Nous avons vu comment se préparait le terrain éthique et culturel où les premiers penseurs chrétiens puiseront les bases philosophiques et anthropologiques de leur doctrine régulatrice du sexe. Entre les philosophes grecs et leurs homologues judaïques d’une part, Paul de Tarse et les auteurs œuvrant dans son sillage de l’autre, intervint le Galiléen Jésus, puissant initiateur d’un mouvement nouveau. Des années durant, bien plus nombreuses que ne le disent les textes, avec un groupe mal défini de sectateurs, hommes et femmes, ce dernier parvint à implanter les germes d’une révolution durable aux effets exponentiels. Ce fut essentiellement par l’annonce d’une utopie sans précédent, celle du Royaume des cieux.
Sur la relation de Jésus aux choses du sexe, nous n’avons pas de témoins directs. Seulement des textes a posteriori, doctrinaux comme les lettres de Paul, de pieuse propagande comme les Évangiles. Un travail spécifique d’historien s’impose donc. Il consiste à faire exploser le cadre confiné des biographies canoniques pour leur donner une surface optimale. Ce qui veut dire raviver, sous-jacente au récit codifié, une société concrète, bien plus séculière qu’on ne le croit ; société aux règles et aux pratiques encore mobiles, aux idéaux et aux courants plus divergents qu’unifiés. D’une certaine façon, les récits officiels que sont les Évangiles sont à dissoudre dans le champ réactif d’une histoire sociale aujourd’hui saisissable. Mais je précise : dissoudre l’information évangélique ne veut pas dire l’éliminer, loin de là ; c’est au contraire en décupler l’efficience par le truchement de vecteurs élargis en nombre et en puissance. Bref, faisons-nous les contemporains de la société judaïque qui vit Jésus naître et grandir, s’instruire et réfléchir, débattre et agir, se réjouir et souffrir, évoluer dans ses idées et pourquoi pas douter. Autant d’actes qui contribuent à construire une personnalité ; beaucoup ont été omis ou pour le moins filtrés par les récits évangéliques. Pourquoi donc ne pas restituer à Jésus tout ce qui fait de lui un homme, jusqu’à sa libido ?
Une seconde condition s’impose. On a trop tendance à orienter la recherche, à savoir l’interprétation des Évangiles, sous l’effet régulateur de dispositions tardives des Églises, de l’Église romaine au premier chef. L’historien ne saurait entrer dans ce jeu contraignant. Il doit libérer son champ d’intervention des croyances ou des doctrines, fussent-elles fondatrices, qui déterminèrent la facture littéraire des Évangiles. Il n’est pas à la recherche du Christ fils de Dieu, né d’une vierge qui l’a conçu de l’Esprit saint, mais de Jésus de Nazareth en chair et en os : « vrai homme », comme l’oublient trop souvent les croyants quand ils clament ces mots dans le Credo. L’expérience humaine dans toutes ses dimensions était nécessaire à Jésus s’il voulait donner sens et contenu à ce qu’il appelait Royaume des cieux. Annoncer ce « monde-là » comme la transfiguration totale de ce « monde-ci », jusqu’à l’homologation de ce que nous appellerons le genre « oméga », mâle et femelle ne se distinguant plus, exigeait la connaissance profonde des choses à transfigurer. Jésus fut-il pour autant marié ? Nous oserons poser la question.
Une série de leçons sur la famille, le sexe et le genre sont à tirer des paroles et des gestes de Jésus. Entre autres, quelle position ce dernier adopta-t-il sur le divorce, plus encore sur le remariage de personnes divorcées ? Nous répondrons sans a priori après avoir étudié un important dossier. À l’époque, deux courants s’opposaient : l’un était pour, avec des conditions légales ; l’autre contre, sans conditions semble-t-il. Or, l’Évangile de Matthieu vint voiler la clarté du terrain. Il assortit l’intransigeance d’une exception. Cette dernière était-elle avalisée par Jésus ? Réponse sera donnée aussi.