X
L’aïeule des rois
Pour commencer, Brunehilde mit un terme immédiat au début d’épuration initiée par Childebert sur le conseil intéressé de Loup de Champagne.
Le massacre dans la cathédrale de Verdun avait choqué ; même Grégoire de Tours peinait à excuser le roi. Quant à Agéric, il ne décolérait pas et toutes les excuses envoyées de Metz ne le convainquaient pas de sortir de son évêché où, disait-il, il était retenu par le chagrin que lui causait pareil manque de respect envers les saints. Le prélat était un intime de la famille royale, parrain du roi, et tout cela était d’un effet désastreux.
Beaucoup de Grands avaient également pris leurs distances et quitté la cour. Était-ce une façon d’exprimer leur désapprobation, ou la précaution de gens compromis ? On ne le savait trop mais l’impression générale donnait à penser qu’ils avaient peur de leur roi, et ce n’était pas bon non plus. Brunehilde savait le pouvoir de nuisance, réel, de ces gens puissants, brutaux et ambitieux, et elle ne souhaitait pas que le faux complot de Rauching, inventé pour les besoins de sa cause, donnât à terme prétexte à de vraies révoltes nobiliaires.
Un geste d’apaisement s’imposait. Elle le fit en contraignant Childebert, et Loup, qui avait pris ces derniers temps un peu trop d’influence sur le jeune roi, et qu’elle soupçonnait d’appliquer des consignes données par Gontran, son protecteur durant son exil, d’accorder officiellement leur pardon à l’archevêque de Reims. Ægidius reçut des garanties pour sa sécurité, vint à Metz, où il demanda, et acheta, car il ne ménagea ni l’or ni les cadeaux, sa réconciliation avec le roi et le duc de Champagne. C’était déplaisant de le laisser libre quand ses complices, moins coupables que lui, avaient payé de leur vie leurs compromissions, mais Brunehilde avait appris à patienter : l’archevêque ne perdait rien pour attendre.
Certains de ses laudateurs, bien plus tard, croiraient discerner dans sa stratégie politique une vision d’envergure, la prenant pour un précurseur des grands courants centralisateurs dont naîtrait la France moderne. D’autres, peut-être plus près de la vérité, penseraient que Brunehilde était au contraire une conservatrice, nostalgique de l’ancien ordre impérial.
À mieux y regarder, il faut se demander si Brunehilde ne se contentait pas de naviguer à vue, à l’instinct, sans autre vision que son intérêt immédiat. En maintes occasions, elle avait sacrifié de grands desseins et des projets à long terme afin de satisfaire ses ambitions personnelles ou ses rancunes intimes. Elle vivait dans l’instant, agissait au coup par coup, mais intelligente, froide et pragmatique, qualités indiscutables d’un chef d’État, il lui arrivait le plus souvent, quand elle ne cédait pas à ses passions ou ses haines, de faire les bons choix. Au demeurant, elle poursuivait un but, celui-là même qui abuserait ses admirateurs futurs quand ils la prendraient pour une partisane déterminée d’un pouvoir centralisé puissant, héritier de l’empire romain ou ancêtre de la monarchie française : elle voulait la réunification des royaumes francs autour de son fils, ou plutôt autour d’elle, non dans une recherche de l’intérêt commun et du bien des peuples, notions qu’elle ignorait superbement, mais dans les siens propres. Cet objectif, elle le poursuivait depuis son mariage et n’en dévierait jamais, tenace, obstinée, dépourvue de scrupules comme de regrets1.
L’élimination, physique ou politique, des Grands qu’elle avait entreprise ne relevait pas d’une vision prophétique, n’annonçait pas la longue lutte des rois de France contre une aristocratie trop prompte à ruiner la paix et l’unité de l’État, mais plus prosaïquement de l’obligation où la reine mère se trouvait placée d’écarter ou supprimer tous ceux susceptibles de s’immiscer entre l’époux, le fils, les petits-fils, dépositaires officiels et légitimes du pouvoir, et elle. Comme ces rivaux, ces dangers potentiels appartenaient tous à l’aristocratie franque, elle entamait contre eux la première bataille, mais dans son intérêt, non dans celui du royaume…
Gontran, qui, en dépit de ses nombreux défauts, possédait un certain sens de la fonction royale, sens qui manquait trop souvent au reste de sa famille, l’avait compris de longue date et c’était l’un des reproches qu’il faisait à la reine d’Austrasie, soupirant qu’une femme, de toute façon, n’entendrait jamais rien aux grandes questions et resterait le nez sur de mesquins détails. Sans extrapoler ce jugement à l’ensemble de la gent féminine, il n’avait pas tort d’analyser ainsi la conduite de sa belle-sœur.
Le roi de Burgondie en aurait une nouvelle démonstration au printemps 588 avec l’arrivée à Mâcon d’une énième ambassade austrasienne. Gontran savait que ces diplomates ne se présentaient jamais que pour l’accabler de reproches – cela ne manqua pas – et les premiers mots que prononça l’évêque de Tours, Grégoire, mandaté tout exprès2, furent pour se plaindre amèrement de l’attitude du roi, qui nuisait aux intérêts austrasiens en une foule de domaines. Et il commença d’en énumérer la liste interminable, qui allait de tentatives répétées de sabotages du rapprochement entre l’Austrasie et Byzance, sans lequel le prince Athanagild ne recouvrerait pas la liberté, au refus de déshériter officiellement, une bonne fois pour toutes « le bâtard de la sorcière de Neustrie ». Et puis, il y avait eu violations répétées, côté burgonde, du tout récent accord d’Andelot.
Gontran, auquel ce discours échauffait passablement les oreilles et dont le caractère ne se bonifiait point en vieillissant, ne tarda pas à se mettre en colère. Cela faisait partie du jeu et Brunehilde misait toujours là-dessus quand elle traitait, ou faisait mine de traiter avec lui. Quelques mois plus tôt, et c’était d’ailleurs l’un des griefs qu’elle exprimait à l’encontre de son beau-frère, le roi de Burgondie avait rompu de manière malséante ses relations diplomatiques avec Constantinople sous prétexte que le Basileus Maurice avait conféré le titre de patrice à l’ambassadeur burgonde… Gontran avait interprété ce geste de courtoisie, destiné à l’honorer à travers son envoyé, comme une prétention impériale sur la Gaule. Depuis quand l’empereur récompensait-il ou promouvait-il les hauts dignitaires francs à sa place3 ?
En quoi cela contrariait-il Brunehilde ? En cela que cette rupture, qu’elle estimait inepte, faute, car elle ne s’intéressait guère à l’histoire de la Francia et de sa dynastie, d’en saisir les sous-entendus et les retombées durables, compromettait ses tractations personnelles avec Byzance.
Au printemps précédent, la reine, dans l’espoir de satisfaire Maurice à peu de frais, conserver les cinquante mille numismates d’or, objets de ses récriminations, et récupérer Athanagild, son petit-fils espagnol, avait organisé une vague expédition en Italie contre les Lombards. Dans le même temps, et c’était révélateur de ses calculs cachés, elle proposait la main de sa fille Chlodoswinthe au roi lombard Authari et s’arrangeait pour que le bruit de cette alliance possible, désastreuse pour les possessions byzantines d’Italie, atteignît les rives du Bosphore4. Elle s’arrangeait aussi pour que l’expédition italienne tournât au fiasco complet, échec dont elle avait ensuite fait endosser la responsabilité au duc des Alamans, qu’elle n’avait mis à la tête de l’armée que dans le but de la voir se diviser et rebrousser chemin sans combattre. Ce n’était tout de même pas sa faute si ces hommes, fidèles aux déplorables manies masculines, s’étaient disputés entre eux au lieu de chercher noise aux Lombards.
Cela n’avait pas été, hélas, l’opinion de Maurice. Ce fourbe s’était dit mécontent des résultats de l’expédition, et il avait quelques raisons de l’être, car, si les Francs avaient donné au bon moment et soutenu ses troupes, les Impériaux eussent, pour la première fois, emporté une victoire d’importance sur l’envahisseur barbare. Il avait donc gardé Athanagild, dans l’intention évidente d’exercer une pression plus forte sur sa famille austrasienne.
Brunehilde s’était donc résolue à renvoyer des troupes en Italie, sous la conduite de Childebert qui, au moins, pendant qu’il guerroierait, ne commettrait pas de bourdes à Metz. Seulement, elle voulait un appui militaire burgonde dans cette expédition et Grégoire de Tours assura que c’était le moins que devait Gontran à l’Austrasie, maintenant qu’il avait fait capoter les négociations avec Constantinople et compromis la libération du petit Athanagild.
Gontran refusa net. Il connaissait très bien les Lombards, les estimait, redoutait leurs capacités guerrières et ne voulait pas provoquer d’incidents avec eux. Solidement établie dans les Alpes, tenant le Pas de Suse, verrou qui protégeait la Francia des périls venus d’outre-monts, la Burgondie ne combattait pas les Lombards, en tout cas tant qu’ils ne s’aventuraient pas sur ses terres. Or, depuis leurs expéditions en Provence et dans le Valais, qui s’étaient autrefois soldées par des déconfitures mémorables, les ducs lombards ne s’y risquaient plus et tout le monde était satisfait du statu quo. Gontran ne le remettrait pas en cause. En plus, aux dernières nouvelles, une épidémie de peste dévastait l’Italie et rapporter « la mort noire » en Francia, comme si l’on n’y avait pas assez de problèmes, de drames et de catastrophes, lui semblait d’une inconscience coupable.
Quant à Athanagild, son sort ne lui importait guère, en quoi, d’ailleurs, le roi de Burgondie ne faisait que suivre l’exemple de Brunehilde. En effet, et ce n’était pas la moindre contradiction de cette étrange ambassade, Grégoire, dans le même temps qu’il reprochait à la Burgondie de sacrifier le pauvre enfant, apportait l’annonce des fiançailles de Chlodoswinthe, non plus avec Authari, auquel, pour ne pas le vexer, on cherchait une fiancée princière de substitution5, mais avec Reccared d’Espagne.
Gontran éclata, en proie au sentiment désagréable que les Austrasiens se payaient sa figure. Trois ans plus tôt, Brunehilde le suppliait de mener la Faide pour venger Ingonde, cette enfant « adorée dont la perte lui était une torture6 », et lui, brave bête, avait déclaré la guerre aux Wisigoths. À l’époque, Reccared, que Metz lui présentait maintenant comme le gendre idéal, était accusé de complicité dans l’assassinat de son frère aîné et d’avoir participé aux malheurs de sa belle-sœur et de son neveu.
Ce n’était pas cela, d’ailleurs, que Gontran reprochait au jeune roi de Tolède, mais de lui avoir infligé coup sur coup plusieurs cinglantes défaites. Rancunier, il ne l’oubliait ni ne le pardonnait et ce n’était pas la conversion – à son avis tout à fait déplorable – du nouveau souverain qui changerait rien à l’antique inimitié entre les Francs et les Wisigoths ; il ne l’avait pas envoyé dire à ses plénipotentiaires à l’automne.
Pour résumer le fond de sa pensée, il jugeait « inconvenant » d’envoyer Chlodoswinthe « au pays qui avait tué sa sœur » afin d’y épouser l’un des auteurs de ce crime. Ce faisant, Gontran prenait Brunehilde au piège de ses contradictions : ou bien Reccared, et c’était exact, n’était pas pour grand-chose dans les malheurs d’Ingonde, et dans ce cas, l’Austrasie avait poussé la Burgondie à une Faide inepte ; ou bien il était le monstre décrit jadis et il ne fallait surtout pas lui livrer Chlodoswinthe dont l’oncle se posait en protecteur…
Grégoire s’en tira en expliquant que les Wisigoths avaient payé le prix fort pour ce crime et dédommagé la mère et le frère éplorés d’Ingonde ; Gontran n’ignorait pas, pour avoir lui-même si souvent calculé des « prix du sang », qu’une fois les dommages et intérêts versés, on n’en parlait plus et que les parties en présence repartaient sur des bases neuves. Dont acte. Le roi de Burgondie, qui n’avait pas eu part à cette juteuse tractation car il s’était volontairement exclu de l’arrangement dans un moment de mauvaise humeur, ne sut quoi opposer à cet argument de droit, et accorda, du bout des lèvres, sa bénédiction aux fiançailles de sa nièce. Il savait que son refus n’aurait rien changé à la détermination de Brunehilde7.
Toutefois, il précisa que son consentement définitif dépendait de la stricte application du traité d’Andelot par les Austrasiens, lesquels l’interprétaient de façon un peu trop libre, et toujours au désavantage de la Burgondie. Grégoire s’indigna, jura, la main sur le cœur, que personne n’était plus désireux que Childebert d’en respecter le moindre article jusqu’en ses plus petits détails. Or, à ce sujet, le roi Gontran, qui chipotait à propos de Senlis et autres billevesées, semblait avoir oublié la mise en œuvre de l’essentiel, à savoir l’exhérédation définitive du « bâtard de la sorcière de Neustrie ».
Gontran n’avait nullement oublié ; simplement il se refusait, selon sa ligne constante, à déshériter Clotaire II. L’enfant avait maintenant quatre ans, et, d’après les renseignements revenus aux oreilles du roi de Burgondie, ressemblait tant à Chilpéric qu’il devenait impossible de douter de la paternité de celui-ci. Définitivement assuré, et d’ailleurs, il n’en avait jamais douté, de la légitimité du petit, Gontran entendait, vaille que vaille, préserver ses droits, puisqu’il y voyait son intérêt.
Il éclata de rire et répondit :
— Eh bien, à ce que je vois, les reines Brunehilde et Frédégonde sont toujours les meilleures amies du monde et vous avez plus que jamais resserré les liens entre mes sœurs !
Puis il entreprit de dévoiler ses intentions immédiates.
Pour commencer, ses armées, qui n’iraient pas en Italie, se rendraient, l’été suivant, combattre les Tierned8 bretons, et leur passer la mauvaise habitude de piller le pays nantais. Cette décision, destinée à reprendre un contrôle minimal sur la Neustrie, que Frédégonde gouvernait avec une détermination rare, et le soutien de l’aristocratie locale, irriterait pareillement les deux femmes : la reine de Neustrie parce qu’elle luttait afin de s’assurer la régence de son fils, et qu’une campagne militaire dans la Marche de Bretagne ruinerait sa politique personnelle de rapprochement avec les chefs bretons ; la reine d’Austrasie parce que toute décision de Gontran favorable à la survie du royaume de Neustrie l’exaspérait.
C’était précisément dans la certitude de mettre les deux tigresses en rage que Gontran, taquin, avait décidé d’envoyer ses troupes à Nantes.
Grégoire, peu réjoui à la perspective de rapporter les propos du roi de Burgondie à sa reine, fort désagréable quand elle se sentait contrariée, changea de ton et, renonçant aux ménagements protocolaires, éclata en récriminations. Félix et lui n’avaient-ils pas croisé en arrivant une ambassade neustrienne, reçue avec toutes les politesses possibles, de surcroît ?
En effet, des diplomates neustriens se trouvaient à Mâcon où ils venaient chercher la princesse Rigonthe, que son oncle avait enfin pu tirer de Notre-Dame de la Daurade et qu’il renvoyait à sa mère. Cela non plus ne plairait pas à Brunehilde qui espérait encore une disparition en bas âge du jeune Clotaire. Le retour de sa sœur aînée, exclue des dispositions concernant les princesses mérovingiennes prises à Andelot, signifiait qu’en cas de mort du petit roi, la fille de Chilpéric pourrait faire valoir ses droits au trône paternel et empêcher l’annexion du royaume par l’Austrasie.
Décidément, Gontran n’avait ménagé que des petits plaisirs à Brunehilde. Il en gardait encore un en réserve, subtil : il réunirait un concile général dès le 1er juin 588, afin de réexaminer l’affaire Prétextat. Grégoire s’en souvenait, les envoyés de Gontran à Rouen, les évêques Arthème de Sens, Agrèce de Troyes et Véran de Cavaillon9 avaient été chassés de Neustrie en 586 par les leudes de Chilpéric qui refusaient de livrer la mère de leur roi à un tribunal vendu à l’Austrasie. Maintenant que les esprits étaient un peu apaisés, le roi de Burgondie souhaitait reprendre l’examen du dossier, certains détails ne cadrant pas avec la version officielle qui accusait Frédégonde du crime. Les Austrasiens, qui s’étaient trouvés aux premières loges, pourraient certainement apporter des témoignages précieux.
Grégoire, rompu aux sous-entendus, comprit le message. D’ici à ce que Gontran s’avisât que l’Austrasie, et Brunehilde la première, avait, plus que Frédégonde, intérêt à la disparition de Prétextat, il n’y avait qu’un pas. Il se plaqua un sourire de façade sur les lèvres, et déclara que la cour de Metz ne voyait aucune nécessité à réexaminer cette vieille affaire. Cela constituait presque un aveu.
La discussion apaisée autour d’un banquet, Gontran, au dessert, acheva de fracasser les espoirs austrasiens. Il commença, en réponse aux reproches de Grégoire, par s’expliquer sur sa ligne de conduite :
— Si mon neveu Childebert se scandalise de me voir recevoir les envoyés de Clotaire, mon autre neveu, c’est parce que je ne suis pas assez fou pour ne pas m’interposer entre eux et tenter d’empêcher que leur discorde s’aggrave. Je préfère y mettre un terme que la voir se prolonger.
Tout Gontran était en ces quelques phrases : fidèle à son refus de prendre en considération, malgré les concessions d’Andelot, les rôles politiques de ses belles-sœurs, il ne faisait allusion qu’aux deux jeunes rois. Peu importait la nullité de l’un, la prime enfance de l’autre ; mâles, ils étaient ses seuls interlocuteurs légitimes. Il en profitait pour reconnaître les droits de Clotaire, son « autre neveu », ce qui mettait un terme à toute contestation sur les origines royales de l’enfant. Et il se posait, une fois de plus, en arbitre, dans une querelle qui, née d’une haine de femelles enragées, ne devait ni croître ni perdurer dès lors que des hommes se mêlaient d’y mettre un terme.
Grégoire s’étouffa à moitié lorsque Gontran, poursuivant, sur le ton attendri d’un vieillard un peu gâteux, expliqua qu’il ne voulait pas, après mûre réflexion, peiner le cher petit Clotaire en ne lui laissant rien. Le pauvre enfant ne devait pas grandir avec l’impression d’avoir été moins aimé que son cousin… Aussi son oncle lui léguerait-il quand même « une ou deux, peut-être trois cités tout au plus ». Pour le principe…
Le Lundi de Pâques 588, Grégoire et Félix repartirent vers Metz ; ils rapportaient l’assentiment de Gontran au mariage de Chlodoswinthe, mais s’étaient heurtés à un refus définitif d’alliance militaire contre les Lombards, ce qui anéantissait les laborieuses tractations de Brunehilde avec Maurice ; pis encore, non seulement le roi de Burgondie ne déshéritait pas Clotaire, mais il envisageait de laisser une part du gâteau burgonde, d’abord promis tout entier à Childebert, au « bâtard ».
Brunehilde n’en décolérerait pas. Outre les affronts personnels à son intention, spécialité de son beau-frère, il faudrait voir l’héritage de son fils, le sien aussi en quelque sorte, amputé de « deux ou trois cités tout au plus ». Une bagatelle, sauf si le vieux renard s’avisait de laisser à Clotaire deux ou trois des plus belles et riches villes de Burgondie, ou des places fortes indispensables à la sauvegarde militaire de l’ensemble.
Grégoire, marri, serait obligé d’expliquer à sa reine que Gontran avait tout bonnement menacé l’Austrasie de faire part égale entre ses deux neveux, si les menées contre la Neustrie ne cessaient point. C’eût été mal connaître Brunehilde que croire qu’elle céderait à ce chantage.
Pour commencer, elle envoya, comme promis à Maurice, une expédition en Italie10. Peste ou pas, l’Austrasie ne reculait pas et pouvait très bien se tirer sans aide d’une telle expédition ! Funeste illusion…
Si, en 587, la déconfiture franque avait été orchestrée afin de récupérer Athanagild à moindres frais, celle de l’été 588 fut le résultat de l’écrasante supériorité des Lombards sur les Austrasiens. Ceux-ci avaient beau se poser en sentinelles de la garde au Rhin, défenseurs de la Francia entière face aux périls venus des steppes lointaines, force était d’admettre, ce que Brunehilde et Childebert avaient oublié, la réelle médiocrité des troupes austrasiennes. Déjà, du vivant de Sigebert, qui aimait se faire passer pour un grand roi guerrier, les défaites se multipliaient, parfois humiliantes et périlleuses. N’avait-il pas fallu payer les Avars pour les renvoyer piller les dèmes orientaux plutôt que les plaines rhénanes ? Quand l’Austrasie, par hasard, avait obtenu un succès militaire, elle le devait, presque toujours, à l’appui burgonde et à des généraux transfuges débauchés à la cour de Gontran. Réduits à leurs propres forces, les ducs austrasiens étaient sans talent, sans allant, incapables.
Ils en donnèrent une démonstration accablante. Tellement accablante même que Grégoire de Tours préférerait entourer l’expédition de flou artistique, sans oser occulter complètement le désastre11. Battus à plates coutures, les Austrasiens laissèrent de très nombreux morts sur le terrain, quelques prisonniers, et les survivants, toute honte bue, prirent la fuite et repassèrent en Francia, non sans difficulté. C’était, de l’avis général, « une déroute telle qu’on n’avait pas gardé le souvenir d’une semblable dans le passé »…
Il fallut l’annoncer au Basileus, exercice déplaisant car il succédait à une précédente missive, signée, au printemps, de Childebert qui annonçait à Maurice qu’il allait « avec sa permission écraser » les Lombards… On n’avait pas fini de rire, à Constantinople, de ces creuses vantardises. Dans l’espoir d’offrir une vue moins pénible de la situation, le roi, sur le conseil de sa mère, présentait l’incident comme dépourvu de conséquences et promettait de se rendre en personne sur les champs de bataille italiens à l’été suivant, présence qui, à n’en pas douter, changerait du tout au tout la situation. Réaliste, et dépourvue d’illusions sur le génie stratégique de son fils, comme sur celui de ses généraux, Brunehilde suggérait que l’on se mît d’accord au préalable entre Francs et Byzantins, avant de repartir à l’attaque. En fait, elle comptait que les capacités de l’exarque, rompu aux techniques de combat contre les Lombards, rééquilibreraient le jeu et que la présence de Childebert en Italie resterait purement symbolique.
L’arrangement ne serait pas du goût de Maurice, on pouvait le parier. La reine, en confiant les missives diplomatiques, assorties de recommandations orales circonstanciées touchant aux questions essentielles, à l’ambassadeur Grippo, spécialiste des relations avec Constantinople, en charge depuis le début des négociations en vue de la libération d’Athanagild, espérait que ce vieux routier des mœurs orientales saurait arrondir les angles12. Ce ne fut pas le cas.
Grippo partit, au début de l’automne 588, flanqué de deux débutants dans la carrière, Evantius, fils du patrice Dynamius de Marseille, et Bodégisèle, « Bobo » pour ses amis, flanqués d’une suite imposante destinée à prouver leur rang et l’importance de leur mission.
Il en fallait davantage pour impressionner les Byzantins. Arrivés à Carthage, étape obligée sur la longue route entre Marseille et Constantinople, en novembre 588, les diplomates austrasiens s’y retrouvèrent bloqués. Grippo, quand il reverrait enfin Metz, prétendrait que l’exarque d’Afrique, Gennadios, avait volontairement fait traîner en longueur les démarches obligatoires, multiplié les échanges épistolaires avec le secrétariat impérial et refusé les autorisations nécessaires à la continuation du voyage. Plus sûrement, les Austrasiens avaient manqué les derniers navires en partance vers la Corne d’Or et trouvé, comme chaque hiver, la navigation interrompue dans toute la Méditerranée13.
Ne restait qu’à patienter jusqu’au printemps 589. Il avait bien fallu s’y résoudre.
Cependant, si les trois diplomates, confortablement installés dans une belle villa des quartiers élégants de Carthage, passaient le temps sans trop d’ennui, leur suite se morfondait14.
Afin de se distraire, ces hommes baguenaudaient dans les rues commerçantes, un peu ahuris, eux qui ne connaissaient que des villes gauloises et rhénanes ravagées par les invasions et les conflits fratricides, de l’opulence et de l’abondance de cette gigantesque métropole. La population, mélange de Puniques, de Berbères, de Kabyles, de Romains, de Juifs et de Grecs, d’où toute trace de germanité avait disparu avec la défaite et l’expulsion des Vandales, un demi-siècle plus tôt15, ne parlait presque plus latin, l’administration byzantine imposant le grec comme langue officielle, et pas du tout francique. Le résultat était une incompréhension mutuelle absolue qui s’était vite teintée d’hostilité réciproque, les Austrasiens traitant de haut le petit peuple carthaginois.
Un jour de février 589, un Gasind de la mission diplomatique franque, incapable de se faire comprendre d’un commerçant, au lieu de payer l’objet qui lui plaisait, le mit tranquillement dans sa poche et sortit, aux applaudissements de ses camarades, très amusés des cris et des plaintes du bijoutier dépouillé.
Cette mauvaise blague allait très mal tourner. Lésé gravement, l’artisan rameuta les commerçants du quartier, raconta ses malheurs, décrivit son voleur. Dans un élan de solidarité et un mouvement de colère xénophobe à l’encontre de ces étrangers qui ressemblaient un peu trop à l’envahisseur vandale de sinistre mémoire, ces braves gens se promirent de faire payer ce larcin au coupable.
À quelques jours de là, le guerrier se promenait de nouveau dans la rue témoin de ses exploits quand le bijoutier, reconnaissant son voleur, se jeta sur lui et appela ses voisins à la rescousse. Pris de panique, le Franc tira son épée et la plongea dans le corps du malheureux boutiquier. Au milieu de la stupeur ambiante, il réussit à regagner la maison des ambassadeurs mais se garda bien d’y raconter l’incident.
Les voisins du commerçant assassiné s’étaient précipités au poste des vigiles urbains le plus proche16, avaient indiqué où se terrait le coupable, mais n’avaient point précisé, l’ignorant sans doute, qu’il appartenait à une mission diplomatique en route pour la capitale.
L’officier de service, pas plus au courant qu’eux de la présence d’une ambassade franque à Carthage – le secret des échanges diplomatiques avait sa contrepartie… –, avait rassemblé ses hommes et s’était dirigé vers le repaire des tueurs. En route, deux à trois mille personnes, ivres de colère et criant vengeance, les avaient rejoints ; l’affaire menaçait de tourner à l’émeute.
C’était l’heure de la sieste, coutume locale à laquelle les Francs s’adonnaient. L’irruption des forces de l’ordre les prit par surprise, à moitié endormis. Evantius et Bodegisèle ouvrirent, et se firent écharper par la foule vengeresse sans avoir rien compris à ce qu’on leur reprochait.
Grippo, mieux réveillé, eut le temps de saisir ses armes et regrouper ses gardes du corps, et c’est une troupe en armes, décidée à vendre chèrement sa peau, qui accueillit les premiers émeutiers.
À l’officier de police enfin arrivé, Grippo se présenta comme un diplomate franc, envoyé par son roi rencontrer l’empereur à Constantinople, « dans des intentions pacifiques » et déclara que l’assassinat de ses assistants constituait une véritable déclaration de guerre à son pays :
— Jamais plus à l’avenir il n’y aura de paix entre nos rois17 et votre empereur ! J’en prends Dieu à témoin !
Ce qui ressemblait à un pénible fait divers tournait à l’incident diplomatique. Effaré de l’ampleur de la bévue, l’officier prit Grippo, seul survivant des ambassadeurs, sous sa protection, sa suite aussi ; on oublia le Gasind responsable du drame que, d’ailleurs, l’immunité diplomatique couvrait. On embarqua tout le monde sur le premier navire en partance vers Constantinople.
Quand il en reviendrait, fin 589 ou au printemps 590, le sanglant incident de Carthage, scandale qu’il sut monter en épingle, serait bien commode pour dissimuler l’absence de résultats de ses démarches auprès du Basileus.
Maurice en avait assez des manœuvres dilatoires de la cour austrasienne ; il l’avait déjà fait dire à plusieurs reprises par sa chancellerie18. Le perpétuel double jeu de Childebert, en fait celui de sa mère, l’irritait au plus haut point. Il n’était plus question de l’amuser par de belles promesses jamais suivies d’effet, ou des simulacres de campagnes militaires mal préparées, mal conduites, vouées à l’échec parce que tel était le véritable vouloir des souverains messins et qu’ils s’entendaient dans son dos avec les Lombards. Il ne rendrait pas Athanagild.
L’affront suprême suivit de peu, quand débarquèrent à la villa de Marlenheim, près de Strasbourg, où séjournait la famille royale, une douzaine de misérables, enchaînés et terrifiés, que l’envoyé impérial présenta comme « les douze Carthaginois reconnus coupables du meurtre des légats ». La justice byzantine les livrait à Childebert ; il pouvait soit les faire mettre à mort soit les mettre à rançon au prix de trois cents pièces d’or chacun.
C’était estimer à mille huit cents sous d’or pièce les têtes des deux dignitaires francs assassinés, ce qui n’était pas très cher payé.
Grippo, prié de venir reconnaître les suspects, affirma n’avoir jamais vu ces hommes-là qui lui semblaient avoir des têtes d’esclaves, pas de commerçants ayant pignon sur rue. Pour lui, il ne s’agissait pas des vrais coupables mais de prisonniers de droit commun dont la justice byzantine se débarrassait. D’ailleurs, il ne comprenait pas comment on n’avait retrouvé que douze meurtriers sur les deux ou trois mille qui avaient écharpé ses assistants. Il se faisait fort de les démasquer si on le renvoyait sur place, à commencer par l’exarque Gennadios, qu’il accusait d’être l’instigateur de l’incident.
Childebert, sur le conseil de sa mère, refusa ce douteux arrangement et renvoya les douze pauvres hères, précisant que ces hommes-là ne faisaient pas le poids. On ne rachetait pas la vie de deux hauts dignitaires avec si pauvre monnaie19.
On ne réchauffait pas non plus les relations avec l’empire. À ce moment-là, Brunehilde lorgnait très ouvertement vers l’Italie, certes, mais dans l’intention de conclure une alliance lombarde. À défaut de Chlodoswinthe, officiellement fiancée à Reccared, la reine venait de proposer au roi Authari la main de Théodelinde de Bavière, et fait comprendre au père de celle-ci, le duc Garibald, pas très enthousiaste à l’idée de ce mariage, qu’on ne lui laissait pas le choix.
Brunehilde, à jouer sur les deux tableaux, risquait de perdre sur les deux. Elle n’y songeait pas, toute à un autre projet, qui l’occupait beaucoup.
Courant 589, une délégation de l’aristocratie soissonnaise se rendit à Metz et demanda solennellement à Childebert que celui-ci donnât pour roi à la ville l’un de ses fils. Curieuse démarche : depuis la trahison de Rauching, en 585, qui avait livré l’ancienne capitale neustrienne aux Austrasiens, Soissons appartenait au royaume. Pourquoi l’ériger en principauté indépendante, au risque d’un nouvel éclatement de la Francia ? Tout le travail de la dynastie consistait, de génération en génération, à réunir ce que les partages successoraux avaient séparé ; il était absurde, alors que l’on se dirigeait vers l’unification de l’Austrasie et de la Burgondie, de s’amuser à des redécoupages internes intempestifs et périlleux. D’ailleurs, il était impossible d’y procéder sans le consentement de Gontran20.
Arguments justes que Brunehilde méprisa. Le bien commun et l’intérêt du royaume n’étaient décidément pas ses préoccupations essentielles. En cédant à la démarche des Soisonnais, à laquelle elle les avait incités, elle s’assurait la loyauté d’une capitale symbolique dont la perte demeurait très sensible à Frédégonde. Transformer Soissons en royaume, si minuscule fût-il, c’était distribuer aux leudes et aux antrustions des places d’honneur qui flatteraient leurs vanités. Affublés de titres ronflants de ministres et conseillers d’un roitelet de quatre ans, ces hommes ne penseraient plus à retourner à la Neustrie, qui les en eût aussitôt dépouillés, et Soissons resterait austrasienne. De cette base, qui contrôlait toute la frontière avec le royaume ennemi, il serait possible de déclencher, le moment venu, des actions militaires et de liquider Clotaire II et sa mère.
De plus, Brunehilde affaiblissait l’autorité de Childebert, si nul qu’il était loisible de le dépouiller de son vivant au profit d’un enfant, et s’assurait la reconnaissance du jeune prince.
Ce beau projet faillit s’effondrer quand, à la fin du printemps 589, Théodebert, pressenti pour cette grotesque couronne soissonnaise, tomba si gravement malade que les médecins le crurent un moment perdu. Diphtérie, scarlatine ou angine, cette « inflammation de la gorge » manqua l’emporter. Il en garda des séquelles cérébrales.
Cela n’empêcha pas Brunehilde de le remettre aux notables soissonnais et de l’éloigner, à peine convalescent, de ses parents. Childebert n’en manifesta aucun chagrin, et Faileuba, si elle en eut, ne le montra pas, tant était grande la sujétion de cette jeune femme timide et simple à sa reine. Elle en donna bientôt une preuve éclatante.
Peu après le départ de Théodebert pour Soissons, sa mère, enceinte pour la quatrième fois, fut victime d’une fausse couche. Tandis qu’elle luttait contre la mort, Faileuba, du fond de sa fièvre, crut entendre la nourrice de ses fils, Septimia, s’entretenir à son chevet avec le « Nourricier » des jeunes princes, Droctulf. Tout le monde les savait amants.
De quoi parlaient-ils ? D’amener Childebert à se débarrasser de sa mère et répudier sa femme, dévouée corps et âme à Brunehilde, donc à même, sur l’oreiller, de convaincre le roi de la rappeler à la cour.
Telle était la teneur la plus probable de cette conversation imprudente, écho du malaise croissant des milieux curiaux et aristocratiques. La noblesse austrasienne n’admettait plus l’ingérence de Brunehilde dans les affaires de l’État, et ce qui se tolérait vaille que vaille lorsque le roi était mineur devenait ridicule maintenant qu’il avait vingt ans sonnés.
Faileuba, dès qu’elle le put, rapporta ces propos, très flous dans son esprit fiévreux, à sa belle-mère, et lui fournit un prétexte rêvé à régler quelques comptes personnels. Plus question, dans la version de l’incident que la reine mère rapporta à son fils, d’une banale intrigue de palais sans importance, car Brunehilde possédait assez d’ascendant sur Childebert pour ne point redouter d’être écartée de la sorte, mais dénonciation d’un complot visant à assassiner le roi et sa mère, puis à porter au trône les petits princes dans l’ombre desquels les meurtriers régneraient en paix.
C’était ni plus ni moins une réactivation du « complot » de Rauching. Brunehilde manquait désespérément d’imagination et, quand une idée lui avait réussi une fois, elle avait tendance à s’en resservir encore et encore, jusqu’à la décrédibiliser tout à fait, ce à quoi elle jouait depuis des années en dénonçant les « tentatives d’assassinat » à répétition de Frédégonde, au modus operandi obsessionnel.
Puisque Childebert avait gobé les détails de la prétendue conspiration du duc de Soissons, elle les lui resservait ; d’une intelligence modérée, dépourvu de réflexion, il penserait que d’autres avaient réactivé ce plan primitif.
Toutefois, avant d’informer son fils, la reine, précautionneuse, fit arrêter et mettre à la torture Septimia et Droctulf. Les deux « conspirateurs », bien mis en condition, se montrèrent bavards21. À les en croire, les commanditaires étaient le maréchal22 Sunnegisèle et le référendaire23 Gallomagnus, deux figures de premier plan du personnel politique et administratif austrasien. Et – pur hasard, sûrement –, les principaux tenants du rapprochement avec la Burgondie.
Or – coïncidence toujours, à n’en pas douter –, en cette année 589, la situation recommençait à se tendre entre Metz et Chalon.
Isolé face aux Wisigoths en Septimanie, faute d’avoir accepté la main tendue de Reccared, Gontran avait à nouveau essuyé de déplaisants revers et en tenait Brunehilde pour responsable. C’était elle qui l’avait engagé dans des hostilités avec l’Espagne avant de se retirer et jouer sa propre partie en négociant le mariage de Chlodoswinthe avec le roi24.
D’autre part, l’érection de Soissons en royaume l’avait irrité. Par mesure de rétorsion, il suspendit la clause du traité d’Andelot qui prévoyait la libre circulation des biens et des personnes entre l’Austrasie et la Burgondie, et ordonna d’arrêter et fouiller tout sujet de Childebert surpris sur ses domaines afin de s’assurer que Brunehilde ne correspondait pas avec ses ennemis.
Dans cette nasse refermée à l’improviste, Gontran saisit l’ambassadeur austrasien qui se rendait à Tolède négocier les ultimes formalités du mariage de Chlodoswinthe, porteur de cadeaux somptueux, entre autres l’un de ces boucliers servant de plateaux d’apparat dans les festins si appréciés des Wisigoths. Il s’agissait d’une pièce exceptionnelle, en or fin incrusté de pierreries25.
Avec une parfaite mauvaise foi, Gontran feignit de croire que ces présents de noce étaient destinés à l’un des fils de Gondovald, « le Salopard », toujours en Espagne et que Brunehilde sollicitait la main de ce jeune homme… C’était particulièrement insultant d’imaginer la reine d’Austrasie, grand-mère de quarante-cinq ans, âge avancé, recherchant l’alliance d’un gamin plus jeune que son fils et d’extraction douteuse. Aux sous-entendus sexuels déplaisants qui rappelaient méchamment « le mariage » avec Mérovée, s’en ajoutaient d’autres, politiques, présentant Brunehilde en alliée sans parole et sans foi, prête à renier ses engagements sacrés. Dans ces conditions, l’autre partie étant malhonnête, Gontran pouvait revenir sur les clauses d’Andelot. Et sur l’adoption de Childebert.
Brunehilde l’avait si bien compris qu’elle avait décidé de démanteler la faction burgonde à la cour de Metz. Il n’était pas question de laisser à des postes d’importance des hommes qui renseignaient et appuyaient Gontran.
Les révélations plus ou moins fantasmatiques de Faileuba et les aveux extorqués aux prétendus conjurés tombaient à pic pour se débarrasser de dignitaires que la reine ne jugeait plus fiables.
Arrachés à l’église où ils avaient trouvé refuge, précaution interprétée comme un aveu, Sunnegisèle et Gallomagnus nièrent avec véhémence avoir tramé le moindre complot. Bien entendu, personne ne les crut. Ils devaient être trouvés coupables. Septimia et son amant, contre promesse de sauver leur peau26, avaient réitéré leurs aveux, les accablant.
Brunehilde ne s’interrogea pas sur le bien-fondé d’une sentence qu’elle avait dictée. Les deux éducateurs des jeunes princes, s’ils n’avaient jamais conspiré contre leurs souverains, s’étaient permis d’émettre une opinion sur eux, ce qui était en soi intolérable. Et puis, mais la reine mère ne l’eût avoué pour rien au monde, condamnée à la chasteté depuis sa séparation d’avec Mérovée, se refusant à envisager, quoi qu’en dît Gontran, témoin amusé des frustrations intimes de sa belle-sœur, un remariage qui l’eût déchue de ses prérogatives royales, elle jalousait le couple. Les séparer ne fut pas sa moindre jouissance.
Restaient les deux cibles de cette opération, Sunnegisèle et Gallomagnus, innocents du moindre complot contre les souverains austrasiens mais authentiques agents d’influence burgondes. Déchus de leurs fonctions, condamnés à l’exil et à la confiscation de leurs biens, ils furent sauvés in extremis par Gontran, qui intervint en leur faveur et réclama leur grâce. Childebert accepta de commuer la sentence en bannissement de la cour. Il leur fit aussi restituer leurs biens propres.
Cette relative indulgence ne fut pas du goût de Brunehilde ; elle n’aimait pas voir ses proies lui échapper.
Gontran et elle se retrouvaient à jeu égal. La reine avait réussi à détruire le réseau burgonde à sa cour mais le roi brandissait toujours à demi-mot la menace de déshériter Childebert au profit de son cousin.
Ce pourquoi la nouvelle, au printemps 590, que le petit Clotaire se trouvait à l’agonie plongea Brunehilde dans une joie délirante. L’enfant allait si mal que Frédégonde, folle d’angoisse, envisageait, selon les informateurs que l’Austrasie conservait à Rouen, de le faire baptiser.
Clotaire, en effet, à six ans passés, ne l’était toujours pas27. Certes, Frédégonde, chrétienne superficielle plus familière des anciens dieux celtes que du Christ, s’était, dans le passé, s’agissant de ses autres enfants, souvent montrée négligente28, mais il ne fallait pas, cette fois, lui imputer à faute ce retard. Le baptême de Clotaire revêtait une importance essentiellement politique, puisque Gontran serait son parrain et que ce sacrement ferait entrer le petit roi de Neustrie sans contestation possible dans la dynastie, ce pourquoi d’ailleurs le souverain burgonde, s’en servant comme d’un moyen de pression et de chantage, n’avait cessé de repousser la cérémonie. Consciente d’enjeux qui engageaient l’avenir de son fils, Frédégonde avait laissé ajourner. Il fallait que son angoisse fût terrible, qu’elle eût la certitude de la mort prochaine de l’enfant pour qu’elle préférât le salut de son âme à sa couronne.
Cela expliquait la joie de Brunehilde. Bien sûr, Frédégonde aux abois tenterait de mettre en avant les droits de sa fille, Rigonthe, mais qui soutiendrait ces revendications féminines ? Personne. Dans ces conditions, la Neustrie, en déshérence, appartenait d’ores et déjà à Childebert.
La reine d’Austrasie en était si persuadée qu’elle ne protesta même pas quand elle apprit que Gontran, informé de la maladie de son neveu, se rendait à Rouen. Le vieux renard comptait revendiquer l’héritage et prendre Frédégonde sous sa protection ; elle le soupçonnait depuis des années d’éprouver des sentiments envers cette veuve, encore incroyablement belle la cinquantaine franchie, d’une intelligence, d’un courage et d’une détermination qu’il admirait sans le dire. Qu’importait qu’il mît « la Sorcière » à l’abri ? Sans son fils, Frédégonde ne compterait plus. Qu’importait, même, que l’occupation de la Neustrie par des troupes burgondes empêchât son annexion immédiate par l’Austrasie ? Gontran ne serait pas éternel. Un jour viendrait, proche, Brunehilde n’en doutait pas, où elle gouvernerait toute la Francia.
Elle en était là de ces réjouissantes réflexions quand la nouvelle arriva à Metz de la complète guérison de Clotaire. Contre toute attente, l’enfant avait surmonté sa maladie et se portait à merveille. Sa mère remerciait à grands cris le bon saint Martin, patron de la famille royale, qui avait exaucé ses vœux. Où allait-on si même le Ciel se mettait du côté de celle que Brunehilde, occupée aux préparatifs d’une nouvelle campagne de diffamation, commençait d’appeler « l’ennemie de Dieu et des hommes » ?
Gontran, déjà en route, n’avait pas jugé utile d’aller jusqu’à Rouen et avait rebroussé chemin mais, saisi d’une crise de scrupules, il répétait à qui voulait l’entendre qu’il ne se le fût point pardonné si le cher petit, par sa faute à lui, était trépassé sans avoir été régénéré dans les eaux saintes du baptême…
Brunehilde ne crut pas une seconde à ces motivations édifiantes ; le roi de Burgondie poursuivait son chantage et jouait son neveu de Neustrie contre celui d’Austrasie.
À la guérison miraculeuse de Clotaire, déception pénible, s’ajouta, ce printemps 590, un nouveau revers de la diplomatie austrasienne, doublé, pour la reine, d’un deuil personnel, le plus sensible qui pouvait la frapper. Un courrier d’Espagne, qui avait attendu la fonte des neiges, tardive cette année-là, avant de franchir les Pyrénées, lui apporta l’annonce de la mort de sa mère.
Sexagénaire, Goïswinthe n’avait point perdu le goût du pouvoir ni celui de l’intrigue. Cosouveraine de l’Espagne aux côtés de son beau-fils Reccared, et à la veille de le marier à sa petite-fille Chlodoswinthe, donc de ramener une fois de plus sa descendance sur le trône, la vieille dame s’était, disait la dépêche officielle, mise à la tête d’une conjuration destinée à assassiner le jeune roi. Convaincu de la culpabilité de sa marâtre, Reccared avait été contraint de la faire exécuter29.
Qu’y avait-il de vrai là-dedans ? Brunehilde, qui connaissait bien sa mère et lui ressemblait assez pour savoir de quoi celle-ci était capable, pouvait l’imaginer, sur le tard, lancée à l’aveuglette dans une pareille folie et songeant à faire un roi de l’usurpateur qui accepterait de l’épouser… C’était crédible. Goïswinthe n’avait jamais aimé les fils du premier lit de Léovigild. Elle se défiait de leur sang abâtardi, de cette mère hispano-romaine qui avait gâté en eux l’héritage pur et fier des conquérants wisigoths et les avait, enfants, élevés dans la foi de Rome. L’ahurissante conversion d’Hermenégilde l’avait renforcée dans cette certitude. Elle avait soutenu les droits de Reccared à défaut d’un autre candidat plus conforme à ses vues, parce que, à la différence de son frère, il professait encore l’arianisme et lui assurait ce qui importait le plus à ses yeux : se maintenir au pouvoir. Cela ne garantissait pas le loyalisme de Goïswinthe envers un garçon qui, selon elle, lui devait tout et n’avait pas le droit de la décevoir. Ce que Reccared n’avait point tardé à faire.
La conversion du nouveau roi au catholicisme pouvait avoir fait basculer la vieille femme, dont le fanatisme religieux ne faiblissait pas, dans une opposition virulente, et même l’avoir incitée à organiser un complot pour se débarrasser du « traître ». Le prochain mariage avec Chlodoswinthe ne l’en eût pas dissuadée car il s’agissait d’une union catholique. La version officielle se tenait, Brunehilde l’admettait.
Comme il était possible que Reccared eût inventé une conspiration imaginaire, de celles dont la reine d’Austrasie était elle-même spécialiste, dans l’unique but de se débarrasser d’une belle-mère qu’il détestait depuis l’exécution d’Hermenégilde. La vengeance aussi était dans les mœurs du temps. Au demeurant, Reccared ne pouvait éternellement supporter la tutelle et les reproches d’une femme qui incarnait encore pour une partie de l’aristocratie la légitimité dynastique et rappelait aux nostalgiques les grandeurs de l’Espagne wisigothique et arienne. À terme, il se fût perdu… S’il avait pris les devants, supprimé Goïswinthe avant qu’elle le supprimât, il s’était montré prudent et avisé. Brunehilde l’admettait aussi.
Eut-elle du chagrin ? Elle n’avait pas revu sa mère depuis près d’un quart de siècle et les mésaventures d’Ingonde, bien qu’elle eût désapprouvé l’attitude de sa fille, avaient refroidi leurs relations. D’une certaine manière, Reccared avait poursuivi la Faide inachevée de Gontran et Brunehilde contre les responsables des malheurs de son frère et de sa belle-sœur ; Goïswinthe en avait été la victime logique.
Dans cette optique, son union avec Chlodoswinthe restait tolérable. Ce fut lui qui rompit les fiançailles austrasiennes. En même temps que la nouvelle de l’exécution de la reine mère de Tolède, le courrier apportait celle du mariage du roi. Reccared avait épousé pendant l’hiver une jeune fille de la noblesse wisigothe. S’unir à la petite-fille d’une femme qu’il avait tuée lui paraissait inacceptable.
Il ne s’était pas senti tenu pour si peu de restituer les cadeaux de mariage déjà reçus. Le fabuleux plateau d’or incrusté de pierreries, les coupes de bois rares ornées de gemmes, merveilles de l’orfèvrerie austrasienne qui avaient agacé Gontran quand sa police et ses douanes les avaient interceptées, restèrent en sa possession. Cela contrebalançait les trente mille sous d’or versés l’année précédente en dommages et intérêts de la mort d’Ingonde. Réflexion faite, Reccared avait dû penser qu’il ne devait rien.
Qu’allait-on faire de Chlodoswinthe maintenant ? La malheureuse, ainsi dédaignée, devenait immariable. Impossible de rattraper le projet lombard… Toute à sa politique de chantage à l’égard du Basileus, Brunehilde avait hâté le mariage d’Authari et de Théodelinde, privant elle-même sa fille de la couronne de fer.
L’affront infligé à l’Austrasie était énorme. La mort d’une mère, d’une aïeule, la rupture d’un mariage officialisé30, le vol des présents déjà remis, constituaient autant d’occasions à procès, ou à déclaration de guerre. Or, Metz ne broncha pas.
L’explication de cette abstention surprenante tenait d’abord à une évidence : la supériorité écrasante des troupes wisigothes. Reccared, qui se portait en personne à la tête de l’armée, était un remarquable général et il collectionnait les victoires. On ne pouvait en dire autant des ducs austrasiens, défaits sur tous les champs de bataille où ils s’aventuraient. Même les Burgondes, meilleurs combattants pourtant, ne supportaient pas le choc et leur dernière confrontation, en Septimanie à l’été 589, s’était soldée par un désastre.
Il ne fallait pas compter sur Gontran, très échaudé et furieux car il reprochait à Brunehilde de l’avoir poussé à la guerre contre l’Espagne puis lâché au pire moment sous prétexte de caser sa fille, pour reprendre les hostilités ; réduits à leurs propres moyens, les Austrasiens seraient immanquablement écrasés. Dans ces conditions, mieux valait avaler l’affront. Pour le moment.
Brunehilde n’avait pas encore dit son dernier mot et se consolait en songeant qu’elle se ferait un plaisir, quand elle aurait récupéré le petit Athanagild, de susciter à son oncle le plus redoutable rival qui soit. Reccared ne perdait rien pour attendre !
Hélas, là encore, les choses, en cette mauvaise année 590, ne tourneraient pas comme elle l’avait prévu.
La récupération d’Athanagild, devenue objectif prioritaire de la politique de sa tendre grand-mère, impliquait de se décider, enfin, à combattre les Lombards en Italie, et mettre un peu de cœur à l’ouvrage, afin de satisfaire Maurice et l’obliger à rendre l’enfant. Cela signifiait anéantir tout le travail diplomatique qui avait abouti un an plus tôt au rapprochement entre l’Austrasie et Authari, puis au mariage de celui-ci. Comme ce n’était pas sa fille, mais Théodelinde, que l’on avait investie dans ce jeu, Brunehilde éprouva moins de regrets à défaire ce qu’elle avait fait. Elle prétexta le retard d’Authari à verser le tribut convenu, retard prévisible dans la mesure où les Lombards répugnaient à s’admettre dépendants d’un autre peuple, pour rompre les accords.
Childebert entérina ce choix, comme il entérinait tous ceux de sa mère, sans bien en mesurer la portée. À chaque fois, c’était lui qui apposait sa signature au bas de documents que Brunehilde lui interdisait de respecter, de sorte qu’il gagnait sur la scène internationale la réputation d’être un roi sans parole. Cela non plus ne dérangeait pas sa mère. À tout prendre, elle préférait qu’on prît son fils pour un fourbe que pour un faible d’une accablante nullité intellectuelle.
L’accord rompu, Childebert appela aux armes contre l’ennemi lombard. Non pas seulement les guerriers austrasiens que ces expéditions italiennes occupaient occasionnellement l’été et qui formaient le ban, mais aussi l’arrière-ban, composé des divers peuples germaniques placés sous la tutelle directe de l’Austrasie. Signe préoccupant du peu d’enthousiasme ressenti, les Bavarois tentèrent de faire faux bond. Le duc Garibald refusait de se battre contre son gendre, pour lequel il s’était pris d’une vive sympathie…
Brunehilde perdit du temps à essayer de le raisonner avant, comprenant qu’elle n’y arriverait pas, de le faire destituer. Son successeur n’alléguerait pas les liens familiaux pour refuser d’obéir. L’exil de Garibald et de sa famille, qui passèrent le Brenner et rejoignirent Authari, arrangea malgré tout la reine ; elle conservait un interlocuteur quand le moment viendrait de se réconcilier.
Précaution non superflue, les états-majors « alliés » avaient, pour une fois, mis au point un plan d’action commun, ce qui éviterait les mécomptes de campagnes précédentes où Francs et Byzantins affirmaient s’être cherchés sans jamais parvenir à se rejoindre, de sorte que leurs efforts mal coordonnés n’avaient pas abouti. Cette fois, le duc Chedinus et vingt autres généraux marcheraient sur la plaine du Pô, tandis que l’exarque de Ravenne, Romanus, et un patrice byzantin débarqué à la tête de renforts venus d’Orient, se porteraient vers Pavie, principale place lombarde. Pris en tenailles de trois côtés, Authari ne s’en sortirait pas.
Sur le papier et dans le secret des correspondances diplomatiques, ce chef-d’œuvre de stratégie fonctionnait à ravir. Beaucoup moins bien dans la réalité et ce, une fois encore, à cause des Austrasiens.
Le dispositif, dans un premier temps, se déploya sans accroc. Après vingt ans de désastres militaires à répétition face aux terribles Lombards, on eut quelques semaines l’illusion d’un prodigieux redressement des armes impériales. Les coalisés reprirent une à une les villes rencontrées, dont Mantoue et Modène. Acculé, Authari se replia sur Pavie et s’y enferma avec ce qui lui restait de troupes. Il suffisait d’attendre.
Ce que, précisément, Chedinus se refusa à faire. Au bout de quelques jours, il prétexta l’épidémie de peste qui dévastait la région et se replia en bon ordre, suivi de toutes les troupes austrasiennes.
Sur le chemin du retour, car, peste ou pas, l’armée musa en route, Chedinus exigea un serment d’allégeance des cités rencontrées et, quand il ne l’obtint pas, réduisit en esclavage les populations. Au terme de cette édifiante campagne, l’Austrasie avait repris plusieurs districts istriens sur lesquels elle se prétendait des droits ancestraux et ravagé le Trentin et le Haut Adige31.
L’exarque Romanus protesta en vain contre cette « désertion » des Francs qui compromettait tous les résultats déjà obtenus. C’était voulu, prévu, calculé. Et conforme à la politique franque vis-à-vis de l’empire et de la question italienne. Brunehilde avait accepté, afin de se dédouaner vis-à-vis de Maurice, et récupérer son petit-fils, essentiel à sa vengeance contre Reccared, de combattre pour de bon les Lombards, ses alliés de la veille, qu’il convenait de rappeler au respect des promesses échangées, mais elle n’entendait pas aider à les écraser ou les laisser chasser de la péninsule. La disparition des Lombards eût signifié un retour des Byzantins et il était hors de question de les réinstaller, plus puissants que jamais, aux portes de la Gaule, objectif de leur potentielle reconquête. Le sort d’Athanagild et l’espoir de déstabiliser l’Espagne passaient au second rang face à cette considération.
D’ailleurs, et cette annonce mit durablement un terme aux relations byzantino-austrasiennes, le jeune prince espagnol mourut pendant cet été 59032. Le pauvre enfant n’avait que huit ou neuf ans et sa disparition privait le Basileus du seul moyen de chantage qu’il détenait sur Metz.
Cette fin précoce n’atteignit Brunehilde que dans ses calculs politiques. Athanagild, qu’elle n’avait jamais vu, ne possédait pour elle aucune existence réelle ; il était un pion sur l’échiquier où elle manœuvrait. Sa perte la contraria, elle ne la chagrina pas. Libre à Fortunat, qu’elle rétribuait maintenant que Radegonde n’était plus là pour l’entretenir et qu’elle ne tarderait pas à investir de l’évêché de Poitiers33, d’évoquer, des sanglots dans le calame, la douleur suppliciante34 de la grand-mère privée de son petit-fils, « gage » laissé par une fille chérie et disparue… Ce n’étaient que fioritures de poète.
Aussi froide qu’à son habitude, la reine d’Austrasie ne versa pas une larme sur la tombe de l’enfant inconnu. Elle se borna, question de convenance, à réclamer l’inscription du nom d’Athanagild au registre de messes et de prières de monastères qu’elle patronnait et qui priaient pour les défunts de la famille royale35. Prenait-elle soin d’y ajouter ses propres prières ou se libérait-elle ainsi d’une obligation pieuse qui l’eût distraite des sujets importants ?
La dévotion ne tenait pas, à l’évidence, une place essentielle dans sa vie. Son changement de religion, son insistance à pousser Ingonde à l’imiter, démontraient son absence de convictions. Toute sa vie, elle s’acquitterait des devoirs publics liés à son rang, se rendrait à la messe, assisterait aux offices, enverrait des offrandes et des dons aux principaux sanctuaires, en particulier Saint-Martin de Tours, patron et protecteur de la dynastie, mais tout cela relevait d’une nécessité, d’une mise en scène, pas d’un état d’esprit36. Au fond, elle ne croyait pas à grand-chose, faisait semblant et jouait une comédie dévote dont même ses plus fervents n’étaient pas dupes37.
Ayant payé pour assurer le salut de l’âme d’Athanagild, elle s’empressa d’oublier les rêves entretenus autour de cet enfant décevant – c’était bien le fils d’Ingonde… – et, maintenant qu’il n’y avait plus à ménager l’empire, entreprit de réparer les dégâts qu’avait occasionnés la sotte campagne italienne dans les relations lombardo-austrasiennes.
Le repli programmé des troupes franques avait sauvé Authari ; Brunehilde espérait qu’il lui en serait reconnaissant. Il n’en eut pas le temps.
Le 5 septembre 590, le roi des Lombards mourut de façon si soudaine que l’on cria au poison. Il existait mille autres explications à ce trépas brutal, mais il fallait admettre que la méthode ressemblait à celles de l’exarque Romanus ; il en avait agi de même jadis avec le prédécesseur d’Authari, Alboïn.
L’exarque, disait-on, ne se remettait pas de la bravade du Lombard qui, sitôt levé le siège devant Pavie, et afin de marquer qu’il conservait le contrôle de l’Italie, avait galopé d’une traite jusqu’en Calabre38 et, lançant son cheval dans les vagues, s’était écrié :
— Jusqu’ici s’étendent les frontières du royaume lombard39 !
Outrance, vraie ou fausse, mais calculée pour plaire aux nations barbares qui se réjouiraient longtemps à l’entendre conter et en feraient l’objet de poèmes que les scaldes entonneraient à la veillée, l’hiver… Et moyen efficace de saper le moral des Byzantins qui avaient cru, tout un été, à la victoire décisive. Romanus était bien capable de s’en être vengé de cette manière sournoise. Le précédent assassinat politique qu’il avait ainsi commandité avait mis un fier désordre dans les rangs de l’envahisseur, et déclenché une prodigieuse foire aux ambitions tandis que les ducs se disputaient la succession d’Alboïn.
Il n’en alla pas de même cette fois-ci. Et ce fut indirectement le fruit de la politique austrasienne puisqu’il appartint à Théodelinde, la toute jeune veuve d’Authari, de sauver la couronne de fer lombarde. Décontenancés par la mort du roi mais assez assagis par le souvenir de la crise qui avait suivi le décès d’Alboïn, et trop solidement établis en Italie pour avoir envie de tout perdre en se divisant stupidement, les ducs, au lieu de se quereller et se disputer l’héritage, s’en remirent à l’arbitrage de la jeune reine. Théodelinde choisirait parmi eux son prochain époux et le ferait roi40. Les Wisigoths avaient recouru au même procédé en laissant Goïswinthe faire par deux ou trois fois un souverain de Tolède. Rien d’inhabituel ni de scandaleux là-dedans. Sinon que la veuve d’Authari était une étrangère, catholique, et qu’il y avait tout à craindre de cet arrangement.
En fait, Théodelinde joua le jeu avec honnêteté mais mit un prix à sa main, et à la couronne de fer : celui qu’elle désignerait respecterait sa foi et accepterait que leurs enfants fussent baptisés et élevés dans le catholicisme. Le duc Agilulf de Turin se plia à ses exigences, et devint roi. La conversion des Lombards s’amorçait41.
La mort d’Authari tombait à pic pour Brunehilde. Plus rancunier qu’elle l’avait cru dans un premier temps, le jeune homme, nonobstant l’aide indirecte mais décisive qu’elle lui avait apportée, avait choisi de se tourner vers la Burgondie. Des ambassadeurs lombards s’étaient présentés à Chalon à la fin de l’été, et avaient proposé de reporter sur Gontran les offres d’alliance, de soumission et de tribut faites l’année précédente aux Austrasiens. Ils offraient royalement de lui verser chaque année douze mille sous d’or, et le contrôle de l’Ametegis, vallée reliant Aoste au Pas de Suse, ce qui assurait tout le versant transalpin aux Burgondes. Le roi allait sauter sur cette occasion, sans s’inquiéter de savoir si les Lombards paieraient ou pas, pour le plaisir de contrarier Brunehilde, quand la nouvelle du décès d’Authari avait rejoint ses légats, rendant caduque leur mission.
La reine d’Austrasie, afin d’éviter le renouvellement de cette offre à la Burgondie, préféra prendre les devants, avec une générosité extraordinaire qui soulignait l’importance de l’alliance lombarde.
L’évêque de Trente, Agnellus, venait d’arriver à Metz ; il souhaitait exprimer au roi Childebert son incompréhension, et celle de la sainte Église à la suite de l’enlèvement et de la réduction en esclavage des populations catholiques du Trentin et de l’Adige42.
Peu regardants, les ducs austrasiens, partis combattre les Lombards, avaient fini par se payer sur les autochtones des vallées alpines, pauvres gens étrangers à ces divisions mais qui en faisaient systématiquement les frais.
D’ordinaire, ces détails ne troublaient personne. Brunehilde se souvenait qu’au temps de son mariage, Sigebert, si pieux pourtant, avait encouragé la vente sur les marchés austrasiens des malheureuses survivantes, catholiques, de la prise de Milan par les Lombards43. Excepté Venance Fortunat, qui pensait à sa propre famille, prise, du côté de Trévise, dans les horreurs de l’invasion, cela n’avait guère ému, fût-ce dans les rangs du clergé.
Soudain, Brunehilde, comme si elle découvrait à l’instant les réalités de la guerre, de sa diplomatie et des petits profits que l’Austrasie en retirait, manifesta une émotion exagérée. Elle se dit scandalisée, bouleversée, émue aux larmes et tint, dans la seconde, à réparer cette inhumaine monstruosité. Puis annonça à Agnellus, un peu ébaubi car, suivant l’usage, il était venu offrir de racheter ses ouailles captives sur les deniers ecclésiastiques, qu’elle renverrait en Italie tous les prisonniers sans exception, et les rachèterait sur sa propre cassette.
Elle confirma ses intentions au duc de Trente, Ewin, qui vint à son tour s’assurer de la véracité des propos du prélat et repartit avec les captifs libérés.
Y voir une vertueuse mise en application du principe évangélique : « J’étais prisonnier, vous M’avez visité » était erroné. Délivrer les captifs relevait, certes, des œuvres de miséricorde corporelle44 que l’Église incitait ses fidèles à pratiquer mais Brunehilde n’en avait cure. C’était du ressort d’Agnellus, qui s’y employait justement, pas du sien. Les buts qu’elle visait étaient moins édifiants : elle voulait rétablir l’alliance lombarde, qu’elle avait ébranlée, et en exclure la Burgondie.
Gontran venait, en effet, de lui jouer un tour qu’elle n’était pas près de lui pardonner. Fin 590 ou début 59145, mettant fin à cinq ans de savants atermoiements, le roi de Burgondie avait porté le petit Clotaire II sur les fonts baptismaux.
Mesure de rétorsion, voulue, calculée. De quoi Gontran punissait-il sa belle-sœur d’Austrasie ? De ses coups fourrés à répétition, en Espagne, en Italie, à Soissons ? Du démantèlement de la faction favorable à la Burgondie à la cour de Metz ? De s’obstiner à mener une politique personnelle tout en écartant le faible Childebert de la réalité du pouvoir ?
À défaut de parvenir à contrôler cette femme définitivement incontrôlable, Gontran s’était résolu à s’appuyer sur Frédégonde. La reine de Neustrie avait ses défauts, qu’il connaissait bien, mais, outre le petit faible qu’il nourrissait pour elle, il la pensait plus soucieuse que Brunehilde de l’intérêt commun. Par préjugé de race, Gontran se défiait des Wisigoths, l’ennemi héréditaire, et n’avait jamais cru qu’une princesse de Tolède apporterait quoi que ce fût de bon à la Francia. Brunehilde lui avait dix fois démontré qu’elle faisait passer ses intérêts personnels avant le bien du royaume, et même avant celui de son fils. Elle n’aimait ni son pays d’adoption ni ses peuples, ne voyait en eux que des occasions d’exercer sa puissance.
Frédégonde ne possédait pas un tempérament plus altruiste mais elle était née de ce sol, issue du peuple de souche ; il lui arrivait de s’en souvenir. Surtout, mère excessive, passionnée, elle veillait farouchement sur les intérêts de Clotaire et son patrimoine, ce qui allait dans le sens du bien commun. Des deux femmes, elle était la plus apte à se préoccuper du royaume et il arrivait à Gontran de songer que, si son fils profitait des leçons maternelles, il deviendrait un jour un roi d’une autre trempe que son cousin d’Austrasie.
La décision de procéder à une cérémonie ajournée deux fois dans le passé ne fut pas prise sur un coup de tête. Gontran l’avait annoncée, comme s’il attendait un geste de la part de Brunehilde, qui l’eût amené à différer une nouvelle fois. Ce geste, il l’espérerait apparemment encore à quelques heures de la cérémonie, quand il se cloîtrerait dans la villa royale de Rueil, et alléguerait une crise de goutte qui le retenait au lit pour gagner un peu de temps.
Qu’attendait-il ? Sans doute des engagements clairs et nets concernant une meilleure application d’Andelot, voire un début de retrait de Brunehilde de la scène politique. Il ne les obtint pas.
Au contraire, l’Austrasie éclata en reproches et chercha à lui faire porter tous les torts. Des légats, venus exprès de Metz, lui exposèrent qu’en devenant le parrain de Clotaire, il reniait ses engagements envers Childebert. Gontran les envoya promener. Rien, il y avait veillé, dans les clauses d’Andelot, ne lui interdisait de parrainer ou adopter Clotaire46.
Il avait ajouté, d’un air de profonde tristesse, qu’il ne comprenait pas la colère du roi d’Austrasie. Le pieux Childebert l’approuverait quand il admettrait que son oncle remplissait là un devoir moral, religieux. La grave maladie du petit Clotaire, à laquelle l’enfant avait failli succomber, avait placé le roi de Burgondie devant ses responsabilités. Il répondrait devant Dieu, un jour prochain, de l’âme de cet enfant. Comment la reine Brunehilde, si édifiante, ne lui donnerait-elle pas raison ?
Habituée aux plaisanteries de son beau-frère, Brunehilde saisirait l’allusion, réponse détournée à sa dernière attaque contre la Neustrie, stratégie qui l’avait amenée, dans le pire scandale religieux de l’époque, à se poser en incarnation de la morale et de l’ordre.
La mort de la reine Radegonde, le 13 août 587, au monastère Sainte-Croix de Poitiers qu’elle avait fondé, avait peu affecté la reine d’Austrasie. Elle n’aimait pas la mère adoptive de Sigebert, femme de caractère qui, quoique cloîtrée quand Brunehilde était arrivée en Francia, savait imposer ses vues et dont l’influence ancienne contrebalançait la sienne trop neuve. En détacher peu à peu son mari avait été pour elle, à compter de la naissance de Childebert, une entreprise ardue qui avait abouti, en quelques années, à transformer le jeune roi d’Austrasie, parangon du monarque chrétien quand elle l’avait épousé, en un homme sans scrupules qui bravait la tête haute les commandements divins et les avertissements de l’Église. Radegonde, Brunehilde le savait, avait été fort affectée de cette métamorphose.
Au lendemain de l’assassinat de Sigebert, l’annexion de Poitiers par la Neustrie avait distendu les liens entre le monastère, protégé des rois d’Austrasie, et la cour de Metz ; ce n’était pas l’intervention spectaculaire de Radegonde, en 582, trop prompte, du goût de Brunehilde, à défendre la réputation attaquée de Frédégonde, qui avait amélioré les sentiments qu’elle lui portait.
La mort de la sainte reine ne lui avait pas arraché une larme ; mais quelle mort en arrachait à cette égoïste ?
Dans un premier temps, rien n’avait changé à Poitiers, sinon qu’on y recensait un nombre fabuleux de miracles et de guérisons sur la tombe de Radegonde. À la différence de bien d’autres pèlerinages de l’époque, nés dans un instant d’émotion, celui-ci perdurait car la sainteté de la Thuringienne était authentique. L’abbesse Agnès, ancienne demoiselle de compagnie de la reine, conservait ses fonctions47. C’était une femme intelligente et sensible, d’une grande piété, formée à l’école de Radegonde, entourée de l’estime générale, et jeune encore, ce qui laissait en principe le temps de voir venir.
Or, Agnès mourut le 13 mai 588. Sa disparition prématurée fut un séisme pour Sainte-Croix où l’on procéda péniblement à l’élection d’une nouvelle abbesse, Leubovère, religieuse sortie des rangs et d’un milieu modeste. Ce détail était plus que n’en pouvait supporter une partie des moniales.
Dans les années 570-580, les rois francs avaient pris la mauvaise habitude de se décharger sur leur belle-mère de leurs parentes encombrantes. Ils lui avaient expédié tour à tour les princesses Clotilde et Berthoflède, deux des filles de Caribert, leur défunt aîné48 ; puis Chilpéric avait toléré l’installation à Poitiers de sa fille Basine, les religieuses mancelles chez qui elle avait grandi ayant refusé de la garder, ne la pensant plus en sécurité parmi elles.
Aucune de ces princesses, des enfants parfois, n’éprouvait d’attirance pour la vie religieuse. Radegonde ne s’en était pas inquiétée. Sa propre expérience du monde, marquée par une série de drames et de tragédies, un mariage odieux, des violences conjugales continues l’avait persuadée qu’aucune femme n’était en sécurité dehors et les filles de rois moins encore que les autres. Épargner aux petites ce qu’elle avait elle-même connu l’emportait sur tout autre argument.
Tant qu’elle avait vécu, Clotilde et Basine49 s’étaient résignées à leur sort, qu’adoucissait leur grand-mère d’adoption. Elles avaient encore supporté la tutelle d’Agnès, qu’elles aimaient. Quand celle-ci disparut, les deux jeunes filles ne virent plus une protection dans les murailles de Sainte-Croix mais une prison, affreuse, intolérable, où une élection sans valeur à leurs yeux prétendait les contraindre à obéir toute leur vie, elles, des filles de rois, à une paysanne mal dégrossie abusivement devenue leur supérieure.
Les deux princesses n’étaient pas les seules en ces sentiments. Depuis sa fondation, Sainte-Croix, l’un des premiers monastères de femmes installés en Gaule50, incarnait l’établissement élitiste par excellence. Telle n’avait pas été l’intention de Radegonde mais, du fait de sa simple présence, et des protections qu’on lui supposait en hauts lieux, la veuve de Clotaire avait attiré autour d’elle des dizaines de filles de la noblesse franque que leurs familles ne trouvaient pas à marier et dont elles se débarrassaient tout en flattant leur vanité.
D’un coup, ces consacrées sans vocation, qui supportaient leur état parce qu’elles avaient le privilège de côtoyer une reine, étaient redevenues des moniales ordinaires, sans avoir jamais souhaité le devenir. L’injustice de leur sort leur apparut extrême ; échauffées de colère par les discours vengeurs des deux princesses, elles entrèrent en rébellion, d’abord par les voies officielles, puis, l’évêque de Poitiers ayant refusé d’annuler l’élection de Leubovère, elles changèrent de méthode.
Quand le pape Grégoire, élu durant l’été 590, chercherait à enquêter sur les faits de Sainte-Croix, ses représentants arriveraient à une version de l’affaire sûrement très proche de la vérité mais peu glorieuse…
Refuge de filles nobles sans vocation, prison pour princesses encombrantes, et monastère véritable, Sainte-Croix fonctionnait sur un double régime : les vraies moniales s’astreignaient à se sanctifier et suivaient la règle donnée par l’évêque d’Arles, Césaire, à sa cadette, Cesaria, règle sévère51 qui comprenait l’obligation de la clôture, des jeûnes nombreux, l’assistance aux offices ; les autres vaquaient à leurs occupations personnelles, jouant à des jeux de société, chantant, brodant, faisant de la musique, recevant amis et proches au parloir et même dans les jardins52. Déjà, à son retour d’Arles, Radegonde avait tenté d’imposer une réforme et de fondre toute la communauté sous la même règle, celle que l’Église imposait désormais à tous les couvents de femmes, et s’était heurtée à des réticences qu’elle n’avait pas eu le temps de désarmer. La claustration, surtout, qui rendait irrévocable leur enfermement, paraissait intolérable aux religieuses qui n’avaient pas demandé à rentrer. Agnès n’avait pas eu loisir de régler une crise sous-jacente et Leubovère en avait hérité, sans être en position de s’imposer ni d’imposer les lois ecclésiales.
Les mécontentes avaient cru, d’abord, la contraindre à en revenir au doux laisser-aller d’autrefois. N’y parvenant pas, elles avaient contesté son élection sous des prétextes mondains qui scandaliseraient le pape53, avant, l’évêque leur ayant donné tort, de s’en prendre à la réputation de l’abbesse.
À les entendre, Leubovère, femme de peu qui n’avait pas le droit de leur commander, était une débauchée hypocrite. Clotilde et ses amies avaient accusé l’abbesse et ses principales officières, toutes partisanes de la réforme, de recevoir chaque nuit des hommes. Encore ne s’agissait-il pas d’amants présentables puisque les misérables se prostituaient aux ouvriers qui travaillaient sur les derniers chantiers du monastère54. Et elles maltraitaient, en les contraignant à d’atroces pénitences, les chastes colombes qui se refusaient à partager leurs plaisirs pervers.
Cette seconde version n’eut pas plus de succès que la première ; elle avait déjà servi quelques années plus tôt, quand une autre consacrée malgré elle avait fait le mur et s’était répandue en horreurs sur le compte d’Agnès et de Radegonde, avant de se repentir et revenir de son plein gré expier ses fautes, enfermée dans sa cellule. Cette pénitente avait profité du désordre pour crocheter sa porte et rejoindre la mutinerie. Elle avait aussi soufflé les accusations contre Leubovère.
L’évêque de Poitiers, Marovée, ne prêta aucune attention à ces propos et traita de menteuses celles qui les colportaient. Ce partisan déclaré de la Neustrie, qui avait eu dix fois maille à partir avec le monastère55, tenait pourtant là une occasion en or d’en finir avec l’établissement ; il ne le fit pas. Cela suffisait à laver l’abbesse de tout soupçon.
Furieuse, Clotilde, qui gagnerait dans l’affaire un surnom, « la Superbe56 », avait décidé de s’exclaustrer. Basine l’avait suivie, et bon nombre de leurs compagnes57. On était en février 590, il faisait un froid de loup, les chemins, pris sous le gel et la neige, étaient impraticables, ou peu s’en fallait. Soutenue par une détermination de fer, héritage de sa race royale mais où les évêques verraient la marque de la révolte et de l’orgueil lucifériens, Clotilde avait pourtant entraîné ses troupes jusqu’à Tours. Son intention était de se rendre à Chalon ou à Metz, réclamer justice « auprès des rois, ses parents ». Les intempéries, l’état des routes, et la faim car, à leur vive surprise, la rumeur de leur fuite les avait précédées et les bonnes gens, scandalisés, leur refusaient l’aumône d’un croûton de pain, obligèrent « ces folles », comme les appelaient Grégoire, à s’arrêter à Tours où l’évêque leur réserva un accueil des plus mitigés.
Grégoire aimait l’ordre, possédait le sens des convenances et l’attitude de ces filles le choquait au plus haut point. Il ne le leur envoya pas dire. Cependant, saisi de pitié devant leur maigreur et leur épuisement, et à défaut de les renvoyer à Poitiers, seule solution selon lui raisonnable mais qu’elles refusaient, il accepta de les héberger dans l’attente d’un concile, qui se réunirait à la demande du « bon roi » Gontran, examinerait leurs griefs et trancherait. Basine et les autres, à bout de forces, acceptèrent une solution qui leur offrait l’occasion de se reposer enfin ; Clotilde se borna à patienter jusqu’aux premiers beaux jours et, flanquée d’une autre religieuse, Constantina, qui la lâcherait en chemin et courrait se mettre à l’abri dans un couvent d’Autun, elle se rendit à Chalon chercher l’approbation de son oncle.
Gontran ne l’accorda point. Il avait déjà bien assez de soucis avec les autres femmes de la famille sans y ajouter cette nièce qu’il avait lui-même enfermée à Poitiers un quart de siècle plus tôt. Quant aux évêques consultés, en novembre, ils frappèrent d’excommunication immédiate toutes celles qui ne réintégreraient pas aussitôt Sainte-Croix et refuseraient d’y faire pénitence de leurs fautes énormes.
Cela venait un peu tard… Près d’un an avait passé depuis l’évasion de ces jeunes personnes et, livrées à elles-mêmes, beaucoup avaient découvert dans le monde des plaisirs dont la vertueuse Radegonde avait omis de les entretenir… Quelques familles, qui redoutaient d’ajouter le scandale au scandale, étaient venues récupérer leur progéniture rebelle, et leur avaient promis de les marier, ce qui s’était concrétisé, au détriment des vœux antérieurs. D’autres, qui n’avaient plus de parents, s’étaient découvert des protecteurs improvisés, hommes de sac et de corde, épaves des trop nombreux conflits qui ensanglantaient le Poitou et la Touraine depuis vingt ans, et s’étaient jetées dans leurs bras musclés. Au grand dam de Grégoire, qui n’eût point béni ces concubinages insanes pour un empire, ces « vierges du Christ » arboraient triomphalement des grossesses avancées, voire des nouveau-nés suspendus à leur sein.
La suite fut pire encore. Finalement expulsées de Tours, les religieuses égarées, « possédées » disaient certains, avaient regagné Poitiers mais toujours accompagnées de leurs amants. Enfermés d’abord dans la basilique Saint-Hilaire, puis dans le sanctuaire bâti sur la tombe de Radegonde, et enfin à Sainte-Croix même où ils parvinrent à entrer de force une nuit, hommes et femmes avaient multiplié sacrilèges et profanations, enlevé la prieure Justina, qui cachait Leubovère, puis Leubovère, découverte sous l’autel où les religieuses l’avaient dissimulée. Des prêtres, des évêques venus tenter de les raisonner, furent bastonnés.
Des rixes éclataient entre « protecteurs » des nonnes, qui se réglaient à coups de couteau, de sorte qu’on ramassait des cadavres dans les églises et que le sang coupable souillait les saints autels, et jusqu’aux reliques de la Vraie Croix. Les sanctions ecclésiastiques pleuvaient, sans résultat ; en désespoir de cause, les prélats en avaient appelé à Childebert afin qu’il envoyât des troupes ramener l’ordre et châtier les rebelles.
Là, Clotilde avait eu l’idée d’en appeler, de son côté, non pas à Childebert – son bref séjour à Chalon, et les confidences surprises, lui avaient suffi pour comprendre qui gouvernait l’Austrasie – mais à Brunehilde. Elle lui écrivit, lui exposa sa version des événements, à peu de détails près celle récusée par l’Église, agrémentée de précisions capables d’incliner la reine du côté des révoltées. À en croire Clotilde, les nonnettes s’étaient enfuies à cause des persécutions de Leubovère et de ses officières, comme elles le prétendaient depuis le début, mais lesdites persécutions relevaient maintenant de la sphère politique : la nouvelle abbesse et ses partisanes demeuraient fidèles à la Neustrie, ne supportaient pas que Poitiers fût revenu dans l’obédience austrasienne, et torturaient les religieuses en tenant pour l’opinion contraire…
De toutes les absurdités que « ces folles » avaient débitées depuis le début, celle-là était la plus grotesque. Les supérieures incriminées appartenaient au cénacle de Radegonde, qui avait été proche des intérêts austrasiens quoique son sens de la justice l’eût à plusieurs reprises obligée à défendre les royaumes adverses. La prieure, Justina, mise en cause, était la nièce de l’évêque Grégoire, ce qui la rendait insoupçonnable d’incliner pour le clan ennemi de sa famille et son oncle eût été averti si une faction favorable à la Neustrie s’était formée à Sainte-Croix. Cela ne tenait pas debout mais Brunehilde s’était jetée sur ces âneries avec satisfaction. À sa demande, Clotilde avait légèrement modifié ses accusations, et incriminé directement Frédégonde avec laquelle Leubovère entretenait « une correspondance quotidienne ».
C’était si ridicule, si improbable, si impossible que même Grégoire de Tours se sentit obligé de dénoncer ce montage58.
Brunehilde avait pourtant contraint son fils à diligenter des poursuites contre les complices supposés de ces relations suspectes, qui avaient été arrêtés et conduits à Metz.
Maintes fois déjà dans le passé, des malheureux, parce qu’ils permettaient, du seul fait de leur présence au mauvais endroit au mauvais moment, d’accuser Frédégonde d’ourdir des attentats contre la cour d’Austrasie, avaient été torturés, poussés à de faux aveux, puis mis à mort. Les prévenus poitevins eurent plus de chance : leur innocence était si patente que les juges les relaxèrent. Dénouement pour une fois honnête59.
Brunehilde, exaspérée, avait tenté de sauver la situation en faisant arrêter un misérable qui mendiait devant la villa royale de Marlenheim et qui, dans les supplices, affirma appartenir à un commando de « douze tueurs » venus d’Austrasie afin d’assassiner le roi Childebert et son fils aîné60. Ces complots fantasmagoriques aux scénarios répétitifs ne fonctionnaient plus. Personne n’y crut, surtout pas Gontran, principal destinataire de ces mises en scène lamentables.
La reine d’Austrasie ne faisait que le renforcer dans ses intentions : le relèvement de la Neustrie s’imposait d’urgence. Le vieux roi, de plus en plus ami de la tranquillité, se gardait de le dire mais il y travaillait. Et ce baptême de Clotaire en serait l’étape déterminante.
Quand il comprit que Brunehilde n’aurait aucun geste d’apaisement, qu’elle ne ferait qu’envenimer, encore et encore, les relations entre les trois royaumes, il ne tergiversa plus, ne prétexta plus une crise de goutte pour retarder la cérémonie. Mince concession accordée à Metz, qui affirmait qu’en baptisant Clotaire à Paris, il lui ouvrait, au détriment de Childebert, des droits moraux sur la capitale61, violation scandaleuse des promesses antérieures, Gontran décida de baptiser son neveu de Neustrie à Nanterre, sur les fonts baptismaux qui avaient servi jadis pour la future sainte Geneviève. La diaconesse parisienne incarnait l’une des figures les plus prestigieuses liées à l’histoire de la dynastie mérovingienne ; Clotaire ne perdait pas au change.
Et son oncle tenait à le souligner. Entouré des évêques d’Autun, Lyon et Chalon, il confirma conférer à son neveu le prénom de Clotaire, ce qui achevait de le légitimer. Puis, soulevant l’enfant pour le présenter aux leudes, le roi de Burgondie s’écria :
— Puisse-t-il grandir ! Puisse-t-il voir se réaliser tout ce qu’augure son prénom ! Puisse-t-il jouir de la même puissance qui fut celle de l’aïeul dont il porte le nom !
Derrière ces vœux de prospérité se cachait un avertissement à l’intention de Brunehilde que celle-ci ferait bien de méditer : en souhaitant à Clotaire d’accomplir ce qu’augurait son prénom, qui signifiait « Glorieux au combat », et d’égaler son grand-père, Gontran rappelait que cet enfant, s’il grandissait et atteignait l’âge d’homme digne du sang qui coulait en ses veines, pouvait se révéler un guerrier redoutable et reconquérir, l’épée à la main, l’héritage dont l’Austrasie avait cru le dépouiller. Il rappelait aussi que le premier Clotaire avait réunifié la Francia, et souhaitait à son filleul d’en faire autant, ce qui signifiait en finir avec la dynastie austrasienne62.
Non, rien n’était écrit ; la reine Brunehilde ferait bien de s’en souvenir et de songer à la paix plutôt qu’à rallumer d’éternels conflits avec sa rivale.
Une fois encore, la reine se refusa à méditer un acte et des paroles à ses yeux offensants et provocants ; elle préféra jeter une nouvelle mesure d’huile sur le feu et reprit sa guerre privée contre les partisans, réels ou supposés, de la Neustrie en Austrasie.
Ou, plus exactement, elle la continua car la procédure était antérieure au baptême de Clotaire et visait, à l’origine, à l’empêcher.
Impliqué, certainement à tort, en 589, dans « le complot » de Droctulf, cette prétendue tentative d’assassinat de Childebert qui eût porté ses fils au trône, le maréchal Sunnegisèle s’en était tiré de justesse grâce à l’intervention de Gontran dont il était l’un des agents. Childebert s’était borné à le démettre de ses fonctions et le chasser de la cour. À l’époque, Brunehilde avait dû encaisser ce camouflet, quand elle croyait tenir le moyen radical de se débarrasser d’un complice gênant. Sunnegisèle, en effet, avait, à sa demande, en 584, préparé et fait exécuter l’assassinat de Chilpéric.
Ingrate mais prudente, la reine savait la nécessité de couvrir ses traces et ne rien laisser, ni personne, derrière soi, susceptible de diriger les soupçons vers elle. Sunnegisèle, disgracié mais vivant, lui paraissait plus dangereux que jamais : s’il allait se confesser à Gontran, tout l’échafaudage de calomnies bâti autour de Frédégonde, femme adultère qui avait tué son mari pour cacher ses infidélités, s’écroulait et l’Austrasie se retrouvait impliquée jusqu’au cou dans l’assassinat du roi de Neustrie. Évidemment, dans les milieux informés, cela n’étonnerait guère mais, pour le principe, Brunehilde préférait se poser en victime plutôt qu’en criminelle. Elle possédait un incontestable sens de l’image et de la propagande, tenait à demeurer irréprochable face à celle qu’elle avait surnommée « l’Ennemie de Dieu et des hommes ». Sunnegisèle devait donc mourir. Il lui avait échappé une fois ; pas deux.
Au début de l’automne, Brunehilde fit arrêter à nouveau le maréchal, opportunément mis en cause par ce mendiant appréhendé devant la villa de Marlenheim et qui, sous la torture, avait avoué appartenir à un commando de douze tueurs. Bien conditionné, le misérable avait prononcé le nom de Sunnegisèle, dont il n’avait sans doute jamais entendu parler auparavant mais qu’on lui avait soufflé.
Nul n’osa faire remarquer à la reine combien il était étrange qu’un haut dignitaire, accusé d’intriguer en faveur des intérêts burgondes l’année précédente, fût soudain devenu un agent de la Neustrie. On n’en était plus à une contradiction près…
Brunehilde eut toutefois un trait de génie, et ce fut d’obtenir de Sunnegisèle, torturé à son tour, des aveux circonstanciés, qu’il signa, au sujet de l’assassinat de Chilpéric. Il s’en reconnut le principal instigateur et l’organisateur, ce qui dédouanait la reine. Comment la croire complice quand elle procédait à l’arrestation du coupable et veillait à son châtiment exemplaire ?
Sur la lancée, Sunnegisèle fit une autre révélation « sensationnelle » et accusa l’archevêque de Reims, Ægidius, d’avoir trempé dans la « conjuration » de Rauching. Il n’y avait jamais eu de conjuration de Rauching ; Brunehilde s’était bornée à éliminer le pion gênant qu’était devenu le duc de Soissons. Quant à prétendre que l’archevêque, agent d’influence neustrien déclaré, s’était acoquiné avec un homme qui venait de trahir son parti, il fallait une certaine audace pour s’y risquer63. Brunehilde n’en manquait pas et ce qu’elle inventait était parfois si énorme que l’on était presque tenté de la croire… Arrivée à un tel niveau, l’absurdité prenait des airs de réalité.
Elle s’empressa de publier les aveux de Sunnegisèle qui entraînèrent l’arrestation immédiate du prélat. Lui sauverait sa tête, elle le savait, car il relevait du droit ecclésiastique et d’un tribunal d’Église qui ne prononcerait pas une sentence de mort. Peu importait ! Ægidius n’était dangereux qu’en raison de ses hautes fonctions et de la place prépondérante qu’il occupait à Reims, ville symbole, donc exposée. Déposé et chassé de son siège épiscopal, il ne nuirait plus.
Le tribunal ecclésiastique saisit à la perfection ce que l’on attendait de lui, montra tout le zèle nécessaire mais se heurta, défaut inhérent aux plans souvent mal coordonnés de la reine, à des difficultés pratiques qu’il parut épineux d’ignorer.
Parmi les griefs avancés contre Ægidius, figurait le reproche d’avoir abusé de la jeunesse du roi, au temps de la régence, pour lui arracher des donations considérables de terres prises sur le domaine du fisc. Les juristes opposèrent à cela un principe intangible du droit royal qui interdisait de contester un acte du roi, celui-ci fût-il mineur quand il l’avait posé. L’archevêque avait peut-être abusé de la naïveté et de l’incapacité de son pupille afin de s’enrichir, mais il n’était pas le seul dans ce cas et, si l’on commençait à s’interroger sur le bien-fondé des faits et gestes du souverain, l’on ouvrait une porte dangereuse.
Restait la possibilité, plus redoutable pour Ægidius, de l’accuser d’avoir contrefait le sceau et la signature du roi. Cela, c’était très grave, mais impliquait de recourir à des experts en graphologie qui, à l’instar de tous les experts juridiques, ergotèrent à l’infini avant de conclure que toutes les chartes présentées étaient authentiques, sauf une, peut-être… Ces braves gens avaient compris que l’archevêque devait être trouvé coupable, d’une façon ou d’une autre.
Le second « crime » d’Ægidius relevait de ses choix politiques quand il gouvernait en sous-main l’Austrasie. On l’accusa d’avoir engagé, lui, un homme d’Église, le pays dans des conflits armés, plus ou moins fratricides de surcroît, et de porter l’entière responsabilité du sang versé à ces occasions.
À l’appui de ses dires, Brunehilde fit produire les archives royales de Neustrie, saisies à Chelles en 584, quelques heures après l’assassinat de Chilpéric, ou ce qu’elle présenta comme les archives en question. Il n’existait aucun moyen de s’en assurer. Parmi les documents opportunément tombés au pouvoir de l’Austrasie figurait un contrat passé entre le roi Chilpéric et l’archevêque de Reims, qui baillait deux mille sous d’or, une jolie somme, à Ægidius contre le renversement de la traditionnelle alliance austraso-burgonde et la participation des troupes de Childebert au raid neustrien en Berry à l’été 583. L’abbé de la grande abbaye Saint-Remi de Reims, qui avait accompagné l’archevêque à Paris affirma avoir vu de ses propres yeux Chilpéric remettre le prix de sa trahison au prélat. Aucun des juges ne s’étonna d’un pareil manque de discrétion au cours de négociations par définition censées rester secrètes, et qui, d’ailleurs, ne l’avaient pas été. Tout s’était discuté et conclu au grand jour, avec l’aval du jeune Childebert, comme Ægidius le rappela. Tout comme il rappela que l’Austrasie n’avait point pâti de ce changement d’alliance. Chacun s’en souvenait, l’affaire avait fort mal tourné pour Chilpéric, lâché par son allié à la veille du combat décisif et, si le sang avait coulé, ce n’était pas celui des bons sujets austrasiens… Le tribunal ne tint pas compte de ces explications et se borna à souligner combien il était honteux pour un prêtre, à plus forte raison un archevêque, de s’être mêlé de guerres et de combats. Ægidius n’était pas le seul dans ce cas, tant s’en fallait ! Rien que parmi les princes de l’Église de sa génération, il pouvait en citer à la douzaine, embarqués dans de sombres intrigues politiques, quand ils ne dirigeaient point personnellement des guerres privées menées dans leur unique intérêt, à l’instar de l’évêque Sagitarius de Gap qui maniait gaillardement la lance et l’épée, massacrant des innocents en toute bonne conscience. Ministre, Ægidius s’était borné à exercer les responsabilités de sa fonction. Ceux qui le condamnaient aujourd’hui n’y trouvaient à l’époque rien à y redire ! C’était vrai, mais, comme dans tout procès politique digne de ce nom, au verdict prononcé d’avance, la vérité ni la justice n’étaient conviées au débat et l’on restait dans la mauvaise foi forcenée.
Le dernier chef d’accusation, le plus grave, le démontra. Ægidius était la tête pensante, l’organisateur des différents attentats montés ces dernières années contre Childebert et Brunehilde, auxquels les souverains avaient échappé par miracle ; l’archevêque avait agi en chaque occasion avec l’appui de Frédégonde, « l’ennemie de Dieu et des hommes ».
Romulf de Champagne, le fils du duc Loup, responsable du clergé cathédral rémois, se leva alors et produisit d’un air grave des correspondances qu’il avait, disait-il, découvertes en prenant connaissance des archives épiscopales. S’il n’apportait pas les documents authentiques, mais des copies, qu’il certifiait conformes, c’était qu’il n’avait pas voulu alarmer l’accusé en dérobant ces papiers compromettants. Parmi ces lettres, d’une authenticité douteuse, en figurait une, attribuée à Chilpéric, qui incitait à « couper la racine afin de dessécher la plante », formule alambiquée où la cour déchiffra le conseil d’assassiner Brunehilde, « racine » de Childebert qui n’eût point survécu sans sa mère.
Cet avis horticole d’apparence innocente était l’appel au meurtre le plus clair relevé dans ces dizaines de pages qualifiées de « suspectes », et il fallait un esprit prévenu pour l’interpréter dans le sens que les juges tenaient à lui donner.
Ægidius avait trempé, au fil de sa longue carrière, dans maintes affaires indignes d’un homme de Dieu ; toutefois, ce personnage peu recommandable pouvait encore faire preuve d’une certaine élégance. Convaincu de la parfaite iniquité de son procès, il y mit un terme en déclarant :
— Ne perdez pas votre temps à prononcer une sentence contre un pareil coupable ; je me sais passible de la peine de mort pour crime de lèse-majesté, moi qui suis toujours allé à l’encontre des intérêts du roi et de sa mère. C’est en effet sur mon conseil que se sont livrés des combats au cours desquels de nombreuses localités des Gaules ont été dévastées64.
Ce serait, de tous les crimes qu’on lui imputait, le seul qu’il reconnaîtrait et que son rôle politique excusait. Quant à savoir si un archevêque devait se compromettre dans les affaires de ce monde et s’y exposer à faire couler le sang, la question n’était pas près d’être tranchée.
Ægidius ne se trompait pas sur les vrais motifs de sa disgrâce : il était « toujours allé contre les intérêts du roi et de sa mère », ce qui signifiait qu’il s’était opposé à la politique de Brunehilde et avait voulu mener la sienne propre. L’estimait-il sincèrement meilleure pour le jeune roi et l’Austrasie que celle de la reine mère ? S’il le pensait, il ne perdit pas son temps à s’en expliquer. C’était inutile, il le savait.
Âgé, très malade, affaibli, ce que le tribunal ecclésiastique avait constaté, l’archevêque n’aspirait plus qu’à se retirer et faire pénitence pour de nombreuses fautes nées d’une ambition forcenée. Le prononcé d’une sentence d’exil à Argentoratum, qu’au grand regret de Grégoire de Tours et autres membres de l’ancien patriciat gallo-romain, les souverains austrasiens avaient rebaptisé Strasbourg, ménagea toutes les susceptibilités. Ægidius eût-il été coupable de la moitié de ce qu’on lui reprochait, le tribunal, même ecclésiastique, n’eût pas osé montrer tant de mansuétude. L’infortuné Sunnegisèle en savait quelque chose, qui n’en finissait pas d’agoniser dans les geôles royales65.
Le dénouement de cette cruelle tragi-comédie marquait un changement d’époque. Gontran l’avait compris, qui avait réagi à la sentence de novembre 590 contre Ægidius en ordonnant le baptême de Clotaire : Brunehilde, car son fils ne comptait pas, débarrassée des diverses factions politiques austrasiennes, demeurait seule aux commandes de l’État. Il n’y avait aucun motif à s’en réjouir…
Sauf à espérer que, sa soif de pouvoir apaisée, la reine, pour la première fois de sa vie, prendrait en compte l’intérêt de la Francia plutôt que ses buts personnels.
Il n’en fut rien. L’annexion de Tournai, début 591, le démontra. Brunehilde demeurait obsédée par sa querelle personnelle contre Frédégonde.
Après la trahison de Rauching, qui avait livré Soissons aux Austrasiens, la reine de Neustrie avait installé sa cour à Rouen. Pis-aller contrariant car cette ville ne jouissait d’aucun prestige et ne méritait pas le nom de capitale. Au printemps 590, elle décida d’emmener Clotaire, convalescent de la terrible maladie qui avait failli le tuer, à Tournai. Le climat y était plus sain qu’en bords de Seine et, surtout, la cité, berceau de la dynastie, donnerait plus de lustre à sa couronne. Et puis, on y était plus à même de surveiller les menées austrasiennes, donc de les contrer, ou de préparer une expédition militaire qui permettrait de reprendre Soissons.
À Tournai, Frédégonde, reine mère et régente, à ce titre dépositaire du pouvoir régalien de rendre la justice, s’était vue confrontée à l’affaire juridique la plus sotte et la plus absurde qui fût.
Depuis des lustres, deux des principales familles franques de la ville se querellaient pour une Faide rancie qui, de jugements en appels, d’expertises en arrangements systématiquement refusés par l’une des parties, apparaissait sans issue.
Dix ou quinze ans plus tôt, ou peut-être même vingt, on ne se souvenait plus très bien, ces deux nobles familles s’étaient unies en mariant le fils de l’un à la fille de l’autre. Hélas, la belle histoire d’amour, ou plutôt de gros sous, avait tourné court. À peine marié, à l’église de surcroît, le jeune homme s’était mis à tromper son épouse avec une rare ardeur. Pratique ordinaire ; aucune femme de l’aristocratie germanique ne pouvait s’attendre à la fidélité de son conjoint, ni refuser de partager le lit conjugal avec des concubines. Les beaux-parents n’y eussent rien trouvé à redire si le mari s’en était tenu à ces honnêtes coutumes ancestrales. À ce détail que l’époux préférait les filles publiques… Or, l’adultère, admissible au sein même du foyer, devenait honteux et intolérable perpétré avec des prostituées au coin d’une rue ou dans un lupanar.
Prié plusieurs fois de renoncer à ses habitudes scandaleuses, le brave garçon n’en avait rien fait. Jusqu’au soir où ses beaux-frères courroucés l’avaient attendu à la sortie d’une maison de rendez-vous et malproprement occis.
Ce « crime d’honneur » avait inauguré une vendetta épouvantable qui, en une semaine, cessa, faute de combattants, tous les mâles des deux clans rivaux s’étant entre-tués. L’affaire était close quand des parents éloignés, attirés par l’espoir de toucher d’énormes dommages et intérêts, se portèrent partie civile et réclamèrent le prix du sang pour tous leurs proches assassinés dans cette guerre familiale.
À ce stade, il n’était déjà plus possible de savoir qui avait commencé, qui avait répondu, qui était dans son droit et qui ne l’était pas. Les juges les plus expérimentés s’étaient cassé les dents sur ce dossier, incapables de départager les torts et de rendre à chacun son dû.
L’affaire en était là lors de l’installation de Frédégonde à Tournai. Les deux parties lui soumirent le cas.
La reine de Neustrie, Gauloise de bonne souche, abhorrait le droit germanique. Dans l’usage celte, du moins avant le christianisme, on appliquait une loi du talion aggravée mais très dissuasive qu’un vieux chant de combat résumait ainsi : « Père pour mère et fils pour fille ! Cœur pour œil et sang pour larmes ! ». Cela satisfaisait la justice et le désir de vengeance naturel. À défaut d’en revenir aux anciennes mœurs, Frédégonde admettait le droit romain qui, bien appliqué, eût renvoyé tout ce joli monde dos à dos, à défaut d’expédier les coupables des deux bords au bourreau. Mais, reine d’un royaume franc, rendant la justice au nom de son fils mineur, elle devait composer avec l’usage franc, donc parvenir à l’un de ces arrangements honteux qui pesaient les cadavres et faisaient de l’or avec du sang et des larmes. Ayant reçu les plaideurs adverses, elle leur soumit divers arrangements de bon sens, souligna que, parents très éloignés des victimes, leur droit à ester était minime et qu’ils pouvaient s’estimer contents de ce qu’elle leur proposait.
Bien entendu, les plaignants ne furent pas de cet avis et refusèrent l’arbitrage. Elle menaça alors de déclarer l’action éteinte, souleva un tollé, finit par inviter les trois principaux antagonistes à « un banquet de réconciliation » en les avertissant qu’elle ne les en laisserait pas sortir qu’ils ne se fussent mis d’accord.
Le jour venu, les trois plaignants se présentèrent au palais, mangèrent et burent ensemble, mais, à l’issue du repas, refusèrent de se réconcilier. Alors, sur un signe de la reine, trois guerriers leur plongèrent un poignard dans le cœur et les mirent définitivement d’accord.
Telle était en tout cas la version de l’incident que la noblesse de Tournai, furieuse, rapporta à la cour de Metz et qui devait justifier sa trahison. En effet, elle promettait de livrer la ville à l’Austrasie, pourvu que Frédégonde fût jugée et mise à mort pour « ce crime ».
Une fois encore, qu’y avait-il de vrai dans cette histoire ? Souvent prêts à se vendre, pourvu qu’on y mît le prix, ou la promesse d’une bonne place dans la haute administration, les leudes et les antrustions, à Tournai comme ailleurs, préféraient donner de leurs reniements une explication honorable. Présenter Frédégonde dans le personnage d’un monstre qui ridiculisait la plus noble fonction royale leur permettait de camoufler leur félonie.
Brunehilde sauta sur l’occasion ; elle n’attendait que cela. Déveine : Frédégonde et son fils lui échappèrent. Prévenus à temps, ils avaient pu se mettre à l’abri et cela gâcha un peu le plaisir de la reine d’Austrasie. Tournai eût été tellement plus belle servant de cadre au supplice de « l’ennemie de Dieu et des hommes » !
Gontran ne s’opposa point à cette annexion. Il avait franchi la soixantaine, grand âge alors que, seul de tous les princes de sa famille, son père, le vieux Clotaire, increvable, avait réussi à dépasser. Cela constituait en soi un exploit, à considérer les fins prématurées, et violentes, de ses frères et demi-frères. La maladie qu’il avait prétextée à Pâques 591 afin de retarder encore un peu le baptême de Clotaire n’était pas que diplomatique. Sa santé s’altérait tout de bon, ce pourquoi il avait voulu légitimer son neveu de Neustrie, nonobstant les ennuis inévitables que cette décision entraînerait côté austrasien. Il réglait ses affaires tant qu’il en avait encore la force.
Le coup de main sur Tournai ressemblait à des représailles pour la cérémonie de Nanterre mais Gontran, qui avait eu le temps de bavarder avec le petit Clotaire, maintenant âgé de huit ans, et de le jauger, se prenait à penser que l’enfant, d’ici quelques années, dépasserait de cent coudées Childebert. Le fils de Chilpéric et Frédégonde avait l’étoffe d’un grand souverain, son oncle le sentait, et celle d’un guerrier. Les terres et les cités que Brunehilde lui avait volées, il serait avant peu capable de les reconquérir les armes à la main. Gare à ceux qui auraient abusé de sa jeunesse…
Cela présageait de nouvelles guerres, de nouvelles souffrances dont les humbles, comme d’habitude, feraient les frais. Gontran n’y changerait plus rien désormais. Il était trop tard pour des réformes de fond qu’au demeurant il n’avait jamais eu les moyens d’entreprendre. Si, à l’approche de la mort, le souverain de Burgondie acceptait de considérer sa vie avec honnêteté, force lui était d’admettre qu’il s’était donné, grâce au trépas de ses frères, les apparences du pouvoir unique, fiction juridique que des populations et une noblesse, humiliées d’obéir à des femmes et des marmots, lui avaient offerte, mais qu’en réalité il n’avait jamais gouverné ni l’Austrasie ni la Neustrie. Ses deux belles-sœurs régnaient en leurs royaumes respectifs et se moquaient superbement du qu’en-dira-t-on. Qu’adviendrait-il quand elles resteraient face à face, sans lui pour faire balancier et les empêcher de s’entre-égorger comme des tigresses ? Gontran préférait ne pas le savoir.
Le roi de Burgondie mourut, dans son lit, de sa belle mort, véritable exploit, le 28 mars 592. Les évêques de son royaume, auxquels il avait eu soin de manifester de la révérence, et le peuple, qu’il avait un peu moins maltraité que les gueux n’en avaient l’habitude, le portèrent sur les autels d’enthousiasme, transformant son tombeau, en la superbe basilique Saint-Marcel de Chalon, construite dans l’idée d’en faire une nécropole familiale, du temps qu’il avait des fils, en lieu de pèlerinage. Il resterait dans les mémoires comme « le bon et saint roi » Gontran66. Il se satisfaisait de cette pieuse consolation.
La nouvelle du trépas de son beau-frère, loin d’affliger Brunehilde, lui causa un incontestable plaisir : il y avait si longtemps qu’elle espérait ce jour ! Gontran mort et enterré, cela signifiait la fin de l’éternel chantage à l’héritage que ce vieux manipulateur avait exercé, la fin, aussi, d’une protection trop généreusement et constamment accordée à la Neustrie.
Malgré ses perpétuelles menaces, Gontran s’en était tenu aux clauses d’Andelot-Blancheville telles qu’elles avaient été écrites et signées. La Burgondie allait tout entière à Childebert. Celui-ci possédait désormais plus des trois quarts de la Francia, puisque, au terme des ajustements frontaliers de ces dernières années, la Neustrie se réduisait à un étroit territoire entre Seine et Loire. Pareille disproportion de forces laissait augurer d’une annexion rapide et définitive, car Brunehilde veillerait à liquider Clotaire II, puis sa mère ensuite.
Cela s’appelait vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
Même si la succession de Gontran s’effectua dans le calme, et ne donna pas lieu, pour une fois, aux habituels découpages territoriaux, source de tant de maux, elle entraîna néanmoins son lot de complications. Il n’était pas question, pour une fois, de partager mais de réunir. Or, la fusion de la Burgondie et de l’Austrasie, quoique prévue de longue date, fit des mécontents dans les deux royaumes.
L’aristocratie burgonde, tous ceux qui occupaient des postes d’importance dans la haute administration ou détenaient des charges palatiales dans l’entourage du feu roi craignaient de se voir évincer au profit des dignitaires austrasiens, lesquels s’inquiétaient à l’idée que, sous prétexte de ne pas s’aliéner les Burgondes, Childebert, faute de dédoubler les rôles, favorisât les nouveaux venus.
Déjà, la nouvelle que la cour quittait Metz pour Autun, plus centrale, donc plus commode pour gouverner ce vaste ensemble, donnait corps à ces mécontentements.
Pourtant, les premières nominations se firent au profit des fidèles austrasiens. Ainsi le patrice Dynamius, le vieil allié de Brunehilde, gouverneur de Marseille, reçut-il le gouvernement de toute la Provence burgonde.
Saisir précisément comment se redessina la carte politique et administrative du nouveau royaume reste délicat.
Le changement de capitale favorisa l’ancienne Burgondie en lui amenant les nouveaux souverains mais cette faveur ne s’étendit pas au personnel curial burgonde. C’était logique : Brunehilde ne connaissait pas ces hommes, ne savait jusqu’où elle pourrait tabler sur eux, ou, quand elle les connaissait pour les avoir entrevus dans l’entourage immédiat de Gontran, éprouvait une profonde méfiance à leur égard. Tous étaient soupçonnables d’avoir partagé les préjugés et les mépris du défunt. Elle les jugeait irrécupérables. Les exceptions furent rares67. La plus notable la poussa à conserver près d’elle le duc Boson68, l’un des meilleurs généraux burgondes, qui s’était illustré dans la campagne contre Gondovald. Façon de montrer qu’elle n’éprouvait aucune rancune, ou de se dédouaner de toute complicité dans l’aventure militaire du « Salopard », qui laissait un goût amer à la noblesse burgonde. Moyen, surtout, d’empêcher ce bon stratège d’aller louer ses talents à Frédégonde.
Si elle se défiait des laïcs de Burgondie, Brunehilde se fit plus accueillante aux clercs. Elle avait besoin de l’Église pour renvoyer l’image lisse et rassurante d’une reine catholique exemplaire.
Lorsque l’évêque de Trèves, Magnéric, mourut à son tour, peu après Gontran, Brunehilde, au lieu d’appeler auprès d’elle son successeur, Gunderic, comme chacun s’y attendait, s’adressa à l’évêque Syagrius d’Autun dont elle fit, très officiellement, son conseiller ecclésiastique et diplomatique, au moins en ce qui concernait ses relations avec la papauté69.
Ce choix lui concilia une aristocratie gallo-romaine moins germanisée dans ces régions du Sud qu’en Austrasie et qui pinçait un peu le nez devant ces barbares.
Syagrius entra sur la scène politique de la Grande Austrasie précisément au moment où Grégoire de Tours, fidèle entre les fidèles et gage du ralliement de l’ancien patriciat aux nouveaux maîtres, s’apprêtait à la quitter. Le métropolitain tourangeau s’éteindrait le 27 novembre 594 mais, malade depuis plusieurs années déjà70, il s’effaçait de la vie publique.
Syagrius, qui n’était pas d’origine franque, n’appartenait pas à cette catégorie de prélats mondains, plus dévoués aux intérêts de leurs souverains qu’à ceux de Dieu et de l’Église, que le pape, scandalisé, lancé dans une immense réforme, dénonçait déjà comme simoniaques. Désireuse d’obtenir auprès de Grégoire Ier une reconnaissance et une légitimité internationales qu’elle n’était plus en mesure de réclamer du Basileus, Brunehilde se précautionna en se munissant de ce conseiller irréprochable. Ce qu’elle ferait de ses conseils, sortie des menus détails protocolaires, était une autre affaire et ne regardait qu’elle.
Accuser Childebert et sa mère d’avoir favorisé les Grands de Burgondie était très exagéré mais l’aristocratie austrasienne ne manqua pas de glapir qu’on la dépouillait. Cela faisait partie du jeu.
En d’autres circonstances, Brunehilde l’eût volontiers laissée braire. Si elle se méfiait des Burgondes, elle se défiait cent fois plus de ses propres sujets, et avait pour cela quelques bonnes raisons. Elle se priva pourtant de ce plaisir, consciente de l’extrême fragilité du loyalisme de ces gens. Elle les avait si souvent vus trahir et passer d’un roi à l’autre, au gré de leurs intérêts personnels et de leurs avantages de carrière, qu’elle ne voulait pas les pousser dans les bras accueillants de Frédégonde.
Le ralliement de Soissons et de Tournai n’avait pas fait l’unanimité dans les populations locales et ces villes pouvaient à tout instant lui échapper. La Champagne, territoire austrasien historique, rattachée au royaume depuis la mort de Clovis en 511, comme beaucoup de régions frontalières, balançait, sentimentalement, entre deux attachements et quelques belles promesses de la Neustrie suffiraient à incliner les mécontents du côté de Rouen.
Afin de calmer les esprits, et empêcher les liens de se distendre, Brunehilde recourut à un système déjà testé quand elle avait accordé aux Soissonnais le statut de royaume presque indépendant et leur avait donné le petit Théodebert, bambin de quatre ans, pour « roi ». Cette fantaisie, que Gontran dénonçait tel un facteur de dissolution, fonctionnait vaille que vaille depuis 589 ; la reine estima possible d’en faire profiter l’Alsace privée de la présence de la cour. Le jeune Thierry fut donc à son tour déclaré roi, fiction juridique qui satisfit les vanités locales.
Brunehilde, toujours aussi tendre et sentimentale, n’éprouva aucun regret à laisser derrière elle son second petit-fils. Ne se soucia pas davantage de ce qu’en pensait Faileuba, privée de ses deux garçons. Elle s’estimait encore généreuse en lui abandonnant la garde et l’éducation de sa fille, Théodelane, trop petite pour seconder les ambitions diplomatiques de son aïeule.
Ces arrangements, ces déménagements, ces remaniements occupèrent de longs mois Brunehilde, au point de lui faire perdre de vue celle que, pourtant, elle surveillait d’une haine vigilante depuis des décennies. Tout au triomphe de la fusion austraso-burgonde, qui rapetissait la Neustrie aux proportions d’un État fantoche, la reine mésestima les capacités de réaction de sa vieille ennemie.
La disparition de son beau-frère, qu’elle avait contré chaque fois qu’il cherchait à empiéter sur ses prérogatives de mère, de reine et de régente, mais qui lui avait été souvent amical, survenait précisément quand Frédégonde n’avait plus besoin de lui. Le baptême de Clotaire II avait mis un terme définitif aux interrogations à propos de la légitimité de l’enfant. Le jeune roi, âgé de neuf ans, robuste et débrouillard, car Frédégonde, qui craignait de le laisser prématurément orphelin, lui avait appris à se passer d’elle, en quoi elle prenait le contre-pied de l’éducation dispensée par Brunehilde à Childebert, ne serait plus évincé de sa part d’héritage. La Neustrie survivrait. C’était un point acquis. Cependant, Frédégonde ne voulait pas la remettre amputée et diminuée entre les mains de son fils. Elle s’était juré de reprendre les territoires usurpés par l’Austrasie. Dans l’immédiat, elle se contenterait de récupérer Tournai, tombée par félonie au pouvoir de Brunehilde l’année précédente, et Soissons, que Rauching avait vendue jadis.
Elle disposait, pour l’y aider, d’un des grands officiers de Chilpéric, de ceux qui lui étaient demeurés indéfectiblement fidèles après la mort du roi, parce qu’il l’aimait en silence ; il se nommait Landric. Au terme de bientôt dix ans de veuvage, la reine de Neustrie, encore étonnamment belle et séduisante, en avait probablement fait son amant, moyen sûr de s’attacher un homme71. Bon guerrier, Landric se révéla efficace puisque, à la fin du printemps 593, l’armée neustrienne franchit l’Oise et parvint par surprise à reprendre d’abord Soissons, que le jeune Théodebert II et sa cour quittèrent en hâte, puis Tournai.
On se battit à Trucy, un village du Soissonnais, et l’affrontement tourna à la déconfiture absolue de l’Austrasie. La propagande royale veillerait à minimiser l’incident, à transformer la « bataille de Trucy » en escarmouche risible, rendue plus ridicule encore par la présence à la tête des troupes neustriennes de Frédégonde cuirassée, l’épée à la ceinture, chevauchant, reine de guerre, aux côtés de son fils.
Brunehilde oubliait comment elle-même, jadis, avait donné l’exemple en se jetant entre les troupes de Loup et d’Ursio, revêtue des insignes du commandement militaire. Frédégonde l’imitait, et renchérissait, en s’exposant physiquement aux dangers d’un vrai combat contre un véritable ennemi.
L’affrontement de Trucy ne prit certainement pas des dimensions titanesques : la garnison austrasienne de Soissons était peu fournie et le gros des troupes s’occupa en priorité de protéger et d’évacuer le petit Théodebert, qui ne devait pas tomber aux mains des Neustriens. Il n’en fut pas moins un coup sévère porté à l’Austrasie, contrainte d’abandonner à Clotaire II ses capitales reconquises. On se garderait, à Chalon, d’en trop parler. Cela ne signifiait pas que Brunehilde se résignait à ce revers.
Fut-elle à l’origine de la stratégie mise en œuvre à l’été 594, qui chercha à isoler la Neustrie en la privant de sa seule alliée, la petite Bretagne ? Ou se fia-t-elle aux conseils des ducs burgondes, familiers de la Marche ?
Révoltée dans les années 250 contre le pouvoir romain, l’Armorique n’était jamais tout à fait revenue dans le sein de l’empire et l’immigration massive des Bretons de Grande-Bretagne, chassés de leur île par les envahisseurs angles et saxons, avait accéléré la rupture dès le milieu du Ve siècle. Si, par solidarité catholique, les Tierned bretons avaient soutenu les derniers patrices de la Romania, ils n’avaient jamais voulu se rallier à Clovis, transformé en champion de l’Église mais encore païen. Le baptême de Reims n’y avait rien changé, les chefs de clans ayant pris goût à l’autonomie et refusant de se soumettre au pouvoir mérovingien.
Un siècle plus tard, la situation n’avait pas évolué et les Bretons défendaient âprement leur territoire contre les tentatives d’annexion répétées des rois francs. Frédégonde, Celte elle-même, avait préféré s’en faire des alliés plutôt que des ennemis. Deux ou trois fois déjà, leur intervention lui avait sauvé la mise et elle, de son côté, avait fait en sorte d’empêcher Gontran de venir guerroyer à la frontière entre Neustrie et Bretagne.
Attaquer l’Armorique, en prendre le contrôle, revenait à priver Clotaire de l’unique force militaire de réserve sur laquelle il pouvait éventuellement s’appuyer. À condition de vaincre. D’autres, avant les ducs austraso-burgondes, s’y étaient cassé les dents. Indisciplinés, incapables de s’entendre à cause de rivalités claniques ancestrales, les Tierned n’en étaient pas moins des guerriers d’une bravoure indomptable et farouchement attachés à leur liberté. Ils venaient aussi de se doter, en vue des prochaines expéditions vers le vignoble nantais, d’un Mach Tiern, Waroc’h, prince du Vannetais72, tout à fait capable de rosser l’agresseur.
L’expédition de juillet 594, partie du Cotentin austrasien, s’acheva en débandade pour les troupes de Childebert. Cette déconvenue contraindrait l’Austrasie à se tenir tranquille un certain temps. Brunehilde, habituée de ces tours de passe-passe qui lui servaient à dissimuler des réalités moins éclatantes, poussa néanmoins Childebert à nommer un comte du Vannetais, afin de faire accroire qu’ils contrôlaient la région73. Personne n’irait vérifier et les Bretons, coupés du reste du monde, ne seraient pas en mesure de protester74.
Démonstration supplémentaire de la médiocrité des armées austrasiennes, Brunehilde préféra, ce même été 594, pour ramener les Bavarois dans l’orbite de son pouvoir, orbite dont ils tendaient à s’écarter depuis que le duc Garibald, le père de Théodelinde, avait dû abdiquer et se réfugier en Italie près de sa fille, resserrer les liens du sang plutôt que tenter de les soumettre par les armes75. Elle proposa sa benjamine, Chlodoswinthe, promise autrefois au roi des Lombards, Authari, puis à Reccared d’Espagne, en gage d’amitié et d’alliance. Deux ruptures de fiançailles, dont une, celles avec le Wisigoth, spécialement offensante, dévaluaient la jeune fille sur le marché matrimonial princier. Chlodoswinthe sentait la laissée-pour-compte, et, à vingt-deux ou vingt-trois ans, devenait difficile à caser. La garder à Autun, c’était prendre le risque de la voir, à l’exemple de sa cousine et rivale, Rigonthe de Neustrie, s’enticher d’un antrustion sous prétexte qu’il aurait belle prestance à cheval, ou les yeux caressants. On murmurait que Rigonthe, terrifiée à l’idée de rester fille, couchait avec le tout-venant, à la fureur de sa mère. Or, en droit germanique, l’union charnelle faisait le mariage, non le sacrement religieux. Les princesses mérovingiennes risquaient ainsi de transmettre à ces amants, ou à leur éventuelle progéniture, les droits attachés à leur rang de « ventres de souveraineté ». Il y avait là de quoi déstabiliser des successions déjà fragiles.
Frédégonde, dans l’impossibilité de marier sa fille, en était réduite à lui faire des scènes épouvantables qui finissaient en pugilats, sans apaiser ses ardeurs de célibataire montée en graine. Plus favorisée, Brunehilde se débarrassa de la sienne avant qu’elle lui causât les mêmes soucis et la donna au premier chien coiffé à peu près avouable qui se présenta. Parent éloigné76 du nouveau duc de Bavière, Tassilon, ce Chrodoald avait le mérite d’écarter sa femme d’un héritage franc tout entier réservé à Childebert et ses fils.
Par ce mariage sans gloire et lointain, Chlodoswinthe disparaissait de la scène austrasienne mais aussi de la vie de sa mère. Brunehilde n’en marqua aucune affliction. L’amour maternel ne l’étouffait pas et elle ne s’en était jamais targuée qu’afin de servir ses intérêts.
À peine dissimulée derrière un fils résigné à lui servir de prête-nom, soulagé de pouvoir se consacrer en paix à la pêche au gros, la reine gouvernait enfin et commençait à engranger les dividendes de sa diplomatie.
Incontestablement, le versement annuel du tribut de douze mille sous d’or, à l’origine promis par les Lombards à Gontran mais qu’ils firent passer, sans protestation inutile, à l’Austrasie, en représentait l’un des aspects les plus agréables. S’ajoutant aux différentes taxes perçues sur le commerce maritime et le port de Marseille réunifié, cet argent, confié à la gestion avisée du patrice de Provence, Dynamius, assurait maintenant au Trésor austrasien des rentrées régulières permettant d’envisager l’avenir avec une sérénité nouvelle77. Le maintien et l’affermissement de l’alliance lombarde, en mettant un terme, que l’on souhaitait définitif, aux menaces venues d’Italie, permettaient aussi de réduire les frais d’entretien des garnisons chargées de protéger le Midi et les cols alpins. Cette sécurité et les substantielles économies réalisées compensaient le refroidissement des relations avec Constantinople78.
À défaut de concurrencer l’empire dans sa domination du bassin méditerranéen et la maîtrise du commerce international, Brunehilde, toujours en froid avec le Basileus Maurice, décida de souligner l’indépendance absolue du royaume franc vis-à-vis du pouvoir impérial en amenant Childebert à légiférer, à l’instar du grand Justinien. La fusion avec la Burgondie, restée plus proche des principes du droit romain et dont un souverain, Gondebaud, oncle de sainte Clotilde, avait donné des lois jadis à ses États79, favorisa cette idée. La réalisation en fut vraisemblablement confiée au référendaire de Burgondie, Asclépiodote, juriste confirmé et véritable auteur de la Decretio Childeberti, « l’Ordonnance de Childebert ».
Publiée le 28 février 595 à Cologne, mais résultat de délibérations tenues antérieurement à Andernach et Maastricht en 593 et 594 lors de plaids solennels, la Decretio se voulait un code pénal et civil, révolutionnaire à plus d’un titre, mais d’abord en cela qu’il rompait, de manière abrupte, avec l’ancienne coutume germanique, supplantée par l’usage romain, notamment en droit criminel80 car Brunehilde cherchait à interdire le recours à la Faide, justice privée opposée à celle du roi, facteur de vengeances et de représailles interminables, interrompues seulement par de douteux arrangements financiers. En droit romain, même si, dans bien des cas, le tribunal jugeait opportun de laisser l’accusé se soustraire par l’exil volontaire au supplice, le crime de sang se punissait de mort, et c’était la solution qu’Asclépiodote souhaitait imposer.
Esclave ou non-sujet de droit, le coupable serait branché sans autre forme de procès. De naissance libre, il serait déféré à la justice royale par cinq ou six témoins de bonne foi et bonne réputation, non soupçonnables de chercher à lui nuire par intérêts personnels ou vengeance, qui déposeraient sous serment81 contre lui. La possibilité de se racheter en payant le « prix du sang » traditionnel disparaissait.
Afin de réprimer crimes et vols, la nouvelle législation attribuait des pouvoirs supplémentaires au Thungin, appelé centenarius, ou centenier, en Burgondie, qui exerçait auparavant des fonctions proches de celles du juge de paix et qui devint le prototype du commissaire de police ; son autorité s’exerçait sur un canton, entité administrative toute neuve, quoique dotée d’un nom gaulois qui l’était beaucoup moins82.
Quelle place Brunehilde tint-elle dans cette réforme du droit pénal ? Elle-même, à la différence de Frédégonde, qui ne cachait pas son mépris pour ce système vénal, avait maintes fois recouru à la Faide et ne donnait pas l’impression de lui être opposée. Qu’elle cherchât soudain à l’interdire est étonnant.
Sauf à supposer une évolution rapide de ses façons de pensée, sous l’influence de ses nouveaux conseillers gallo-romains, le garde des sceaux Asclépiodote ou l’évêque Syagrius d’Autun, qui l’auraient amenée à considérer la question d’un œil très politique. Imposer le droit romain revenait à rompre avec la coutume barbare, à s’arracher à l’emprise du monde germanique ancestral pour rentrer dans les structures du modèle impérial et se poser en héritier et en continuateur des Césars. Brunehilde avait l’ambition de faire de son fils l’égal occidental du Basileus.
Ce choix de prestige comportait de dangereuses contreparties. Maurice ne se laisserait guère impressionner mais les Grands d’Austrasie, eux, apprécièrent fort modérément cette réforme de leurs vieux usages.
Brunehilde faisait bon marché de leurs traditions nationales, d’un système très codifié, et très rentable, qui fonctionnait au contentement général depuis des siècles. Pragmatiques, les peuples germaniques considéraient que la mort d’un coupable ne ressuscitait point sa victime, et le mettait dans l’impossibilité de dédommager les proches du défunt. Bien des Faides n’avaient été déclenchées que dans l’espoir de toucher de gros dommages et intérêts. Cela faisait partie des sources de revenus, un peu aléatoires mais précieux, sur lesquels chacun comptait dans des lignées aristocratiques où l’on s’entre-tuait à tout propos… En être privé, c’était mettre des familles entières dans des situations financières insolubles !
Enfin, et c’était le plus grave, la reine démontrait, à travers ce texte, l’influence prédominante des Burgondes à la nouvelle cour. Faute impardonnable, et qui ne serait point pardonnée, car les Grands avaient la mémoire longue.
Fallait-il une preuve supplémentaire de cette volonté royale, l’emploi systématique, dans la Decretio, du mot « Franc » pour désigner tout homme libre sujet de Childebert, sans s’arrêter à l’origine ethnique, l’apportait. La postérité83 verrait dans ce choix de placer tous les sujets sur un pied d’égalité la volonté d’abolir les différences, de fusionner toutes les composantes issues des invasions dans un creuset commun afin qu’il n’y eût plus qu’une nation et qu’un peuple, et il se pouvait que ce fût le cas, si l’influence des conseillers ecclésiastiques avait primé dans la rédaction du texte ; la noblesse austrasienne, elle, y vit un abaissement, une volonté de l’humilier, et cette explication-là valait bien l’autre… Cela non plus, les Grands ne l’oublieraient ni ne le pardonneraient.
La suite de la Decretio réglait, dans le détail, cas concrets et problèmes quotidiens, lesquels touchaient souvent à des affaires de mœurs, dues moins au vice qu’à de sombres calculs financiers. Les hommes qui épousaient leurs nièces, leurs belles-sœurs, leurs tantes, leur belle-mère, n’étaient pas des pervers transgressant les règles pour le plaisir, mais des gens qui veillaient aux intérêts de leurs familles en évitant que le patrimoine fût dispersé. L’Église n’avait de cesse de rappeler les saints canons condamnant l’inceste et la consanguinité. La Decretio lui donna raison en mettant en conformité droit civil et droit canon. L’un des articles rappelait qu’il était interdit, désormais sous peine de mort, aux neveux, même par alliance, d’épouser leurs tantes. Brunehilde l’entérina sans sourciller, à croire qu’elle avait oublié l’infortuné Mérovée, ou qu’elle espérait qu’au bout de vingt ans, cette affaire, dont tous les témoins et acteurs, elle exceptée, avaient disparu, était sortie des mémoires. À moins, elle en était capable, que ce fût une manière de faire taire les ragots en feignant n’avoir jamais été concernée par de telles turpitudes…
Cette christianisation du droit, conforme à l’usage romain, qui prévoyait, entre autres, des sanctions financières contre ceux qui violaient le repos dominical ou contraignaient leurs domestiques à le violer, s’inscrivait dans une tentative de séduction, à frais réduits, du souverain pontife, Grégoire, dont l’autorité s’affirmait. Un peu trop au goût de Brunehilde qui ne voyait pas d’un très bon œil les tentatives d’ingérence de la papauté dans les affaires de l’Église franque. La reine préférait éviter un affrontement direct avec le successeur de Pierre et, opposant, dans les faits, un refus tacite à toutes ses demandes ou presque, elle tenait à le satisfaire sur les menus détails. Les larges concessions faites à la norme catholique dans la Decretio participaient de cette diplomatie.
Brunehilde espérait que Grégoire s’en contenterait, comme s’en contentaient les évêques de la Francia, satisfaits de cette déclaration d’intention et qui savaient bien, en gens raisonnables, que les dispositions en question ne seraient jamais appliquées. Dans la majorité des cas, s’agissant de gens qui avaient les moyens de payer, la justice royale, y compris quand elle serait rendue directement par la reine, transigerait comme devant avec les grands principes édictés à Cologne, dans l’intérêt commun.
La nouvelle législation rencontra-t-elle plus de succès en d’autres domaines ? Brunehilde avait aussi cherché à réformer le droit patrimonial afin d’accorder aux orphelins une protection que la coutume franque, à la différence de la législation romaine84, leur refusait. En effet, les petits-enfants étaient exclus de l’héritage de leurs grands-parents si le père ou la mère qui en avait été l’ayant droit était décédé avant ses propres parents ; leur part revenait à leurs frères et sœurs survivants, non à leurs fils et filles. Brunehilde fit inscrire dans l’article premier de la Decretio qu’ils hériteraient à l’avenir de ce qui fût revenu à leur père ou leur mère.
Là, plus que nulle part ailleurs dans ce texte, se révélait l’influence personnelle de la reine. Elle savait le sort difficile des orphelins, spoliés légalement par leurs oncles et tantes sous prétexte qu’un patrimoine ne s’abandonnait pas à des enfants dans l’incapacité de le gérer et le défendre. Il ne fallait pas, néanmoins, y voir la marque d’une sensibilité particulière. Brunehilde se bornait à préserver les droits de la filiation directe contre ceux des collatéraux. Frédégonde et elle avaient-elles rien fait d’autre quand elles défendaient les couronnes de leurs fils mineurs contre les ambitions dévorantes des rois leurs oncles, lesquels, en vérité, avaient le droit franc pour eux ? En extrapolant l’exemple dynastique aux autres familles du royaume, la reine légitimait sa propre action.
Par chance, l’assistance aux orphelins relevait des œuvres de miséricorde, ce qui seyait à la réputation de charité nécessaire à une reine catholique.
Les diverses fondations pieuses, constructions de sanctuaires, demandes de reliques et d’ouvrages édifiants, que Brunehilde multiplia auprès du souverain pontife une fois installée à Autun fin 592, obéissaient aux mêmes nécessités. Faute d’entrer dans le secret des âmes, on ne saurait la prétendre insincère ni hypocrite mais force est d’admettre que ses actes et ses choix, dans les années qui suivirent, ne furent pas marqués au coin de cette dévotion et cette grande piété qu’elle s’efforçait d’afficher.
Brunehilde cherchait l’appui de Rome et la caution de Grégoire pour des raisons très matérielles mais faisait bon marché, au quotidien, des volontés de la papauté. Ces entorses à la soumission filiale due par les catholiques au souverain pontife, ces accommodements avec le droit canon, les péchés qu’elle commettait, restaient enfouis dans les archives du palais du Latran ou le secret de ses conseils privés ; les bâtiments en construction, les œuvres sociales mises en place s’exposaient à la vue du public. La reine d’Austrasie était chrétienne par ce qu’elle montrait, non par ce qu’elle faisait. Peut-être pensait-elle que l’argent dépensé en charités compensait ses fautes privées, état d’esprit répandu contre lequel le pape s’insurgeait d’abondance.
La fondation du monastère Sainte-Marie d’Autun que Brunehilde initia peu après son installation dans la nouvelle capitale en resterait le meilleur exemple85.
De prime abord, cet établissement, confié aux soins de l’abbesse Talasia, ne présentait rien d’extraordinaire ; il s’agissait d’un couvent de femmes, comme il s’en était construit tout au long du siècle, placé sous la règle de saint Césaire qui tendait à s’imposer désormais partout, voué à prier pour le salut temporel et éternel de la reine mère, accessoirement pour celui de ses proches. Brunehilde, à l’imitation de Radegonde à Poitiers et de Clotilde, fondatrice et bienfaitrice de Saint-Pierre du Puellier à Tours, où elle avait saintement fini ses jours, accordait au monastère, outre sa haute protection, des donations en terres et en argent qu’une clause spéciale garantissait inaliénables et, pour plus de sûreté, garanties par le pape, le cas échéant, à même d’en exiger le respect auprès des autorités franques.
Suivant l’exemple de la reine Ultrogotha et de Childebert Ier, son époux, fondateurs d’un établissement de ce genre à Lyon, Brunehilde fit adjoindre au monastère un ensemble appelé xenodochium, à la fois hôtellerie monastique destinée à l’accueil des pèlerins et voyageurs sans fortune, asile pour les pauvres et nécessiteux qui y trouveraient le gîte et le couvert, ainsi que des aumônes, et hôpital mixte, ce qui, au nom des convenances et des bonnes mœurs, entraîna la fondation d’un monastère d’hommes, les moines devant s’occuper des patients de sexe masculin. Il reviendrait à la reine, ou à ses successeurs, de nommer l’abbé, sans aucune pression extérieure ; celui-ci renoncerait à l’épiscopat, afin que l’évêché ne mît pas la main sur les fonds et revenus de ces fondations caritatives. Pour plus de sûreté, Notre-Dame fut déclarée propriétaire de l’ensemble. Bien audacieux celui qui irait disputer cette fortune à la Mère de Dieu !
Brunehilde donna à son geste un retentissement maximal qui ajouterait à sa renommée. La demande adressée à Rome de conserver les contrats de fondation dans les archives du Latran relevait autant de la précaution que de la volonté d’informer le pape de la générosité et de la piété de la souveraine86. On était loin de la maxime évangélique conseillant à la main droite d’ignorer ce que donne la gauche mais Brunehilde se situait dans une logique différente ; elle pariait davantage sur ce monde que sur l’Autre. Ne le disait pas puisque, dans le même temps, désireuse de s’inscrire dans la lignée des saintes reines de la dynastie, elle laissait courir le bruit qu’elle se retirerait un jour à Sainte-Marie pour y achever ses jours dans la prière et la pénitence.
Cela ne l’engageait guère car elle s’estimait loin, à cinquante ans, de l’âge de la retraite. Si elle multiplia alors gestes de dévotion et donations, y chercher quelque quête mystique d’une rédemption personnelle serait aventuré. Reine, Brunehilde se pensait volontiers au-dessus des lois communes, fussent celles de Dieu. Chaque acte qu’elle posa en direction de l’Église, du pape ou d’un sanctuaire, fut calculé, réfléchi, non pas spontané et dicté par les exigences de sa conscience. À ses manœuvres parfois naïves, se mêlait une bonne part de superstition. La reine d’Austrasie pouvait traiter sa belle-sœur de Neustrie de païenne et de sorcière, sa propre foi n’était guère plus éclairée.
Ainsi ses envois d’argent réguliers à la basilique Saint-Martin de Tours, sa décision d’élever une église à Autun placée sous le patronage martinien pouvaient-ils se justifier autrement que par une dévotion personnelle profonde envers le grand évêque. Patron des Gaules, puis de la dynastie, Martin avait conservé, post mortem, l’énorme influence politique qui avait été la sienne en ce bas monde ; elle s’était même gonflée de tous les miracles, et de la renommée qui s’y rattachait, accumulés depuis sa mort. Cela interdisait aux souverains francs d’ignorer le saint, sa basilique, et ses successeurs. Des anecdotes terrifiantes, complaisamment colportées par le clergé tourangeau qui y trouvait son intérêt, et une agréable exemption fiscale, rapportaient avec maints détails les malheurs en série advenus aux imprudents qui négligeaient d’honorer saint Martin et son sanctuaire. Brunehilde achetait saint Martin, ou croyait l’acheter, comme elle essayait d’acheter les bonnes grâces du pape.
Cette année 595, Grégoire offrit à Childebert une « clef de saint Pierre », présent traditionnel des papes aux princes, rois et empereurs qu’ils souhaitaient honorer. L’impératrice Eudoxia, au début du IVe siècle, s’était procuré des fers vendus comme ceux portés par le Prince des Apôtres dans sa geôle du Tullianum, à la veille de son exécution, un 29 juin de la fin des années 6087. Exposées à la vénération des fidèles en l’église Saint-Pierre aux liens, bâtie afin de les recevoir, les chaînes du premier pape comptaient parmi les plus saintes reliques de la Ville.
Les souverains pontifes, qui se refusaient à accorder la moindre relique des saints Pierre et Paul, apôtres sur lesquels reposait la primauté du siège romain88, avaient pris l’habitude de pallier ce refus en offrant à la place une clef, symbole de leur pouvoir, dans laquelle un peu de limaille des fers saints avait été incorporée. L’objet était déposé dans un joli reliquaire et devenait un cadeau très présentable que son destinataire pouvait porter sur lui afin de se prémunir des tentations.
En général, l’on sollicitait cette clef honorifique. Grégoire l’avait envoyée à Childebert sans que celui-ci eût rien demandé. Le geste n’était pas absolument gratuit, ainsi que Brunehilde ne tarderait pas à s’en apercevoir, et la générosité du Saint-Siège proportionnelle à l’aide espérée de l’Austrasie. Quand elle le comprendrait, la reine, toujours dure en affaires, ferait considérablement monter les prix.
La vénération qu’elle témoigna aux reliques pétriniennes, son ardent désir d’en recevoir de plus conséquentes, assez inattendus de la part d’une arienne, même convertie, lui servirent à asseoir son emprise sur un clergé pas toujours aussi complaisant que ses souverains l’eussent souhaité. Sous prétexte de soutenir l’œuvre réformatrice entreprise par Grégoire, Brunehilde s’assurerait un meilleur contrôle de l’épiscopat. Ce n’était pas exactement ce que le saint réformateur attendait d’elle mais le pape, qui avait poursuivi une longue carrière de haut fonctionnaire avant d’entrer dans les ordres, possédait assez l’habitude des puissants pour ne plus s’étonner de rien et s’accommoder de leurs travers… De Brunehilde comme des autres, il apprendrait à tirer ce qu’il pouvait. Elle était le pouvoir en Francia, il fallait donc composer avec elle, et la mort, au cours de l’hiver 595-596, de Childebert II et sa compagne, loin de rabaisser la superbe de la reine mère, allait l’élever aux sommets dont elle rêvait depuis son mariage89.
Le jeune roi disparut en effet dans sa vingt-sixième année et dans l’indifférence quasi générale. En bientôt vingt ans de règne, Childebert II, passé de la tutelle de ses Nourriciers à celle, infiniment plus lourde, de sa mère, n’avait rien fait, rien dit, rien bâti. Adolescent taciturne et peu doué, il avait consumé sa courte vie entre la pêche au gros et la couche de sa concubine, remplissant au moins sa tâche de géniteur dynastique. Pour le reste, il avait, sur les champs de bataille, qu’il y parût ou pas, accumulé les défaites, s’était discrédité auprès de Constantinople en ne tenant pas des engagements que Brunehilde avait pris pour lui sans l’intention de les respecter, et cette législation nouvelle à laquelle il laissait son nom, œuvre de juristes expérimentés, était le fruit des volontés maternelles, non des siennes.
Childebert, à vingt-cinq ans, avait-il fini par prendre ombrage de l’omnipotence de Brunehilde contre laquelle, jadis, l’oncle Gontran le mettait en garde ? Envisageait-il de secouer ce joug devenu honteux à supporter ? D’aucuns, longtemps après, le soutiendraient sans preuve et accuseraient la mère du meurtre de son fils.
La reine d’Austrasie, certes, n’était pas un modèle de tendresse maternelle. En quoi elle différait peu des autres souveraines de son époque, et de celles à venir. Frédégonde, mère passionnelle, représentait une exception, mise sur le compte de ses origines paysannes. Brunehilde, il est vrai, manifesta peu de chagrin des morts de son fils et sa bru, mais elle n’en avait pas manifesté davantage lors d’autres décès dont nul ne l’avait soupçonnée d’être responsable. Peut-être cette égoïste n’éprouvait-elle pas de peines profondes, peut-être avait-elle, dès l’enfance, appris à dissimuler ses sentiments…
Impossible d’en déduire pour si peu qu’elle avait décidé de supprimer le jeune roi. Rien, dans les rares sources du temps, indifférentes à la disparition de ce fantoche, n’indique que Childebert eût manifesté la moindre velléité d’assumer ses responsabilités, seule raison susceptible de pousser sa mère au crime.
Pourtant, l’on cria à l’empoisonnement criminel. Que Faileuba et Childebert fussent morts à quelques heures d’intervalle, après avoir partagé le même repas, en semblait, pour une médecine déficiente, la preuve incontestable. Il existait pourtant d’autres hypothèses plus plausibles qu’une main meurtrière empoisonnant le couple royal.
L’hygiène alimentaire de l’époque était sommaire. Une viande, une charcuterie mal fumées pouvaient provoquer une crise de botulisme fatale ; des plats mal cuits ou mal conservés déclencher une intoxication accidentelle incurable. En plein hiver, un virus banal, une gastro-entérite suffisaient à tuer. Inutile de chercher plus loin les causes du drame et les contemporains, d’ailleurs, ne les cherchèrent pas. Ils ne mirent même pas en cause Frédégonde, « l’empoisonneuse », « la sorcière de Neustrie » qui, au terme de dix tentatives avortées, serait enfin parvenue à se débarrasser du rival de son fils. À quoi bon ? La succession royale était assurée.
On ne soupçonna pas non plus les Grands d’Austrasie, ensuite suspectés d’avoir voulu s’assurer les régences des petits princes. Il eût fallu, en ce cas, veiller à ce que la reine mère partageât le repas de Childebert et Faileuba90, car chacun devinait qu’en cas de régence, Brunehilde s’en emparerait sans laisser à quiconque l’occasion de la lui disputer, comme en 575.
Il semble d’ailleurs que les Grands furent pris de court et mis devant le fait accompli. Ne leur restait qu’à accepter la continuation d’un état de fait solidement installé qui faisait de Brunehilde le véritable souverain.
Régner, elle l’avait déjà fait, pensait y exceller. Cependant, il lui fallut composer avec une complication supplémentaire : être régente non d’un roi, mais de deux. L’absurde droit dynastique germanique, jamais remis en cause, imposait sa logique. Brunehilde, qui, vingt ans durant, avait œuvré à unifier Burgondie et Austrasie allait devoir, moins de quatre ans après le décès de Gontran, présider elle-même à leur séparation.
Le comble fut, à considérer le découpage opéré entre les deux enfants, qu’elle parut prendre plaisir à y procéder, s’inspirant du pire modèle possible, celui du partage de 511, tel que Clovis l’avait conçu pour ses fils.
Clovis, malade, condamné, inquiet de laisser la Francia à quatre adolescents dont l’aîné atteignait à peine vingt ans, aveuglé par l’amour paternel qui le poussait à voir ses fils meilleurs qu’ils ne l’étaient, avait, en découpant des quarts de royaume, cherché à les imbriquer les uns dans les autres de manière inextricable, de sorte que les jeunes rois, obligés à tout instant de transiter par les possessions de leurs frères, conservent intacte leur solidarité. Le contraire s’était produit et, très vite, les rois s’étaient détestés, parce que l’incommodité de leurs parts respectives les incitait à lorgner sur celle du voisin. Clotaire l’avait emporté, au terme d’une course d’endurance de cinquante années, marquée de traîtrises et de meurtres familiaux. Ses propres fils avaient assimilé la leçon et cherché à se tailler des lots d’un seul tenant, méthode qui ne les avait pas empêchés de s’entre-tuer.
Brunehilde conservait ces exemples à l’esprit, savait que, devenus adultes, ses petits-fils, à l’instar de leurs aïeux, voudraient réunifier le royaume à leur unique profit, quitte à tuer le frère rival. La prévoyance, et la tendresse voulaient qu’elle ne leur simplifiât pas trop le travail. Or, au lieu de se projeter dans cet avenir proche, car les enfants atteindraient vite la majorité royale, la reine pensa d’abord à contrer les manœuvres des Grands qui formeraient l’entourage immédiat des deux petits rois et dont elle redoutait qu’ils prissent sur eux une influence désastreuse, profitant des déplacements et va-et-vient constants auxquels cette monarchie bipolaire allait la contraindre.
Les Burgondes, identité ethnique et culturelle curieusement revendiquée par une aristocratie locale composée, à de rares exceptions près, de Gallo-Romains et de Francs, ne l’inquiétaient pas ; elle avait appris à les connaître depuis quatre ans qu’elle vivait à leur contact ; ils partageaient la même conception de la politique, de la civilisation, de la religion, issue du vieux creuset impérial. Les ennuis ne viendraient pas d’eux.
La situation était différente en Austrasie. Depuis son mariage, Brunehilde y entretenait avec les Grands des rapports difficiles. La magistrale manière dont elle s’était défait des factions aristocratiques rivales n’avait pas apaisé ces tensions. La noblesse austrasienne ne l’aimait pas, elle le lui rendait bien. Restait à la mettre hors d’état de lui nuire dans l’avenir immédiat.
Brunehilde trouva la solution en amputant le territoire historique de l’Austrasie au profit de la Burgondie, quand les deux royaumes brièvement unis renaquirent de leurs cendres, l’un remis à Théodebert II, l’autre à Thierry II. Ce charcutage politicien l’amusa. Gontran ne se trompait point quand il l’accusait de privilégier ses intérêts personnels au détriment de l’intérêt commun.
Donc, au printemps 596, Burgondie et Austrasie resurgirent mais ces vieilles appellations cachaient de profonds changements. La Burgondie avait été, à l’origine, un vaste territoire qui s’étendait, de Sens au nord à Marseille au sud, le long du couloir rhodanien, englobant le Valais et le Jura, puis élargi, au fil des partages successoraux, de morceaux de la Beauce, de la Brie, de Sées et d’Avranches, du Berry, du Nivernais, de l’Aunis, de la Saintonge, du Périgord, de l’Agenais et d’Oloron au pied des Pyrénées. Le royaume ne possédait aucun territoire dans l’Est. Brunehilde se fit un malin plaisir de réparer cette erreur. Elle laissa à Thierry II l’Alsace dont il portait déjà la couronne fantoche, y ajouta la Champagne et la région du lac de Constance, ainsi que la Provence austrasienne.
L’explication officielle à ce dépeçage fut qu’elle voulait, afin d’éviter des frictions ultérieures, rééquilibrer les parts et que la Burgondie, territorialement, était inférieure à l’Austrasie qui s’étendait avec démesure au-delà du Rhin vers les grandes plaines danubiennes. Mais pouvait-on comparer ces territoires hostiles, pauvres, au peuplement rare et primitif, sous la menace constante des envahisseurs barbares, aux vignobles champenois, au baptistère de Reims, si important pour la dynastie, aux coteaux provençaux ? Non.
La reine amputait l’Austrasie de ses meilleures provinces dans l’intention de l’affaiblir et l’appauvrir. Les Grands ne s’y trompèrent pas, qui interprétèrent cette décision comme une déclaration de guerre. Dans l’impossibilité d’y riposter, ils se promirent de se venger le jour venu. L’entourage de Théodebert, un peu attardé depuis la maladie infantile qui avait failli le tuer, était composé d’hommes jeunes et ambitieux ; le temps travaillait pour eux.
D’un point de vue stratégique aussi, c’était une remarquable sottise doublée d’une imprudence coupable. L’Austrasie avait été conçue pour être une marche militaire, État tampon destiné à protéger la Francia des envahisseurs, lui servir de bouclier ; Thuringe, Souabe, Saxe, Bavière, tous ces royaumes satellites des Francs n’avaient d’autre rôle qu’amortir le choc de l’ennemi ou l’arrêter, lui interdire d’atteindre le Rhin. Encore fallait-il que, derrière cette muraille de peuplades à demi barbares demeurât une véritable puissance, forte et riche. Brunehilde venait de réduire considérablement cette force et cette richesse, au risque de mettre tout le royaume en péril. Elle ne le vit pas, ou ne s’y arrêta pas, ce qui était pire.
Son excuse était de croire cette partition factice. Dans son idée, en effet, elle restait à la tête de l’ensemble, le gouvernait comme s’il constituait encore un tout ; d’où la nécessité de rogner les griffes aux ambitions locales prêtes à se manifester dans les jeunes cours de Metz et Orléans.
Que le pouvoir réel restait à Autun, entre les mains de Brunehilde, se lisait à de petits détails91 : les conseillers, les responsables des grands dossiers, les juristes, les diplomates, tous ceux qui constituaient l’armature administrative et politique des deux royaumes et faisaient jusque-là la navette entre Metz et Autun, les archives officielles demeurant dans la capitale austrasienne ; ceux qui, tel le récipiendaire burgonde Asclépiodote, concepteur et rédacteur de la Decretio Childeberti, avaient un temps quitté Chalon pour les rives de la Moselle, s’empressèrent de redescendre vers le Sud, seul centre de décision. À Metz et Orléans ne restèrent que les signes extérieurs, les apparences de la royauté, représentés par un personnel palatial imposant placé sous les ordres du maire du palais, officier de la couronne dont le rôle se résumait à celui d’un haut majordome. Sur l’instant, la reine fut très satisfaite du résultat. Ce contentement fut de courte durée.
La mort de Childebert, le bref désordre qu’elle avait entraîné, l’effort de réorganisation du royaume avaient fait oublier à Brunehilde l’existence de la Neustrie. À peine si certains proches l’avaient entendue marmonner de vagues imprécations contre « l’empoisonneuse » Frédégonde.
Mais, pour étrangère qu’elle fût à la mort accidentelle du fade Childebert, la reine de Neustrie n’était cependant pas du genre à laisser passer l’occasion qui s’offrait de rendre à son fils l’héritage dont il avait été spolié. Soissons et Tournai reprises en 593, Frédégonde visa Paris. Elle ne se sentait pas liée par le serment jadis échangé par les rois qui transformait la capitale impériale en zone neutre où aucun des souverains ne pouvait entrer sans encourir la colère divine. Ni elle ni Clotaire ne l’avaient prêté. Reprendre la ville où, installée dans le palais de Julien en bord de Seine, elle avait coulé quelques-uns des plus beaux jours, et quelques-unes des heures les plus tristes et les plus terribles, de sa vie, lui semblait légitime.
Elle mit au point un plan d’une habileté suprême, auquel se ferait prendre le duc Wintrio de Champagne, qu’elle connaissait pour un parfait imbécile doublé d’un incapable depuis l’escarmouche de Trucy92, et dont elle confia l’exécution au maire du palais de Soissons, son vieil ami Landric qui l’avait déjà parfaitement servie sur d’autres champs de bataille.
Landric, au cœur de l’été 596, à la tête d’une avant-garde neustrienne, le gros de l’armée restant en arrière à Berny-Rivière, sous le commandement du roi Clotaire et de sa mère, sortit de Soissons et se porta vers la frontière austrasienne qu’il feignit de vouloir franchir.
Averti, Wintrio crut tenir une revanche facile sur un agresseur peu nombreux ; s’imagina reconquérir Soissons, se dirigea à marches forcées vers la frontière, que Landric s’était gardé de franchir, la passa, sans comprendre que d’agressé supposé il se muait en agresseur et, conduisant des troupes fatiguées, accablées de chaleur et de soif, tomba, à trois lieues et demie de Soissons, au village de Laffaux, sur l’armée neustrienne au complet, fraîche et dispose93
Quand il faudrait expliquer à Brunehilde comment il s’était fait magistralement duper, et ce qui en était résulté, Wintrio s’efforcerait de minimiser la portée de l’affrontement. Il affirmerait que l’affaire de Laffaux n’était pas une défaite austrasienne, ni une victoire neustrienne, à peine un incident frontalier ; que ses hommes s’étaient battus comme des lions, mieux qu’à Trucy, ce qui n’était pas très difficile, qu’ils s’étaient accrochés au terrain, avaient failli emporter le Soissonnais, sauvé la Champagne…
La reine ferait mine d’accepter ces justifications, dirait, et ferait dire, que Laffaux ne revêtait aucune importance, ni ne donnait le moindre avantage à la Neustrie.
Cette version était défendable94. Un peu… Mais l’observateur impartial qui s’en tenait au fait constatait que Wintrio avait abandonné le terrain aux Neustriens et s’était replié, aveu implicite de défaite95. Certes, l’armée de Champagne, eu égard à sa fatigue, s’était vaillamment défendue mais cette résistance lui avait coûté cher et elle comptabilisait des pertes humaines très supérieures à celles des Neustriens. Enfin, si Wintrio avait « sauvé » la Champagne, c’était que celle-ci n’avait jamais constitué l’objectif de Frédégonde. La sanglante affaire de Laffaux n’était qu’une diversion remarquablement menée. Le vrai but des Neustriens, c’était l’Île-de-France et Paris où Clotaire II, accompagné de sa mère, entra en vainqueur dans le courant de l’été, puis s’installa dans le palais familial.
Ce triomphe de la Neustrie, que Brunehilde prédisait sans lendemain, fut l’ultime victoire de Frédégonde. Usée, épuisée, malade, ne se soutenant que par une volonté de fer de conduire son fils à la majorité royale, la veuve de Chilpéric s’éteignit, à une date indéterminée de l’année 597, paisiblement, dans son lit, au palais parisien de Julien. Elle avait cinquante-sept ou cinquante-huit ans. Depuis quelques semaines, Clotaire, majeur, pouvait légalement régner seul.
Il fit enterrer sa mère en l’église Saint-Vincent96, près du roi Chilpéric son époux. Telles étaient les dernières volontés de Frédégonde par lesquelles elle réaffirmait, elle, l’épouse jadis honteusement accusée d’adultères multiples, l’amour violent, passionnel, et payé de retour, qu’elle avait porté à son mari. N’était-ce pas, au fond, ce « bonheur dans le crime », éclatant, scandaleux, magnifique, que Brunehilde avait jalousé en silence ?
De la mort de la reine de Neustrie, celle d’Austrasie-Burgondie ne dirait rien. Plus d’un quart de siècle, depuis l’assassinat de Galswinthe, Brunehilde avait manifesté publiquement sa haine envers « la Sorcière », « la mère du bâtard », « l’empoisonneuse », « la criminelle ». Elle avait tenté de l’envoyer devant des tribunaux dont elle espérait qu’ils la condamneraient à la peine capitale et la brûleraient en place publique. Gontran et les Grands s’en amusaient, plaisantant de « l’amitié que se portaient les reines ». Pour la postérité, les deux femmes resteraient dressées l’une contre l’autre, mégères furieuses et implacables, capables de tous les forfaits97. Mais qu’en avait-il été vraiment de leurs relations ?
Hormis lors de l’emprisonnement de Brunehilde à Rouen, si tant est que Frédégonde eût vécu dans cette ville à l’époque, jamais elles n’avaient eu l’occasion de se rencontrer, ni tisser entre elles le moindre lien, de haine ou d’affection. Ce n’étaient pas deux femmes s’accusant mutuellement du meurtre de leur époux et se détestant pour cela qui se dressaient l’une en face de l’autre, mais deux régentes qui, dans un monde taillé pour les hommes et gouverné par eux, tentaient de s’imposer et préserver la vie et les couronnes de leurs fils. Le jeu dynastique mérovingien avait voulu que ces belles-sœurs, unies par des buts semblables, en d’autres circonstances alliées naturelles, fussent devenues d’implacables ennemies parce que la politique le voulait, et la survie des leurs. Bien sûr, de coups fourrés en chausse-trappes, de campagnes de diffamation en guerres ouvertes, de tentatives de meurtres en attentats réussis, le fossé n’avait cessé de se creuser entre elles, rendant personnelle et violente une détestation théorique. Bien sûr, l’orgueil de Brunehilde, princesse wisigothe, épouse légitime, refusait de s’abaisser à reconnaître pour son égale une paysanne gauloise longtemps reléguée au rang inférieur de concubine royale, mais, avec le temps, et sans le dire, à force de s’observer, elles avaient appris à se jauger et, à les voir user des mêmes armes, il est permis de soupçonner un début d’estime mutuelle, voire d’admiration.
La perte de certains vieux ennemis, qui donnaient du sel au quotidien, s’avère parfois plus pénible à supporter que celle d’amis intimes. Brunehilde n’était pas sentimentale mais la disparition de Frédégonde, qu’elle avait tant souhaitée, la laissa quelque peu songeuse et désemparée. Les vides se creusaient dans les rangs de sa génération, et la forçaient à admettre qu’elle devenait vieille ; les figures familières se faisaient plus rares.
Surtout, l’Austrasie et la Burgondie perdaient, avec la reine de Neustrie, un élément essentiel à leur existence, presque fondateur, en tout cas fédérateur : l’ennemi diabolique, ou savamment diabolisé, sans lequel une grande puissance diminue en légitimité puisqu’elle cesse d’incarner les forces du Bien confrontées à celles du Mal. La très fragile union des deux royaumes, sans cela naturellement appelés à s’entre-déchirer, reposait sur cette alliance face à « l’ennemie de Dieu et des hommes », cette belle formule que Brunehilde était fière d’avoir inventée et imposée à l’opinion nationale et internationale.
La Neustrie existait toujours mais comment transposer la néfaste image maternelle longuement travaillée sur le jeune Clotaire ? Cela ne fonctionnait pas… Impossible, même, de réactiver la campagne de calomnies de sa naissance, qui l’affirmait bâtard. Son oncle Gontran l’avait définitivement légitimé et l’usage, comme le droit royal, interdisaient de revenir sur cette reconnaissance. D’ailleurs, le gamin ressemblait tant à Chilpéric qu’aucun de ceux qui avaient connu le feu roi de Neustrie ne doutait de sa paternité.
Brunehilde décida d’attendre et de voir venir. Lucide à l’occasion, elle comprenait, au lendemain de Laffaux, que ses armées n’étaient pas de taille, pour l’instant, à reprendre l’offensive. Plus il grandirait, plus Clotaire perdrait ce capital de sympathie qui s’attache à la prime jeunesse. Il serait moins immoral d’attaquer un homme fait qu’un orphelin qui n’avait pas encore de barbe au menton. Avec un peu de chance, le garçon, qui avait de qui tenir, deviendrait aussi odieux que ses père et mère et tout le monde trouverait bon de lui régler son compte. Cela resserrerait l’alliance de Théodebert et Thierry, unis jusqu’au bout contre leur cousin. Si elle voulait continuer à administrer les territoires de ses petits-fils, et préserver le plus longtemps possible l’unité de l’ensemble, Brunehilde avait besoin de l’épouvantail neustrien.
À y réfléchir, la Neustrie, et son très jeune roi, représentaient de gros atouts dans le jeu de la reine mère d’Austrasie. Il fallait les ménager, encore un peu. La reine avait de quoi s’occuper en attendant.
La réorganisation administrative achevée, la machine fonctionnant d’elle-même entre les mains expérimentées de hauts fonctionnaires de confiance, clercs ou laïcs, Brunehilde se tourna vers d’autres questions restées en suspens, d’ordre diplomatique, militaire et religieux.
La mort de Childebert, prête-nom qui avait endossé toute sa vie les bénéfices, et les erreurs, des choix diplomatiques compliqués, audacieux ou malvenus de sa mère, permettait à celle-ci de renouer des relations rompues, de renégocier des traités et des alliances moins féconds qu’espérés, et de faire porter à son fils défunt l’entière responsabilité de ses propres fautes.
La reprise des relations diplomatiques avec Constantinople, dès 597, en donna une première démonstration. La mort d’Ingonde, puis celle d’Athanagild, otages des Byzantins, avaient considérablement refroidi l’amitié entre l’empire et les Francs d’Austrasie ; le très fâcheux assassinat des ambassadeurs austrasiens à Carthage avait enfin servi de prétexte à une rupture feutrée mais durable. Il y avait eu, des deux côtés, surtout de celui du Basileus, exaspéré des perpétuels atermoiements francs et des sommes dépensées pour une alliance militaire inexistante, des échanges de gracieusetés mal sonnantes ; mais, comme Maurice s’en prenait exclusivement à Childebert, « roi sans parole », et ne prononçait jamais le nom de sa mère, en principe étrangère à ces affaires, Brunehilde pouvait passer l’éponge sur des insultes qui ne la concernaient pas. Ce qu’elle fit en envoyant plusieurs légations à Constantinople entre 597 et 602.
On ne sait trop ce qu’elle en attendait : que Maurice fît pression sur le pape Grégoire, peu désireux d’offrir des reliques de saint Pierre à la reine, qu’il le rappelât à l’ordre parce qu’il avait tendance à s’ingérer dans les affaires intérieures des Églises locales ; ou que l’empire et l’Austrasie-Burgondie s’entendissent dans une nouvelle entente militaire, dirigée, cette fois, contre les Avars. Ces légations ne durent pas obtenir de résultats très probants ni sur le plan militaire ni sur le plan religieux.
Maurice, grippe-sou à la mémoire longue, se souvenait des sommes investies à fonds perdus dans les guerres de reconquête italienne. Il fit savoir à Brunehilde qu’il approuvait pleinement le projet d’alliance contre un ennemi commun qui s’en prenait tour à tour aux dèmes de l’empire d’Orient et aux possessions austrasiennes mais se refusa à investir un sou dans l’affaire98. Les chroniqueurs byzantins, qui ne semblaient pas savoir très nettement où se situait la Burgondie, « l’Ibérie celtique », ni qui était ce roi Thierry II qui prétendait faire financer ses campagnes militaires par le Basileus, expliqueraient le refus de l’empereur en soulignant l’impossibilité pour l’empire de sembler « payer tribut à des Barbares ». Il ne s’agissait point de cela, Maurice le savait, mais Brunehilde ne l’aurait pas deux fois. Elle refusait toujours d’entendre parler d’une reprise des hostilités contre les Lombards, qui lui payaient tribut, eux. Constantinople n’avait aucun profit à attendre d’une coopération avec les Francs. Le Basileus ne donna pas suite. Cependant, parce qu’il avait des usages et tenait à sa réputation, tout radin qu’il fût, Maurice combla d’honneurs et de cadeaux les deux ambassadeurs burgondes et l’on n’en parla plus. Apparemment, Brunehilde n’insista pas, ou n’en eut plus l’occasion.
Elle n’avait pas été plus heureuse en demandant à Constantinople de faire pression sur le pape. C’était même un pas de clerc.
En effet, Grégoire, jadis haut fonctionnaire impérial, préfet de Rome au loyalisme éprouvé, avait, depuis qu’il était d’Église, beaucoup évolué concernant l’idée qu’il se faisait de l’empire et de son avenir. Un long séjour à Constantinople comme apocrisiaire99, au cours duquel il s’était lié d’étroite amitié avec Maurice, alors simple officier supérieur, lui avait dévoilé les rouages du pouvoir byzantin, ce césaro-papisme dont ce Romain de vieille souche, de famille catholique depuis le Ier siècle100, ne s’accommodait point, et la divergence croissante des intérêts de l’Orient et de l’Occident. L’invasion lombarde, la terrible inefficacité des autorités byzantines d’Italie, avaient achevé de l’éclairer. La mort dans l’âme, car son patriotisme souffrait, confronté à pareil choix, Grégoire était arrivé à la conclusion que l’avenir de l’Europe101 se jouerait de manière indépendante. En vrai politique, conscient de ses responsabilités, spirituelles et civiles, car, en cette époque de crise, le pape se voyait forcé d’assumer les deux, Grégoire avait décidé de tourner le dos à un passé révolu. L’empire romain ne renaîtrait plus de ses cendres ; en demeureraient, en bien des cœurs, un souvenir de gloire teinté d’une amertume inguérissable, une nostalgie douloureuse, mais tout cela n’était que rêve évanoui dont les dernières vapeurs se dissipaient au contact affreux de la réalité présente.
Il fallait s’en accommoder au lieu de pleurer ce qui n’était plus et ne ressusciterait pas. Grégoire s’y employa. Il n’attendait plus rien de Constantinople, se prenait à penser que l’empereur, son ami pourtant, devenait un obstacle et qu’il convenait de rompre avec lui. L’empire n’incarnait plus l’espoir. Le renouveau de l’Italie et de la catholicité romaine viendrait d’elles-mêmes, et des puissances voisines, baptisées ou encore à l’être : France, Espagne, Angleterre, tels étaient les noms qui brilleraient au firmament de l’avenir, ou tout était déjà achevé et la fin du monde prochaine…
Grégoire soutiendrait ces nouvelles nations de tout son pouvoir, s’appuierait sur leurs rois et non plus sur le Basileus. Son choix était fait ; il ne reviendrait pas en arrière.
Dans ce contexte, demander à Maurice d’user de son influence sur le souverain pontife démontrait une rare méconnaissance des nouveaux enjeux. Brunehilde, que l’on présenterait comme l’une des édificatrices de cette Europe en train de naître, ne comprenait pas encore, et peut-être ne comprit-elle jamais, la pensée qui présidait aux choix de Grégoire ; si elle les seconda, rien ne prouve qu’elle en saisit la portée. Son intelligence politique demeurait imprégnée du modèle impérial, et elle continuait cependant à vouloir en passer par Constantinople. Même si elle se posait en égale, Brunehilde, face à une difficulté diplomatique qu’elle ne résolvait pas, s’adressait au Basileus, pour lui demander de parler en maître.
Or, Grégoire, qui s’affranchissait d’une tutelle politique devenue aussi lourde que vaine, entendait encore moins la tolérer dans le domaine religieux. Brunehilde, catholique de façade à la foi tiède, ignorante des rapports entre Rome et Constantinople, et de leurs enjeux, ne savait pas qu’en s’adressant à Maurice, elle réveillait un vieux contentieux. En quoi elle contribua à aigrir des relations qui tendaient à se gâter sans retour.
Grégoire finirait par lui accorder ce qu’elle demandait, non sans exiger avec fermeté que le reliquaire fût déposé dans un sanctuaire d’importance, interdisant à la reine de le porter au cou en guise d’amulette102, pratique superstitieuse fréquente, mais le geste viendrait de lui, motivé par des considérations propres aux intérêts de l’Église. Aucunement dicté par le désir d’obliger le Basileus.
Maurice regretterait un jour d’avoir repoussé les avances franques, car ce refus, aux conséquences désastreuses, entraînerait finalement sa déchéance et sa mort103. Brunehilde ne lisait pas l’avenir. Elle cherchait simplement à régler un problème que la nullité de ses armées lui interdisait de résoudre par les armes. L’année qui avait précédé leur mariage, Sigebert n’avait eu d’autre choix, après un combat malheureux contre les Avars, « qui avaient fait appel aux démons », que de négocier avec le khan. Technique habituelle du personnage qui l’avait rendu prodigieusement riche. Brunehilde, toujours pragmatique, s’apprêtait à engraisser un peu plus ce fabuleux trésor de guerre. Elle les paierait pour éloigner les Avars de la Thuringe et de la Bavière. Mieux valait un arrangement financier peu glorieux qu’une invasion dévastatrice.
Vers 599, cet accord s’étendrait aux Lombards, qui fermeraient à l’avenir les yeux quand les Avars, leurs nouveaux amis, s’amuseraient à piller l’Istrie, l’un des derniers territoires sous contrôle byzantin en Italie104.
Cette décision rappela à Brunehilde que ses armées, quoique nombreuses, s’enlisaient depuis des décennies dans une médiocrité rédhibitoire ; l’apport burgonde n’avait pas suffi à les améliorer. Telle fut la cause la plus probable de la disgrâce et de l’exécution du duc Wintrio de Champagne, que la reine fit accuser de complot et mettre à mort en 598105. Il n’est pas exclu que ce déplorable chef de guerre, incapable à la carrière parsemée de bévues, de bavures, d’échecs, d’inconséquences, endormi à Trucy, écrasé à Laffaux, eût ajouté la conspiration à la liste fort longue de ses méfaits.
Brunehilde se méfiait des Grands d’Austrasie, clan auquel appartenait Wintrio, pas des Burgondes. Elle oubliait qu’elle avait, au lendemain de la réunification de 592, encouragé les deux aristocraties rivales à s’unir et fusionner. Wintrio avait ainsi marié l’une de ses filles, Clodosinde106, au comte Abboline, administrateur dans la région d’Avenches.
Or, en ces dernières années du siècle, la paix faite avec les Lombards, les Outre-Jurassiens, qui ne redoutaient plus une invasion barbare, s’agaçaient de la tutelle franque. Certains rêvaient à haute voix de rétablir le véritable royaume burgonde, tel qu’il existait avant l’annexion des années 520 par les fils de Clovis. Les plus exaltés prétendaient que le vrai roi, dernier héritier de la dynastie nationale, existait, caché, prêt à ressurgir… La mystérieuse disparition, en 534, de Gondomar III, dont le cadavre n’avait jamais été retrouvé, permettait d’entretenir cet espoir, au détriment des droits, soutenus par le massacre de la concurrence familiale, des Mérovingiens107.
Wintrio, jamais revenu en grâce à la suite de la défaite de Laffaux, même si Brunehilde avait feint d’accepter ses justifications, avait pu se laisser entraîner par son gendre dans une fumeuse entreprise de reconquête de l’indépendance helvétique, que favorisaient les minorités royales et la division du royaume. L’hypothèse était vraisemblable.
Comme il se peut que Brunehilde eût utilisé cette agitation régionale sans grande conséquence, et des imprudences de Wintrio, parfait imbécile, pour lui faire payer d’un coup tous les griefs qu’elle ressassait contre lui108.
Cette exécution calma un temps l’agitation des deux aristocraties ; elle eut aussi le mérite de débarrasser l’armée d’un commandant en chef dont l’incompétence légendaire devenait intolérable. Cette disparition favorisa l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes chefs, ambitieux et déterminés, qui seraient bientôt le fer de lance des armées austraso-burgondes, et les artisans des victoires à venir.
Dans l’immédiat, ce n’était pas sur les champs de bataille que la reine allait gagner en renom mais en participant, bon gré mal gré, à la vaste offensive que le pape Grégoire déclencha en direction de l’Angleterre et à laquelle il associa Brunehilde.
La reine d’Austrasie faisait partie des correspondants privilégiés du souverain pontife depuis son élection, non qu’il lui marquât une affection particulière, car il était d’une parfaite lucidité et ne s’illusionnait point sur les vices et les vertus des puissants, ses contemporains, mais parce qu’il avait besoin d’elle.
Grégoire avait, en arrivant au trône de saint Pierre, trouvé l’Église dans une situation effarante : aux hérésies toujours prêtes à redresser le front chaque fois qu’on les pensait éradiquées, aux schismes, aux désastres naturels, aux guerres, aux invasions et à leurs cortèges d’horreurs et de souffrances, aux empiétements intolérables des empereurs dans les affaires ecclésiastiques, s’ajoutait une crise interne d’une extrême gravité, conséquence des maux du temps.
Les invasions avaient déchiré le tissu de la première catholicité et failli voir le triomphe de l’arianisme. L’Espagne wisigothique en émergeait à peine, grâce à la conversion de Reccared ; l’Italie n’y échappait que par l’entregent de Théodelinde, qui avait imposé son influence aux Lombards. L’afflux de Barbares, parfois encore païens, la disparition du clergé local, enfui ou martyrisé, avaient entraîné, sur des terres que l’on pouvait dire d’anciennes chrétientés, des résurgences du paganisme ancestral ; des populations baptisées étaient benoîtement retournées au culte des sources miraculeuses et des bosquets sacrés, quand elles n’avaient pas déterré de vieilles statues de Jupiter ou de Mercure, dont les adeptes ne savaient même plus d’ailleurs qui elles représentaient exactement.
Le cas le plus extrême, et pour Grégoire le plus douloureux, était celui de la Grande-Bretagne. Le catholicisme s’y était implanté très tôt, lors de la conquête définitive de l’île par les légions de Claude, en 45 ; la persécution de Dioclétien, entre 290 et 305, y avait fait des martyrs jusque dans les coins les plus reculés de la Cambria109.
Et puis, les envahisseurs germaniques avaient franchi le Rhin, en 405, et l’empereur Honorius, faute de troupes en suffisance pour défendre Ravenne et l’Italie, avait rappelé les trois légions de Bretagne, laissant le patriciat local s’organiser en milices et se défendre seul. Les Bretons avaient peu apprécié une manœuvre qui les privait de l’unique raison d’être de la domination romaine – la défense de leur territoire contre les Barbares –, alors que la pression fiscale se faisait, comme partout ailleurs dans l’empire, insupportable. Du coup, les milices avaient peu et mal recruté, et les pirates, habitués des raids sur les côtes, n’avaient pas tardé à mesurer l’affaiblissement militaire du pays. Chaque été, Scots110 puis Saxons étaient revenus plus nombreux. La conversion des premiers, conquis au catholicisme par saint Patrick, avait mis un terme à ces violences, mais les razzias saxonnes et angles, peuplades continentales originaires des côtes de la mer du Nord, s’étaient poursuivies et transformées en implantations durables dans tout l’est de la Grande-Bretagne.
Incapables de rejeter l’envahisseur à la mer, les Bretons, spoliés de leurs terres, réduits en esclavage, contraints de choisir entre l’abjuration et la mort, avaient préféré tout abandonner et fuir vers des régions où ils pourraient librement continuer de pratiquer la foi catholique. Les uns s’étaient repliés vers les régions sauvages, difficiles d’accès, des Cornouailles et du Pays de Galles ; les autres avaient pris la mer et s’en étaient allés repeupler l’Armorique, dévastée par la déferlante barbare de 405-410, ou la Galice espagnole.
En deux décennies, le pays qu’ils abandonnaient était retourné au paganisme de ses nouveaux maîtres. La réputation de brutalité et de sauvagerie de ceux-ci était telle qu’aucun missionnaire, depuis plus d’un siècle, n’avait accepté de partir les évangéliser : c’était courir au-devant d’un martyre atroce unanimement jugé inutile.
Seuls les moines irlandais, des trompe-la-mort qui n’avaient peur de rien, s’y fussent risqués mais, et Grégoire, en relation constante avec leurs monastères, le savait, ces saints hommes s’y refusaient, pour une raison que ces Celtes rancuniers jugeaient excellente : évangéliser les Saxons, les convertir, les baptiser, c’était prendre le risque, en cas de nouveau conflit avec eux, de les expédier, en les tuant, non plus en enfer, où était leur place, mais au Paradis où ni Gaëls ni Bretons ne voulaient les côtoyer toute l’éternité111.
Confronté à cette rancune, au demeurant fondée, Grégoire s’était senti désarmé. Sauver les Angles et les Saxons de l’enfer l’obsédait depuis qu’un jour, sur un marché aux esclaves romain, il avait racheté de jeunes pirates de ces nations, adolescents blonds aux yeux clairs qui lui avaient inspiré une pitié déchirante. Au marchand qui lui expliquait, avec un horrible accent, qu’il s’agissait d’Angles, « Angli » en latin, le moine avait répondu en souriant qu’il se trompait :
— Non Angli sed Angeli sunt112
Grégoire avait converti ses affranchis, et s’était juré qu’il ne laisserait plus les « Anges » se damner. Restait à envoyer des missionnaires là-bas ; or les vocations ne se bousculaient point.
Grégoire s’était alors souvenu que les Francs, eux, s’y étaient risqués. L’affaire remontait au début des années 570, au lendemain de la mort du roi Caribert de Paris. Celui-ci, en délicatesse avec son épiscopat depuis qu’il avait violenté des hommes de Dieu et fait sa concubine officielle d’une religieuse, cherchait un moyen de se racheter. À l’époque, déjà, la question de la conversion des païens d’Angleterre tracassait certains évêques francs, tel Germain de Paris, et ils réclamaient l’envoi de missions, protégées, le cas échéant, par des accords diplomatiques.
Le roi avait vu là l’occasion de calmer les prélats irascibles, et resserrer des liens commerciaux anciens entre Paris, la vallée de la Seine et l’Angleterre. Il avait pris langue avec un des roitelets locaux, Ethelbert du Kent, et, pour faire bonne mesure, lui avait proposé, en même temps qu’une fructueuse association, la main de sa fille aînée, Berthe. Il ne posait qu’une seule condition : la princesse resterait catholique et serait accompagnée en sa nouvelle cour d’un évêque franc qui lui servirait d’aumônier, libre de célébrer la messe et prêcher la bonne parole. Ethelbert avait accepté.
Le mariage n’était pas encore conclu lors du décès de Caribert, mais ses frères, qu’il avantageait puisqu’il leur conférait à bon compte une réputation de piété usurpée et les débarrassait d’une nièce sans cela vouée au couvent, comme ses sœurs113, y avaient consenti. Depuis, Berthe, devenue reine du Kent, s’ingéniait, avec succès, à convertir son époux et son peuple. Grégoire en avait conclu que toute mission devrait partir de ce royaume et s’appuyer sur ses souverains.
Restait à entrer en relation avec eux et s’assurer leur aide. Pour cela, le pape avait besoin de Brunehilde. Celle-ci n’était même pas mariée lors des noces de Berthe, et parfaitement étrangère à la conclusion de l’alliance entre Saxons et Francs, mais, avec un sens inné de la communication, misant sur la mauvaise information des cours étrangères lointaines, elle n’avait jamais omis de s’en attribuer les bénéfices, ni de présenter les Saxons comme un peuple tributaire, donc soumis, de l’Austrasie. Elle en avait même envoyé quelques-uns un jour à Constantinople avec l’une de ses ambassades, sans préciser que ces gens étaient des Saxons continentaux, et non insulaires… La Saxe se trouvait bien dans l’orbite austrasienne, pas la Grande-Bretagne, mais la chancellerie impériale, incapable de faire la différence, n’y avait vu que du feu. Était-ce aussi le cas de Grégoire, ou celui-ci, mieux renseigné, s’amusait-il malicieusement à prendre la reine d’Austrasie à ses propres mensonges, et à la contraindre à lui apporter une aide qu’elle serait d’abord obligée de monnayer avec sa nièce du Kent114 ?
Elle lui devait bien cela ! En effet, depuis plusieurs années déjà, le souverain pontife, quoiqu’il la couvrît de louanges diplomatiques auxquelles lui-même ne croyait qu’à moitié, se heurtait, en chacune de ses tentatives afin d’amender une Église corrompue de toutes parts, au mauvais vouloir de la reine. Brunehilde faisait la sourde quand il était question d’en finir avec la simonie qui présidait aux nominations épiscopales, travers dans lequel elle avait donné et continuait de donner avec enthousiasme, parce qu’en plaçant ses créatures aux évêchés les plus prestigieux, elle s’inféodait, en principe, toute l’aristocratie locale115 et gardait la haute main sur les cités.
Elle restait sourde, encore, aux demandes réitérées du pontife d’organiser un concile gaulois, ce pourquoi il lui avait adressé plusieurs légats, dont le moine Cyriacus, l’un de ses plus proches collaborateurs, car une telle démarche eût renforcé le pouvoir de l’épiscopat, favorisé les meilleurs et les plus saints parmi les prélats, au détriment de ses amis les politiques.
Elle insistait, avec une lourde obstination, recourant une fois de plus à Maurice, afin d’obtenir le pallium, qui faisait de son détenteur le représentant officiel du Saint-Siège et le primat des Gaules, pour l’évêque d’Autun, Syagrius, quand, traditionnellement, cette distinction appartenait au très ancien évêché d’Arles116.
Il y avait aussi les reliques de saint Pierre, que Grégoire finirait par lui envoyer, afin de la remercier de sa collaboration. Au vrai, l’aide de Brunehilde se borna à faciliter le passage des missionnaires par ses États, ce qui était la moindre des choses, et fournir des traducteurs habitués des relations diplomatiques avec le Kent, aptes à renforcer ceux de la papauté, les jeunes convertis angles et angéliques que Grégoire renvoyait chez eux.
La reine fut-elle ravie d’être entraînée dans l’entreprise ? La première expédition romaine, composée de moines tirés du monastère Saint-André au Vicus Scauri117, sous la conduite d’Augustin118 que Grégoire avait élevé à l’épiscopat en cette occasion, avait passé l’hiver 395-396 à l’abbaye Saint-Honorat, dans les îles de Lérins, où les frères avaient dressé un tableau si épouvantable de l’Angleterre et de ses sauvages habitants que les missionnaires, terrifiés, avaient refusé de repartir et courir à la mort.
Ce pouvait être une manœuvre de Brunehilde pour interrompre un voyage importun. Dans ce cas, elle avait échoué : Augustin, tancé par le pape, avait repris sa route vers le Kent, où Ethelbert lui réserva un excellent accueil119. De cela aussi, plus tard, la reine se targuerait, comme si elle avait vraiment mis la main à l’œuvre d’évangélisation. Elle savait faire feu de tout bois.
Dans l’immédiat, la conversion des Angles, des Jutes et des Saxons lui était prodigieusement indifférente. Elle y prêtait la main faute de pouvoir s’en dispenser, dans l’espoir de se concilier le pape à peu de frais et d’être dispensée de le seconder dans des affaires plus sensibles qui touchaient directement à la politique intérieure de l’Austrasie-Burgondie. Grégoire dénonçait la simonie, c’était son rôle et son devoir ; Brunehilde, elle, avait besoin de la voir perdurer : faute de quoi, elle eût perdu le contrôle de l’épiscopat, allié précieux, à condition qu’il lui fût très redevable…
Or, la reine ne pouvait sous aucun prétexte se permettre de voir diminuer son influence dans ces ultimes années, cruciales pour elle, du VIe siècle.
En 599 ou 600, Théodebert II atteindrait la majorité royale120 ; l’année suivante, Thierry II pourrait à son tour légalement régner seul. Les Grands d’Austrasie et de Burgondie attendaient ce moment en piaffant d’impatience. Ils avaient trop rongé leur frein sous la poigne de cette femme de fer qui avait osé s’emparer de la régence de ses petits-fils sans consulter la noblesse ni suivre ses conseils. Encore quelques mois, et ils le lui feraient payer.
Ne pouvant se couper en deux, et ne voulant pas sembler privilégier l’un des jeunes rois au détriment de son frère, Brunehilde avait opté pour une solution médiane, qu’elle avait cru bonne et qui, à l’usage, montrait ses limites : rester à Autun et se rendre épisodiquement à Metz et Orléans, les deux capitales.
Les deux enfants étaient demeurés, chacun en son palais, sous la coupe d’éducateurs et de conseillers qui n’avaient pas tardé à l’emporter en influence sur leur aïeule. Cette femme, vieille pour son temps, et froide, n’avait jamais dispensé une once de tendresse à ces deux petits garçons qu’elle avait sciemment, dès leurs primes années, séparés de leur père et mère. L’amour qui leur manquait, ils l’avaient trouvé auprès d’autres adultes. C’était surtout vrai de Théodebert, enfant fragile, peut-être diminué intellectuellement, tombé sous la coupe de son maire du palais d’Austrasie.
Quand elle le comprit, la reine s’inquiéta. Ce qu’elle redoutait le plus était que ces hommes réussissent à marier les garçons, au seuil de la puberté, à des femmes qu’ils auraient choisies, éventuellement parmi leurs filles. Cela, Brunehilde avait toujours fait en sorte de l’éviter, et, quand elle considérait l’étonnant parcours de Théodelinde de Bavière, devenue figure dominante de la politique italienne, sur le point d’obtenir la conversion de son fils, Adaloald121, elle se félicitait d’avoir rompu ses fiançailles avec Childebert. Qu’eût-elle fait de cette bru intelligente, brillante et décidée, trop capable de l’éclipser ? !
Faileuba, douce, obscure, féconde, dévouée et sans ambition, lui avait donné pleine satisfaction. La reine décida de renouveler l’expérience et de marier Théodebert au plus tôt et selon ses vues.
Autrefois, Grégoire de Tours avait préféré passer sous silence les très humbles origines de la jeune femme, les raisons du choix royal, et le fait, indéfendable, qu’il s’agissait d’une union « more germanico », simple concubinage aux yeux de l’Église, cela au cas où, un jour, Brunehilde eût déniché une épouse légitime présentable pour son fils.
La Chronique d’Outre-Jura122 serait plus insultante, mais guère plus diserte, quand son auteur traiterait du mariage de Théodebert II d’Austrasie. À une date indéterminée, à la fin des années 590, donc avant la majorité officielle du jeune roi, Brunehilde se serait procurée sur un marché aux esclaves123 une captive venue on ne sait trop d’où, prénommée ou rebaptisée pour l’occasion Bilichilde124, choisie en fonction de ses charmes plutôt que de ses vertus.
Au bout de quelques mois, Brunehilde constaterait qu’elle s’était trompée, lourdement, sur le compte de la jeune femme. Bilichilde ne se contentait pas d’être ravissante, et experte aux jeux du lit, elle se révélait intelligente, rouée et ambitieuse. Celle qui devait, dans les projets de sa belle-grand-mère, seconder ses vues et servir ses intérêts, se révélerait à l’usage ce que la reine avait toujours craint : une rivale implacable qui s’acharnerait à la contrecarrer.
L’espoir de conserver le contrôle de l’Austrasie après la majorité de Théodebert s’amenuisait.
Brunehilde en fut terriblement dépitée mais, pragmatique, selon ses habitudes, elle commença à préparer sa retraite. Non qu’elle entendît se retirer des affaires, même si, vers cette époque, elle en laissa courir le bruit, et présenta le monastère Sainte-Marie d’Autun, en cours d’achèvement, comme l’endroit où elle entendait finir ses jours, mais parce qu’elle travailla à garder la Burgondie, et Thierry, sous sa coupe.
Mieux valait une moitié de royaume que pas de royaume du tout… C’était une solution qu’elle avait déjà envisagée, jadis, quand elle rêvait, si l’Austrasie lui échappait, de gouverner l’Espagne, sa patrie, à travers Ingonde et Hermenégilde, Chlodoswinthe et Reccared, ou bien Athanagild.
Pour Brunehilde, l’identité des détenteurs officiels du pouvoir avait peu d’importance. L’essentiel était qu’elle l’exerçât.
Notes
1On ne peut d’ailleurs que partager l’opinion de Bruno Dumézil quand il explique cette quête incessante du pouvoir par la nécessité pratique d’assurer sa position et survivre. Face à cela, peu importent les moyens employés. Toutes les femmes de pouvoir de l’époque furent, peu ou prou, confrontées au même choix et obligées, pour compenser leur faiblesse et la misogynie de leurs contemporains, d’user des armes à leur portée. Brunehilde n’est pas une exception.
2Grégoire était accompagné d’un autre évêque, prénommé Félix, dont l’évêché n’est pas précisé.
3Pour bien saisir les raisons du courroux de Gontran et les éventuelles arrière-pensées de Maurice, il faut se souvenir que la dynastie mérovingienne, à l’origine, a précisément tiré sa légitimité du pouvoir impérial. Intelligent, Childéric, le père de Clovis, a demandé à Constantinople des titres impériaux de général. Clovis en a fait autant, devenant patrice, puis consul, ce qui lui a permis de se débarrasser de son rival, le patrice Syagrius de Soissons, en charge de la Romania. Ce n’est que son pouvoir solidement établi qu’il a abandonné cette politique de fausse obéissance et de dépendance apparente vis-à-vis de l’empire. Ses fils se sont bien gardés, à sa mort en 511, de réclamer confirmation de leur royauté et de leur pouvoir par l’empereur, ses petits-fils pareillement. Gontran n’a donc pas fatalement tort d’interpréter le geste comme une tentative d’ingérence dans les affaires franques et une volonté d’assujettissement, même apparent, de la dynastie mérovingienne au Basileus.
4Histoire des Francs, IX, 25.
5Ce sera finalement la princesse Théodelinde de Bavière, fille du troisième lit de la reine Vuldetrade d’Austrasie, Mérovingienne de second choix, et ancienne fiancée de Childebert.
6C’est en tout cas ce que Venance Fortunat, plus sentimental que la reine, lui avait fait écrire à Constantinople.
7Histoire des Francs, IX, 20.
8Pluriel de Tiern, chef de guerre et chef de clan.
9Ce dernier, et le détail mérite d’être relevé, est aussi le parrain du petit prince Thierry d’Austrasie, ce qui n’incline pas à tenir la commission d’enquête épiscopale pour intègre et neutre.
10Histoire des Francs, X, 25.
11Ibidem.
12Roger-Xavier Lantéric se trompe quand il le décrit comme « le moins diplomate et le moins cultivé » de l’équipe. C’est tout le contraire.
13Le trafic maritime, pour longtemps encore, cesse en Méditerranée début novembre et reprend au mieux mi-février. En cas d’urgence, les Romains empruntaient les routes terrestres, par la Via Egnatia joignant Aquilée, dans le Nord-Est de l’Italie, aux provinces d’Orient. Déjà dur et périlleux au temps de l’empire triomphant, le parcours est devenu pratiquement impossible à travers des Balkans tombés sous le contrôle de peuples barbares peu accueillants.
14Histoire des Francs, X, 2.
15Les Vandales, à la différence des autres envahisseurs germaniques, avaient, par orgueil de race, refusé de se mélanger aux populations autochtones sous prétexte de préserver la « pureté » de leur sang. Bélisaire n’avait donc eu aucun mal, quand il avait repris l’Afrique, à déporter en masse vers l’Anatolie les survivants de ce peuple.
16L’équivalent de la police, les vigiles du feu, comme on les appelle toujours en Italie, étant, eux, les pompiers.
17Malgré le refroidissement des relations entre la Burgondie et Constantinople, Brunehilde avait obtenu la caution de Gontran à l’envoi de l’ambassade.
18Telle cette lettre, datée de calendes de septembre sans précision de l’année mais qui pourrait avoir été écrite entre 587 et 590 : « Nous sommes surpris, s’il est vrai que tu veuilles maintenir l’ancienne entente entre les Francs et le peuple romain, que tes actes aient si peu, jusqu’à présent, répondu à tes assurances d’amitié, renouvelées dans chacune de tes lettres, garanties par des évêques, confirmées par des serments solennels. […] Si tu souhaites véritablement notre amitié, nous désirons que tu agisses sans délai. Il ne faut pas se contenter d’une amitié qui se paie de paroles mais mettre en œuvre virilement ce que l’on a affirmé, ainsi qu’il sied à un roi. […] »
19Histoire des Francs, X, 4.
20Histoire des Francs, IX, 32.
21Sur la lancée, Septimia avouera aussi avoir empoisonné son mari pour filer le parfait amour avec le Nourricier…
22Dignitaire en charge des écuries royales. D’autres sources l’appellent connétable, ce qui revient au même.
23Chef de la chancellerie, le référendaire est aussi le garde des sceaux royaux.
24Histoire des Francs, IX, 32.
25Histoire des Francs, IX, 28.
26Ils eurent la vie sauve, mais au prix fort : Septimia fut fouettée en public, puis marquée au fer rouge sur le visage, châtiment qui défigurait et que l’Église avait, au IVe siècle, fait interdire par l’empereur Constantin, y voyant une contrefaçon diabolique de la marque spirituelle, invisible mais indélébile, laissée par le baptême sur le front des fidèles. La justice de Brunehilde tolérait donc une régression pénale contraire aux lois de Dieu. Cela fait, réduite en esclavage et ses biens confisqués, la pauvre femme fut envoyée pour le reste de sa vie tourner la meule et préparer la farine, l’une des tâches les plus harassantes qui soient, à la villa de Marlenheim. Droctulf, lui aussi fouetté, fut essorillé, réduit en esclavage et envoyé cultiver les vignes en Alsace.
27Dans la primitive Église, on ne naît presque jamais chrétien, on le devient adulte par conversion ; la question du baptême des petits enfants ne se pose donc pas. Il faut attendre l’apparition de familles chrétiennes pour que des parents se demandent s’il faut ou non donner le baptême aux tout-petits. Beaucoup préfèrent le différer, surtout s’agissant de garçons, plus exposés à commettre des péchés graves, à cause de la sévérité des pénitences réservées aux baptisés retombés dans des fautes lourdes. On ne peut s’y soumettre plus d’une ou deux fois, la récidive entraînant l’excommunication définitive. Il faut attendre l’apparition de la confession auriculaire personnelle, codifiée au VIe siècle par le clergé irlandais et protégée par un secret inviolable, pour que le péché devienne possible à expier au quotidien et que les scrupuleux, ou les malins, n’aient plus de prétexte à repousser l’administration du sacrement. Au Ve siècle, Clotilde, en faisant systématiquement baptiser ses nouveau-nés, voulait donner l’exemple. On voit que, même dans sa famille, aux générations suivantes, il n’était pas d’obligation suivi.
28Seul le petit Samson avait été baptisé à sa naissance, car sa mère pensait qu’il ne vivrait pas.
29Si l’on interprète convenablement le chroniqueur espagnol Jean de Biclar, Chronikon, 89. Certains historiens modernes veulent voir dans ce passage l’annonce d’une mort naturelle mais, dans ce cas, on ne s’explique plus une rupture de fiançailles, et d’alliance avec l’Austrasie, qui n’avait pas de raison d’être, sauf à supposer que Goïswinthe avait imposé cette politique et ce mariage à un Reccared récalcitrant, peut-être amoureux d’une autre. Cette offense au roi franc était cependant lourde de conséquences pour un motif léger.
30En droit germanique, les fiançailles, qui unissent deux familles, à plus forte raison deux dynasties, ont plus d’importance que le mariage, concrétisé par la cohabitation des époux. La rupture de fiançailles est une offense grave et l’usage est, pour la partie qui rompt, de restituer les cadeaux reçus et de compenser financièrement le tort causé.
31Histoire des Francs, X, 3.
32Les chroniques espagnoles le disent, quoique d’autres pensent qu’Athanagild survécut plusieurs années encore et mourut au seuil de l’adolescence. Ce qui est sûr, c’est qu’il disparaît des documents et des archives officiels fin 590 et n’y reparaît plus. Les relations entre Metz et Constantinople reprendront au début du VIIe siècle, après l’assassinat de Maurice.
33Marovée meurt en 591 ; l’archidiacre Platon lui succède, puis Venance Fortunat, vers 599-600.
34Fortunat emploie le verbe cruor, que d’autres poètes ecclésiastiques utilisent pour décrire les souffrances de la Vierge Marie au pied de la croix de Son Fils ; c’est un mot très fort qui signifie endurer un supplice, être à la torture. Il semble très exagéré s’agissant de Brunehilde.
35L’ivoire Barberini, aujourd’hui dans les collections du Louvre, offert par Constantinople à l’Austrasie, porte au dos l’une de ces listes des défunts de la famille royale austrasienne pour lesquels Brunehilde demandait des prières. Son second époux, Mérovée, n’y figure pas…
36Aurait-on pu, si Brunehilde avait été dévote, la soupçonner d’avoir, en 607 ou 611, fait assassiner l’évêque Didier de Vienne ?
37Même Grégoire de Tours ne trouve aucun motif à chanter la piété de la reine.
38Reggio di Calabria.
39Selon la légende, Authari aurait alors touché de la main une colonne à demi immergée, vestige antique enseveli sous les eaux à la suite d’un séisme, que l’on appelait encore, quand Charlemagne vint l’admirer, « la colonne d’Authari ».
40Belle démonstration du pouvoir féminin attachée à la veuve royale qui explique pourquoi Clotaire Ier épousait ses belles-sœurs ou ses petites-nièces, pourquoi ses fils choisissaient de les enfermer dans des monastères. Même n’appartenant pas à la famille royale par les liens du sang, et n’ayant pas d’enfant, la veuve du roi est à même de faire le prochain souverain.
41Quand Théodelinde mourut, vers 625, ses fils, catholiques, régnaient à Monza sur une Italie revenue à la foi de Rome et leur mère était saluée, depuis le pape Grégoire, comme une « nouvelle Esther ».
42Paul Diacre, Histoire des Lombards, IV, 1.
43Tous les Milanais de sexe masculin, du nouveau-né au vieillard, avaient été passés au fil de l’épée.
44Le catholicisme distingue la miséricorde corporelle, qui pourvoit aux nécessités pratiques du corps – nourrir les affamés, soigner les malades, libérer les captifs, etc. –, de la miséricorde spirituelle qui vise le bien des âmes (prier pour les morts, évangéliser, etc.).
45La date est incertaine : Noël 590 ou Pâques 591, et plus vraisemblablement cette dernière car, en choisissant la nuit de la Nativité, Gontran aurait trop fortement présenté Clotaire comme l’héritier de Clovis.
46Cela revient presque au même, le parrain étant père de substitution dans le domaine spirituel mais aussi matériel puisqu’il accepte de suppléer le père biologique s’il disparaît.
47Dans un souci d’humilité, Radegonde, fondatrice du monastère, en avait refusé l’abbatiat, et fait élire Agnès, son ancienne servante, à sa place.
48La troisième, Berthe, promise au roi du Kent, avait échappé au couvent.
49Berthoflède, née de la liaison de Caribert avec Méroflède, disparaît des sources après son entrée au couvent. Peut-être est-elle morte en bas âge ; ou elle ne voulut pas suivre sa demi-sœur et sa cousine dans leur folle entreprise.
50Les autres sont en Provence, à Arles ou dans les îles de Lérins.
51Radegonde s’était personnellement rendue un an au couvent d’Arles afin de l’étudier et l’expérimenter.
52Sans quoi, les accusations portées contre Leubovère tomberaient d’elles-mêmes.
53Clotilde prétend à l’abbatiat, du seul fait de sa naissance.
54Preuve que la vie à Sainte-Croix jouit de certains agréments, souvent inconnus à l’extérieur, Leubovère fait, en effet, construire des thermes, souci d’hygiène et de confort assez rare.
55Marovée a refusé de procéder aux cérémonies de réception des reliques de la Vraie Croix et, en 587, sitôt informé du décès de Radegonde, il est parti en tournée pastorale afin de n’avoir pas à célébrer les obsèques.
56L’Orgueilleuse. Il faut se souvenir que l’orgueil est le péché du diable pour saisir les allusions de Grégoire de Tours au démon qui s’était emparé des religieuses.
57Entre quarante, chiffre minimal avancé par Grégoire, Histoire des Francs, IX, 39, et quatre-vingt-dix.
58Histoire des Francs, X, 17.
59Brunehilde remerciera Clotilde de son aide en obtenant de Childebert qu’il lui concédât les mêmes droits que ceux reconnus aux autres princesses franques lors du traité d’Andelot. Ces clauses interdisaient que ces filles fussent enfermées au couvent sans leur consentement, protégeaient leurs libertés et leur fortune, leur assurant des revenus qu’elles géraient elles-mêmes. Clotilde put ainsi se retirer dans une villa royale où elle vécut à sa guise le restant de ses jours. Basine préféra retourner à Sainte-Croix.
60Histoire des Francs, X, 18. Grégoire fait état de deux équipes de six hommes, l’une devant se rendre à Soissons assassiner Théodebert.
61Histoire des Francs, X, 28.
62C’est par commodité que les historiens parlent de « Neustrie » afin de désigner les possessions de Chilpéric, et parce que les termes « royaume de Soissons », ou « royaume de Rouen », ne correspondraient pas à la réalité. Pourtant, c’est au baptême de Nanterre que le nom s’impose puisque Neustrie est une déformation latinisée de « Nept Reich », « le royaume du petit-fils », désignant le lot de Clotaire II.
63L’archevêque a certes été mis en cause à l’époque, mais parce que Berthefried et Ursio, ses hommes de paille, avaient été compromis dans l’affaire. Lui-même avait réussi à se tirer de la nasse contre versement de cadeaux, en fait des dommages et intérêts, au duc Loup.
64Histoire des Francs, X, 19.
65Afin d’être sûre que le maréchal ne reviendrait pas sur ses déclarations, Brunehilde avait donné ordre de le soumettre à nouveau à la flagellation dès que les plaies de la précédente séance de fouet commençaient à se fermer. À la longue, les blessures s’étaient infectées et, même si Grégoire de Tours n’en dit mot, il est probable que le malheureux mourut lentement de gangrène.
66À l’époque, la « vox populi » faisait les saints, ce qui n’allait pas sans erreur d’appréciation. En l’état actuel des procédures de canonisation, jamais Gontran ne serait porté sur les autels.
67Outre Boson, Bruno Dumézil indique le référendaire Asclépiodote, et le patrice d’Outre-Jura, Wandalmar. Et il semble que ce soit tout.
68Qu’il ne faut pas confondre avec Gontran Boson.
69Bruno Dumézil s’interroge sur la réalité de cette faveur. Syagrius, en effet, était âgé et il se peut que son rôle ait été tout de façade et destiné à rassurer à peu de frais les Burgondes.
70La chronique de Grégoire s’arrête en 591 ; il ne fait pas état de la mort de Gontran. On peut supposer que seules la fatigue et la maladie mirent un terme à son activité d’historien et de journaliste « engagé », côté austrasien. Sa passion des potins, des scandales, sa mauvaise foi, forcenée à l’occasion, nuisent un peu à sa réputation de sainteté, justifiée par une grande piété, un vrai sens de sa charge épiscopale et une charité inépuisable envers les pauvres. Malgré les réserves exprimées sur l’impartialité de son travail, l’interruption de son œuvre nous prive d’une source de renseignements irremplaçable. Les incertitudes et les blancs concernant les vingt dernières années de la vie de Brunehilde sont largement imputables à cette disparition. Il faudra désormais se contenter de la Chronique d’Outre-Jura, dite du Pseudo-Frédégaire, qui, sombrant dans l’excès contraire, ne défend que le point de vue neustrien.
71C’est ce même Landric que des chroniques tardives donneront pour l’amant de Frédégonde du vivant de Chilpéric et dont elles feront son complice dans l’assassinat d’un mari encombrant.
72Waroc’h transmettra son nom, déformé en Erec, au pays qu’il dominait, dans l’actuel Morbihan, le Bro Erec, autour d’Auray.
73Dans le même ordre d’idées, Brunehilde, quelques mois plus tard, réussira, en envoyant quelques Saxons à Rome, originaires de Saxe continentale, possession austrasienne, non des colonies de peuplement de Grande-Bretagne, à convaincre le pape Grégoire qu’elle tenait l’île sous sa domination. Poudre aux yeux mais intelligemment utilisée.
74Ils avaient appris la mort de Gontran et la fusion des deux royaumes avec plus d’un an de retard.
75Frédégaire, Chronique, IV, 52.
76Certains historiens mettent cette parenté en doute mais on ne voit pas, sans cela, pourquoi Brunehilde aurait marié Chlodoswinthe si loin et si médiocrement.
77D’autant plus indispensable que, malgré tous ses efforts, Brunehilde ne parviendra jamais à rétablir une fiscalité digne d’un État efficace. Les registres d’impositions avaient disparu ; les fonctionnaires chargés de les recréer se heurtaient à la mauvaise volonté des futurs contribuables.
78Elles ont toutefois des conséquences sur le commerce, car l’Austrasie ne mesure pas l’intérêt de contrôler le trafic maritime en Méditerranée et ne se dote pas de flotte, militaire ou commerciale, laissant à l’empire la maîtrise de la Mer intérieure.
79La « loi Gombette » ou loi de Gondebaud.
80Le viol, l’enlèvement, le mariage forcé sont assimilés à des crimes de sang, le violeur ou ravisseur passible de la peine capitale, sauf si sa victime consent librement à l’épouser.
81Cette mention, « sous serment », qui prend Dieu directement à témoin de la véracité des accusations, est destinée à protéger les innocents, peu de gens osant mentir et encourir la vengeance divine.
82L’empire romain, dont la Gaule franque conservait nombre de structures, n’avait pas ignoré la police, exercée par des vigiles urbains mais la fonction, honorable et relevant de l’armée, avait, comme d’autres sous le Bas-Empire, devenue héréditaire, été abandonnée par les hommes libres, à cause des tracas, charges et frais, qu’elle occasionnait. Des esclaves avaient pris la relève, guère motivés. Aux dires de la Decretio, ils préféraient s’entendre avec les voleurs, et toucher un pourcentage sur leurs bénéfices, que les poursuivre…
83Tel l’historien Ferdinand Lot.
84En droit romain, même les droits de l’enfant conçu mais pas encore né sont préservés. Un grand-père peut tester en faveur de l’enfant attendu par sa fille ou sa belle-fille.
85Le chantier ne sera achevé qu’en 602.
86Comme le souligne Bruno Dumézil.
87Saint Pierre échappa à la première vague de persécution néronienne, qui frappa les chrétiens de Rome à la fin de l’été 64, après l’incendie de la Ville dont ils avaient été accusés. Il fut arrêté plusieurs mois, voire plusieurs années plus tard, entre le printemps 65 et celui de 67.
88La grande crainte des papes est que les empereurs s’en emparent et que, les ayant transportées à Constantinople, ils prétendent donner la primauté au patriarche de « la nouvelle Rome », acquis à leur politique, y compris sur le plan religieux.
89Frédégaire, Chronique, IV, 15.
90Il se peut que le couple royal ne se fût pas trouvé au même endroit que Brunehilde lors du drame.
91Comme le souligne Bruno Dumézil, l’évêque de Metz se vit confier la gestion du patrimoine cévenol de Brunehilde, les paroisses données par son père pour constituer sa dot, et celui de Cambrai des terres en Périgord.
92Wintrio s’était justifié en expliquant « qu’il dormait au moment de l’attaque neustrienne »…
93Frédégaire, Chronique, IV, 17.
94Ou plutôt elle le deviendra en 600, au lendemain de la victoire emportée sur la Neustrie à Dormelles qui effacera le souvenir de Laffaux.
95L’usage militaire est de tenir pour vainqueur d’un affrontement celui qui conserve le contrôle du champ de bataille à l’issue du combat.
96Saint-Germain-des-Prés.
97L’image de Frédégonde a tant souffert de ces campagnes diffamatoires, le souvenir de la haine des deux femmes est resté si présent dans la mémoire collective, que beaucoup de gens, historiens compris, sont persuadés, comme l’auteur l’a constaté, que Frédégonde, morte avant sa rivale, la fit assassiner…
98Theophilos Simocatta, Histoires, V, 3, 6-8.
99Nonce apostolique.
100Saint Grégoire le Grand compte parmi ses ancêtres le consul Marcus Acilius Glabrio, martyrisé en 91 sous Domitien pour crime d’athéisme, c’est-à-dire conversion au christianisme.
101C’est à l’emploi de ce mot, dans son acception moderne, qui supplante, dans ses écrits et sa correspondance le terme traditionnel d’Occident, celui-ci recouvrant aussi l’Afrique du Nord romaine, désormais entrée dans la sphère d’influence byzantine, que l’on mesure l’évolution de Grégoire, et son changement de stratégie politique. Ce basculement inaugure le Haut Moyen Âge.
102Grégoire le Grand, Lettres, VI, 58.
103Brunehilde, faute de les vaincre, va s’allier aux Avars, lesquels auront tout loisir de dévaster les dèmes d’Orient. Les Slaves se mettant de la partie, Maurice sera obligé derenforcer les garnisons dans les Balkans, et n’aura pas de quoi les payer, ce qui entraînera une mutinerie. Les armées révoltées marcheront en 602 sur Constantinople, la prendront ; Maurice et ses fils seront exécutés.
104Paul Diacre, Histoire des Lombards, IV, 10.
105Frédégaire, Chronique, IV, 18.
106En fait, Chlodoswinthe, comme la fille cadette de Brunehilde, ce qui souligne probablement des liens entre la famille royale et le duc, voire un parrainage. Il était rare d’autoriser l’utilisation d’un prénom contenant la racine « Chlo », qui signifie « glorieux », commune à Clovis, Clotilde, Clodomir, Clotaire, etc., réservée à la dynastie mérovingienne.
107En droit germanique, une femme peut transmettre ses droits à la couronne, principe du « ventre de souveraineté », à son mari et ses fils. Après la mort de Clovis, Clotilde, craignant de voir ses enfants s’entre-tuer pour l’héritage, détourna leur expansionnisme vers la Burgondie, les incitant à faire valoir ses droits de princesse burgonde. L’affaire atteignit le point de non-retour avec l’assassinat du roi Sigismond de Burgondie, sa femme et ses enfants, jetés vivants dans un puits sur ordre du roi Clodomir d’Orléans, fils préféré de Clotilde. Clodomir, averti par les évêques de ne pas commettre ce crime, fut tué l’année suivante en combattant les Burgondes, ses propres enfants furent égorgés par ses frères. Pendant ce temps, les moines d’Agaune transformaient Sigismond et les siens en martyrs et entretenaient autour de leurs tombes le patriotisme.
108Selon Roger-Xavier Lantéri, il faudrait chercher là les raisons de l’hostilité des auteurs anonymes, tous Suisses burgondes, de la Chronique d’Outre-Jura, ou Chronique de Frédégaire, nom forgé en 1598 par deux érudits allemands, Freher et Scaliger, avec la première syllabe du nom de l’un et la dernière du nom de l’autre. En effet, l’essentiel du texte fut rédigé au VIIe siècle à l’abbaye d’Avenches, région où le comte Abboline avait commandé.
109Le Pays de Galles.
110Les Scots, ce sont les Irlandais, qui prennent pied à l’extrême nord de la Grande-Bretagne, vainquent les Pictes et s’implantent, donnant leur nom à la région, Scotland, l’Écosse moderne.
111Saint Aidan, moine irlandais fondateur d’un monastère au pays de Galles, finira par convaincre ses ouailles de prendre, cinquante ans après, le relais des Italiens et des Francs, et d’évangéliser les païens d’Angleterre.
112« Ce ne sont pas des Angles mais des Anges. »
113Berthe est la sœur aînée de Clotilde la Superbe, que l’on a vue prendre la tête de « la révolte des nonnes » à Poitiers.
114Saint Grégoire, Lettres, VI, 51, 58-60.
115C’était un mauvais calcul à Tours où le parachutage de l’Arverne Grégoire n’était jamais passé.
116Grégoire, qui avait horreur qu’on lui force la main, temporisa. Syagrius mourut en 599 sans avoir obtenu le pallium, que Brunehilde ne réclama point pour son successeur.
117Grégoire, quand il était entré dans les ordres, avait transformé sa maison natale, au Vicus Scauri, derrière le Colisée, aujourd’hui l’église San Gregorio Magno, en monastère placé sous la protection de saint André dont il possédait les reliques. Devenu pape, il continua à s’entourer de ses moines, dont il connaissait la piété et l’efficacité. Nombre d’entre eux devinrent les évêques réformateurs que le pape voulait pour redresser la situation.
118Saint Augustin de Cantorbéry, premier primat d’Angleterre.
119Ethelbert demandera le baptême en 597, en même temps que sa fille, Ethelberge, et le mari de celle-ci, Edwin de Northumbrie.
120Selon qu’elle se situe à douze ou treize ans, question partagée.
121Ce sera chose faite en 603.
122Ou de Frédégaire, IV, 35.
123Personne n’a jamais présenté Faileuba comme une esclave. Bilichilde l’était-elle ? En ce cas, Brunehilde marquait son mépris total à l’égard de la souche féminine, ou le chroniqueur l’a-t-il prétendue de condition servile afin de discréditer ses enfants ? La Chronique fut écrite sous le règne de Clotaire II et ses descendants, et ce roi aurait, dans l’intervalle, fait exécuter la postérité de Brunehilde. On peut aussi supposer, si Théodebert était vraiment arriéré mental, qu’aucune fille libre n’avait eu envie de l’épouser.
124Aimable, ou Digne d’amour.