C'est au nom de la foi que l'on meurt ; et c'est au nom de la foi que l'on tue. L'appétit de savoir naît du doute. Cesse de croire et instruis-toi. L'on ne cherche jamais d'imposer qu'à défaut de preuves. Ne t'en laisse pas accroire. Ne te laisse pas imposer.

 

Traumatisme – endort la douleur...

Se souvenir de l'admirable récit de Montaigne, où il parle de son évanouissement à la suite de sa chute de cheval. Et Rousseau, racontant l'accident qui faillit lui coûter la vie : « Je ne sentis ni le coup, ni la chute, ni rien de ce qui s'ensuivit, jusqu'au moment où je revins à moi.. La nuit s'avançait. J'aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieuse. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien... Je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude... »

Ce petit livre d'histoire naturelle, que j'égarai quand vint la guerre, que depuis j'ai cherché vainement, dont je ne sais plus ni le titre ni le nom de l'auteur (c'était un livre anglais de petit format, illustré, à livrée de toile grenat), dont je n'avais encore lu que l'introduction, une sorte d'invitation à l'étude des sciences dites naturelles. Il y était dit, dans cette introduction (et de ceci je me souviens fort bien), que la souffrance était, à rondement parler, une invention humaine, et que tout concourait, dans la nature, à l'éviter ; et qu'elle serait réduite à peu, n'était l'invention de l'homme. Non point que chaque être vivant ne fût capable de souffrir ; mais que d'abord tout être malingre et mal venu était comme automatiquement supprimé. Puis des exemples fort éloquents étaient donnés : entre autres celui de la poule, échappée des serres du faucon, qui tout aussitôt se remet à picorer le grain, aussi insouciante que d'abord Car, disait l'auteur, et je le pense avec lui : l'animal vit dans le présent, de sorte que le plus grand nombre de nos maux, imaginaires, habitant la représentation du passé (regrets, remords) ou l'appréhension de l'avenir, lui sont épargnés. L'auteur, poursuivant sa thèse hardie, mais à quoi se ralliait aussitôt ma pensée, soutenait que le lièvre ou le cerf poursuivi (non par l'homme, mais par un autre animal) trouve joie dans sa course et ses bonds et ses feintes. Enfin ceci, que nous savons vrai : c'est que le coup de patte du fauve, comme tout traumatisme violent, engourdit, de sorte que la proie, le plus souvent, succombe avant d'avoir éprouvé la douleur. Je vois du reste ce qui, dans cette thèse poussée trop loin, pourrait paraître paradoxal ; mais je la crois, dans son ensemble, parfaitement juste et que le bonheur d'être, dans toute la nature jusqu'à l'homme, l'emporte de beaucoup sur la peine. Mais que ceci s'arrête à lui Et par sa faute.

Il pouvait, moins fou, s'épargner les maux causés par la guerre et, moins féroce pour autrui, ceux causés par la misère, de beaucoup les plus nombreux. Il n'y a pas là d'utopie ; mais la simple constatation que la plupart de nos maux n'ont rien de fatal, de nécessaire, et ne sont dus qu'à nous. Pour ce qui est de ceux que nous ne pouvons encore éviter, si nous avons les maladies, nous avons aussi les remèdes. Rien ne m'empêchera de croire que l'humanité pourrait être plus vigoureuse, plus saine, partant plus joyeuse ; et que nous sommes responsables d'à peu près tous les maux dont nous souffrons.