XI
Le repli burgonde
En cet hiver 599-600, Brunehilde croyait-elle encore possible de conjurer le sort et d’éviter la rupture d’une unité qu’elle incarnait ? Sa décision d’attaquer la Neustrie, au printemps 600, s’inscrirait alors dans une politique de prestige destinée à mettre en évidence sa valeur et ses capacités, à faire comprendre aux deux jeunes rois, et à leur redoutable entourage, qu’il était stupide de chercher à se passer d’elle.
L’exécution de Wintrio, la reprise en main des armées qui avait suivi visaient déjà à préparer une reconquête territoriale mais une résurgence de la peste, l’été 599, dans le Midi, interdit tout mouvement de troupes du Sud vers le Nord afin d’empêcher la propagation de l’épidémie. Il fallut attendre.
L’effet de surprise, sur lequel les ducs austraso-burgondes avaient beaucoup compté, ne jouerait plus ; les espions neustriens n’étaient sûrement pas aussi nombreux à traîner dans les rues de Metz ou d’Orléans que Brunehilde aimait à le prétendre ; mais ces déplacements de corps d’armée, ces mercenaires arrivés d’outre-Rhin, les prises d’armes dans les villas rurales et les corps de ferme des leudes et des antrustions ne passaient pas inaperçus. Clotaire fut averti assez tôt pour se préparer à se défendre.
Le roi de Neustrie était maintenant un jeune homme de seize ans, qui avait eu la prudence, sur le conseil de sa défunte mère, de garder auprès de lui comme mentor et conseiller le maire du palais de Soissons, Landric, que les mauvaises langues, jadis, prétendaient l’amant de Frédégonde. L’homme était d’un dévouement absolu, que rien n’avait jamais découragé, fidèle à ce roi qu’il avait vu grandir et qu’il aimait, et possédait une vaste expérience des affaires et de la guerre. Seulement, Landric devenait vieux, et, à soixante ans sonnés, un bien grand âge alors, ses capacités diminuaient1. Cela, Clotaire ne l’avait pas compris, ou l’affection l’avait empêché d’en tenir compte. À moins qu’il n’eût confiance en personne d’autre.
Selon les renseignements en sa possession, Brunehilde visait Paris. Le prestige, toujours…
Clotaire ne commit pas l’erreur de s’enfermer dans la ville et, tandis que l’ennemi franchissait l’Yonne, il se porta vers Moret-sur-Loing. Ainsi coupait-il la voie aux Austraso-Burgondes.
Brunehilde avait tenu à accompagner ses deux petits-fils. Pour quelques mois encore, elle était la reine régente, image de l’unité du double pouvoir royal. Les troupes lui obéissaient, les ducs aussi, bon gré mal gré. Cinq ans plus tôt, Frédégonde, alors parvenue à l’âge qu’atteignait Brunehilde, avait choisi de chevaucher aux côtés de son fils jusque sur le front de l’armée, cuirassée et l’épée au ceinturon. En d’autres temps, la reine d’Austrasie lui avait donné l’exemple en venant, revêtue des attributs du pouvoir guerrier, se jeter entre les clans rivaux prêts à s’entre-tuer. Elle se souvenait encore du scandale provoqué, et de la manière dont elle avait ensuite châtié Ursio pour avoir osé la menacer. Cette époque, aujourd’hui, lui paraissait lointaine. Elle n’éprouvait plus le besoin d’affirmer sa puissance en venant défier les ducs sur le sacro-saint terrain de leurs exploits virils ; elle était au-delà de ces querelles, ou devait en donner l’impression car, au vrai, la reine n’était pas très sûre, si près de la majorité des deux garçons, de la manière dont on l’eût reçue si elle avait prétendu imposer ses volontés sur le champ de bataille.
Elle préféra s’installer dans une maison de campagne banalement appelée Villa Nova2, propriété d’un de ses lointains cousins wisigoths, d’une branche convertie au catholicisme et restée à Cahors lors des conquêtes de Clovis, Desiderius3.
De là, on embrassait toute la campagne environnante, depuis Villa Flavia4 jusqu’au vieux village gaulois perché et fortifié de Duromelon5 à l’ouest, lieu de l’affrontement6.
Dans le souvenir et dans les récits des chroniqueurs, la bataille de Dormelles prendrait des proportions épiques ; on évoquerait, ce qui répondait aux critères du genre mais pas d’obligation à la réalité, le sang coulant à flots et rougissant les eaux de l’Orvanne, avant que l’amoncellement des cadavres vînt obstruer le cours de la rivière tel un barrage macabre… Le lieu-dit en conserverait le nom de Mort Champ.
Une fois faite la part de l’exagération lyrique propre à cette littérature guerrière, Dormelles fut certainement un affrontement sauvage. Clotaire se battait pour son royaume, peut-être pour sa vie, car les mœurs familiales n’étaient point tendres. Ses hommes le savaient et ils s’accrochèrent pied à pied, tuèrent et se firent tuer pour sauver la Neustrie.
En vain… Brunehilde avait rameuté le ban et l’arrière-ban, les gardes du corps alamans de Thierry, troupe d’élite venue d’Alsace, et les supplétifs germaniques. Toute la Burgondie et l’Austrasie, renforcée de ses peuples assujettis, étaient accourues au rendez-vous de Dormelles et le nombre leur conférait une supériorité écrasante. Au bout de plusieurs heures de combat acharné, Landric comprit qu’il allait perdre la bataille et n’eut plus qu’une idée : sauver le roi.
Il donna ordre aux leudes et aux antrustions qui formaient la garde rapprochée de Clotaire d’éloigner le jeune homme et de le mettre en lieu sûr. Vieux routier des nombreux revers neustriens, le maire du palais savait qu’il était possible de récupérer les territoires perdus à la faveur d’un combat plus heureux, mais que si Clotaire se faisait tuer ce jour-là, c’en serait définitivement fini de la Neustrie car il n’était pas encore marié et n’avait point engendré de fils.
Certes, les scaldes austrasiens feraient des gorges chaudes de ce qu’ils appelleraient, moqueurs et insultants, la fuite d’un lâche, mais, en mettant son roi à l’abri, Landric préservait l’avenir. La fin de l’histoire prouverait qu’il avait eu raison.
Clotaire fila d’abord vers Paris, non pour s’y retrancher mais afin d’y récupérer le trésor royal resté dans la capitale. De là, il piqua vers les massifs boisés du Perche et du Haut Maine, régions fortement attachées à la dynastie neustrienne ; l’évêque du Mans, Bertrand, comptait parmi ses meilleurs appuis. Le débusquer dans ce pays sûr serait affaire de longue haleine et Landric se doutait que l’armée austraso-burgonde se lasserait la première de cette chasse. Il ne se trompait pas.
Une rumeur, que les fuyards avaient eux-mêmes lancée, se répandit très vite selon laquelle Clotaire s’était, dans sa fuite, arrêté à Chartres afin d’y mettre le trésor royal à l’abri. Les ducs de Théodebert et de Thierry, plus intéressés par un gros butin que par l’arrestation peu prometteuse d’un roi de Neustrie déjà dépouillé de ses biens, prirent le change avec enthousiasme. Au lieu de continuer vers Le Mans, ils assiégèrent Chartres. À en croire les « Vies » de l’évêque de l’époque, Béthari, ils ne tardèrent pas à y entrer et, n’y trouvant pas les richesses espérées, se vengèrent sur les habitants. Le prélat, qui tentait de s’interposer entre son peuple et les soudards, ou d’empêcher le pillage des sanctuaires, fut molesté, chargé de chaînes et emmené captif avec les Chartrains encore en vie. Mauvais début, que Landric avait aussi prévu : plus le nouvel occupant se ferait d’emblée haïr de l’habitant, plus la reconquête serait aisée.
Plus réaliste et expérimentée que ses petits-fils et les jeunes ducs, Brunehilde comprit tout de suite la double bévue : l’armée avait lâché la proie pour l’ombre. Maintenant, Clotaire était loin, à l’abri dans un pays de bois et de bocages impénétrables dont les populations vivaient, depuis presque trois siècles7, en état de révolte endémique contre le pouvoir. Rompus aux tactiques de la guérilla, possédant la connaissance du terrain, ces gens étaient inexpugnables, et Clotaire aussi s’il s’était mis sous leur protection. Inutile d’aller le chercher…
Quant au sac de Chartres, c’était un moyen sûr et rapide de s’aliéner les sympathies des cités de Neustrie, effrayées à l’idée de connaître un sort identique.
La reine présenta de plates excuses à l’évêque Béthari, – une plainte à Rome eût achevé le tableau… –, fit restituer tout ce qui avait été volé à Chartres, biens de l’Église et des laïcs confondus, donna ordre de libérer tous les captifs.
Cela ne ressusciterait point les morts, très nombreux car l’assaillant, au début, s’était passé les nerfs sur tout ce qui vivait, ni ne rebâtirait la ville à demi incendiée mais, eu égard aux usages ordinaires de la guerre, être vivants, libres et récupérer une partie de ce qui leur appartenait parut aux Chartrains relever du miracle. Pour un peu, ils disaient merci à leurs tortionnaires.
Brunehilde se borna à espérer que cela apaiserait les mécontentements du peuple dans la région. Quant à Clotaire…
La fuite et la disparition, momentanée, du jeune homme l’arrangeaient. Eût-il été tué à Dormelles, fût-il tombé en son pouvoir, ce qui l’eût obligée presque à coup sûr à le faire exécuter, la reine perdait un pion essentiel de sa stratégie et dont elle avait même plus besoin que jamais. Une part du sentiment national austrasien et burgonde reposait sur l’acrimonie soigneusement entretenue contre le voisin neustrien ; l’existence d’un ennemi commun restait le meilleur ciment d’unité entre les deux royaumes et les deux jeunes rois. Clotaire mort, son royaume annexé, l’Austrasie et la Burgondie retournaient à leurs vieux démons et, faute de cousin à détester, on se trucidait entre frères… Clotilde l’avait déjà saisi, qui avait incité ses fils à combattre sa famille burgonde au lieu de s’entre-tuer.
Dans l’intérêt de la régente, et afin de maintenir le plus longtemps possible un minimum d’entente entre Théodebert et Thierry, il convenait de sauvegarder Clotaire et lui laisser, symboliquement, un pays à gouverner que l’on pût légitimement haïr.
Puisque, de toute façon, le jeune roi demeurait introuvable et qu’elle n’allait pas perdre son temps à une traque inutile et sans fin, la reine préféra lui offrir la paix, la garantie de la vie sauve et même un semblant de royaume à gouverner, le long de la Basse Seine avec Rouen pour capitale8.
Comparé à ce qu’il perdait, car Brunehilde annexa tout le grand ouest à la Burgondie, de la Loire à la Marche bretonne, et la région entre Seine et Oise à l’Austrasie, ce qui donnait Noyon, et le tombeau de Clotaire Ier, aïeul éponyme du vaincu, à Théodebert, comme pour conjurer les vœux de Gontran lors du baptême de 591, le roi d’une Neustrie réduite à douze comtés, ou trois régions, avait des raisons de se plaindre.
Il s’en garda. De sa mère, il tenait une excellente connaissance des histoires de famille. Il se souvenait qu’en 561, afin de le punir d’avoir essayé de s’emparer de Paris, pendant que ses aînés enterraient l’increvable paternel, Chilpéric, son père, avait hérité d’une enclave ridicule et humiliante, inférieure en superficie aux territoires sur lesquels Clovis régnait à quinze ans. Et Chilpéric s’était refait. Comme lui, Clotaire II, ne tarderait pas à se refaire. De sa mère, le garçon avait aussi appris la patience.
Brunehilde, qui se posa en exemple de clémence et de charité, se targua d’avoir épargné le roi vaincu ; était-elle contente de ce dénouement ? Pas tant que cela. La preuve en est qu’elle laissa courir une version des événements fort éloignée de la réalité qui montrait Clotaire arrêté, prisonnier, pieds et poings liés devant elle, survivant uniquement grâce à sa compassion et sa bienveillance. Peu importait qu’elle ne sût pas où était le roi de Neustrie et qu’elle ne l’eût même jamais rencontré. Cette histoire fausse contribuerait à redessiner son image de grande chrétienne.
Cette nécessité d’apparaître clémente et généreuse lui interdit aussi de se venger, par-delà la mort, de Frédégonde. La postérité s’extasierait sur sa grandeur d’âme, s’étonnerait qu’elle n’eût point profité de l’occasion, Paris en son pouvoir, pour arracher la défunte reine de Neustrie à sa tombe en l’église Saint-Vincent et faire jeter ses restes, telles charognes, à la voirie. Ce n’était pas que l’envie lui en manquât, mais Brunehilde craignait pour sa réputation. Le geste aurait eu une connotation païenne malvenue ; certains Grands qui avaient assisté au baptême de Clotaire, à sa reconnaissance et son adoption par Gontran, risquaient de se scandaliser de voir profaner la dépouille de la mère d’un roi légitime. Et puis, quel plaisir eût-elle pris à s’acharner sur une morte ? Ce qu’elle avait espéré, si longtemps, c’était passer sa colère sur une Frédégonde bien vivante, capable de souffrir tous les tourments et toutes les avanies que la reine d’Austrasie inventerait pour elle. Il était trop tard.
Brunehilde regagna Autun. La paix négociée, sa sécurité assurée, le jeune roi d’une Neustrie fantomatique regagna Rouen. Là, son premier souci fut de prendre femme. Landric lui avait expliqué combien son pouvoir et son trône, sans héritier, demeuraient fragiles et exposés.
Il s’agissait d’une union more germanico, évidemment, ce qui, en droit royal, ne nuisait en rien aux enfants à en naître ; seule l’Église y voyait un vulgaire concubinage ; mais force est d’admettre qu’en dépit des rappels à l’ordre répétés de Rome concernant le droit canonique et le sacrement de mariage, rares étaient les évêques francs à le dire.
En 601, la concubine de Clotaire mit au monde un premier enfant, un fils, que le roi prénomma Mérovée9. Le choix de ce prénom pouvait s’interpréter de diverses manières : la plus évidente était un hommage au fondateur de la dynastie ; la seconde, plus perfide, renvoyait au demi-frère qu’il n’avait pas connu, le benjamin de Chilpéric et d’Audowère, mari éphémère de la tante Brunehilde… Ce fut ainsi que la reine d’Austrasie le comprit et la plaisanterie ne lui plut pas du tout. Elle tenait énormément à sa réputation de veuve chaste et édifiante.
Ce qui n’empêchait pas une méchante rumeur de circuler à travers la Francia : la reine mère régente couchait avec un haut fonctionnaire palatial burgonde, Protadius10.
Issu du patriciat gallo-romain de la vallée du Rhône, Protadius avait fait toute sa carrière dans l’administration du roi Gontran. Fiscaliste, espèce peu populaire, il focalisait sur lui la haine du contribuable mais aussi celle de la noblesse franque, très irritée des « préférences » manifestées par Brunehilde au personnel politique burgonde d’origine autochtone. À ces rivalités « ethniques » entre « conquérants » germaniques et indigènes se mêlait la rancœur de palatins, parvenus à des postes de responsabilité grâce à leurs relations et leurs appuis familiaux que Protadius, devenu l’un des principaux conseillers de la reine, chercha à démettre afin d’installer à leur place un personnel plus compétent quoique roturier.
L’homme, hautement impopulaire, malgré ou à cause de la protection de Brunehilde qui le poussait vers les sommets11, enflammait les jalousies autour de lui. De là à voir en lui l’amant de la souveraine quasi sexagénaire, il y avait un pas. Beaucoup le franchirent et Clotaire II n’était peut-être pas étranger à ces méchants bruits. Il rendait la monnaie de sa pièce à celle qui, autrefois, avait tant calomnié sa mère. L’arme de la diffamation se retournait contre Brunehilde. L’opinion, légère, sotte et malléable – elle en savait quelque chose pour l’avoir souvent manipulée –, ne s’interrogeait pas sur la crédibilité des contes qu’on lui servait et les gobait tout crus. Le roi de Neustrie entamait un long processus de destruction de l’image et de la réputation de la vieille ennemie de ses parents. Cela prendrait du temps mais un jour viendrait où il accuserait Brunehilde des pires forfaits sans que personne s’insurgeât contre ces dires…
Elle ne le comprit pas, ou ne mesura pas le danger. En ce début du VIIe siècle, la Neustrie, ratatinée, amoindrie, en sursis uniquement parce qu’elle le tolérait, ne l’inquiétait plus. La préoccupaient surtout le maintien de son pouvoir par-delà la majorité de ses petits-fils, et l’unité de cette royauté bicéphale. Les Mérovingiens ne pratiquaient point le partage du pouvoir et préféraient partager le royaume mais Brunehilde savait qu’il n’en allait pas partout ainsi. Burgondes et Thuringiens avaient jadis opté pour un sceptre commun entre plusieurs frères, même si l’expérience avait en général mal fini12. Surtout, elle se souvenait que les Wisigoths avaient adopté cette pratique. Son beau-père, Léovigild, avait d’abord corégné avec son frère, Liouba, auquel il avait attribué la Septimanie et il prévoyait de transmettre une double couronne à ses fils, Hermenégilde et Reccared. Certes, Liouba, prématurément décédé, n’avait pas eu le temps de se poser en rival de son aîné, et Reccared était monté seul sur le trône, de sorte que l’on ignorait comment les choses eussent tourné ; mais Brunehilde s’inspirait de cet exemple et rêvait d’une cohabitation définitive entre Théodebert et Thierry, rendue plus aisée par sa tutelle.
En dépit des manœuvres de Bilichilde, cette odieuse et ingrate intrigante prompte à oublier de quelle fange la reine l’avait tirée et qui portait si mal le prénom qu’elle lui avait choisi, cet avenir demeurait encore possible. La victoire de Dormelles avait ressoudé les deux royaumes et leurs aristocraties militaires contre l’ennemi commun. Il suffisait de poursuivre dans cette voie, en occupant les Grands, et en supprimant ceux qui, en définitive, s’avéreraient ingérables.
Les exécutions de deux chefs de guerre, l’un austrasien, Cautin, l’autre burgonde, Aegila, en 601, relevèrent de cette stratégie de la reine. Si la carrière de Cautin demeure impénétrable, comme les causes de sa mort, celle d’Aegila, duc des armées de Gontran depuis les années 580, destitué par le feu roi pour sa désastreuse campagne de Septimanie en 586 mais nommé patrice de Provence à titre de consolation, est bien connue. On peut douter que le personnage eût été aussi nul que Brunehilde voulut le faire croire. Qu’il eût été, par contre, dans la confidence de menées douteuses de la reine d’Austrasie et que celle-ci eût été désireuse, ce dont elle était coutumière, de couvrir ses traces en supprimant ses complices, expliquerait pourquoi, alors que le duc n’exerçait plus aucune fonction d’importance, elle l’impliqua dans une conjuration fumeuse, voire inexistante.
Cette malheureuse campagne de Septimanie, glorieuse pour Reccared qui avait défendu Narbonne et fait reculer l’assaillant jusqu’à Beaucaire, avait été marquée par un curieux incident : la découverte d’une correspondance supposée entre Frédégonde et Léovigild dans laquelle la reine de Neustrie et le roi de Tolède tramaient de concert l’assassinat de Childebert et sa mère. Gontran n’y avait pas cru, persuadé que Brunehilde avait fait forger les lettres prétendues. C’était probable. Aegila paya de sa tête l’aide qu’il avait apportée, sciemment ou pas, à la reine d’Austrasie.
Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Peut-être à cause de la mort de Reccared, qui disparut, jeune, vers la même époque. Il laissait le trône à un fils adolescent, Liouba II, incapable de s’imposer, qui fut assassiné dès l’année suivante13.
Bonne connaisseuse des mœurs wisigothiques, Brunehilde savait que cette accession au trône, en dehors des règles de dévolution ordinaires, d’un enfant à la légitimité fragile déplairait à tous les hommes faits de sa parenté prompts à se voir rois… L’Espagne ne tarderait pas à retomber dans les convulsions de la guerre civile. La reine comptait sur les difficultés à venir outre-Pyrénées pour assurer l’emprise franque sur le Pays basque. Ce serait une petite revanche sur les innombrables difficultés que ce peuple rebelle avait causées à son père.
La campagne de 602 dans les monts Cantabriques se solda par l’annexion à la Burgondie des territoires vascons situés sur le piémont franc. Les jeunes ducs austraso-burgondes avaient dû s’en donner à cœur joie au cours de l’expédition car les Basques, étrillés, acceptèrent de payer tribut, ce qui n’était pas dans leurs habitudes. Triomphe supplémentaire attribuable à la régente et qui profitait au double royaume.
Malgré les alarmes éprouvées quand elle constatait l’emprise de Bilichilde sur l’évanescent Théodebert, Brunehilde, qui venait de donner aux Grands l’occasion de se couvrir de gloire et d’amasser un gros butin, buts principaux de cette aristocratie guerrière, se reprit à croire à la pérennité de son pouvoir bicéphale. Le prénom qu’elle choisit alors pour le fils aîné de Thierry soulignait cette espérance. Elle l’appela Sigebert, comme son défunt époux. Les naïfs et les sentimentaux croiraient y déchiffrer la nostalgie et les regrets d’une vieille dame inconsolable encore, après presque trente ans, de la mort d’un mari adoré. Ils se tromperaient.
Les sentiments de Brunehilde envers Sigebert avaient été fort tièdes, et tout de convenance ; il ne lui avait pas fallu trois mois de veuvage pour se jeter à la tête de l’infortuné Mérovée, le séduire, s’en faire épouser et se servir de lui afin d’échapper à la captivité… On avait incontestablement connu veuve plus éplorée et plus fidèle.
Le choix du prénom du jeune prince ne relevait pas de la sphère privée, ni du sentiment, mais d’un calcul politique. Sigebert, grand-père commun de Théodebert et Thierry, ayant régné sur la seule Austrasie, son prénom appartenait en principe à la branche austrasienne de la dynastie. La nouvelle dynastie burgonde devait privilégier les prénoms des anciens souverains ou en rester aux ancêtres communs qui ne prêtaient pas à contestation. En leur préférant Sigebert, Brunehilde refusait la scission entre les deux royaumes et mettait en avant ce qui unissait, non ce qui séparait. Elle recommença l’année suivante, lors de la naissance du second fils de Thierry, qu’elle prénomma Childebert.
Le jeune homme ne s’opposa pas à ces décisions de sa grand-mère. Quant aux génitrices des deux petits princes, elles n’avaient pas leur mot à dire dans l’affaire. Instruite par le comportement de Bilichilde, dont elle avait échoué à faire une doublure de Faileuba, Brunehilde avait décidé qu’elle ne marierait point Thierry, ni ne lui donnerait de concubine officielle. Des servantes, des esclaves, à l’occasion des femmes libres, de naissance et de mœurs, prêtes à accepter une liaison avec le roi, feraient l’affaire et satisferaient les appétits charnels d’un adolescent insatiable, à l’instar de la plupart de ses ancêtres.
Coutumiers, quoique condamnés par l’Église, le concubinage, voire la polygamie royale, revêtaient, aux yeux des contemporains, une respectabilité paradoxale. On appelait reines, et ainsi en irait-il encore très longtemps14, toutes les femmes qui entraient dans la couche du roi et y restaient durablement, qu’elles lui eussent ou non donné des enfants. Qu’il y eût deux, trois, quatre, voire cinq « reines » en même temps, comme à l’époque de Clotaire Ier, ne choquait que les clercs. Et encore…
Ce qui ne tarda pas à scandaliser, dans l’attitude de Thierry II, soutenu et encouragé par une aïeule qui se posait en parangon de piété et de vertu, fut qu’il collectionna liaisons, aventures et passades mais ne se stabilisa jamais. Aucune femme ne vint prendre une place officielle à ses côtés, pas même les trois maîtresses anonymes qui lui donnèrent des fils, dont les deux aînés furent aussitôt légitimés15.
Ces coucheries multiples taillaient au roi une réputation de débauché, ce qui, autrefois, avait failli faire perdre la couronne à son ancêtre Childéric, déposé par ses guerriers parce qu’il « déshonorait leurs femmes, leurs filles et leurs sœurs ». Ainsi que les plus audacieux des hommes de Dieu finiraient par le prophétiser, une vie de scandales et d’adultères entraînerait un jour ou l’autre le châtiment divin.
Loin de tenter d’amender son petit-fils, Brunehilde haussait les épaules, repoussait critiques et avertissements. Thierry, taraudé par ses sens, occupé d’amours éphémères, jamais rassasié, jamais fixé, demeurait sous sa coupe et ne passait pas sous celle d’une jeune femme avide d’imposer son pouvoir. Il n’avait pas non plus le temps de s’intéresser aux choses sérieuses et abandonnerait encore longtemps à sa grand-mère la réalité du pouvoir. Brunehilde n’en demandait pas davantage.
L’aspect moral de la question lui était indifférent. Des enseignements de l’Église, elle ne voulait retenir que ce qui la favorisait dans le moment présent. Les foudres que quelques évêques osaient brandir sur sa tête et celle de son petit-fils ne l’impressionnaient guère, ni la menace de la damnation éternelle. Elle n’y croyait qu’à demi, ou s’imaginait, l’heure venue, pouvoir négocier son salut d’égale à égal avec le Souverain Juge16. En attendant, elle gérait l’instant. À sa guise et à son avantage. Il lui fallait conserver le contrôle absolu de Thierry II, pour la bonne raison que Théodebert était en train de lui échapper sans retour…
Qu’advint-il précisément, à la fin de l’année 60217, qui amorça le processus de séparation entre les deux royaumes, processus qui conduirait à la rupture, à la guerre fratricide, au désastre final ? Le fil des événements, en leur début, est impossible à suivre ou démêler, la Chronique d’Outre-Jura, source principale, inexploitable tant est invraisemblable la version qu’elle présente.
À l’en croire, en effet, Théodebert, ou plus sûrement ceux qui, à commencer par l’ingrate Bilichilde, le tenaient sous leur coupe, auraient chassé Brunehilde de Metz, non sans l’avoir au préalable dépouillée de tous ses biens, et, seule, sans escorte, sans amis, sans nul appui sur lequel compter, l’auraient abandonnée sur une route champenoise un glacial soir de novembre. Au terme d’une terrible errance nocturne, dans le froid coupant, sous une neige précoce, à la merci de tous les prédateurs et de tous les brigands, la vieille reine aurait tenté de gagner Arcis-sur-Aube. À bout de forces, la malheureuse allait s’écrouler sur le bord de la route quand un gueux qui passait l’avait secourue, soutenue jusqu’à sa masure, et lui avait finalement sauvé la vie. En récompense, la reine, qui s’était fait reconnaître, aurait comblé le pauvre charitable, Didier18, d’innombrables bienfaits, et donné l’évêché d’Auxerre en récompense. Le chroniqueur d’Outre-Jura, d’ordinaire indifférent à la chronologie, précise la date de cette sombre aventure : novembre 599. Et cette seule précision suffit à discréditer tout son récit.
Car, et les autres sources l’attestent, la rupture entre Théodebert et son aïeule ne put se produire avant le milieu de l’année 60219. Et il faut exclure qu’elle eût pu prendre cette dimension tragique. Théodebert n’eut pas besoin de chasser sa grand-mère de la cour messine car Brunehilde n’y résidait plus, sinon en de très rares exceptions, depuis bientôt dix ans : la majorité de son petit-fils, les jeunes leudes et antrustions devenus ses amis et dont il avait fait ses conseillers privés, tous hostiles à la vieille souveraine, l’insupportable présence de Bilichilde, cette fille de rien tirée d’un marché aux esclaves qui se prenait pour une reine, tout avait concouru à l’éloigner de son ancienne capitale.
Ce repli ne s’était pas fait en un jour, moins encore en une nuit. Il avait été préparé, orchestré, organisé ; il s’était accompagné du déménagement d’archives que la reine souhaitait conserver et de l’installation en Burgondie de personnalités qu’elle désirait garder à son service personnel. À l’automne 602, il n’était pas nécessaire de chasser Brunehilde ; il y avait belle lurette qu’elle s’en était allée de son plein gré, et ce départ, la préférence accordée aux contrées plus méridionales du double royaume, avaient irrité les particularismes régionaux. Assez pour que, quelques décennies plus tard, il en courût une version plus satisfaisante, la montrant dans une position humiliée.
Pareillement, Brunehilde ne fut pas le moins du monde spoliée de ses biens personnels. Les terres que Sigebert, lors de leur mariage, lui avait données en Rhénanie lui restèrent, comme tout ce qu’elle possédait en Austrasie, et son trésor, emporté à Autun quand elle s’y était installée, ne fut pas confisqué par Théodebert.
Quant à « l’humble Didier », s’il devint évêque d’Auxerre en 605, ce ne fut pas pour avoir secouru plus pauvre et dépouillé que lui, mais parce que Brunehilde, à cette date, profitant du décès de Grégoire Ier, en mars 604, reprit de plus belle ses petits trafics simoniaques de sièges épiscopaux et installa dans une ville où elle résidait désormais un homme à sa dévotion, l’un de ses cousins wisigoths de Cahors, celui-là même qui l’avait logée dans sa villa de la Brie, la veille de la bataille de Dormelles. Loin d’être un miséreux, Didier, prince amale par son père, héritier par sa mère d’une grande lignée gallo-romaine d’Aquitaine, possédait une fortune foncière prodigieuse, des propriétés partout dans le Midi, de Fréjus à Bordeaux, et de nombreux trésors, parmi lesquels l’un de ces plats d’argent qu’aimait tant Brunehilde, cadeau, disait-il, du grand Théodoric en personne à l’un de ses ancêtres.
Entré dans les ordres sur le tard, après un probable veuvage, désireux d’assurer son salut éternel, Didier se révéla d’ailleurs un évêque édifiant que ses ouailles porteraient sur les autels, mais ce n’était pas dans cette intention que sa cousine lui avait octroyé la mitre…
Cela établi, et démontée la romanesque fable de Frédégaire, l’on n’est guère plus avancé. Savoir ce qui n’est pas arrivé ne permet pas d’en déduire ce qui s’est réellement passé… Seul fait avéré, à compter de la fin de l’année 602, Brunehilde cessa d’exercer une quelconque influence ou jouer le moindre rôle politique en Austrasie. Elle ne s’y résigna pas d’emblée, lutta, prit ses correspondants habituels à témoin des avanies que lui infligeait Théodebert, obtint l’appui moral du pape Grégoire, mais ne reconquit point le pouvoir qu’elle avait perdu à Metz. D’autres, à défaut du jeune roi incapable, s’en étaient emparé et le tenaient ferme.
Tenace et têtue, la reine maintiendrait quelques années supplémentaires la fiction de la double couronne, continuerait à s’en octroyer le titre dans sa correspondance diplomatique et l’on feindrait d’y croire à l’étranger. Le choix des prénoms austrasiens donnés aux deux fils de Thierry, en 602 et 603, participerait encore de cette illusion20. Et même, l’année suivante, l’ouverture de négociations, très prématurées, avec la cour lombarde de Monza, en vue de l’éventuel mariage du jeune prince Adaloald, héritier de la couronne de fer, et de la fille que Bilichilde venait de mettre au monde21. Théodebert s’était-il adressé à sa grand-mère afin de resserrer les liens de l’Austrasie avec les Lombards et ainsi amorcé, grâce à cette naissance, une tentative de rapprochement, restée sans lendemain ? Brunehilde en avait-elle pris l’initiative, comme si elle gardait la haute main sur la diplomatie austrasienne, et disposé de son arrière-petite-fille au berceau ainsi qu’elle avait toujours disposé de sa postérité ? La mort de la fillette mit, dans tous les cas, un terme aux espoirs brièvement suscités. Dans les mois et les années à venir, les relations entre les deux rois et les deux royaumes iraient en se détériorant. Brunehilde, qui en voulait à Théodebert et Bilichilde, n’aiderait pas à les améliorer. La rancune n’était pas le moindre de ses défauts.
Dans l’immédiat, amère, blessée, offensée, les conditions de son éviction n’eussent-elles pas été aussi brutales que celles rapportées par le Pseudo-Frédégaire, la reine s’appliquait à éviter la reproduction de ces événements fâcheux en Burgondie et à conserver un maximum de puissance et d’influence.
À seize ans, Thierry II se révélait infiniment plus brillant que ne l’avait été son père, ou que ne l’était son frère aîné. Hormis son penchant, héréditaire, pour les plaisirs charnels, que son aïeule avait soin d’entretenir, il se révélait bon guerrier, et l’avait montré à Dormelles où il avait hardiment payé de sa personne. Déjà père de trois fils, quand Thédebert n’avait eu qu’une fille, il remplissait à l’entière satisfaction de Brunehilde deux fonctions régaliennes qu’elle ne pouvait accomplir à sa place : assurer la continuité de la dynastie et combattre sur les champs de bataille.
Souhaitait-il gouverner par lui-même ? Si elle n’avait pas veillé personnellement à l’éducation de son petit-fils, très tôt confié aux palatins du minuscule royaume alsacien, Brunehilde avait certainement pris à son égard des précautions comparables à celles dont elle avait entouré Childebert enfant et adolescent. La formation intellectuelle, historique, théologique, politique et diplomatique que ses parents lui avaient autrefois fait dispenser à Tolède, elle l’avait prudemment refusée à ses héritiers. Childebert, s’il possédait un vague bagage littéraire, et assez de latin pour saisir les vers contournés et les savants jeux de mots de Venance Fortunat, était demeuré, toute sa courte vie, d’une ignorance crasse concernant les bases de son métier de roi. Sa mère l’avait voulu et les régents ne s’étaient guère opposés à ce projet, car ils s’imaginaient conserver le vrai pouvoir auprès d’un souverain ignare.
Thierry avait dû recevoir une formation très comparable, c’est-à-dire insuffisante. Toutefois, à la différence de son père, il en était conscient. Il comprenait aussi le jeu de sa grand-mère et, s’il la laissa poursuivre ses menées, ce ne fut point chez lui paresse ni lâcheté22, mais certitude que cette tutelle ne serait pas éternelle, car la reine devenait très vieille23, et qu’il gagnait, à la subir quelques années encore, en sagesse et en expérience. L’enseignement politique que l’égoïste et prudente Brunehilde ne lui avait pas dispensé, il le recevait indirectement en la regardant agir.
L’exemple de son frère, tombé sous la coupe d’une femme intrigante qui s’était dotée d’une clientèle propre en se rapprochant des pires opposants à la politique de Brunehilde, ne le tentait pas. Élevé en Alsace, puis à Orléans, Thierry s’apercevait qu’il méconnaissait son royaume, sa géographie, ses richesses, ses problèmes, ses possibilités et ses besoins. Au contraire, établie à Autun depuis dix ans, informée de toutes parts grâce à ses puissants réseaux de clients et d’obligés, Brunehilde en possédait une vue d’ensemble. En un mot, Thierry avait besoin d’elle et l’acceptait, car il avait davantage confiance en sa grand-mère, en raison de leurs intérêts communs, qu’en ses leudes et ses antrustions. Ce choix avait un aspect vaguement humiliant, qui donnerait aux médisants l’occasion de l’accuser de manquer de caractère, mais il eut la sagesse précoce de s’y tenir. À la différence de son frère, il s’en porterait bien.
Brunehilde conserva donc en Burgondie, avec l’aval de Thierry, le pouvoir qui lui avait échappé en Austrasie. Les affaires politiques, économiques, diplomatiques, administratives et religieuses continuèrent à relever de sa compétence, et, dans une moindre mesure, les questions militaires, le rôle du jeune roi étant de se montrer sur les champs de bataille, d’y combattre le cas échéant, mais pas de décider de la guerre ou de la paix.
Marque publique de cette tutelle continuée, et acceptée, dans les titulatures officielles et les correspondances diplomatiques, Brunehilde fut citée dorénavant avant le roi Thierry II. Du vivant de Childebert, les chancelleries étrangères ne lui témoignaient point tant de déférence et s’ingéniaient à ne nommer que son fils, à croire qu’elle n’existait pas… Aujourd’hui, la reine tenait sa revanche d’amour-propre.
Curieusement, si elle maintenait Thierry en lisière, Brunehilde, en parallèle, conféra à son unique petite-fille, la princesse Théodelane, des prérogatives qu’aucune Mérovingienne n’avait encore jamais exercées.
Cette marieuse infatigable, qui donnait l’impression de n’avoir jamais trouvé d’autre intérêt à ses filles ou nièces que celui de pions à manœuvrer sur l’échiquier diplomatique européen, avait exclu Théodelane de ce jeu souvent cruel. Rien ne laissant supposer que la princesse eût été laide ou disgraciée, il faut admettre, soit que le marché matrimonial des cours barbares n’offrait aucun prince digne d’une telle alliance, soit que Brunehilde se refusait à se séparer de sa petite-fille.
Si telle était l’explication, ce choix révélait la première faiblesse affective de cette femme au cœur sec. À la mort prématurée de Faileuba, accidentellement empoisonnée en même temps que Childebert, Brunehilde s’était retrouvée en charge de cette petite fille, la seule de ses trois enfants qu’elle avait autorisé sa bru à conserver près d’elle. Peut-être avait-elle reporté sur elle le peu de tendresse dont elle était capable et avait-elle fini par s’y attacher24. Le temps passant, elle avait découvert en Théodelane les qualités qui avaient fait défaut à ses propres filles, à commencer par l’intelligence politique et le sens des affaires. Alors qu’elle se gardait de développer ces dons chez ses petits-fils, Brunehilde les cultiva chez sa petite-fille : Théodelane ne serait jamais une rivale, elle pouvait en revanche devenir une alliée précieuse.
Sans craindre apparemment de la voir s’amouracher d’un leude ou aller offrir ses droits à la couronne austrasienne au premier venu, ce qui avait été autrefois le cauchemar de Frédégonde quand sa fille, Rigonthe, hurlait qu’elle voulait un homme, Brunehilde conféra à Théodelane une indépendance exceptionnelle en lui offrant la villa d’Orbe25 en pays vaudois.
Donner à une fille de sang royal, promise au célibat définitif et qui n’éprouvait pas d’attirance pour la vie religieuse, un établissement propre à assurer son avenir financier et sa liberté n’était pas inédit. À Andelot, Brunehilde et Gontran avaient consenti ces droits à Clotilde de Burgondie, écartée de l’héritage paternel ; puis, Brunehilde en avait fait autant, lors de la révolte des nonnes, en faveur d’une autre de ses nièces, Clotilde de Paris, religieuse en rupture de ban mais qui lui avait rendu un appréciable service en calomniant Frédégonde.
La différence, ici, fut que Théodelane s’installa à Orbe nantie de fonctions officielles. La jeune fille y résida-t-elle de manière définitive ? Fut-elle chargée d’y exercer, au nom de sa grand-mère et son frère, certaines prérogatives régaliennes ? D’y représenter, par sa simple présence, l’emprise franque sur la région que travaillaient des velléités indépendantistes et une nostalgie réelle de l’ancienne dynastie burgonde ? On ne sait trop. Cette installation de Théodelane à Orbe se fit au moment où Brunehilde envoyait Thierry II en Helvétie présider, près de Genève, les cérémonies de translation des reliques de saint Victor, l’un des martyrs de la Légion thébaine de glorieuse mémoire.
Il s’agissait d’essayer d’éclipser la gloire de l’abbaye d’Agaune, sanctuaire national burgonde où reposaient saint Maurice, saint Candide, Saint Exupère et leurs compagnons, exécutés en 297 pour leur refus d’aller massacrer les chrétiens gaulois, leurs frères dans la foi. Agaune, magnifiquement restaurée et embellie après la conversion du roi Gondebaud au catholicisme, abritait, détail fâcheux, les dépouilles du roi Sigismond, canonisé par la voix populaire, et de ses jeunes enfants, vilainement occis par leur cousin, Clodomir d’Orléans. Ce tombeau focalisait toutes les rancunes locales, et un ressentiment tenace contre les Francs, auteurs de ces crimes.
Essayer d’éclipser Agaune et saint Maurice relevait moins de la piété, sauf peut-être dans l’idée de Thierry, débauché mais fervent, que de la remise au pas par d’autres moyens que les armes d’une région et d’une population mal soumises.
La princesse dut y réussir puisque Orbe deviendrait un jour l’ultime refuge des siens.
Était-ce l’œuvre de la jeune fille, ou, plus vraisemblablement, celle de Protadius, ce notable gallo-romain protégé de Brunehilde que les mauvaises langues donnaient pour son amant, nommé, en parallèle, patrice d’Outre-Jura ? Cette nomination, démonstration supplémentaire que le contrôle de la haute fonction publique appartenait toujours et uniquement à la reine mère, irrita. L’usage s’était instauré de nommer dans ces zones périphériques des natifs de la région, censés en connaître les problèmes et posséder des contacts faciles avec l’aristocratie locale. Protadius venait d’ailleurs. On ne le lui pardonnerait pas.
D’aucuns y verraient une bévue ; ce n’était pas le cas. Brunehilde savait ce qu’elle faisait et connaissait les usages ; il lui arrivait même de les respecter, comme en Bavière où les hautes charges allaient toujours à la famille ducale, d’une loyauté éprouvée. L’Outre-Jura présentait un cas de figure différent. Les élites s’y montraient de plus en plus hostiles aux Mérovingiens ; leur conférer trop de pouvoir eût constitué une faute lourde. Cela, davantage que le clientélisme, qu’elle admettait, motivait les choix d’une souveraine centralisatrice.
Brunehilde avait raison, de son point de vue, et selon un ordre des choses hérité de l’empire, mais elle ne comprenait pas que le monde changeait, que le modèle impérial, s’il inspirait d’éternelles nostalgies et des rêves de grandeur, ne correspondait plus aux nécessités de l’Europe en train de naître. Grégoire, plus intelligent et dédaigneux de son propre pouvoir, l’avait saisi et soutenait l’émergence de nouvelles entités territoriales, plus ou moins vastes, matrices des nations modernes. Brunehilde, au contraire, continuait à privilégier le maintien de grands ensembles et cherchait à les augmenter. Au risque de leur éclatement. Le mécontentement grondait autour d’elle ; elle l’ignorait. Cette mauvaise humeur n’était pas, sauf rares exceptions écrasées dans le sang, le fait du peuple, réduit au silence pour longtemps, mais celui des Grands, et la reine les méprisait. Elle se refusait à discuter avec eux, à gouverner sous leur contrôle. Cela faisait près de quarante ans qu’elle luttait contre eux et, à force d’en triompher, par la patience, la ruse ou la force, elle ne les craignait plus. Elle ne vit pas, faute de la connaître, que la jeune génération, en Austrasie comme en Burgondie, de la noblesse, franque ou autochtone26, s’irritait de sa politique et des choix qu’elle leur imposait. Or, ces jeunes hommes étaient d’une autre trempe que leurs pères et la liquidation d’une vieille femme devenue pour eux une parfaite étrangère ne leur poserait pas de problèmes de conscience.
Comme s’il était nécessaire d’aggraver le malaise et le mécontentement, Brunehilde voulut aussi, en ces premières années du VIIe siècle, engager une réforme fiscale d’envergure, qui aboutirait, si elle fonctionnait, à une meilleure rentrée des impôts. Aucune mesure ne pouvait être plus généralement impopulaire que celle-là.
Un fiscalisme délirant avait marqué la fin de l’empire, et l’avait précipitée car les populations, oppressées de toutes parts, écrasées sous le poids des charges, incapables de s’acquitter de leurs dettes invraisemblables envers l’État, menacées, faute de paiement, de voir leurs derniers biens confisqués et leurs familles vendues comme esclaves, s’étaient soulevées, quand elles ne se jetaient pas, comme cela avait été le cas en Italie lors de l’invasion lombarde, dans les bras du conquérant.
Tout cela avait abouti au chaos et, à l’immense soulagement des contribuables, la plupart des rôles d’imposition avaient disparu sans laisser de traces. Les reconstituer représentait une tâche titanesque, et passablement dangereuse, les percepteurs trouvant à l’occasion une fin prématurée pour s’être intéressés de trop près aux revenus d’une cité ou d’un particulier.
Brunehilde entendait en finir avec ce laisser-aller et rétablir une fiscalité digne de ce nom. Dans ce but, elle expédia Bertoald, le maire du palais de Burgondie en personne, faire rentrer l’impôt sur les anciens territoires neustriens annexés à la suite de la défaite de Dormelles, quatre ans plus tôt. De mauvais esprits27 susurreraient que la reine avait espéré, au passage, se débarrasser du personnage qu’elle aurait pris en grippe : un contribuable agacé peut facilement devenir méchant, à plus forte raison des centaines de contribuables.
Rumeur infondée, là encore. Brunehilde avait personnellement nommé Bertoald à la tête du palais de Burgondie et la confiance qu’elle lui portait demeurait entière puisque, l’année suivante, elle lui donnerait le commandement des armées burgondes.
La reine faisait des carrières, elle en défaisait aussi. L’évêque de Vienne, Didier, en fut la symbolique victime et permit de donner à Rome un semblant de satisfaction, dans le même temps que Brunehilde se refusait obstinément à obtempérer aux demandes du souverain pontife.
Grégoire, quoique miné par un vieil ulcère d’estomac en voie de cancérisation qui l’emporterait en 604, poursuivait sa tentative de réforme de l’Église et cherchait à l’étendre à l’ensemble de la catholicité. Il avait saisi à bras-le-corps les innombrables problèmes qui se posaient alors, cherchant à instruire un clergé qui, parfois, savait à peine les bases du catéchisme, interdire le nicolaïsme28, devenu pratique ordinaire parmi des prêtres, voire des évêques sur lesquels Rome n’exerçait plus aucun contrôle, empêcher une simonie d’une affligeante banalité largement encouragée par les souverains locaux, décidés à placer aux postes de responsabilité ecclésiastiques, lesquels entraînaient une influence prépondérante sur des cités entières, des hommes à eux, en se moquant de leurs vertus et de leurs compétences. Le pape avait également voulu, à cette fin, réunir un concile national de l’Église franque ; et s’était heurté à l’opposition tacite de Brunehilde.
La simonie représentait l’un des leviers de pouvoir favoris de la reine, Grégoire le savait, même s’il l’exprimait, dans les lettres qu’il lui adressait, avec une courtoisie dont il ne s’embarrassait pas toujours avec ses correspondants29. Brunehilde n’y renoncerait pas. Elle pouvait, cependant, à défaut de réunir un concile, occasion dangereuse offerte aux prélats de se concerter, et de tenter d’imposer leur vision de la politique franque, quand ce n’était pas d’excommunier un roi scandaleux ou peu malléable, donner à Grégoire la satisfaction de châtier un évêque accusé de donner le mauvais exemple.
Didier de Vienne servirait de victime propitiatoire et le sacrifice serait agréé, car, et Brunehilde le savait, ce prélat avait irrité Grégoire.
Parvenu à l’évêché de Vienne, prestigieux pour avoir été le siège de saint Avit, l’un des évêques qui avaient permis le mariage de Clotilde et Clovis, puis la conversion de celui-ci, à une date indéterminée30, Didier, en quoi d’ailleurs il suivait les volontés de Grégoire, avait ouvert en son palais épiscopal un scriptorium, école de formation du clergé annonciatrice des séminaires. Rien là que de louable, à un détail près, qui avait contrarié le pape : Didier, désireux de donner à ses futurs prêtres une large culture et de leur enseigner un latin plus châtié que celui qui se parlait encore, et de moins en moins, en Francia, avait inscrit aux programmes les auteurs classiques. Or, depuis plusieurs générations déjà, en Italie, dans les milieux catholiques, Cicéron, Tite-Live, Virgile, Tacite et les autres avaient été chassés de l’enseignement chrétien. Résultat déconcertant d’une loi promulguée en 363 par l’empereur Julien lors de son éphémère tentative de restauration du paganisme qui interdisait l’enseignement aux professeurs chrétiens sous prétexte qu’ayant apostasié la foi des ancêtres, ils ne comprenaient plus rien aux trésors de la culture antique. En 363, et jusque dans les milieux païens les plus convaincus, cette législation injuste avait fait scandale, d’autant qu’elle avait provoqué la démission des plus brillants professeurs de l’empire, parfois par simple solidarité envers des confrères indignement traités. Cependant, ces maîtres chrétiens et leurs élèves avaient fini par découvrir une certaine logique dans cette loi, et pensé que Dieu leur signifiait d’avoir à se consacrer tout entiers à la vraie foi plutôt que perdre leur temps à ressasser les vieux mythes mensongers. Des écrivains, des penseurs, des philosophes, des historiens chrétiens avaient surgi dans les années suivantes et, même si leurs œuvres ne valaient pas toujours celles des Anciens, dans les familles pieuses, l’habitude s’était prise de les préférer pour la formation des enfants et des jeunes gens.
Grégoire lui-même n’avait pas reçu d’autre éducation31 et s’en portait bien. Il tenait l’usage romain pour excellent, ne concevait pas que les chrétientés des Gaules en fussent restées aux traditions anciennes et il ne l’avait pas envoyé dire à Didier, sommé de bannir séance tenante l’Éneide et le reste de la bibliothèque de son scriptorium32.
Plus familier du souverain pontife et de son caractère entier, Didier eût obtempéré, ou il eût fait semblant. Il avait préféré argumenter et défendre sa position, attitude que Grégoire avait interprétée comme un défi. Depuis, Didier de Vienne n’était pas bien en cour à Rome.
Pour d’autres raisons obscures, il ne l’était pas non plus à Autun. En quoi l’évêque avait-il déplu à la reine ? Mystère impénétrable mais les rumeurs infamantes qui commencèrent à courir sur son compte vers 601 ressemblaient assez aux campagnes de diffamation que Brunehilde avait déjà orchestrées dans le passé pour qu’elle fût soupçonnable d’être à l’origine de cette entreprise de déstabilisation. Le scénario s’inspirait librement de celui utilisé en 582 contre Frédégonde et s’appuyait sur deux accusateurs en principe irrécusables, l’évêque Aridius de Lyon et un haut dignitaire, que les biographes de Didier se garderaient de nommer mais qui était, selon toute apparence, le patrice d’Outre-Jura et futur maire du palais de Burgondie, Protadius.
Les deux hommes appartenaient à l’entourage de la reine, et Protadius était même tellement de ses intimes que le soupçonner de coucher avec elle semblait vraisemblable. Quant à Aridius, il ne tarderait pas, ce qui aurait tout l’air d’une récompense, à rejoindre le cercle privilégié des conseillers royaux.
Que racontaient ces deux témoins d’une moralité au-dessus de tout soupçon ? Que Didier de Vienne entretenait des relations charnelles avec certaines dames de la haute société viennoise et qu’il avait tenté d’abuser d’une chaste matrone du nom de Justa, laquelle l’avait dénoncé à Lyon.
Il y avait du génie à accuser un prélat qui avait eu la double malchance de déplaire au pape et à la reine mère de ce crime de nicolaïsme que Grégoire avait entrepris de pourfendre. Rome était loin, les accusations à peu près invérifiables. Tout accablait Didier qu’un concile réuni à Chalon en 603 déposa sans barguigner avant de l’expédier faire pénitence au fond d’un monastère. Les évêques présents, après examen du dossier, avaient-ils cru à la culpabilité de leur frère dans l’épiscopat, ou, carriéristes forcenés, tous nommés à leurs sièges par la reine, avaient-ils préféré leur avancement et leur tranquillité à la vérité et à la justice ?
Didier de Vienne n’était pas le premier à faire l’objet de telles attaques. Dans les annales de l’Église des Gaules, on se souvenait de saint Brice, successeur de saint Martin à l’archevêché de Tours, accusé à tort d’avoir engrossé une consacrée et chassé de son siège, que sa jeunesse peu édifiante exposait aux médisances33, finalement réhabilité grâce aux aveux de sa calomniatrice et rappelé à l’épiscopat ; on se souvenait aussi de Bertrand de Bordeaux, ce vénérable vieillard que Brunehilde n’avait pas hésité jadis à prétendre l’amant de Frédégonde et le père de ses enfants…
Condamner un innocent, ou porter atteinte à sa réputation, était un accident ordinaire. Si Didier avait été une cause de scandale public, Grégoire, qui le tenait à l’œil, le lui eût reproché, et plus vertement que son goût pour les lectures profanes34. Ainsi que le hurleraient ses hagiographes35, un réexamen honnête des pièces du dossier amenait à conclure au complot politique destiné à perdre une personnalité ecclésiastique encombrante, non à la culpabilité de l’évêque.
Brunehilde, la mieux placée pour savoir de quoi il retournait, n’en éprouva pas plus de remords qu’à l’ordinaire. Elle avait besoin de donner une petite satisfaction au pape et, en lui offrant la déposition de Didier, elle pensait se l’être concilié à bon compte.
Jusqu’à quel point sa réputation, et celle des serviteurs complaisants qui favorisaient ses manœuvres, souffraient-elles de sa conduite et de sa paisible amoralité ? Davantage, certainement, qu’elle le supposait. L’exaspération, la colère, la rancune montaient autour d’elle ; elle s’obstinait à ne pas les voir.
D’autres se montraient moins aveugles et comptaient sur cette impopularité croissante pour améliorer leurs propres affaires. Clotaire de Neustrie le premier.
Le jeune roi de Neustrie, affaibli, ses terres diminuées jusqu’au ridicule, à la tête d’une armée dérisoire, conservait toutefois, à l’exemple de ses parents, l’espoir de se refaire et de récupérer ce que sa tante et ses cousins lui avaient dérobé. Il attendait l’occasion, Brunehilde la lui offrit.
Trop prompts à se croire sur leurs sujets et leurs royaumes des droits de conquête, les Mérovingiens, hormis Gontran, plus sensible à la justice que le reste de sa famille36, ne jouissaient pas d’une popularité folle parmi les populations autochtones et, dans leur immense mépris de gens qu’ils tenaient, à tort, pour une race de vaincus, ils s’en contre-moquaient. Jeune femme, Frédégonde, quoique Gauloise, ne s’était guère souciée d’améliorer le quotidien de ses compatriotes mais, peut-être, restée seule détentrice du pouvoir durant la minorité de son fils, avait-elle eu quelques gestes envers les habitants de la Neustrie. Elle y avait gagné de leur part un semblant d’affection dont Clotaire bénéficiait encore. Son éviction n’avait pas plu à ses sujets de l’Ouest, qui, au lendemain de Dormelles, alors qu’il était traqué par les troupes ennemies, l’avaient caché, protégé, mis en sûreté et dérobé à ses poursuivants. À demi celte, n’était-il pas des leurs ?
En 600, Brunehilde donnait l’impression de l’avoir compris, et aussi qu’il était nécessaire de se concilier les habitants des territoires annexés, très échaudés par les massacres de Chartres. Ces sages résolutions n’avaient pas tenu longtemps. Très vite, la reine avait décidé de ramener ses nouveaux sujets au régime commun et même de leur reprendre le peu qu’elle leur avait donné en les accablant d’impôts supplémentaires. Ce fiscalisme monstrueux ne passait nulle part, et provoquait, de Marseille à Metz, une longue lamentation. Si Austrasiens et Burgondes grognaient contre leurs souverains légitimes, accusés de les pressurer, sans considérer la tranquillité relative dont ils jouissaient depuis quelques années, les Neustriens, annexés, maltraités, appauvris par les guerres et les pillages, avaient mille fois plus de raisons de se plaindre d’être pressurés par un pouvoir qu’ils ne reconnaissaient point.
À plusieurs reprises, Clotaire avait reçu à Rouen des délégations de ses anciens sujets qui lui racontaient leurs malheurs et le pressaient d’intervenir. Il leur avait expliqué d’un air navré être impuissant à les secourir, dans l’immédiat, mais n’avait pas manqué de comparer devant eux la bénignité de son propre pouvoir à la malveillance de ses cousins. Il savait avoir tout à gagner en caressant les susceptibilités locales et les patriotismes régionaux. Tant que les Neustriens se sentiraient neustriens, leur annexion à l’Austrasie-Burgondie resterait théorique.
Une agitation sporadique, vieil héritage de la bagaude ancestrale et embryon de résistance à la mainmise de la dynastie rivale sur le pays, secouait le Nord-Ouest. En toute logique, les percepteurs venus récupérer les impôts en furent les premières victimes. En octobre 60537, Brunehilde, exaspérée, dépêcha le maire du palais de Burgondie, Bertoald, ramener le calme et lever les taxes. De gré ou de force38.
Bertoald, en aristocrate franc empli de dédain pour la populace soumise, ne jugea pas utile de s’encombrer d’une armée ; il emmena trois cents hommes : de quoi, à son idée, rosser les vilains qui tenteraient de lui disputer leurs pauvres sous et assurer la sécurité des fonds transportés. Il attachait si peu d’importance à sa mission qu’il dépêcha le gros de ses troupes vers le Cotentin tandis qu’il s’installait dans une villa rurale où il comptait s’adonner tranquille aux plaisirs de la chasse39.
Privés de la surveillance de leur chef, les hommes du fisc s’en donnèrent à cœur joie, et firent tant et si bien que la colère populaire se déchaîna.
Clotaire n’attendait que cela ; il s’était abouché avec ses anciens sujets, attendait la faute de l’adversaire qui lui rouvrirait grand les portes de son royaume perdu. Au lieu de se porter vers Coutances où sévissaient les percepteurs, il franchit la Seine, galopa vers Paris, y entra sans coup férir fin octobre ou début novembre. De là, il se dirigea vers Orléans, capitale administrative burgonde où, aux dernières nouvelles, Bertoald avait trouvé refuge. Jolie et audacieuse manœuvre qui lui permettait une incursion sur le territoire adverse et servait sa propagande.
Le maire du palais de Burgondie, avant de fermer les portes d’Orléans, avait eu le temps de prévenir Brunehilde, à Autun, de ce qui se passait et d’appeler à l’aide.
Apprendre que Clotaire se pavanait dans le palais de Julien, symbole impérial qui conférait à son détenteur une importance particulière, ne fit évidemment pas plaisir à Brunehilde mais, toujours pragmatique, elle voulut en voir le côté positif. La résurrection politique de la Neustrie redonnait un ennemi commun aux Austrasiens et aux Burgondes. Depuis le partage de 561, l’alliance entre les deux royaumes avait fonctionné sur ce principe, qui détournait leurs appétits belliqueux vers un tiers.
La reine, tout en mobilisant les troupes burgondes, adressa un message urgent à Théodebert réclamant qu’il se portât aussitôt au secours de son frère attaqué. Elle ne doutait pas de se voir obéie. Et se trompait40.
Brunehilde en restait au schéma le plus favorable à ses vues : celui où l’Austrasie et la Burgondie faisaient cause commune contre la Neustrie ; elle oubliait qu’il n’en était pas toujours allé ainsi, à son vif dépit, et que Gontran, à plusieurs reprises, inquiet des ambitions austrasiennes, avait traité avec Chilpéric. En 605, c’était l’Austrasie qui se sentait en position d’infériorité et cherchait à se débarrasser de la tutelle de la reine mère, sans trop regarder aux moyens employés ni à leurs conséquences éventuelles. Les Grands de l’entourage de Théodebert ranimèrent le vieux parti pro-neustrien et propulsèrent à sa tête les deux plus fortes personnalités de leur génération, le duc Arnoulf et le comte Pépin de Landen41.
Leur plan était simple et Théodebert, s’ils prirent la peine de le lui exposer, car le jeune homme, en général, leur abandonnait les décisions qui l’ennuyaient sans en discuter au préalable, l’approuva. L’Austrasie ne refuserait pas l’assistance que lui réclamait Brunehilde. On répondrait à la reine que l’armée se portait au secours des Burgondes, et, en effet, l’on se mettrait en marche, mais si lentement que l’on arriverait à la fumée des cierges. L’automne était déjà très avancé ; pluies et frimas rendaient les déplacements de troupes difficiles, ce qui suffirait à justifier ces retards. En parallèle, on prenait langue avec Clotaire pour lui expliquer comment Metz lui sauvait la mise et l’on trouvait un terrain d’entente avec le cousin, trop heureux de sortir de l’isolement à terme mortel où la vieille reine l’avait savamment enfermé.
L’étonnant fut que Brunehilde ne devina rien de ces tractations. Elle avait perdu contact avec l’Austrasie et sa nouvelle cour, méprisait Théodebert, ce pauvre débile à l’intelligence insuffisante.
L’un des buts austrasiens était l’affaiblissement de la Burgondie. Pour cela, une défaite militaire cuisante eût été la bienvenue. C’était trop espérer.
Clotaire et le vieux Landric, son maire du palais et premier conseiller, le savaient, eux. L’effet de surprise avait joué à fond, permis le double coup de main sur Paris, repris, et contre Orléans, ville forte devant laquelle on ne s’était pas attardé42, mais il ne fallait pas rêver. Les maigres troupes neustriennes ne feraient pas le poids face aux armées burgonde et austrasienne.
Landric, qui se souvenait de Dormelles et de la peur éprouvée quand il avait craint que Clotaire fût mort ou prisonnier, pria le jeune roi de se replier vers Rouen tant que la route était libre. Il resterait seul à la tête des guerriers et livrerait bataille, pour l’honneur et afin d’obtenir de meilleures conditions plutôt que dans l’espoir d’une vraie victoire. Il se montra tout de même assez sûr de lui pour demander à Clotaire de lui confier son fils unique, le petit prince Mérovée. L’enfant n’avait que trois ou quatre ans mais il incarnait la continuité dynastique ; sa présence sur le front de l’armée encouragerait les hommes autant que celle de son père, avec toutefois moins de conséquences graves en cas de défaite.
Clotaire y consentit. Les très jeunes enfants comptaient définitivement bien peu et leurs vies fragiles revêtaient une valeur fort relative.
Tout cela avait pris du temps. Entre le moment où Bertoald s’était enfermé dans Orléans, le 11 novembre, et l’arrivée de renforts burgondes suffisants pour contre-attaquer, plus d’un mois avait coulé. L’on approchait de Noël. Le temps de la Nativité n’avait pas encore pris, dans les consciences chrétiennes, l’importance et l’aspect affectif qu’il revêtirait par la suite ; pas assez, en tout cas, pour justifier, comme le temps pascal, une suspension des hostilités.
Le 25 décembre 605, Bertoald, enfin échappé d’Orléans, réussit à rattraper Landric, qui retraitait vers Paris, à la hauteur d’Étampes. Le maire du palais de Burgondie restait sans nouvelles des renforts austrasiens mais sa supériorité numérique, à la tête des seuls contingents burgondes, suffisait à lui donner l’avantage43.
Vouloir reconstituer la bataille d’Étampes à travers le récit tour à tour outrancier ou minimaliste du chroniqueur d’Outre-Jura relève de la gageure. Landric, bon stratège, avait gardé l’avantage du terrain et cherchait à attirer les troupes burgondes, qui surclassaient les siennes en nombre, sur un vaste terrain inondé, les pluies de ce début d’hiver ayant fait déborder les deux petites rivières voisines de la Louette et de la Chalouette. Manœuvre classique de ralentissement : l’ennemi, avec un peu de chance, s’embourberait, et, gêné par le franchissement des cours d’eau débordés, fractionnerait ses forces, ce qui donnerait aux Neustriens une petite chance d’en venir à bout en les morcelant. Ce fut d’ailleurs ce qui se produisit dans un premier temps. Landric se montra-t-il alors trop confiant ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne devina pas une manœuvre des Burgondes qui permit à ces derniers de s’emparer du camp neustrien, et du prince Mérovée, laissé en sécurité sous la tente royale.
Perdre son fils dans l’affaire faisait partie des risques que Clotaire avait acceptés mais Landric chercha, quoi qu’en eussent dit ensuite les chroniqueurs, pressés de le peindre sous les traits d’un couard, à récupérer l’enfant coûte que coûte. L’affrontement redoubla de violence, et Bertoald, le maire du palais burgonde, y périt, accident qui ne changea rien au sort de la journée.
En ce soir de Noël, Landric et les quelques survivants de sa petite armée durent abandonner le terrain et se replier vers la Seine, tandis que Brunehilde et Thierry II, qui avait paru sur le champ de bataille et en récoltait les lauriers maintenant que le maire du palais n’était plus, entraient en triomphateurs dans Paris.
Resté en leur pouvoir, l’infortuné petit Mérovée ne devait pas survivre à cette mésaventure, sans que l’on sache si Brunehilde, dans un moment d’exaspération, décida de le supprimer44, quitte à se priver d’un otage précieux, ou si le pauvre enfant périt d’une maladie hivernale.
Elle n’attacha pas d’importance à cet incident. Coupable d’un meurtre horrible, ou innocente, elle savait que la rumeur publique la tiendrait pour responsable de cette disparition. Et s’en moquait. Une reine était au-dessus de ces mesquineries.
Elle s’en moqua un peu moins quand une nouvelle autrement plus dérangeante l’atteignit et la laissa sans voix, puis en proie à une colère terrible : Théodebert venait de signer une paix séparée et un traité d’amitié avec Clotaire à Compiègne.
Le plan des Grands d’Austrasie avait fonctionné à merveille et placé la Burgondie, pourtant victorieuse, en porte à faux ; il avait aussi, mais l’aristocratie rhénane n’en avait cure, rendu au roi de Neustrie une importance perdue à Dormelles. C’était là un jeu dangereux mais, dans l’immédiat, Arnoulf, Pépin de Landen et leurs amis considérèrent uniquement l’affaiblissement escompté de Brunehilde.
La machine qui broierait sous peu la dynastie austrasienne et la descendance de Brunehilde venait, sous leur impulsion, de se mettre en branle. La reine ne le comprit pas non plus. Dans l’immédiat, son principal souci restait de calmer, et ce fut difficile, la terrible colère de Thierry.
Le sentiment d’avoir été floué de la pire manière demeurait vif chez le jeune roi de Burgondie. La défection de son aîné sur le champ de bataille ressortait de ces actes déshonorants qui ne se pardonnaient point, et peu importait que l’absence des Austrasiens à Étampes n’eût, en définitive, rien changé au sort de la bataille. Il s’agissait d’une affaire de principe. Quant à l’alliance avec Clotaire, l’ennemi intime, héréditaire, cela relevait de la haute trahison.
Livré à lui-même et à ses propres impulsions, Thierry II, à dix-sept ans, eût déclaré sur-le-champ la guerre à son frère et lui eût fait rendre gorge. Il se répandait en menaces et en imprécations, déversait contre Théodebert un flot d’ordures et d’insultes qui n’épargnaient personne, pas même leur défunte mère45.
Écho de vieilles rumeurs curiales pêchées on ne sait où, et qui, soudain, l’arrangeaient puisqu’elles faisaient de lui le seul héritier légitime de la double couronne austraso-burgonde, Thierry n’hésita pas à prétendre que Théodebert n’était pas le fils de Childebert mais celui du jardinier d’une villa royale auquel Faileuba avait accordé ses faveurs avant de devenir la concubine du souverain.
Vilain mensonge, à plus d’un titre, stupide de surcroît car il jetait un doute non seulement sur la légitimité de Théodebert mais aussi sur celle de Thierry et Théodelane, car la vertu de leur mère une fois mise en cause, les calomnies ne s’arrêteraient pas en si bon chemin. Un doute, aussi, sur l’honnêteté de Brunehilde accusable d’avoir, dans son empressement à donner des héritiers à Childebert, jeté dans le lit de ce dernier la première traînée disponible, sans voir qu’elle était déjà grosse d’un autre, ou, pis encore, de s’en être aperçue et d’avoir supposé un héritier royal… Quelques générations avaient suffi à sacraliser le sang des Mérovingiens et faire passer un bâtard de serf pour un fils de roi était un crime épouvantable46. Brunehilde le savait d’autant mieux qu’elle n’avait cessé d’accuser Clotaire et ses frères de n’être pas les enfants de Chilpéric afin de les écarter de la succession. Sa faute eût été immense si elle avait uni Childebert et Faileuba en sachant la jeune femme enceinte des œuvres d’un autre homme.
Violent et emporté, traits de caractère familiaux, mais trop jeune pour avoir appris à se contrôler, Thierry venait, par ces calomnies insanes, de se nuire à lui-même. Au lieu de mesurer sa faute, il se répandit47 en reproches contre sa grand-mère : pourquoi, elle, fille de roi, qui avait veillé à marier ses filles à des rois, n’avait-elle pas eu le même souci des mariages de son fils et de ses petits-fils ? Certes, « le verrat anoblissait la truie » et l’on n’en était pas moins prince pour être né d’une fille de rien, mais n’eût-il pas mieux valu, dans l’intérêt de la dynastie, choisir des génitrices de haute naissance, vierges, pures, chastes, insoupçonnables ? Pour le calmer, Brunehilde, à contrecœur car elle avait toujours fait en sorte d’éviter de se donner des rivales, accepta de négocier pour lui une union royale digne de ce nom.
Cette promesse contribua à calmer l’irascible Thierry et, au printemps 606, les épouvantables menaces qu’il proférait à l’encontre de son frère et les rumeurs de guerre entre Burgondie et Austrasie se turent. La concorde n’était pas revenue entre les royaumes et les rois, certes, mais les esprits s’étaient suffisamment apaisés pour que l’on pût envisager de discuter sereinement des motifs de querelles et leur chercher des solutions négociées.
Les deux souverains acceptèrent de se rencontrer près de Noyon, à la villa royale de Quierzy48.
Du moins était-ce la version officielle. Il se peut, en effet, que Thierry, rancunier, trait hérité de sa grand-mère, eût roulé d’autres projets et qu’en acceptant de se rendre à un plaid, il eût en fait espéré profiter de l’occasion de pénétrer en armes sur les terres de son aîné pour s’emparer de cette zone autour de Noyon qui marquait la frontière entre Austrasie et Neustrie. L’idée n’était pas sotte. Comment plus efficacement rompre l’alliance de Clotaire et Théodebert qu’en s’emparant de la rive de l’Oise, ce qui les mettrait dans l’impossibilité de communiquer et s’entendre sans que les Burgondes en fussent avertis ? La réussite semblait d’autant plus assurée que les Austrasiens, confrontés à des soulèvements en Saxe, avaient été obligés d’y envoyer le gros de leur armée. Thierry ne pensait donc pas faire front à une forte résistance, ni avoir à redouter une contre-attaque rapide.
Cette traîtrise, qu’il estimait justifiée puisqu’il répondait à la félonie de son aîné par une autre, lui avait-elle été soufflée par le nouveau maire du palais, Protadius ? On le dirait mais il est permis d’en douter.
Protadius, sauf à supposer qu’il eût abusé de sa confiance, véritable exploit tant la reine était méfiante, était l’homme de Brunehilde. Il lui devait tout, elle avait fait sa carrière.
Ce bel homme dans la force de l’âge, fin, distingué, cultivé, dont la conversation plaisait à la reine qui aimait s’entretenir longuement avec lui, au risque de laisser supposer une liaison amoureuse, appartenait à une famille gallo-romaine modeste qui n’avait pas su ou pu s’allier avec la noblesse burgonde ou franque. À ce titre, on le tenait pour un parvenu et l’on attribuait sa réussite à de honteuses complaisances envers une vieille femme. Détesté des Grands de Burgondie, qui ne lui pardonnaient pas d’être devenu patrice d’Outre-Jura, puis maire du palais, fonctions traditionnellement réservées à l’aristocratie, Protadius avait encore trouvé moyen de se mettre à dos le peuple et le clergé parce qu’il poursuivait l’impopulaire politique fiscale voulue par la reine et tentait de refuser aux évêques les exonérations d’impôts qu’ils réclamaient49.
Détesté de tous pour ces diverses raisons, Protadius n’existait que par la faveur de Brunehilde ; il eût été fou de la perdre en encourageant Thierry à se lancer dans une expédition militaire punitive contre l’Austrasie déguisée en conférence au sommet. Si va-t’en guerre il y avait dans l’entourage du roi de Burgondie, Protadius avait peu de chances d’en faire partie mais beaucoup de gens avaient intérêt à sa mort et, quand la situation se tendit, le maire du palais en fut l’unique victime.
Car la situation se tendit et rien ne se passa comme Thierry, passionné et inexpérimenté, l’avait imaginé.
Le déploiement de forces qui l’accompagnaient n’avait pas, dans un premier temps, alarmé les Grands de Burgondie ; il faisait partie du jeu d’intimidation habituel : il était sage de rappeler à la partie adverse que l’on possédait, si nécessaire, les moyens de se défendre50. Cela facilitait les négociations.
Une fois le campement installé à Quierzy, où Théodebert n’était pas encore arrivé, Thierry aurait jeté le masque et annoncé le véritable but de l’expédition : Noyon, ancienne capitale du grand Clotaire où il reposait aux côtés du bon saint Médard. À la vive surprise du jeune roi, cette nouvelle ne provoqua pas la satisfaction espérée. Au contraire, les seigneurs burgondes manifestèrent une vive désapprobation. Pour eux, le lâchage des Austrasiens à Étampes, dont Thierry faisait un casus belli, avait représenté une bonne affaire : ils avaient pu garder tout le butin, et en avaient profité, mauvaise habitude qui ne leur passait pas, pour piller tout leur saoul le plat pays alentour. En plus, ils y avaient gagné en gloire et en réputation militaires, ce qui était toujours bon à prendre. Ils ne voyaient donc aucune raison de déclencher un conflit contre l’Austrasie.
C’était la voix de la sagesse et Thierry, un peu dégrisé, commençait à l’entendre. Il comprenait aussi qu’il ne ferait pas la guerre sans l’appui de ses généraux et ses ducs. Restait à se tirer de là sans perdre la face. Assez piteusement, le jeune roi aurait alors accusé Protadius d’être l’instigateur du projet et de n’être venu, à la demande de sa grand-mère, qu’afin de le mettre en œuvre. Mensonge éhonté que ces hommes, trop heureux de trouver un prétexte à débonder leur haine contre le maire du palais, saisirent au vol. Puisque le rôle de Protadius consistait à déclencher un conflit dont ni le roi ni les chefs de guerre ne voulaient, le meilleur moyen d’y couper court était de supprimer le semeur de zizanie ! Tel fut le verdict rendu par le duc Wolf, qui venait de succéder à Protadius comme patrice d’Outre-Jura51.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le malheureux Protadius, qui jouait tranquillement aux tables52 sous sa tente, fut assailli par un groupe armé, et massacré. Thierry, horrifié des conséquences de son mensonge, avait bien essayé d’intervenir et envoyé des officiers au secours du maire du palais, chargés de le mettre à l’abri, mais ceux-ci prirent fait et cause pour les assassins et affirmèrent que le roi en personne venait de confirmer l’ordre d’exécution…
Protadius mourut donc. Sur ce, et les Austrasiens étant arrivés dans l’intervalle, en force, eux aussi, Wolf et les autres leudes conduisirent Thierry aux réunions du plaid comme si de rien n’était et les deux frères, par l’intermédiaire de leurs Grands, parvinrent à se réconcilier, ou à faire semblant.
La mort imméritée de Protadius avait, certes, évité, à brève échéance, un conflit fratricide, et c’était d’ailleurs l’argument que le duc Wolf, parodiant l’Évangile, mettrait en avant afin de la justifier53, mais elle était lourde de conséquences. Thierry n’avait pas su imposer sa volonté à ses chefs de guerre ; pis encore, il les avait laissés, sans les châtier, assassiner l’un de ses meilleurs soutiens. On en revenait à l’époque lointaine, que Clovis s’était empressé de clore en abattant les têtes trop fières, où guerriers, leudes et antrustions se croyaient dépositaires de la légitimité royale, autorisés à faire ou défaire le roi selon leurs envies. Une part de la sacralité de la dynastie venait d’être mise à mal.
Les choses ne se fussent sans doute point passées ainsi en présence de Brunehilde mais, en ce printemps 606, la reine avait renoncé à se rendre au plaid de Quierzy.
Était-elle fatiguée, en mauvaise santé ? S’était-elle, après avoir écarté leurs mères respectives, prise d’une telle affection pour ses arrière-petits-enfants, découvrant sur le tard les joies du pouponnage, qu’elle ne se résolvait pas à les quitter longtemps et avait préféré rester auprès d’eux à Autun plutôt que participer à des négociations qu’elle pensait secondaires ? Était-elle tellement remontée contre Théodebert, et plus encore contre Bilichilde, qu’elle préférait éviter de les rencontrer ? On ne sait mais son absence se révéla dramatique.
Fine politique, rompue aux conflits intestins et aux conspirations de cour pour en avoir tant déjoué, Brunehilde avait mésestimé les Farons, ces jeunes aristocrates qui se croyaient burgondes de souche et de mœurs. Elle qui se défiait des Grands d’Austrasie, ses vieux adversaires, n’avait pas soupçonné la montée de mécontentements similaires à la cour de Burgondie. Car, et elle n’en douta pas, à travers l’infortuné Protadius, « son amant », c’était elle que Wolf et ses amis avaient cherché à atteindre et même à abattre. On frôlait la tentative de coup d’État.
Il avorta. Les assassins de Protadius avaient agi dans l’urgence, sauté sur une occasion qui se présentait de dépêcher un rival honni ; n’avaient pas songé à la suite. Thierry n’était pas mûr pour se passer de son aïeule, et il n’en avait pas envie. Il lui arrivait de s’irriter de la pesante tutelle de la vieille reine mais il avait encore besoin de son entregent, ses relations diplomatiques, son expérience. Le jour viendrait toujours assez tôt où Brunehilde disparaîtrait, accablée par l’âge, la maladie et s’effacerait de la scène.
Or, si Wolf et les siens avaient osé défier le jeune roi, opposer leur volonté à la sienne, ils savaient pertinemment ne pouvoir se passer de lui, ni lui substituer un autre Mérovingien. Ses fils étaient trop petits ; son frère ou son cousin eussent, quant à eux, privilégié leurs aristocraties locales au détriment des Burgondes. L’assassinat de Protadius satisfit des mécontentements mais n’entraîna nul bouleversement politique à la cour burgonde, où l’on en revint au statu quo ante.
Brunehilde ravala sa colère et ses désirs de vengeance et nomma un remplaçant au défunt maire du palais.
Son choix se porta de nouveau sur un haut dignitaire curial, lui aussi de souche gallo-romaine, Claudius, qui partageait avec Protadius une vaste culture et le goût des conversations intellectuelles raffinées. La ressemblance s’arrêtait là, car Claudius souffrait d’une obésité si prononcée qu’il n’inspirait plus de désir à personne, pas même à une sexagénaire ; incapable de monter à cheval, et presque de marcher, il ne ferait d’ombre à personne. D’ailleurs, ce n’était point dans son caractère aimable et conciliant54.
Claudius, lui aussi, était un « homme de la reine mère » et, pour l’essentiel, même s’il y mit, par la force des choses, plus de souplesse que feu Protadius, il poursuivit une politique identique, dans ses grandes lignes. Peut-être, par prudence, afin de laisser aux colères populaires le temps de retomber un peu, mit-il moins de zèle à récupérer les impôts. Et ce fut tout.
Brunehilde avait cependant éprouvé une certaine frayeur. Quelques décisions prises après la mort de Protadius donnent l’impression qu’elle jetait du lest et cherchait à se réconcilier une partie de ceux qui faisaient l’opinion. Le rappel de l’évêque Didier de Vienne s’inscrivit dans ce changement de ligne.
Déposé à la suite d’un concile provincial, reconnu coupable, sur le témoignage intéressé de la dame Justa, et les accusations, dictées par la reine, de l’évêque Aridius de Lyon et de Protadius, le prélat venait de passer trois ou quatre ans en pénitence dans un monastère. Conformément à l’usage en pareil cas, il ne devait plus en sortir. Son rappel et la restitution de son siège épiscopal, cette même année 606, valaient réhabilitation et condamnation posthume de Protadius pour faux témoignage55.
Thierry ayant laissé mettre à mort le maire du palais, il fallait bien, faute d’évoquer les dessous du rendez-vous de Quierzy, justifier l’exécution du malheureux. Le faux témoignage sous serment solennel, à plus forte raison quand il avait porté atteinte à la réputation d’un innocent, homme de Dieu de surcroît, fournissait un prétexte décent. L’on pouvait même affirmer y voir une manifestation directe du châtiment céleste s’abattant sur l’affreux coupable.
Ce n’était pas si inexact et, par-delà une nécessité politique déplaisante, Brunehilde se sentit obligée de réhabiliter Didier parce que tout contribuait à l’innocenter.
La triste fin de Protadius, punition supposée de son parjure, survint à peu près en même temps que celle de la dame Justa, la calomniatrice qui avait accusé le saint homme de lui avoir fait des avances appuyées, et répétées. Avant de mourir, la jeune femme, saisie d’horreur devant la gravité de sa faute, terrifiée à la pensée de l’enfer, rétracta ses mensonges et disculpa Didier.
Cela n’eût pas suffi à le tirer de sa prison monastique, car aucun pouvoir n’aime à reconnaître ses torts ni avouer une erreur judiciaire ; mais, comme pour achever de l’innocenter, l’ex-évêque de Vienne se mit – en tout cas ses biographes l’affirmeraient et ils étaient sincères en l’affirmant – à multiplier les miracles autour de lui. Le Ciel ne confère pas de dons thaumaturgiques à un grand pécheur et, ainsi marqué du sceau de la sainteté, Didier ne pouvait être qu’innocent et condamné à tort. Brunehilde en prit acte, le libéra et lui rendit son siège.
Toutefois, la situation, à l’été 606, n’était pas stabilisée et la reine, ébranlée, se voyait forcée de composer avec ses opposants et ses ennemis. L’éloignement précautionneux de l’évêque de Lyon, Aredius, expédié en Espagne sous prétexte d’y négocier une union princière pour Thierry56, ressembla à une mesure de protection. Couvert du statut diplomatique, Aredius devenait intouchable et Brunehilde, en l’écartant le temps nécessaire à l’élimination des conjurés, le mettait à l’abri. Elle n’avait pas assez d’amis pour se permettre de les exposer gratuitement. En parallèle, toujours pragmatique, elle veillait à ce que cet homme précieux ne demeurât point inemployé.
Brunehilde n’avait pas changé d’opinion à propos des alliances royales ; le caprice de Thierry, dont il ne démordait point, l’agaçait. Elle se résigna à y céder, mais avec l’intention réfléchie de provoquer un échec propre à dégoûter le jeune homme des liens légitimes et des filles de roi.
Depuis 603, non sans péripéties sanglantes, la couronne wisigothe tenait, en équilibre instable, sur le front d’un certain Witteric, assassin du jeune Liouba II, fils unique de feu Reccared.
Brunehilde n’avait pas versé de larmes au décès de ses lointains cousins. Reccared, malgré sa spectaculaire conversion au catholicisme, restait le complice des malheurs d’Ingonde, le mufle qui avait rompu ses fiançailles avec Chlodoswinthe et, par-dessus tout, l’homme qui avait fait exécuter Goïswinthe. Brunehilde avait de bonnes raisons de ne pas l’aimer. Elle n’avait eu aucun scrupule à nouer des relations diplomatiques avec l’usurpateur Witteric, d’autant que celui-ci, ardent arien tant qu’il se trouvait dans l’opposition à Reccared, s’était empressé de se convertir à la foi de Rome en accédant au trône.
Cet intérêt de Brunehilde à l’égard de son Espagne natale n’était pas d’ordre sentimental et relevait, comme à son habitude, de calculs politiques. L’instabilité chronique du royaume de Tolède n’était pas une bonne chose pour ses voisins qui avaient tout à redouter des menées d’aventuriers capables, afin de s’attirer la sympathie des chefs de guerre, de se lancer dans des projets belliqueux sur le territoire franc. Soutenir Witteric revenait à assurer la sécurité de l’autre côté des Pyrénées.
À plus long terme, Brunehilde ne désespérait peut-être pas complètement, si la situation empirait en Espagne, de ramener sur le trône d’Athanagild l’un de ses arrière-petits-fils, dépositaires d’une légitimité relative. Thierry avait maintenant quatre garçons, de quatre maîtresses différentes car, tout en exigeant de contracter une alliance royale, il continuait à collectionner les passades amoureuses sans lendemain. Rêver d’en établir un à Tolède revenait à renouer avec de vieux projets, rompus un à un au fil des ans et des déboires de la monarchie wisigothique.
La Francia avait tout à gagner à se positionner ainsi outre-monts, la reine le savait.
Pourtant, Brunehilde, tout en plaçant ses pions, travaillait au sabotage de cette alliance. Le choix de la princesse Ermenberge, qu’elle demanda en mariage pour Thierry, n’était pas innocent. Selon les informateurs que la reine comptait encore à Tolède, cette jeune fille n’était pas remarquablement jolie et ce défaut suffirait à très vite en détourner son petit-fils, amateur de beautés… Celle-là ne deviendrait pas une rivale ; elle y veillerait.
Égoïste, indifférente aux sentiments et aux souffrances d’autrui, Brunehilde faisait bon marché de ce qu’éprouverait cette adolescente, sa compatriote, déracinée, précipitée dans la couche d’un jeune débauché d’avance décidé à la tromper, manipulée, utilisée afin de servir des ambitions et des projets auxquels elle resterait étrangère.
Se souvenait-elle qu’elle avait été dans la position de cette princesse à vendre, et Galswinthe, son aînée, aussi ? Gardait-elle mémoire de ses angoisses et ses appréhensions, des malheurs de sa sœur ? Oui, mais cela n’infléchissait point sa volonté. Tant pis pour Ermenberge…
Et pour bien d’autres. Brunehilde, quoiqu’elle s’ingéniât à paraître clémente et indulgente, n’avait jamais été tendre ni magnanime. Quand elle haïssait, elle ne haïssait pas à demi, ses rancunes étaient de longue durée, son pardon rare et intéressé. Ces défauts, travers fréquent, s’accentuaient avec l’âge. Trois puissants personnages en firent les frais en cette année 607.
D’abord, le duc Wolf, patrice d’Outre-Jura, qui, accusé de complot, fut exécuté sans autre forme de procès. L’Helvétie s’agitait et la noblesse locale rêvait d’indépendance, cela durait depuis plusieurs années déjà. Le successeur de Protadius pouvait s’être laissé entraîner dans une conjuration fumeuse ; il n’eût pas été le premier. Personne n’adhéra à cette version, toute plausible qu’elle fût et l’opinion générale fut que la reine avait fait mettre Wolf à mort afin de venger l’assassinat de Protadius, « son amant ».
Brunehilde était capable d’une telle vengeance différée. Dans l’absolu, Wolf, qui s’était dressé face aux volontés du roi, méritait pareil châtiment. Il eût été convenable de le revendiquer. La reine ne le fit pas, et commit une nouvelle erreur. D’un acte de justice royal, elle faisait une sordide histoire de rancune féminine honteuse. Son image en resta écornée.
La disgrâce d’un complice prétendu de Wolf, le duc d’Alémanie, Housseline, ou Uncelinus dans la forme latinisée de son prénom, qui sauva sa tête mais pas son intégrité physique puisqu’il fut condamné à « la mutilation » sans que le chroniqueur jugeât utile de préciser quelle partie de son anatomie le malheureux s’était vu retrancher, n’arrangea rien. S’il n’était pas exclu que Housseline eût conspiré, lui aussi, manie ordinaire des Grands, ce crime supposé pesa moins dans sa condamnation que sa présence à Quierzy lors du meurtre de Protadius, et sa participation active à la mise à mort du maire du palais.
La reine réglait ses comptes. L’évêque Aredius de Lyon revint d’Espagne vers cette date, preuve que le clan adverse avait été éliminé, et son retour, flanqué de la fiancée de Thierry, contribua quelques jours à détendre une atmosphère singulièrement alourdie.
Witteric avait consenti au mariage d’Ermenberge et du roi de Burgondie. Une alliance de prestige contribuait à lui conférer une légitimité qui lui manquait, et lui assurait des alliés, qui lui manquaient aussi. Brunehilde avait compté là-dessus pour obtenir son accord. Il avait accordé à sa fille une dot consistante, promis la cession des villages de Septimanie jadis offerts par l’Espagne à l’occasion des fiançailles de Reccared et Chlodoswinthe mais jamais remis, les noces n’ayant pas eu lieu.
L’unique exigence des Wisigoths, mais elle servit de déclencheur au désastre matrimonial à venir, avait été de préciser dans le contrat qu’Ermenberge « ne serait jamais déchue » de ses titres et de sa dignité royale. Précaution ordinaire quand il s’agissait de noces franques. Les souverains voisins connaissaient la propension des Mérovingiens à la polygamie, à la répudiation, aux infidélités. Witteric tentait de protéger sa fille. Si Thierry s’en tenait aux clauses du traité, il n’imposerait pas à sa femme des « reines » de rencontre, ni ne l’enfermerait dans un couvent sous prétexte de s’en débarrasser.
Brunehilde s’y attendait. Son père en avait fait autant jadis, et elle-même n’avait jamais omis de se précautionner contre ces revers éventuels de la fortune. Qui sait si elle n’avait pas suggéré cet article à Witteric, dans l’intention de le retourner contre lui et l’indésirable Ermenberge ? Car, indésirable, la jeune fille le fut aussitôt, en dépit d’un accueil fastueux et de réjouissances publiques d’une parfaite hypocrisie.
Ermenberge n’était ni belle ni laide57. Gentiment quelconque, elle n’avait pour elle que la fraîcheur de la jeunesse, et une innocence virginale dont Thierry, habitué aux petites gueuses expertes et inventives, s’apercevait trop tard qu’elle ne l’inspirait pas.
Cette promise, qu’il avait voulue, ne lui plaisait pas. Et pourquoi se serait-il forcé, d’ailleurs ? De ses ravissantes maîtresses, il avait déjà quatre fils, devant la loi tout à fait légitimes ; il n’existait aucune nécessité d’honorer la couche de la Wisigothe sous prétexte de perpétuer la dynastie.
Et puis, et Brunehilde ne manqua pas de le lui expliquer, histoire de lui couper toute velléité de consommer ce mariage inepte, en raison de la clause de non-répudiation, s’il commettait la sottise de connaître charnellement Ermenberge, il ne pourrait plus jamais s’en débarrasser, à moins d’imiter l’oncle Chilpéric mais la sœur de Galswinthe n’osa pas l’y inciter…
La pensée de se passer sans retour la corde au cou glaça le pauvre Thierry et, s’il épousa Ermenberge devant Dieu, il se garda d’aller, au soir de leurs noces, la retrouver dans un lit qui ne devint jamais conjugal.
L’honnêteté eût été de ne pas pousser si loin la comédie et de renvoyer la princesse à Tolède sans avoir célébré les noces mais Brunehilde fit valoir les villages de Septimanie promis en dot et toujours pas remis. Mieux valait attendre, avant de provoquer un scandale, d’avoir occupé ces territoires et d’y avoir placé des garnisons.
Jeu risqué : Thierry était un coureur de jupons invétéré et, malgré tous les inconvénients qui le poussaient à ne pas toucher sa femme, la curiosité, le besoin de conquête pouvaient l’amener, un jour ou l’autre, à consommer l’union. Or, tant qu’Ermenberge demeurait vierge, elle n’était pas reine et ne possédait aucun privilège ni titre dont elle ne pût être déchue.
La nécessité de veiller à ce que Thierry ne couchât pas avec sa femme obligea Brunehilde à un espionnage assez déplaisant, dont la pauvre Ermenberge prenait ombrage. N’y suffisant pas, la reine, qui avait des tâches plus urgentes, et un royaume à gouverner, assigna à cette surveillance sa petite-fille, Théodelane58. Empêchée de se marier par la retorse politique d’une aïeule qu’elle aimait et admirait, la princesse éprouvait une satisfaction intime à imposer à cette belle-sœur, détestée au premier regard, des frustrations équivalentes aux siennes. L’ambiance ne tarda pas à devenir irrespirable à la cour d’Autun.
La présence dans les appartements royaux de la maîtresse actuelle de Thierry, mère de son dernier bâtard, nourrisson prénommé Mérovée59, infligeait à la pauvre Ermenberge une insulte quotidienne, lui rappelant qu’elle ne risquait pas de donner à cet époux de comédie qui ne la touchait pas une progéniture légitime.
Empêchée de correspondre avec l’Espagne, peu pressée de remettre les fameuses paroisses de Septimanie et qui devait rester dans l’ignorance des malheurs de la princesse jusqu’à leur livraison, Ermenberge ne savait plus vers qui se tourner. Elle était absolument isolée, Brunehilde ayant pris soin de renvoyer le cortège ordinaire des leudes, servantes, esclaves qui accompagnaient les princesses dans leur nouvelle patrie. Épouse inviolée d’un mari invisible, sous la surveillance constante d’une belle-sœur jalouse et d’une belle-grand-mère ouvertement hostile, la jeune reine, car elle s’accrochait à ce titre et le revendiquait en raison du sacrement reçu et des promesses échangées, faute de pouvoir invoquer une consommation inexistante60, décida d’en appeler à l’arbitrage de l’Église.
Mais vers qui se tourner ? Les évêques burgondes étaient inféodés à Brunehilde, celui de Lyon, Aredius, qui avait négocié ces noces honteuses et l’avaient amenée à Autun également… Ermenberge aurait alors appelé à l’aide l’évêque de Vienne, ce fameux Didier, déposé à la suite d’une plainte pour tentative de viol, puis rétabli dans ses fonctions épiscopales après rétractation, sur son lit de mort, de sa calomniatrice61.
La réhabilitation de Didier restait pour Brunehilde un geste aussi nécessaire à l’époque que déplaisant à évoquer. Les raisons précises pour lesquelles elle détestait le prélat sont impénétrables62 ; elle l’avait sacrifié à l’amélioration de ses relations avec Rome, sur des accusations mensongères qui servaient ses intérêts politiques63, ne l’avait rappelé à Vienne que pour calmer une opinion hostile. Encore enrageait-elle d’avoir dû s’y résoudre, et attendait-elle un prétexte à le destituer derechef.
Didier ne l’ignorait point. La sagesse mondaine, quand il reçut le courrier de la reine Ermenberge lui exposant ses malheurs et réclamant son aide, conseillait de se taire et de ne pas se mêler des déplaisantes affaires intestines de la famille royale. La sagesse divine, elle, interdisait de telles prudences. Épousée devant Dieu et les hommes, la princesse wisigothe était la femme légitime de Thierry, une femme délaissée, bafouée, trahie, déshonorée par la présence sous le même toit de concubines occasionnelles ; elle était dans son droit en en appelant au jugement et au secours de l’Église.
Parvenu à cette conclusion, Didier n’hésita pas et écrivit à la cour afin de dénoncer une situation intolérable, condamner les mœurs débauchées du roi64, exiger le renvoi des maîtresses et de leurs bâtards, ainsi que la consommation des noces légitimes65.
L’évêque de Vienne était dans son rôle ; il se bornait à rappeler l’enseignement constant du catholicisme et d’autres avant lui avaient déjà admonesté pour des fautes similaires des Mérovingiens. Hélas, depuis la mort de Médard de Noyon et Germain de Paris, dans les années 560-570, l’épiscopat franc, gangrené, simoniaque, peu exemplaire, dévoué à des souverains qui assuraient sa carrière, avait désappris le courage et la franchise ; il fermait les yeux sur les errements royaux, comme les rois fermaient les yeux sur les siens.
Cette entente honteuse et tacite, que le pape Grégoire avait en vain dénoncée et condamnée, Didier osait la remettre en cause. Cela ne lui fut pas pardonné.
Dans un premier temps, le courrier comminatoire de l’évêque de Vienne demeura sans réponse et n’entraîna aucune réaction de la part de la famille royale. Thierry continua à se vautrer dans le lit de ses maîtresses. Ermenberge, la délaissée, continua de dormir seule.
Début 60866, des manifestations, qui dégénérèrent en émeutes, éclatèrent à Vienne. Le peuple avait mille raisons de se plaindre, que ce fût de la hausse intolérable des impôts ou des difficultés de ravitaillement entraînant le renchérissement du pain et des principales denrées alimentaires. Pourtant, à en croire les chroniqueurs, les Viennois ne manifestaient ni contre la vie chère ni contre les taxes mais contre leur évêque. Pourquoi ? On l’ignorait mais il est probable qu’Aredius67, depuis Lyon, sur l’autre rive du Rhône, tirait les ficelles et encolérait le peuple. Dans le même temps, ce saint homme informait Brunehilde que l’action de Didier à Vienne provoquait une agitation populaire inquiétante.
Peu après, des envoyés royaux à la tête de forces armées se présentèrent à Vienne, où le calme était revenu, et arrêtèrent Didier, dans sa cathédrale68. Ils avaient pour mission de le ramener à Autun où l’évêque comparaîtrait devant les souverains, puis devant un concile qui aurait à juger de son comportement. Cette arrestation annonçait une nouvelle disgrâce, une seconde déposition, un enfermement, définitif, dans ce monastère prison, au milieu d’une île de la Saône où Aredius avait déjà interné son ennemi. Didier, résigné, certain d’avoir accompli son devoir, ne disait mot. Il se réservait pour le tribunal ecclésiastique, la confrontation avec le roi, d’avance bien décidé à ne pas se taire et adresser à Thierry l’avertissement solennel qu’il méritait.
Était-ce cela que le roi de Burgondie et sa grand-mère tenaient à éviter ? Ou une rencontre entre Didier et Ermenberge ? Comme le cortège traversait le village de Prisciniacum69, non loin de Dijon, l’un des soldats de l’escorte, sans raison apparente, s’empara d’une grosse pierre et en fracassa le crâne de l’évêque prisonnier qui expira presque aussitôt70.
Pas plus embarrassés que cela de ce drame, les comtes qui commandaient l’escorte donnèrent l’ordre d’enterrer l’évêque là où il était tombé71 et regagnèrent Autun où ils ne reçurent aucun reproche.
Afin de couper court aux questions éventuelles qui, d’ailleurs, ne furent pas nombreuses, Brunehilde répandrait sa propre version de « l’accident ». Didier, décidément malchanceux, avait reçu une grosse pierre sur la tête en traversant le village… Tombée d’où ? Lancée par qui ? Certes, se caillasser était un jeu brutal répandu parmi les garnements de l’époque72, mais il fallait une certaine audace pour avoir pris comme cible une escorte royale ! Et une belle adresse pour avoir abattu l’évêque du premier coup !
C’était si improbable qu’une seconde version, à peine plus crédible que la précédente, fut répandue ensuite, parce que des témoins du drame bavardaient : l’un des soldats, pris d’un accès de folie, ou ruminant une rancune personnelle contre Didier, l’avait tué, certes, mais il s’agissait là d’un malencontreux incident, non de l’exécution d’une décision royale arbitraire. Les rumeurs selon lesquelles toute l’escorte avait participé à une véritable séance de lapidation et achevé Didier avec un déploiement de cruauté étaient infondées.
Quant à y voir une volonté délibérée, de la part de Brunehilde et Thierry, de se venger d’un importun, c’était ridicule !
Pas tant que cela puisque l’Église privilégia cette version, porta Didier sur les autels avec le titre de martyr et tint Brunehilde pour coupable de sa mort.
La reine s’était débarrassée d’un gêneur mais découvrait, un peu tard, que l’évêque de Vienne lui causerait plus d’ennuis mort que vivant. Jadis, elle avait accusé Frédégonde d’avoir ourdi l’assassinat de Prétextat, sans apporter la moindre preuve que sa rivale était la commanditaire de ce crime, elle-même ayant autant d’intérêt, voire davantage, que la reine de Neustrie à la disparition du prélat ; à l’époque, elle exigeait les pires sanctions contre une « sorcière » capable de s’en prendre à un homme de Dieu, exigeait des tribunaux, des bûchers pour châtier la coupable. Maintenant, c’était elle qui se retrouvait accusée de la mort d’un évêque pourvu d’une réputation de sainteté que nul n’avait jamais osé attribuer à Prétextat.
C’était fâcheux et contribuerait beaucoup à discréditer Brunehilde en Francia et à l’étranger. Elle fit mine de ne pas le comprendre. Elle éprouvait une si vive satisfaction d’avoir puni un homme qu’elle détestait qu’elle ne songea pas aux conséquences. Elles seraient pourtant considérables, par la faute d’Ermenberge.
À quelques jours, ou quelques semaines, de la mort de Didier, la princesse wisigothe fut réexpédiée chez son père. Dans l’intervalle, Witteric, ignorant les malheurs de sa fille, avait remis les paroisses convoitées en Septimanie ; il n’y avait plus de raisons de s’encombrer de l’Espagnole. Bien entendu, la Burgondie ne les restituerait point, ni la dot d’Ermenberge qui rejoignit le trésor royal. Afin de couper court aux discussions et récriminations de Witteric, Brunehilde précisa dans un courrier qu’elle lui renvoyait sa fille aussi vierge qu’au jour de son départ de Tolède et que, faute de consommation des noces, ce renvoi n’était ni un divorce ni une répudiation ; il n’offrait donc aucune voie de contestation.
Elle ajoutait l’insulte au vol et à l’inélégance mais ne s’en inquiétait pas. La reine savait Witteric en mauvaise situation. Usurpateur parmi d’autres qui n’avaient pu se maintenir sur le trône tolédan ni y faire souche, l’homme était en train de se mettre tout le monde à dos : les Hispano-Romains de souche, catholiques, qui lui reprochaient d’être un Barbare et d’avoir professé l’hérésie arienne, et les Wisigoths qui se scandalisaient de sa conversion opportuniste au catholicisme.
Il y avait peu de risques que Witteric, aux prises avec ces difficultés internes, s’amusât à venir récupérer la dot de sa fille les armes à la main.
Il s’y essaierait néanmoins, question d’honneur, et tenterait de nouer une coalition contre la Burgondie, rassemblant Théodebert, Clotaire et Agilulf le Lombard. Sans succès73. Witteric serait déposé en 610, sans avoir réussi à laver l’affront.
Ermenberge aurait plus de chance, qui parviendrait à intéresser un successeur de son père, Sisebut, à ses infortunes. Lui non plus n’avait pas les moyens de déclencher un conflit outre-monts ; par contre, tenté par la littérature, bon catholique, il entreprendrait, informé par l’éphémère reine de Burgondie, de retracer la vie et le martyre du bon Didier de Vienne, le seul, en Francia, qui se fût soucié de l’épouse humiliée du luxurieux Thierry. Brunehilde sortirait étrillée de l’aventure, sa réputation mise à mal.
La légende de la reine noire était en train de naître.
Notes
1Selon la Chronique du Pseudo-Frédégaire, Landric n’était toutefois pas un vieillard décrépit puisque, cinq ans après, le chef des armées burgondes, Bertoald, lui proposera de régler un nouveau conflit en combat singulier. Évidemment, on peut aussi imaginer que Bertoald espérait ne faire qu’une bouchée d’un sexagénaire rhumatisant et décati…
2Villeneuve-la-Guyard en Seine-et-Marne.
3Desiderius, forme latine de Désiré, francisé en Didier. Brunehilde fera de lui l’évêque d’Auxerre.
4Flagy.
5Dormelles.
6Frédégaire, Chronique, IV, 20.
7Dans les années 250, tout le nord-ouest de la Gaule, fatigué de payer des impôts pour entretenir un pouvoir romain qui n’a plus les moyens de défendre les populations locales contre les raids estivaux des Francs et des Alamans, se soulève. C’est le début de la Bagaude, mot celtique, que l’on retrouve dans le breton moderne Bagad, signifiant « rassemblement », « groupe ». Malgré une impitoyable reconquête à la fin du IIIe siècle, la pacification demeure imparfaite, les soulèvements se poursuivront de génération en génération. Frédégonde, elle-même gauloise, avait été la première à ramener un calme durable dans ces régions.
8Ce royaume ressemble à un triangle qui aurait pour pointes Rouen, Amiens et Beauvais. Au sud, la Seine sert de frontière, l’Oise à l’est, l’Authie au nord et la Manche à l’ouest.
9Datation probable, sinon certaine. La naissance du prince Mérovée est repoussée en 602 par certains auteurs qui font naître d’abord la princesse Emma.
10Frédégaire, Chronique, IV, 24.
11En 604, la reine le fait duc d’Outre-Jura, et en 605 maire du palais de Burgondie.
12Gondebaud de Burgondie assassine deux de ses frères, épargnant le plus jeune auquel il abandonne l’Outre-Jura suisse. Le père de Radegonde, coroi de Thuringe, finit assassiné par ses frères.
13Certains auteurs présentent Liouba II comme un garçon de dix-huit ans. C’est impossible puisque, fils légitime, issu d’un mariage conclu fin 589, après la rupture de fiançailles entre Reccared et Chlodoswinthe, il n’a pu naître avant 590. Il a onze ou douze ans à la mort de son père.
14Alcuin, le biographe de Charlemagne, déplore le nombre et l’influence des « colombes couronnées », jolie façon d’appeler les innombrables concubines du souverain, qui entourent l’empereur. Un siècle après, les ducs de Normandie, restés fidèles aux usages scandinaves, vivront encore de la sorte et Guillaume le Conquérant, né d’une union « more danico », à la danoise, sera regardé comme bâtard non seulement par l’Église mais par une partie de la noblesse française et normande.
15Le dernier, prénommé Corbus, déformation locale du latin Corvus, « Corbeau », ne le fut pas. Bruno Dumézil pense que cette reconnaissance devait poser problème, ou que Thierry doutait de sa paternité. Peut-être s’agissait-il d’une femme mariée… Toutefois, le roi ménagea l’avenir de ce fils putatif en lui donnant un prénom plus dynastique qu’il y semble puisque Corbus est l’équivalent de Chramne, qui signifie corbeau en francique, cet oiseau, associé à Wotan, étant bénéfique dans l’imaginaire germanique. Chramne, que l’on retrouve dans Gontran, Gundchramne, « Corbeau des Batailles », est un prénom de la dynastie mérovingienne.
16À son lit de mort, son beau-père Clotaire Ier avait eu ce mot révélateur des mentalités du temps et du milieu : « Quel est donc ce Roi des cieux qui ose faire mourir un aussi grand roi que moi ?! »
17C’est la date la plus probable. Frédégaire situe la rupture en 599, ce qui ne tient pas debout, pas plus, d’ailleurs, que sa version rocambolesque des événements. Jusqu’à l’été 602, la politique commune austraso-burgonde, portant la marque de l’autorité de Brunehilde, est évidente. L’expédition contre les Basques, durant l’été, est de son fait. À la fin de l’année, le pape Grégoire la qualifie toujours de souveraine des deux royaumes mais certains passages de ses lettres laissent entendre qu’il s’est passé quelque chose, que le souverain pontife le sait, mais croit encore possible, en tançant Théodebert, de rétablir la situation.
18Ne pas confondre saint Didier d’Auxerre avec son contemporain, dont il sera bientôt question, saint Didier de Vienne.
19Une lettre du pape Grégoire, de novembre 602 (Lettres, XIII, 7), semble toujours considérer Brunehilde comme détentrice de la double couronne, preuve que, officiellement, la rupture n’est pas consommée ; mais il est officieusement prévenu puisqu’il ne fait aucune allusion à Théodebert tandis qu’il félicite d’abondance Thierry du respect qu’il manifeste à sa grand-mère.
20Sauf à supposer que Brunehilde ait voulu mettre Metz en garde en rappelant les droits des jeunes princes burgondes à la couronne austrasienne.
21Nous ne savons rien de cette enfant morte en bas âge, pas même son prénom.
22Même le chroniqueur d’Outre-Jura est obligé de reconnaître au jeune roi des compétences et de l’intelligence. Chronique, IV, 38.
23Selon l’espérance de vie de l’époque. Brunehilde avait atteint la soixantaine ; son beau-père, Clotaire, mort à soixante et un ans, passait pour un grand vieillard. Certes, sainte Geneviève était morte à quatre-vingt-dix ans, comme saint Médard de Noyon, saint Remi à quatre-vingt-seize, mais il s’agissait d’exceptions que l’on pensait quasi miraculeuses.
24Ce devait être réciproque puisque Théodelane resta jusqu’au bout près de sa grand-mère.
25Frédégaire, Chronique, IV, 22.
26L’époque voit un curieux phénomène se développer en Burgondie. L’aristocratie, où les mariages mixtes entre patriciat gallo-romain et noblesse burgonde ont été très vite la règle, au point que le conquérant, sa religion, sa langue, ses usages se sont complètement fondus dans la population autochtone, redécouvre, ou croit redécouvrir, ses racines scandinaves. Toute une génération donne dans une burgondomanie frénétique alors qu’elle ignore à peu près tout des coutumes de ces ancêtres fantasmés. Ces jeunes gens se font appeler Farons. Ce phénomène de mode serait anecdotique s’il ne réveillait un sentiment national qui n’a jamais bien admis la fusion avec l’Austrasie. Brunehilde se retrouve donc confrontée à deux aristocraties pareillement mécontentes, quoique pour des raisons différentes.
27C’est Frédégaire qui se fait l’écho de ce méchant bruit. Chronique, IV, 24.
28Le nicolaïsme consiste, pour un prêtre ou un religieux, à vivre en concubinage, en violation de ses vœux de célibat et de chasteté.
29Grégoire, coléreux, écrasé sous le poids des responsabilités, entouré d’assistants moins intelligents et travailleurs que lui, ou moins dévoués au bien de l’Église, se laisse fréquemment aller, dans ses lettres, à leur dire ce qu’il pense d’eux en des termes assez vifs. Traiter ses correspondants de fainéant, de bon à rien ou d’imbécile ne l’embarrasse pas, quitte à s’excuser ensuite de s’être laissé emporter.
30Entre 486 et 496. Le détail n’est pas indifférent. Nommé avant 592, Didier avait été désigné par Gontran et Brunehilde pouvait souhaiter s’en débarrasser au profit d’un de ses fidèles. Après 592, il s’agit d’un de ses hommes mais elle s’est lassée de lui.
31Cela se voit tout de suite quand on le lit dans le texte. Son latin abâtardi, qui annonce déjà parfois l’italien, a perdu toute réminiscence classique, telles qu’elles apparaissaient chez les autres Pères de l’Église, aux IVe et Ve siècles.
32Saint Grégoire le Grand, Lettres, IX, 221 et XI, 34.
33Moine de Marmoutier et disciple de Martin, Brice, garçon violent et emporté, tenaillé par ses appétits sexuels, avait jeté la bure aux orties et quitté le monastère où il avait prononcé ses vœux solennels sans en avoir été relevé. Au grand scandale des Tourangeaux, et pour mieux affliger Martin, il s’était fait marchand d’esclaves et proxénète. Puis, un jour, touché par le repentir, il était revenu à son monastère, avant de suivre Martin à Tours quand il en était devenu l’archevêque. Martin lui avait alors prédit qu’il lui succéderait sur le siège épiscopal mais aurait beaucoup à souffrir pour expier ses péchés de jeunesse.
34Grégoire a, à la même époque, envoyé en Gaule, outre les missionnaires en partance pour l’Angleterre qui ont séjourné en Francia plusieurs mois, le nonce Cyriaque qui s’est intéressé de près aux mœurs du clergé et de l’épiscopat. Or, rien n’indique qu’il ait relevé quoi que ce soit contre l’évêque de Vienne.
35Si l’on tient à accabler l’évêque, l’on peut toujours souligner que ses deux biographes écrivaient à un moment où il était de bon ton de charger la mémoire de Brunehilde et de réhabiliter ses victimes, et soutenir que l’assassinat de l’évêque lui avait valu une réputation de sainteté qui n’avait peut-être pas correspondu aux années de son premier épiscopat…
36Tout est relatif, on l’a déjà dit.
37Ou 604, les chronologies sont floues.
38On s’est beaucoup demandé pourquoi la reine envoyait l’un des principaux dignitaires s’occuper de cette tâche inférieure ; on a même supposé qu’elle espérait le voir massacré par des foules en colère. Mais, si l’on admet que la situation s’était tendue dans la Beauce et le Maine, la présence de Bertoald, venu mater un début d’insurrection, s’explique mieux.
39La Chronique d’Outre-Jura parle de la villa d’Arelao. Ce peut être une mauvaise transcription d’Aurelianum, Orléans. Bertoald aurait décidé de chasser en Sologne, et la suite incline à le croire, mais Lantéri n’excluait pas qu’il puisse s’agir d’Orly.
40Frédégaire, Chronique, IV, 26.
41Lequel n’est autre que le premier des Pépinnides, aïeul de Charles Martel, Pépin le Bref et Charlemagne.
42Il faut sans doute tenir pour pure invention de Frédégaire le défi que Bertoald, enfermé dans Orléans, aurait lancé à Landric, lui réclamant un combat singulier que le Neustrien, au demeurant beaucoup plus âgé que son adversaire potentiel, aurait prudemment décliné, quitte à passer pour un lâche aux yeux de la postérité.
43Frédégaire, Chronique, IV, 26.
44Dans quelques années, Thierry fera fracasser contre un mur son neveu, le fils de Théodebert, tombé en son pouvoir. Peut-être répétait-il les choix de son aïeule.
45Frédégaire, Chronique, IV, 26. S’il faut accorder un fond de vérité à l’épisode, certainement amplifié par le chroniqueur d’Outre-Jura jusqu’à des proportions qu’il n’atteignit pas en 606, mieux vaut supposer que la campagne de dénigrement contre Théodebert, et Faileuba, vint de Thierry, non de son aïeule qui n’avait aucun intérêt à laisser calomnier sa bru puisque la honte de celle-ci rejaillissait sur elle, responsable de cette union, qui aurait laissé Childebert endosser la paternité du bâtard.
46En pareil cas, c’est ce qui était arrivé à la mère de Clotilde parce qu’il fallait écarter les princesses de la succession royale burgonde ; la reine ou princesse coupable, comme n’importe quelle femme adultère prise en flagrant délit, était noyée dans une mare ou un marécage, eaux stagnantes vouées aux divinités ténébreuses dont les profondeurs dissimulaient, selon l’imaginaire scandinave et germanique, les portes du terrifiant royaume de Hell, déesse des morts et des enfers.
47Simple hypothèse mais qui expliquerait la conclusion du mariage wisigoth l’année suivante, alors que Brunehilde avait décidé de ne pas marier religieusement son petit-fils préféré et surtout pas avec une princesse.
48Carisiacum.
49Impopulaire, certes, mais raisonnable et nécessaire ; c’est parce qu’ils n’auront plus les moyens de faire rentrer l’impôt et que le nerf de la guerre sera passé en d’autres mains que les Mérovingiens se verront, cent cinquante ans plus tard, évincés du trône en faveur des descendants de Pépin de Landen.
50Théodebert en fera autant quatre ans plus tard, lors du plaid de Seltz.
51Wolf, lui, appartient au clan habituel et il se peut qu’il ait saisi l’occasion de régler de vieux conflits avec son prédécesseur.
52Vieux jeu romain proche du trictrac.
53« Il valait mieux qu’un seul homme pérît que toute une armée ! », écho aux paroles des sanhédrites à propos du Christ : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure que tout le peuple. »
54Frédégaire, Chronique, IV, 27-29.
55Lorsque Gontran, en 584, rappelle au siège épiscopal de Rouen Prétextat, déposé par Chilpéric pour complot, détournement de fonds et concussion, il s’agit d’un désaveu des actes de son demi-frère.
56Frédégaire, Chronique, IV, 30.
57Il se serait sans cela trouvé un chroniqueur, en France, pour expliquer que Thierry avait eu raison de se débarrasser d’un laideron, en Espagne pour s’indigner qu’il eût répudié une beauté.
58La jeune fille ne séjournait donc pas en Helvétie à cette époque, ce qui pourrait donner crédit au complot de Wolf.
59Bruno Dumézil voit, dans le choix de ce prénom, un geste à l’égard de Clotaire II, dont la Burgondie souhaitait se rapprocher. Était-il cependant délicat et diplomatique de donner à cet enfant le prénom du fils de Clotaire, mort captif après la défaite de la Neustrie à Étampes ? Cela risquait plutôt de réveiller de mauvais souvenirs. On écartera la possibilité que Brunehilde eût honoré la mémoire de son « second époux ». Il faut y voir un désir de choisir un prénom commun à la dynastie.
60En droit germanique, c’est la consommation de l’acte sexuel qui fait le mariage légitime. Saint Ambroise a beau écrire que « l’on n’est pas mariés parce que l’on couche ensemble », et c’est canoniquement vrai, l’Église considère, elle aussi, l’absence de consommation comme un cas d’annulation d’une union réputée, sacrement ou pas, n’avoir jamais existé.
61L’affaire Didier de Vienne est insoluble. Les biographes de Brunehilde, en général, prennent véhémentement sa défense et récusent en bloc ses accusateurs, soulignant la partialité des sources, qu’il s’agisse de la Chronique d’Outre-Jura, très peu fiable, de Jonas de Bobbio, biographe de saint Colomban, à ce titre défavorable à Brunehilde et mal renseigné sur les événements, ou des deux hagiographes du saint, Sisebut de Tolède, successeur de Witteric, soupçonné d’avoir par principe pris la défense d’Ermenberge et accablé Brunehilde, ou de l’Inconnu de Vienne. De leur côté, les historiens ecclésiastiques s’en tiennent à la version qui fit inscrire Didier au martyrologe : assassiné sur ordre de Brunehilde et Thierry pour avoir voulu défendre la sainteté du mariage chrétien. Essayer de démêler le vrai du faux à partir de ces versions contradictoires est délicat. La version proposée ici est une hypothèse, aussi vraisemblable que possible mais invérifiable.
62On peut aussi imaginer que Didier, fin et cultivé, à qui Grégoire reprochait sa pratique des auteurs classiques, décrétant que « les mêmes lèvres ne pouvaient louer le Christ et Jupiter », avait toutes les qualités intellectuelles qui séduisaient Brunehilde et que ses autres conseillers, à commencer par Protadius et Aredius, l’avaient calomnié pour perdre un rival potentiel dans les bonnes grâces de la reine.
63L’argument selon lequel le silence de saint Grégoire concernant la condamnation de Didier démontrerait qu’il le croyait coupable et justement puni, ne tient pas. La déposition de Didier eut lieu courant 603. Le pape, en phase terminale du cancer qui l’emporta le 12 mars 604, n’était plus en état de reprendre le dossier, si tant est qu’il en eût connaissance.
64Sisebut, Vie de Didier, II, 8.
65D’après la Vie de saint Didier de l’Inconnu de Vienne, le prélat aurait écrit à Thierry qu’il « valait mieux pour lui vivre avec son épouse légitime qu’avec des concubines ». Il ne fait aucun doute, pour l’hagiographe, que cette seule phrase a signé l’arrêt de mort du prélat.
66Certaines chronologies repoussent la mort de Didier en 611 mais tout laisse supposer que le prélat fut assassiné avant le renvoi d’Ermenberge en Espagne, en 608, car la princesse, informatrice du roi Sisebut de Tolède, biographe du saint, est trop bien renseignée pour n’avoir pas été témoin, même indirect, des événements.
67Qu’Aredius ait été porté sur les autels par la vox populi, pas toujours bien informée ni inspirée, sous le nom de saint Arige, ne l’exonère pas d’actions incompatibles avec l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de la sainteté. Il n’existait alors aucune procédure d’enquête en vue d’une canonisation et plus d’une auréole distribuée à l’époque ne résisterait pas à l’examen de la Congrégation pour la cause des saints telle qu’elle fonctionne depuis des siècles.
68Acte d’une extrême gravité. La cathédrale est un espace sacré, inviolable, lieu d’asile où des hommes en armes n’ont pas le droit d’entrer, à plus forte raison pour en arracher un évêque. En droit canon, il s’agit d’un crime sacrilège. Si les comtes envoyés par Brunehilde s’y sont risqués, c’est qu’ils étaient assurés de leur impunité et avaient reçu des ordres très clairs.
69Saint-Didier-de-Chalaronne.
70Selon certaines versions, il aurait ensuite achevé l’évêque au sol à coups de bâton…
71Le corps de saint Didier fera plus tard l’objet d’une translation.
72Un siècle et demi plus tôt, saint Augustin racontait avoir, adolescent, participé à ce genre de bagarres à coups de cailloux entre gamins, qui se terminaient parfois tragiquement.
73Frédégaire, Chronique, IV, 30-31.