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Jésus le prophète du genre « oméga »

Les Évangiles ne laissent rien percer de l’homme Jésus en tant que sujet du sexe et de l’éros. Certes, ils proposent des épisodes suggestifs où sa relation avec les femmes est mise au premier plan, mais sans que jamais ne s’exprime la moindre émotion amoureuse. De ces récits, peut-on tirer néanmoins des indices, évoquant non pas seulement la sensibilité mais aussi la sentimentalité voire la libido du héros ? Nous n’esquiverons pas la question. Pas plus que d’autres, touchant principalement aux enseignements de Jésus sur le statut des sexes dans les annonces du Royaume des cieux. De ces propos, un message original sur le genre filtrerait-il comme subtilement ? Nous répondrons également.

Jésus, « vrai homme » jusqu’au sexe

Faisons abstraction des légendes chargées de merveilleux qui composent avec art les deux premiers chapitres des Évangiles de Matthieu et de Luc. Et nous prendrons acte de notre ignorance totale sur l’enfance, l’adolescence et la jeunesse de Jésus. Mais attention. Étant donné la vigilance sourcilleuse des instances ecclésiastiques, plus encore des milices en réserve, toute entreprise de reconstitution court le risque de se transformer en une périlleuse aventure. Malheur à qui oserait toucher aux mystères et aux silences des Évangiles, et bien sûr aux récits mythiques dont ces derniers raffolent ! L’accueil violent que des groupes catholiques à l’idéologie musclée réservèrent, en 1988, au film de Martin Scorsese, La Dernière Tentation du Christ, est toujours présent dans les mémoires. Je rappelle que l’on alla jusqu’à incendier la salle de projection d’un cinéma parisien, et il y eut mort d’homme. Le cinéaste avait eu le tort d’imaginer une première partie de la vie de Jésus comme celle d’un homme de son temps, d’un homme tout court, avec ses faiblesses morales et ses « désirs » amoureux. Il montra que son personnage n’avait découvert sa vraie nature et perçu sa mission divine de Sauveur de l’humanité qu’après un séjour dans le désert. Faisait-il là autre chose que suivre le schéma narratif des Évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc ? Il serait aisé de le montrer. De surcroît, il donnait formes et voix aux blancs du texte, ce que l’on ne saurait lui reprocher. L’art et l’imagination étant chez lui les adjuvants nécessaires de l’interprétation, il intervenait dans la longue et riche tradition des créations artistiques ayant pour thème des scènes ou figures évangéliques. D’ailleurs, dans le domaine littéraire, non sans parallèles frappants dans les réalisations picturales, les nombreux évangiles que l’on dit « apocryphes », plus tardifs que les quatre de nos Bibles, remplissent à leur façon ce programme. Par des récits où le merveilleux envahit et même déborde, ils comblent en effet les vides, jusqu’à celui de la résurrection. Quel que soit leur intérêt par ailleurs, comme tels, ces textes ne sont d’aucune utilité pour l’inventio de l’historien.

Le grief majeur fait à Scorsese fut d’avoir montré que Jésus, dans la première phase de sa vie, fut un homme amoureux, l’élue étant Marie-Madeleine, Marie la Magdaléenne ou de Magdala dans les textes. Où est la faute ? Si ce n’est d’avoir restitué à son héros la « chair » dont l’évangéliste Jean proclame haut et fort qu’il l’avait faite sienne(126). Si erreur théologique il y a, elle se situe du côté des censeurs et non du côté de l’auteur. Ces redoutables épurateurs devraient réfléchir à la formule « vrai Dieu et vrai homme » qu’ils n’hésitent pas à faire leur quand ils récitent le Credo. En fait, le « vrai homme » les gêne. Leur posture doctrinale me semble assimilable à l’hérésie chrétienne du docétisme (du verbe grec dokein, « paraître ») qui sévit aux IIe et IIIe siècles, avec des résurgences dans l’histoire, sévères chez les cathares, plus modérées dans le New Age1. Il s’agit d’un ensemble de courants doctrinaux pour lesquels l’aspect humain du Christ n’est qu’une apparence ou une illusion. Pour les tenants de ces mouvements, « se faire chair » ne signifie pas « se faire homme ». Mais la cause profonde des réactions violentes n’a rien de théologique. Je la situerai dans une peur névrotique et quasi génétique du sexe, chose que j’aurai l’occasion de préciser2.

Selon la tradition habilement modulée par les Évangiles, Marie la Magdaléenne est l’une des femmes de Galilée ayant suivi Jésus tout au long de ses déplacements, jusqu’à sa mort. Les textes la mentionnent une douzaine de fois. Jésus l’aurait guérie, la libérant de plusieurs démons(127). Elle figure parmi les quelques femmes qui découvrirent le tombeau du crucifié ouvert et vide ; et c’est à elle, la toute première, qu’apparut Jésus vivant, alors qu’on le savait mort(128). Les évangélistes attribuent à cette femme au destin troublant un rôle de témoin privilégié, plus encore de prophète : c’est elle en effet qui annonce la nouvelle de la résurrection du Christ(129). Quant à sa relation, amicale et mystique à la fois, avec son bienfaiteur et maître, elle semblerait basée sur l’admiration. Or, en amont de ces réductions pudiques, au nom de quoi ne pourrait-on pas imaginer qu’à un moment ou à un autre de la vie de Jésus, un désir amoureux se soit manifesté dans la réciprocité ? Qu’y aurait-il là de contradictoire avec la mission du Christ, « vrai Dieu et vrai homme » ? Il va de soi que les évangélistes, biographes pour ainsi dire officiels au service d’Églises dont un corps de doctrines déjà bien serti assurait la cohésion, ne pouvaient dire les choses ainsi.

Les gens de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance pourraient nous édifier par leur degré de tolérance. Ils n’ont jamais brûlé les tableaux représentant Jésus avec un sexe explicite, pénis avec parfois attouchements maternels chez l’enfant, verge en ostensible érection chez l’adulte. Cette ostentatio genitalium semble n’avoir choqué quiconque, pas plus que l’absence totale de genitalia aux périodes précédentes, le Christ apparaissant alors de face, nu et asexué. L’accentuation du sexe correspondait-elle à un progrès du réalisme ou du naturalisme dans l’art contemporain, ce qui est l’avis d’Émile Mâle(130) ? Ou bien, à une évolution de la théologie, insistant plus qu’auparavant sur toutes les implications de l’incarnation du Verbe, comme le démontre savamment l’Américain Leo Steinberg(131) ? Aux spécialistes de répondre. Mais là encore, nous sommes dans l’art et non dans l’histoire. Pour autant, ne pourrait-on permettre à l’historien, dans son inventio aux règles propres – un art à sa manière –, de procéder à une reconstruction des années « cachées » de Jésus en deçà des choix ou des censures évangéliques, et partant des doctrines qui les commandent ; et même, à l’occasion, en deçà des dogmes ultérieurs qui, trop souvent, viennent orienter l’interprétation ?

Plus que tout, l’impact incontrôlé de la conception virginale de Jésus ne cesse de grever l’avancée sereine de l’historien. Rien ne nous empêche de penser que Jésus eut de vrais frères et de vraies sœurs, comme les évangiles le disent à plusieurs reprises. Dans ce passage, entre autres : « Est-ce que sa mère ne s’appelle pas Marie, et ses frères, Jean, et Joseph, et Simon, et Jude ? Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes chez nous(132) ? » On prétend trop aisément que les mots « frère » et « sœur » sont à prendre dans un sens large, désignant des cousins, proches ou éloignés, ou même une « parenté » de simple voisinage. Cela n’est pas sérieux. Car on impute à la langue grecque des Évangiles des spécificités sémantiques propres à l’hébreu ou à l’araméen. Et surtout, on mêle deux registres, celui de la foi et celui de l’histoire. On cherche à sauvegarder le caractère « unique » de la filiation divine de Jésus et à protéger la croyance dans la virginité perpétuelle de Marie, ante et post partum comme le professe et enseigne l’Église. Or, rien ne s’oppose à ce que les Évangiles aient homologué l’authentique fratrie de celui que l’on désignait déjà comme le Messie et le Fils de Dieu. Ainsi seraient assurées les conditions familiales et sociales de Jésus « vrai homme ». Et nous éviterions de nouveau l’erreur du docétisme.

Et Jésus lui-même, dans sa personne ? Les Évangiles ne disent nulle part qu’il fût marié ni qu’il eût des enfants, information négative qui, au fond, pourrait être d’une signifiance relative. Pour autant, si l’on fait éclater leur cadre sélectif et combien contraignant avec sa cuirasse doctrinale ; si l’on réinsuffle dans l’espace libéré les éléments d’humanité qui ont été soit résorbés soit sublimés, un Jésus tout autre apparaîtra. Et l’on peut alors poser la question : Jésus fut-il un jour marié ? Pourquoi pas, mais on ne le saura jamais. Si ce fut le cas, les évangélistes et avant eux leurs informateurs, leurs sources si l’on préfère, ont veillé à censurer le fait, tout autant qu’à préserver à jamais les raisons de la filiation unique du Christ. La logique rationnelle de notre propos, elle, demande que l’on considère Jésus comme n’étant privé d’aucune des composantes, physiques, psychiques et autres qui constituent la machine humaine, y compris le sexe et ce que nous appelons aujourd’hui sexualité. En sa qualité de « vrai homme », on ne saurait lui enlever l’émotion sentimentale, moins encore l’érection. Voilà ce que j’écris en contemplant une reproduction du tableau Ecce Homo peint en 1532 par l’artiste flamand Maerten Van Heemskerck. Ecce Homo, je dirai plutôt : Verus Homo.

Le sexe à l’aune du Royaume des cieux

Il semble que Jésus n’eut de cesse d’annoncer la proximité ou l’immédiateté du Royaume des cieux. « Le Royaume des cieux est là », lance-t-il aux foules. L’authenticité originelle de cette formule ne saurait être mise en cause. Elle se trouve parfois assortie de développements pédagogiques, discursifs dans les harangues, narratifs dans les paraboles, rituels dans les actes d’exorcismes ou de guérisons. Seule, elle tient à la fois du slogan, de la vision et du programme. Elle désigne un futur « proche » mais à échéance secrète ou inconnue. Tel quel, ledit Royaume relève de l’utopie et non encore du mythe ; celui-ci viendra, donnant substance et forme à la saisissante annonce, grandiose certes mais pour ainsi dire vide. Or, avec l’utopie, par définition espace « sans lieu », on est également hors du temps, ou dans un temps sans repères ni mesures. Aussi, l’échéance peut-elle être lointaine, très lointaine même au point de se confondre avec la fin, celle de ce « monde-ci ». Et s’instaure ainsi l’opposition entre « ce monde-ci » et « ce monde-là », identifié au Royaume des cieux. L’existence humaine se doit dès lors d’être organisée et régulée en prévision du passage d’un monde dans l’autre. Et l’on se trouve invité à vivre dans une certaine anticipation de ce « monde-là ». Voilà le schéma qui sert de base à tout message de Jésus. Il implique que rien ne lui soit soustrait, pas même ce qui relève du sexe et de son usage. À cette règle, Jésus lui-même, homme s’adressant à des hommes en même temps qu’à des femmes, ne put déroger.

 

Ni homme ni femme dans ce « monde-là ». Voici un bel échantillon des déclarations du Christ sur le rapport entre sexe et Royaume des cieux(133). Jésus est pris à partie par les sadducéens, opposants à la jeune doctrine de la résurrection des corps qu’il ne manquait pas d’homologuer, de peaufiner et de promouvoir comme objectif central de ses annonces. Ses contradicteurs argumentent à partir de la loi biblique du « lévirat3 »(134), l’obligation pour le frère d’un mari disparu sans enfants d’épouser sa belle-sœur, le but étant d’assurer la survivance de la lignée. Ils vont jusqu’à imaginer sept veuvages successifs, et donc autant de remariages engageant les membres masculins d’une fratrie supposée nombreuse. Et d’aboutir à cette question piège : « Cette femme, à la résurrection, duquel d’entre eux sera-t-elle la femme ? Car les sept l’auront eue pour femme. » Voici la réponse de Jésus :


« Les fils de ce monde-ci prennent femme ou mari ; mais ceux qui auront été jugés dignes d’avoir part à la résurrection d’entre les morts ne prennent ni femme ni mari ; aussi bien ne peuvent-ils plus mourir, car ils sont pareils aux anges, et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection. »


L’utopie débouche nettement sur le mythe. Car le Royaume des cieux prend forme : celle de l’univers céleste avec sa population propre, absolument soustraite aux conditions de ce « monde-ci ». Est évoqué ce « monde-là », l’« autre » monde réservé aux corps ressuscités. Et s’ajoute l’image forte des êtres célestes que sont les anges, appelés aussi fils de Dieu. De ces derniers, l’être humain ressuscité, homme ou femme confondus, est proclamé l’« égal ». La distinction entre homme et femme est donc déclarée caduque. C’en est fini du couple, même marié ; il n’y a plus ni lignée ni succession. Sommes-nous retournés à l’ère d’avant le sexe, celle de l’hominien primordial décrit dans le Banquet ? De quelque façon, oui. Mais le point « oméga » du genre se trouve atteint ; mieux encore, le règne du genre oméga s’impose à tout jamais4. Il s’agit d’un retour paradoxal, puisque terminal. Il transfigure de soi la chose retrouvée, l’anthrôpos originel. De la sorte, Jésus, implicitement du moins, ne proclame-t-il pas lui-même le caractère provisoire et relatif des deux genres institués, le masculin et le féminin ? Nous avions déjà posé cette question5. Sans ambages, notre réponse est encore « oui ».

Un bain culturel dans la société contemporaine nous aidera à mieux saisir la pointe véritable de la réponse de Jésus. Nous chercherons l’information dans des œuvres écrites ; de préférence, parmi les best-sellers de l’époque, ceux dont un nombre impressionnant d’exemplaires ont été retrouvés aux abords occidentaux de la mer Morte. Dans le Ier Livre d’Hénoch6, Dieu rappelle aux anges qu’à la différence d’eux-mêmes, il a « donné aux humains des femelles, pour qu’ils les ensemencent et en engendrent des enfants et qu’ainsi tout ne disparaisse pas de leur œuvre sur la terre ». Et d’ajouter : « Mais vous, vous étiez par nature des esprits, éternellement vivants, soustraits à la mort pour toutes les générations du monde, et c’est pourquoi je n’ai pas créé parmi vous de femelles »(135). Le Livre des Jubilés7, écrit contemporain lui-même très largement diffusé, nous dit que les anges « furent créés circoncis dès le premier jour(136) ». Les anges ont donc un sexe, exclusivement masculin. Ne pourrait-on pas dire qu’ils sont « unigendrés » ? Selon ces mêmes œuvres, certains d’entre eux se trouvèrent « déchus » par suite de leur accouplement avec des femmes. De cette union contre nature serait née une génération de géants qui ne tarderont pas à s’entretuer ; de leurs dépouilles se dégageront les esprits mauvais appelés « démons »(137) : esprits errants, toujours en quête d’un corps humain vulnérabilisé dans lequel se réincarner, et ce faisant le « posséder ». Quand Jésus affirme que les justes ressuscités seront « pareils aux anges », il rompt avec ces croyances profondément ancrées dans les mentalités du temps. Car ces corps humains transfigurés, corps « d’esprit » comme dira Paul, ne sont ni mâles ni femelles ; ce qui signifie qu’à la grande différence des anges, ils n’ont pas de sexe. « Pareils » veut dire alors : semblables d’aspect mais de substance différente. Et je repose la question : la résurrection s’identifierait-elle ainsi au retour à l’état primordial de l’anthrôpos d’avant le sexe ? D’un certain point de vue, certes. Mais nous sommes rendus après le temps du sexe. Voilà bien instaurée l’ère immortelle du genre « oméga ».

La référence angélique, culturelle pour ainsi dire8, est donc l’objet d’un ajustement sérieux de la part de Jésus, et c’est là sa marque propre. Êtres sexués et sexuels, les anges n’appartiennent pas au genre « oméga ». Les corps ressuscités, oui. Le schéma biblique de la création de l’homme et de la femme, proche de celui du Timée et combien valorisé par Philon, est obsolète. On peut dire que Jésus déclare la rupture avec la Loi. « On vous a dit… », « moi, je vous dis… », répète-t-il dans le fameux Discours sur la Montagne(138). Or, « homme et femme Dieu fit l’adam ou l’anthrôpos(139) », affirme-t-on dans la première page de la Genèse, avant qu’il ne soit précisé(140) que la femme ne fut créée que seconde et de ce fait dépendante. Mais avec le genre « oméga », il n’y a plus ni mâle ni femelle, ni mari ni femme, ni disparité ni soumission. Le modèle du Banquet avec la potentialité d’un genre pluriel se trouve-t-il pour autant restauré ? Oui, si l’on conçoit cette restauration comme une transformation : si la potentialité d’un genre « pluriel » devient une réserve infinie de genre « oméga ». Le propos de Jésus trouvera un écho élargi, exhaustif peut-on dire, dans cette célèbre phrase de Paul de Tarse : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus(141). » Jésus n’est plus ici l’annonceur, il est l’annoncé. Il y a manifestement continuité, mais aussi différence. Une différence que nous aurons l’occasion de commenter dans la suite du livre.

 

L’anticipation prophétique du genre « oméga ». Jésus va plus loin. Il s’attache aux implications ou retombées, dès « ce monde-ci », de l’instauration visionnaire du genre « oméga ». Après un débat avec les pharisiens sur le mariage indissoluble et le divorce9, il lance à ses disciples cette phrase aux effets surprenants : « Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels à cause du Royaume des cieux. » Et d’ajouter : « Qui peut comprendre, qu’il comprenne ! »(142) Ce n’est pas là qu’une boutade. Dans le contexte de la société judaïque de l’époque, de tels propos ne manquaient pas de provoquer. Selon la Loi, imposée ou volontaire, la castration entraînait l’exclusion de l’assemblée du culte(143). Voilà pour le premier degré du discours, avec ses risques d’incompréhension totale. Mais le sens du mot « eunuque » est ici métaphorique. Il s’agit en effet de choisir entre le célibat, présenté sous l’image crue de la castration, et le mariage. Les disciples viennent de manifester leur inquiétude face à la rigidité du code matrimonial proclamé par Jésus : « Si telle est la condition de l’homme à l’égard de la femme, disent-ils, il vaut mieux ne pas se marier. » À l’exception d’un cas particulier, sur lequel nous reviendrons10, répudier sa femme et en épouser une autre était un « adultère » aux yeux de leur maître. Et cependant, chacun savait que la Loi de Moïse permet le remariage après divorce. Il y a donc de nouveau rupture, comme si l’on était déjà dans l’univers où l’on ne « prend plus ni femme ni mari ».

À chacun de comprendre et de faire son choix. Jésus répond en signifiant que renoncer au mariage ne saurait être une simple garantie de confort existentiel. Il laisse entendre qu’il s’agit d’un acte exigeant et courageux, hautement constructif et plus encore prophétique. D’une certaine façon, il donne d’expérimenter ici et maintenant, par anticipation, les conditions du genre « oméga », plus encore d’en témoigner dès ce « monde-ci ». D’ailleurs, ne présente-t-il pas les enfants, que l’on écartait comme population insignifiante, comme eux-mêmes témoins et prophètes du Royaume des cieux et, de quelque façon, du genre oméga ? « À leurs pareils, dit-il, appartient le Royaume des cieux(144). » Impubères, ne sont-ils pas comme des « eunuques », avec la valeur symbolique que Jésus attache à cet état ? Il en va de même de la parenté, jusqu’à la plus proche. À l’instar du sôma pneumatikon ou « corps [dissous] dans l’esprit » qu’annoncera Paul, elle semble destinée à se dissoudre dans la globalité du genre « oméga ». C’est dans ce sens qu’il convient de comprendre cette phrase de Jésus : « Quiconque fait la volonté de Dieu m’est un frère et une sœur et une mère(145). » Évaluée à la mesure du genre « oméga », la famille n’apparaît-elle pas elle-même comme une institution au caractère provisoire et relatif ? À ce point de notre exposé, nous pouvons identifier et qualifier comme « oméga » le genre des carmélites que, d’entrée de jeu, nous avions proposé comme exemple11. Chez ce groupe de personnes, en théorie du moins, ne subsiste pas le moindre marqueur d’un quelconque état civil. Comme au Royaume des cieux en quelque sorte.

L’exclusivité chrétienne du corps

À propos de la conception virginale de Jésus, j’avais parlé d’un point « zéro » du genre ou du genre « zéro » signifié par la virginité. Or, voilà annoncée l’ère du genre « oméga », qui trouvera en Paul son théoricien résolu. On doit reconnaître à Jésus d’avoir su formuler et diffuser une idée progressiste de la résurrection, et ce faisant, du corps. Tout d’abord, en ne représentant plus cette dernière comme la restauration parfaite du corps à l’état brut, le bonheur immortel en sus. Une telle représentation est toujours ancrée dans la culture ambiante, quel qu’en soit le niveau. Après la mort, en effet, n’imagine-t-on pas le réconfort de fastes retrouvailles avec conjoint, parents ou amis disparus ? Ce qui n’a rien de chrétien ; car entre autres, on maintient la différenciation des genres et les institutions que celle-ci commande, la famille en priorité. On nie le genre « oméga », et l’on est avant Jésus et avant le christianisme. Ne pourrait-on pas espérer que la généralisation de la crémation contribue un jour à modifier cette représentation inadéquate du destin ultime des hommes ? Les cendres dispersées ne désignent-elles pas l’espace libéré, non d’une réanimation mais d’une totale recréation ? De son côté, l’inhumation ne cultive-t-elle pas l’idée d’un corps en attente d’être « réanimé » ? Un corps auquel on souhaite de « reposer en paix » avant qu’il ne retrouve son « âme ». Requiescat in pace, telle est la dernière parole du prêtre lors de l’inhumation. Parole défaitiste à la vérité. Or, pour Jésus, l’âme comme telle, la psukhè des Grecs et de Philon, n’est pas concernée par le passage vers ce « monde-là ». Le corps a l’exclusivité. Mais un corps attiré par l’esprit, qui l’absorbe entièrement, pour finalement et à jamais y subsister.

Jésus a posé les bases d’une doctrine radicalement nouvelle qui n’omet rien de ce qui constitue l’anthrôpos. Il a semé. Il appartiendra à ses successeurs, Paul en premier lieu, d’achever la tâche. C’est ce que nous découvrirons plus loin dans ce livre. Faisant écho au titre de celui-ci, je noterai que, dans la vision propre de Jésus comme dans le système doctrinal de Paul, nous le verrons, Éros n’est pas « enchaîné ». Les chaînes, et chaînes il y a, ne viendront qu’ensuite.

Notes

1. Il serait intéressant de rapprocher le New Age de la gnose, dont nombre de témoins antiques, on le sait, font de l’homme Jésus un leurre. Voir plus haut p. 174 à propos du rire du Christ jusque sur la croix.

2. Cf. plus loin, p. 288.

3. Notons que le lévirat n’est pas propre aux peuples bibliques ; il se pratique encore en Afrique de l’Ouest.

4. Pour le genre oméga, se reporter plus haut, p. 130.

5. Cf. p. 116.

6. Ensemble groupé de cinq livrets de genre apocalyptique datant des IIe et Ier siècles avant notre ère. Une bonne dizaine d’exemplaires dans l’original araméen ont été exhumés des grottes environnant le site de Qumrân.

7. Sorte de deuxième Loi censée révélée à Moïse au Sinaï, écrite au IIe siècle préchrétien, reprenant et développant certaines parties législatives de l’Exode. Une quinzaine d’exemplaires en hébreu ont été retrouvés dans les mêmes grottes.

8. Dans un livre contemporain des Évangiles, le IIe Livre de Baruch, on lit : « Ils [les justes ressuscités] seront semblables aux anges et pareils aux étoiles, transformés en toute forme qu’ils voudront, de beauté en grâce, de lumière en splendeur de gloire » (LI, 10).

9. Question sur laquelle nous nous attarderons dans le chapitre qui suit.

10. Cf. plus loin, p. 246-247.

11. Dans l’Introduction, p. 14.