L’assassinat de Didier de Vienne ne serait pas l’unique geste d’hostilité, en cette fin de la première décennie du VIIe siècle, de Brunehilde envers l’Église et ce changement d’attitude, qui détruisait l’image de la reine pieuse et vertueuse qu’elle s’était efforcée d’imposer depuis ses noces, contribua à renforcer l’hostilité autour d’elle. Elle s’obstina à ne pas le voir, ou à ne pas en tenir compte.
La crise ouverte avec le mariage espagnol, que Brunehilde pensait réglée par la mort de Didier et le départ d’Ermenberge, reprit, fin 608, à cause de l’abbé de Luxeuil, Colomban.
Né au milieu du
VIe siècle
1 dans le nord-ouest de l’Irlande, d’un clan royal, Colomban, Colman en gaélique
2, avait tôt entendu l’appel de Dieu et, au sortir de l’enfance, était entré au monastère de Bangor, le plus grand de l’île sainte, qui accueillait alors plus de trois mille moines et novices. Il y avait prononcé ses vœux puis y avait enseigné une dizaine d’années avant d’éprouver l’envie de bouger.
Aussi curieux que cela pût paraître, alors qu’à la même époque, saint Grégoire le Grand fustigeait les moines gyrovagues prompts à rompre leur vœu de stabilité et courir les routes au moindre prétexte, au risque de se damner en chemin, le clergé irlandais, en cela, et quelques autres points, en contradiction assumée avec Rome, approuvait pleinement cette pratique.
Quand, ailleurs en Europe, les vocations religieuses déclinaient
3, l’Irlande, convertie depuis un siècle seulement, ne savait plus où mettre ses moines et ses consacrées. Une ferveur intense y soulevait les foules, et précipitait hommes et femmes dans des monastères pourtant d’une rigueur à glacer d’épouvante les religieux trop tièdes du continent.
Héritiers conscients d’un clergé druidique adepte de pratiques sévères, les Irlandais surenchérissaient dans la pénitence, l’abstinence, les privations, et jugeaient cela magnifique. Priant comme des anges, travaillant comme des bêtes de somme, ils avaient gagné au fil du temps une influence qui s’imposait même au
Ard Ri4, et pris l’habitude de se faire entendre des puissants. Ces saints authentiques et démesurés n’étaient pas commodes. Le verbe haut, la parole dure, ils ne prenaient pas de gants avec les pécheurs ni ne faisaient acception de personne. Même entre eux, il arrivait que les frictions fussent vives, au point, parfois, de les inciter à se séparer. Rançon de trop fortes personnalités…
Colomban, athlète du Christ, avait un caractère épouvantable. Cela eût suffi à expliquer son départ de Bangor, au début des années 590. S’en aller, quitter une communauté que l’on ne supportait plus, et qui ne vous supportait plus, s’imposait, dans certains cas, et la règle celtique, moins stricte en ce domaine que celle de Benoît de Nursie, popularisée sous l’influence du pape Grégoire, le permettait. Partir, s’arracher à l’Irlande, répondait à deux impératifs : porter l’Évangile aux païens, dans une recherche du martyre de plus en plus introuvable ; rompre avec l’attachement trop humain à la patrie terrestre, la famille, les amis. L’exil volontaire, mort anticipée, préludait à la conquête du Paradis, et contribuait à le mériter.
Colomban et douze compagnons avaient quitté leur île en cet état d’esprit, et s’étaient dirigés vers le continent
5. Débarqués à Saint-Coulomb, en Armorique, ils avaient constaté qu’il ne restait personne à baptiser dans la région où tout le monde était chrétien depuis longtemps. Ils s’étaient alors enfoncés vers l’Est. Colomban et les siens étaient ainsi arrivés à Metz, en 592, et avaient demandé audience à Childebert. Ils voulaient obtenir la permission de traverser son royaume et d’aller porter la bonne parole au-delà du Rhin, aux tribus sauvages et païennes de ces contrées lointaines
6.
Brunehilde, habituelle inspiratrice des décisions de son fils, ne l’avait pas entendu de cette oreille. D’aucuns la diraient séduite par l’âpre religiosité de ces hommes venus d’Hibernie, et décidée à les aider, par pure piété. Il est plus probable que la reine vit, dans ces moines exemplaires et rudes, un contre-exemple à opposer à un clergé et un épiscopat francs dont elle supportait les fautes et les dérives quand elles l’arrangeaient mais qu’elle souhaitait à sa dévotion le reste du temps. En d’autres époques, confronté à des prêtres et des évêques corrompus, pourris d’argent et de jouissances, saint Martin avait remédié au scandale en fondant l’abbaye de Marmoutier et en y formant une nouvelle génération de clercs édifiants, qui avaient succédé aux prélats corrompus. Brunehilde ne souhaitait pas en faire autant, consciente que des saints contrarieraient ses choix et sa politique, mais elle était libre d’en brandir la menace.
Encore fallait-il retenir Colomban en Austrasie. Sur son conseil, Childebert avait expliqué au missionnaire irlandais qu’il ne rencontrerait rien de bon outre-Rhin, et lui avait conseillé de rester là. Afin de le retenir, il lui avait offert des terres près du village vosgien d’Annegray. Colomban s’était laissé séduire, il était resté.
Quinze ans plus tard, l’Irlandais incarnait l’une des personnalités les plus redoutables du monde austraso-burgonde. Annegray devenu trop petit tant les vocations y affluaient, la reine lui avait donné un domaine plus vaste, à Luxeuil, puis un autre à Fontaines. L’abbé régnait sur des centaines de moines, donnait des sueurs froides à un épiscopat qu’il fustigeait dans ses sermons, affrontait sans trembler les foudres de conciles provinciaux qui lui reprochaient de célébrer le rite celtique en place du romain
7 ou de célébrer Pâques à une date différente de celle en vigueur dans l’Église universelle, et ne craignait que Dieu.
Brunehilde se montrait fort satisfaite du résultat. Elle n’avait cessé de protéger Colomban, y compris contre l’épiscopat franc, mécontent au possible, l’avait comblé de biens, se réjouissait de le voir prendre une influence grandissante outre-Jura où il ridiculisait en chaque occasion l’évêque de Besançon, Protagius, opposant notoire à la dynastie mérovingienne.
L’Irlandais avait ses grandes et ses petites entrées à Autun et, s’il n’était pas devenu, comme certains l’affirmeraient, le « directeur de conscience » de la reine, Brunehilde ne se laissant pas « diriger », fût-ce au for intérieur, du moins exerçait-il une incontestable influence sur Thierry.
Trop tôt orphelin d’un père qui l’avait laissé élever loin de lui, le jeune roi de Burgondie se cherchait des modèles masculins. Colomban lui en tint lieu. Thierry aimait se rendre à Luxeuil, discuter avec l’abbé, prendre conseil de lui. Avec sa franchise ordinaire, Colomban le mettait pourtant en garde contre ses penchants luxurieux et lui reprochait une vie de péché qui le conduirait à sa perte. En fait, l’idée du mariage princier qui avait tant contrarié Brunehilde venait de l’abbé de Luxeuil. C’était lui qui avait convaincu Thierry de se marier selon son rang et de renoncer à ses coucheries.
Hélas pour Colomban, l’expérience avait tourné court et tragiquement. Non seulement la pauvre Ermenberge, l’épouse légitime, vierge comme devant, avait regagné l’Espagne tandis que les catins poursuivaient leurs ébats dans les appartements royaux, mais en plus Didier de Vienne, unique défenseur de la sainteté du mariage catholique, avait payé de sa vie son courage. L’abbé de Luxeuil avait alors décidé de prendre le relais.
Jadis, il avait quitté l’Irlande en quête d’un martyre passé de mode ; la fureur d’un tyran luxurieux, car le redoutable ascète ne voyait plus en Thierry l’adolescent qu’il avait aimé comme un fils, lui accorderait peut-être enfin cette grâce !
Ce fut en tout cas dans cet état d’esprit que Colomban se présenta, fin 608, à la villa royale de Brocariacum
8 où Brunehilde, son petit-fils et ses arrière-petits-fils séjournaient en cette saison des chasses. Justement, Thierry était parti courre le gros gibier, sa grand-mère était seule avec les quatre enfants.
Brunehilde, rompue aux jeux de cour et de diplomatie, pensait qu’il n’était guère de situation qui ne se dénouât par un compromis intelligent, accompagné, le cas échéant, d’un encouragement en nature substantiel. Elle avait toujours recouru heureusement à cet expédient, se disait que l’abbé de Luxeuil, passé un prêche amer qu’elle écouterait d’un air de fausse contrition, se calmerait et se laisserait amadouer par une donation de terres supplémentaires ou une grosse somme. Ce n’était qu’un moment désagréable à passer.
En quoi la reine se trompait. En désaccord avec Rome sur plus d’un point, l’Irlandais partageait au moins avec feu le pape Grégoire une sainte horreur de la concussion et de la simonie. Comme le pape, il pensait qu’une faute grave, et l’on ne pouvait nier que la luxure, le renvoi d’une épouse irréprochable, le meurtre d’un évêque en fissent partie, ne se réparait point en s’acquittant d’une grosse amende, permission indirecte de recommencer à pécher, mais par la pénitence et le repentir. Colomban, Grégoire, et tous les saints d’ailleurs, savaient qu’il en allait du salut ou de la damnation de ceux qu’ils admonestaient, et, face à cela, aucune considération mondaine ne tenait.
Les amabilités de Brunehilde se heurtèrent à un silence glacial. Ses offres de subsides furent écartées d’un revers de main méprisant. En désespoir de cause, ne sachant plus quoi dire pour désarmer cette irritation, la reine demanda à l’abbé de Luxeuil de bien vouloir bénir les enfants qui jouaient à ses pieds.
Sigebert, Childebert, Corvus et Mérovée étaient quatre beaux petits garçons, et la reine savait que Colomban éprouvait de la tendresse envers l’enfance innocente, donnée en exemple par le Christ aux adultes. Or, au lieu de leur accorder sa bénédiction « pour leur assurer un bel avenir
9 », l’abbé demanda âprement « qui étaient ces enfants ».
Brunehilde, interloquée, car elle ne doutait pas que Colomban eût reconnu les jeunes princes, répondit qu’il s’agissait de ses arrière-petits-fils, fils du roi Thierry.
Colomban, le visage fermé, riposta qu’il « ne bénirait pas des fils de catins
10 », et que, d’ailleurs, ces enfants n’avaient aucun droit au trône, ce qui les excluait du genre de « bel avenir » auquel songeait leur aïeule. L’insulte était énorme.
D’abord, parce que, en droit germanique, la légitimité des quatre garçons était irrécusable ; Colomban, en s’en tenant au droit canon qui en faisait des bâtards, en quoi il avait raison car la loi de Dieu n’était point celle des hommes, fussent-ils rois, offensait ses hôtes.
Ensuite, parce qu’il était depuis longtemps l’obligé de la famille royale et que, lui étant redevable, il n’était point censé se conduire ainsi. Enfin, parce que les petits princes n’étaient pas responsables des conditions de leur naissance et que les en châtier équivalait à manquer à une forme de charité mondaine, aux antipodes de la sévère conception qu’en professait l’abbé
11.
Brunehilde ne saisit pas ce discours ; sa hauteur la dépassait. Ne vit que l’injure infligée, en public, à la majesté royale, se mit dans une colère rouge. Et ordonna qu’il fût à l’avenir défendu aux moines de Luxeuil de sortir de leur abbaye, ainsi qu’ils en avaient coutume afin de prêcher aux alentours ; des sanctions seraient pareillement prises contre ceux qui les recevaient et les honoraient.
Sauf à supposer à Brunehilde une connaissance des saints canons qu’elle ne possédait pas, il faut attribuer cette mesure de représailles d’une extrême subtilité à l’un de ses conseillers ecclésiastiques, ou à l’évêque de Lyon. En effet, demander à des moines irlandais, ou respectant l’usage irlandais, que l’on appellerait ensuite règle colombanienne, de rester enfermés dans leur monastère, à l’instar des fils de saint Benoît, revenait à leur imposer l’usage romain. Dans le passé, les évêques francs s’étaient insurgés contre la tolérance accordée à Colomban et ses fils d’observer la coutume celtique et avaient convoqué des conciles provinciaux dans l’espoir de le convaincre d’erreur et le condamner. Brunehilde s’y était toujours opposée. Voilà que, soudain, elle lâchait son protégé et le livrait à la vindicte du clergé local.
Ce n’était pas tout. Annebray, Luxeuil, Fontaines, débordant de vocations, ne parvenaient pas à pourvoir aux besoins matériels de tous ces moines. L’aide extérieure, apportée par des bienfaiteurs voisins, et les subsides royaux restaient indispensables. En les en privant, la reine condamnait les fondations à l’asphyxie.
Très digne, Colomban ne protesta pas et se retira, non sans répéter qu’aucun des enfants ne succéderait à son père.
Quand, rentré de la chasse, Thierry apprit l’incident, il fut très contrarié. Ce qui restait de pur et d’honnête en lui savait que Colomban disait vrai, que ses avertissements visaient à le corriger et le sauver, non à le punir. Sa vieille affection envers l’abbé se réveilla ; il demanda à sa grand-mère de lever ses sanctions et de l’aider à se réconcilier avec l’abbé de Luxeuil.
Brunehilde y consentit. Dans l’intervalle, elle avait réfléchi, elle aussi. Superstitieuse, elle s’était souvenue qu’en d’autres circonstances, Germain de Paris avait averti son époux de ses fautes et que Sigebert, étant passé outre, avait été assassiné peu après. Quelles conséquences la malédiction de Colomban pouvait-elle entraîner pour la famille royale ?
Et ce n’était pas le plus grave. L’émotion provoquée dans le clergé par l’inexplicable « accident » de Didier de Vienne n’était pas retombée. Beaucoup d’évêques et de prêtres s’interrogeaient sur les circonstances de ce décès et pensaient tout bas ce que le « martyr » avait osé dire tout haut. L’altercation avec Colomban risquait d’entraîner de désagréables complications en incitant d’autres prélats à dénoncer les fautes de Thierry. Mieux valait, le jeune roi avait raison, apaiser l’irascible.
En quittant Brunehilde, Colomban, ulcéré, sa colère chauffée à blanc, s’était dirigé vers Époisses, autre résidence royale où, lui avait-on dit, Thierry séjournait. Le roi repartit pour Époisses et donna l’ordre de servir à son hôte un festin d’exception, de ceux que le protocole réservait aux souverains. Cela signifiait déployer les nappes précieuses, sortir l’argenterie de parade, les derniers verres murins
12, irremplaçables maintenant que les verriers italiens avaient perdu leur secret de fabrication, chercher dans les caves les vieilles amphores de Falerne et les grands crus d’Aquitaine, décrocher jambons et saucissons, mettre les porcs, les bœufs et le gibier à rôtir. On s’y employa.
Mauvaise idée… Colomban était au-dessus des plaisirs matériels. Astreint dès l’adolescence à des jeûnes effrayants, il ne s’achetait pas avec un repas de luxe. Ni d’ailleurs avec quoi que ce fût.
À la vue du prodigieux déploiement de gourmandises étalées sur la table royale en son honneur, la colère le reprit et, armé de sa crosse abbatiale, il entreprit de tout fracasser sur son passage. Tandis que plats et carafes volaient autour de lui, il braillait qu’il « ne s’asseyait pas à la table des impies et ne souillait pas ses mains au contact de ceux qui faisaient le mal », citations bibliques des mieux appropriées.
Terrifié par ces transes sacrées, Thierry n’osa pas protester. Comme il avait convié toute l’aristocratie locale à ce banquet, pour honorer Colomban et apporter la preuve que l’abbé et lui étaient en excellents termes, ces ravages s’exercèrent sous les yeux fascinés de dizaines de témoins.
Une fois de plus, le roi de Burgondie se montrait incapable d’imposer son autorité. Quand elle arriva à son tour à Époisses, le lendemain de ce scandale, Brunehilde comprit, consternée, que l’unique moyen de réparer les dégâts infligés, non à la vaisselle mais à la réputation de Thierry, consistait à mettre son inertie sur le compte de son extrême piété et du respect immense qu’il vouait au saint.
L’ennui étant que ce choix impliquait de présenter de plates excuses à Colomban et d’implorer son pardon… La reine commença donc par rapporter les mesures vexatoires destinées à isoler Luxeuil ; puis elle fit amende honorable auprès du terrible abbé.
Thierry, quant à lui, confessa qu’il était taraudé par les démons de la chair, qu’il s’en repentait, qu’il renverrait les « filles sorties du lupanar » et vivrait désormais dans la continence. Il ne poussa pas le zèle jusqu’à reconnaître la bâtardise de ses enfants ni promettre de rappeler la reine Ermenberge. Colomban, qui n’était pas tombé de la dernière pluie et possédait une longue pratique de l’humanité pécheresse, n’y crut qu’à moitié mais il daigna, magnanime, accorder son pardon. La charité chrétienne l’exigeait. Il laissa cependant entendre à Thierry que, s’il ne tenait point parole et retournait à ses maîtresses, il serait sans pitié et l’excommunierait. En principe, seuls les évêques en avaient le pouvoir mais un abbé de la trempe de Colomban s’estimait l’égal des prélats.
La menace frappa Brunehilde. Elle savait l’Irlandais capable de la mettre à exécution. Une telle sanction, légale ou pas, serait d’un effet déplorable. Or, la reine n’en doutait pas, elle tomberait fatalement dans les mois à venir parce que Thierry ne changerait pas. Quand il apprendrait que le roi était retourné à ses vauriennes, Colomban, pour ne pas se dédire, fulminerait contre lui tous les anathèmes possibles et imaginables…
La seule solution était de le mettre hors d’état de nuire. Comment ? En lui faisant comprendre que la survie de Luxeuil et de ses autres fondations dépendait uniquement du bon vouloir des souverains qu’il avait offensés. S’il y mettait un peu du sien, Brunehilde et Thierry passeraient l’éponge ; dans le cas contraire, ce serait l’expulsion hors les frontières du royaume.
Aredius de Lyon et ses frères de l’épiscopat furent alors priés de dresser la liste de leurs griefs à l’encontre de l’étranger : en quoi Colomban et ses fils violaient-ils la saine coutume catholique ? Ce fut un déchaînement d’inimitiés trop longtemps muselées et une pluie d’accusations, des plus justifiables aux plus grotesques.
Colomban et ses moines ne portaient pas la tonsure pétrinienne mais paulinienne, ce qui signifiait qu’au lieu de conserver une couronne de cheveux autour d’un crâne rasé, ils se rasaient la tête mais se laissaient pousser de longs poils dans le cou.
Ils portaient le froc blanc, un souvenir du druidisme, quand les moines continentaux se vêtaient de noir, à la manière des fils de saint Benoît.
Ils prononçaient à tout propos des bénédictions inusitées ailleurs.
Ils calculaient la date de Pâques selon d’autres critères que ceux de l’Église et ne célébraient donc pas le triduum pascal au bon moment.
Ils prêchaient sans permission, célébraient une messe qui n’était pas celle en vigueur à Rome, avertissaient et excommuniaient sans en avoir les pouvoirs, réglementaient la pénitence et l’absolution selon des lois à eux d’une indulgence inusitée
13. Enfin, à entendre les évêques, Colomban et ses fils étaient de dangereux hérétiques, peut-être même des disciples de Pélage
14. À ce titre, toutes les sanctions devenaient envisageables contre eux.
Thierry ne souhaitait pas aller si loin. Au début de l’année 609, tandis que les tensions s’exaspéraient entre Colomban, la cour et l’épiscopat franc, le roi se rendit à Luxeuil. On venait de lui remettre le rapport des évêques, la liste des infractions réelles ou supposées à la norme catholique ; il souhaitait voir par lui-même de quoi il retournait. À ce titre, il réclama à l’abbé le droit d’entrer en clôture et s’y livrer à une inspection en bonne et due forme. Il réclama aussi la permission pour ses envoyés d’en faire autant à leur guise. Colomban refusa.
Était-il dans son droit ? Question discutable. L’abbé maintenait que des étrangers au monastère ne devaient ni ne pouvaient franchir la barrière claustrale. Thierry soutint qu’il en avait le droit, comme roi et bienfaiteur puisque Luxeuil, bâti sur des terres prises au patrimoine royal, lui appartenait. La discussion ne tarda pas à s’aigrir, le ton monta.
Certains témoins eurent l’impression que Colomban cherchait à pousser Thierry à un geste de violence inconsidéré. Les passions des martyrs romains regorgeaient de provocations comparables, au terme desquelles un magistrat exaspéré, ridiculisé, n’avait d’autre choix qu’envoyer au bourreau un chrétien ou une chrétienne dont la sainte insolence avait passé les bornes. Peut-être Colomban jouait-il plus ou moins consciemment à cela ; peut-être était-ce seulement son mauvais caractère qui prenait le dessus. Thierry préféra en rire : il « n’était tout de même pas assez fou pour commettre un tel crime et donner la couronne du martyre » à Colomban.
Le vieil abbé en fut très dépité. Il continua à harceler Thierry avec une obstination toute celtique. Enfin, le roi déclara que « dans l’intérêt de tous et puisqu’il refusait de se conformer aux usages communs, il était préférable que Colomban quittât la Burgondie pour retourner d’où il était venu
15 ».
Ses compagnons irlandais, arrivés avec lui autrefois à Luxeuil, restaient libres de l’accompagner ou pas. Quant aux autres, Francs et Gallo-Romains qui avaient embrassé la règle colombanienne, ils pouvaient demeurer à Luxeuil où les souverains leur continueraient de bon cœur leur protection.
Thierry bannissait le facteur de troubles et espérait s’en tirer ainsi à bon compte. Il connaissait mal Colomban, ne savait pas qu’on ne fait pas taire si aisément la voix de sa conscience. Colomban répondit qu’il ne partirait pas, qu’il faudrait l’arracher de force à son abbaye. Si l’on osait !
Thierry osa. Il n’avait pas vraiment le choix, sous peine de se discréditer. Arrêté, Colomban fut conduit à Besançon et, dans l’attente de son extradition, ou d’une rétractation que Thierry espérait encore, placé sous la surveillance de l’évêque du lieu, son vieil ennemi Protagius, l’un des plus acharnés dans la constitution de l’acte d’accusation contre lui. En remerciement, Brunehilde venait justement d’élever Besançon au rang d’archidiocèse.
Cet honneur n’avait pas rendu Protagius très vigilant. Un dimanche matin, trompant la surveillance de ses gardiens, Colomban s’évada et retourna à Luxeuil.
Cette fois, c’était plus que la cour ne pouvait en supporter. Colomban, arrêté derechef, fut reconduit de force à Besançon, où une forte escorte armée le prit en charge afin de l’emmener à Nantes et l’y embarquer vers l’Irlande. Les douze moines irlandais
16 avaient finalement décidé, par solidarité, de le suivre dans ce nouvel exil.
Consciente que personne ne croirait à un second « fâcheux accident » frappant un homme de Dieu qui avait eu l’audace de la morigéner, Brunehilde multiplia les recommandations à l’escorte afin qu’il n’arrivât rien à Colomban et ses amis en chemin.
L’abbé n’y mettait pourtant pas du sien. À la halte de Tours, il rencontra le duc Chrodoald de Bavière, l’époux de la princesse Chlodoswinthe, qui lui avoua être tiraillé entre deux fidélités antagonistes : si jamais, comme bien des signes le laissaient hélas supposer, une rupture survenait entre Austrasie et Burgondie, si cette rupture conduisait à la guerre, auquel des deux rois, lui qui avait prêté serment à un unique royaume austraso-burgonde, devait-il être loyal ? Ironique, l’abbé répondit qu’il n’aurait pas à s’interroger longtemps et, en quittant le Bavarois, il le pria de porter de sa part un message « réjouissant » à « son maître et ami, le roi Thierry » :
- Tu lui diras de ma part que, d’ici à trois ans, lui et tous ses fils auront péri et que le Seigneur extirpera sa race jusqu’à la racine
17.
Si Colomban tint vraiment ces propos menaçants, Brunehilde y vit une preuve supplémentaire d’ingratitude. Elle se trompait. L’Irlandais, par ces vaticinations, ne voulait pas la mort du pécheur mais sa conversion. Sa prophétie, écho à celle de Jonas dans la Bible, « encore trois jours et Ninive sera détruite ! », ne visait pas à s’accomplir afin de prouver les charismes de son auteur, mais à ramener Thierry à Dieu. Ninive, son roi et ses habitants avaient jadis fait pénitence « sous le sac et la cendre » et Dieu, en définitive, les avait épargnés, touché de leur repentir. Cet ultime avertissement adressé à Thierry était un acte de charité, non d’hostilité. Il ne fut pas compris.
À Nantes, le comte commandant la ville s’empressa de faire monter les proscrits à bord d’un navire et poussa un soupir de soulagement quand il le vit mettre à la voile et disparaître vers l’estuaire. L’affaire était réglée, selon les désirs de la reine. L’ennui étant que les désirs de Brunehilde ne concordaient point avec ceux du Ciel.
À peine sorti de l’estuaire, le navire de Colomban rencontra un violent coup de vent qui obligea le capitaine à rebrousser chemin et s’abriter en Loire. L’abbé et ses compagnons profitèrent de l’occasion pour débarquer, ce à quoi les marins n’osèrent s’opposer, et, benoîtement, ils s’en allèrent. Ces confins d’Armorique, ces provinces jadis neustriennes éprouvaient peu de sympathie à l’égard du pouvoir burgonde. Les fugitifs y trouvèrent de l’aide et des appuis et atteignirent la Neustrie. Conduits à Soissons, où Clotaire tenait sa cour, ils furent reçus courtoisement.
Depuis Étampes, la situation du roi, en apparence si compromise, avait évolué de façon favorable.
D’abord, il avait contracté un mariage honorable, épousé, à l’église, la fille d’un Grand de Burgondie, Bertrude, jeune femme douce, belle et vertueuse qui l’aimait de tout son cœur
18 et pour laquelle il éprouvait ce qui, venant d’un Mérovingien, ressemblait à un véritable amour conjugal. Un fils leur était né, prénommé Dagobert, à l’instar de ce frère aîné que Clotaire n’avait pas connu. Ce prince, légitime, avait fait oublier le triste sort du petit Mérovée, mort captif en Burgondie
19.
Par précaution, parce qu’un roi mérovingien devait, pour s’imposer, multiplier les conquêtes amoureuses et les paternités, Clotaire s’était senti tenu de prendre une maîtresse. Une seule, ce qui, eu égard aux habitudes familiales, faisait de lui un homme chaste. Il s’agissait d’une servante de Bertrude, prénommée Sichilde. Elle aussi lui avait donné un garçon, baptisé Caribert, ce qui revenait à rappeler les droits de la Neustrie sur Paris
20.
Simple rappel car Clotaire se savait, dans l’immédiat, incapable d’aller plus loin. Son principal souci se bornait à sauvegarder ce qui lui restait et attendre. Dans ce but, il avait, à Compiègne, négocié avec Théodebert, signé un traité de paix avec l’Austrasie, susceptible, ainsi qu’il l’avait laissé habilement entendre, de se muer en traité d’assistance. Cette nuance avait assez inquiété Brunehilde pour que, revenue de sa colère, elle eût amené Thierry à négocier à son tour, vers 607, avec son cousin de Neustrie, un accord de paix. Le but évident de cette manœuvre était de garantir la neutralité neustrienne en cas de conflit avec l’Austrasie. Ou mieux encore, d’obtenir, contre promesse de lui restituer les terres confisquées entre Seine et Loire, devenues le duché de Dentelin, l’appui de Soissons contre Metz. Clotaire, très fin politique qui avait assimilé les leçons maternelles, l’avait saisi.
Comme il avait saisi que la confrontation entre les deux frères devenait inévitable. Il en serait l’arbitre. De quel côté devrait-il incliner ?
Personnellement, il éprouvait plus de sympathie envers l’Austrasie qu’envers la Burgondie. Rien d’étonnant à cela : à Autun régnait toujours Brunehilde, l’ennemie acharnée de ses parents, et la sienne, qui l’avait traité de bâtard, avait tenté de le déshonorer et de le perdre, la femme qu’il soupçonnait d’avoir tué le petit Mérovée, innocent otage d’un conflit qui ne le concernait pas. À Metz, le cousin Théodebert, ou ses Grands, s’il était exact qu’il souffrait de déficience mentale, lui avait, au contraire, sauvé la mise au soir de la bataille d’Étampes.
À en croire l’hagiographe de Colomban, l’une des raisons de l’accueil chaleureux que Clotaire accorda à l’abbé de Luxeuil fut qu’il avait entendu parler de ses dons de prophétie et souhaitait, à l’instar du duc Chrodoald, lui soumettre ce dilemme : devait-il soutenir Thierry, et récupérer le Dentelin, ou prendre parti pour Théodebert ? Toujours selon Jonas de Bobbio, l’Irlandais déclara, souriant et énigmatique :
— Tu ne dois t’allier ni à l’un ni à l’autre, car, je te l’affirme, avant trois ans, et sans que tu aies eu besoin de combattre, tu recueilleras leurs deux couronnes…
Clotaire en avait accepté l’augure et, dans ce souci de neutralité que lui suggérait l’abbé de Luxeuil, n’avait pas tenté de le retenir en Neustrie quand celui-ci l’avait informé qu’il souhaitait se rendre à Metz. Si Colomban n’était pas prophète, il était, en tout cas, très doué pour jeter de l’huile sur le feu. Son éventuelle installation sur les terres de Théodebert serait interprétée, à Autun, comme un acte d’hostilité de l’Austrasie envers la Burgondie et un désaveu de sa politique.
Le printemps 610 commençait. Le compte à rebours des trois années fatales venait de s’enclencher. Quelqu’un parviendrait-il encore à l’arrêter ?
Colomban atteignit Metz sans encombre. Les Grands d’Austrasie avaient jugé l’aubaine trop belle pour la laisser passer. « Le saint persécuté » par Brunehilde et Thierry venait chercher aide et refuge auprès d’eux ; il ne fallait pas le décevoir, de sorte que la comparaison entre le traitement infligé à l’abbé de Luxeuil en Burgondie et l’accueil qui l’attendait de l’autre côté de la frontière fut accablante pour les impies.
Colomban le comprit, mais un peu tard, il allait servir les intérêts de la cour austrasienne. Il essaya bien de se tirer du piège en réclamant à Théodebert ce qu’il avait jadis réclamé à son père, à savoir la permission de partir évangéliser les sauvages outre-Rhin, mais se heurta au même refus bienveillant et se vit offrir à la place « une solitude » à Bregenz, sur les rives du lac de Constance. Ce site était assez proche de la frontière burgonde pour que Thierry en fût informé et humilié
21.
C’était parfait. Brunehilde et son petit-fils préféré avaient vraiment l’air de deux monstres persécuteurs et l’Austrasie ferait tout pour que cette réputation leur restât. Les hostilités commençaient.
Afin qu’il n’y eût aucun doute à ce sujet, Théodebert, peu après, informa officiellement Autun qu’il contestait le partage des royaumes tel que Brunehilde l’avait opéré en 596, à la mort de Childebert II. Il exigeait la restitution de la Champagne, l’Alsace, l’Alémanie, soustraites au territoire « historique » de l’Austrasie.
Contestation tardive. Au cas où le roi d’Austrasie se fût senti floué par ce partage et le favoritisme de sa grand-mère en faveur de son cadet, il fallait protester à l’époque de sa majorité, ou quand il avait décidé d’en finir avec la pénible tutelle de son envahissante aïeule.
Brunehilde et Thierry y virent une agression gratuite, la recherche d’un casus belli. La reine s’en alarma. Derrière les revendications de Théodebert, elle devinait à l’œuvre ses vieux ennemis, les Grands austrasiens. En d’autres temps, elle les eût attaqués de front, les eût achetés, soumis ou supprimés. Elle s’apercevait soudain qu’elle n’en avait plus le pouvoir. Elle avait quitté Metz depuis trop d’années. Elle n’y connaissait plus personne, n’y entretenait plus de réseaux, ignorait tout des forces et des faiblesses de ces hommes, de l’âge de ses petits-fils, qu’elle n’avait pas vu grandir ni faire carrière.
Brunehilde se tourna alors vers la seule interlocutrice qu’elle possédait encore en Austrasie : Bilichilde.
Pourtant, elle détestait cette fille, cette ancienne esclave dont elle avait fait la fortune en l’éduquant dans le but de la jeter dans le lit de Théodebert, qui s’était retournée contre elle et avait tant contribué à l’écarter de la cour messine. Elle lui écrivit, humiliation qu’elle endura, comme elle savait le faire quand elle pensait n’avoir pas le choix.
Contre toute attente, Bilichilde lui répondit, se montra amicale, compréhensive, prête à seconder son ancienne maîtresse dans ce que la reine présentait comme une tentative destinée à ramener la paix entre les deux royaumes et les deux frères. Elle accepta de l’aider à organiser un plaid à la frontière, dans les Vosges
22. Il n’eut jamais lieu.
Brunehilde avait tellement perdu le contact avec Metz qu’elle ignorait la disgrâce de la concubine royale. Bilichilde, dont l’extraordinaire beauté avait, dix ans plus tôt, séduit et fasciné Théodebert, avait passé la trentaine. Elle était vieille et fanée. Le roi ne l’aimait plus. Il n’attendait que l’occasion propice de la répudier. Une autre femme, Théodechilde, accaparait ses faveurs et sa couche ; elle était enceinte de lui. Coup fatal pour une rivale qui avait perdu un à un tous les enfants qu’elle avait donnés à Théodebert.
Seule, sur le point d’être évincée, abandonnée par les Grands dont elle avait tant favorisé les menées, Bilichilde vit dans l’offre de Brunehilde son unique chance de se maintenir au sommet. En réalité, elle venait, en prêtant la main aux intrigues de la vieille reine, de signer son arrêt de mort.
Au niveau de tension où étaient parvenus les deux royaumes, chercher une solution négociée avec la Burgondie frisait la haute trahison. Théodebert saisit ce prétexte pour se débarrasser d’une femme qui le fatiguait. La malheureuse Bilichilde mourut de mort brutale. À en croire le chroniqueur d’Outre-Jura, Théodebert s’était pris de querelle avec elle et l’avait lardée de coups de couteau
23.
Ce n’était pas la première fois, dans la famille, côté franc ou côté wisigoth, que l’on usait d’expédients violents pour mettre un terme à un mariage ou une liaison fastidieux, mais, dans le passé, les rois ses ancêtres ne s’étaient pas abaissés à assassiner eux-mêmes les compagnes devenues indésirables…
Sur ce, Théodebert, libéré, épousa en grande pompe Théodechilde, qui accoucha peu après d’un garçon, prénommé Clotaire. À Autun, on prit ce choix pour une gracieuseté faite au roi de Neustrie et il est certain que cela y ressemblait. Se dirigeait-on vers une alliance offensive de l’Austrasie et de la Neustrie ? La question inquiéta suffisamment Brunehilde pour qu’elle poussât Thierry à mandater de nouveaux diplomates vers Soissons et faire miroiter à Clotaire la restitution des territoires perdus lors de la défaite de Dormelles.
Proposition mirifique, en apparence seulement, car Brunehilde, sans le dire, prévoyait une clause restrictive : ce n’étaient pas les territoires annexés par la Burgondie mais ceux donnés à l’Austrasie
24 que Clotaire récupérerait, à la condition expresse d’aller les reprendre les armes à la main. De deux choses l’une : ou bien il n’en avait pas les moyens, et il n’y avait pas à se reprocher d’avoir renforcé la Neustrie ; ou il les avait, et, dans ce cas, l’Austrasie, devenue inamicale, serait diminuée d’autant, ce qui était bon à prendre.
Clotaire ne tomba pas dans le panneau. Prudence politique ou foi aveugle dans la prophétie de Colomban, le jeune roi fit répondre aux envoyés de ses deux petits-cousins qu’il n’était intéressé ni par l’alliance austrasienne ni par l’alliance burgonde. Cette sage neutralité le plaçait en position d’arbitre dans ce conflit inespéré entre ses ennemis. Il se donnait le temps de voir venir
25.
Cela ne faisait pas les affaires de Brunehilde, il s’en doutait, mais ce détail n’était pas pour le troubler.
Cette neutralité neustrienne convenait, par contre, tout à fait aux conseillers de Théodebert qui sautèrent sur l’aubaine et profitèrent de l’inertie de Clotaire pour fondre sur l’Alsace et s’en emparer
26.
Brunehilde en resta décontenancée. Elle ne s’était pas attendue à voir l’Austrasie ouvrir si brutalement les hostilités, ne disposait pas des moyens nécessaires pour la contrer.
Elle préféra, se sachant indésirable et haïe des Grands qui, à Metz et Cologne, décidaient des destinées du royaume, rester en retrait et laisser Thierry jouer sa partie. Il est toutefois indubitable qu’elle le conseillait dans l’ombre, puisque le roi de Burgondie se borna à réitérer les propositions de négociations déjà faites par son aïeule et feu la reine Bilichilde. Le plus simple n’était-il pas de se rencontrer lors d’un plaid et discuter ? Tout n’était-il pas préférable à un conflit fratricide ?
Les Grands d’Austrasie, et Théodebert, si l’on admettait qu’il avait encore la moindre importance politique, acceptèrent. Ils suggérèrent une rencontre à la fin de l’été dans l’ancienne place forte romaine de Saleussia
27, au cœur des territoires contestés.
En réalité, personne n’attendait rien de ce rendez-vous. Les Austrasiens avaient la ferme intention de conserver l’Alsace, et même de récupérer au passage les territoires qu’ils revendiquaient comme appartenant à l’Austrasie historique. Thierry, quant à lui, ne pouvait, sans perdre la face, céder ce royaume alsacien dont il avait été, tout petit, constitué souverain. Le plaid de Saleussia ne serait, au mieux, qu’un pis-aller permettant de gagner du temps. Nul ne souhaitait ni n’espérait une réconciliation des deux frères. Trop d’intérêts et d’ambitions divergents l’interdisaient maintenant.
L’étonnant est que Thierry, officiellement seul aux commandes tandis que sa grand-mère, dans l’ombre, travaillait à nouer des alliances qui permettraient, au printemps 611, si elles fonctionnaient, d’en finir avec l’arrogance austrasienne, ne pensa point son frère capable de lui rejouer à sa façon la comédie de Quierzy, quand lui-même avait cru possible de profiter de négociations pour s’emparer de la rive austrasienne de l’Oise et couper court au détestable rapprochement avec Clotaire.
Les Austrasiens n’avaient pas oublié. Le lâchage des ducs burgondes, qui s’étaient, à l’époque, refusés à favoriser les visées belliqueuses de Thierry, préférant assassiner Protadius plutôt que déclencher une guerre entre Francs, leur avait alors épargné un cruel revers militaire ; ils n’en courraient pas deux fois le risque.
Dans une volonté de conciliation, le roi de Burgondie s’était rendu à Saleussia en petit arroi
28 : on venait parler, non se battre
29.
Théodebert, lui, surgit à la tête de toutes les troupes austrasiennes, armées en guerre et rangées en ordre de bataille. L’arrière-ban des supplétifs germaniques s’était déplacé, aussi patibulaires qu’à l’époque de Sigebert. Ils brandissaient toujours des piques à plusieurs dents, des javelots aux allures d’hameçons, arboraient toujours une mèche unique relevée en queue de cheval au sommet d’un crâne rasé, et empestaient l’huile rance dont ils aimaient à s’oindre avant le combat. Il y avait de quoi donner des cauchemars aux plus braves et l’aristocratie romano-burgonde qui composait l’escorte de Thierry, gens civilisés au possible, fut horrifiée à la vue de ces hordes. De toute façon, la disproportion des forces se révélait accablante. À deux contre un ? Dix contre un ? Cent contre un ? Mieux valait ne pas essayer de compter…
En position de faiblesse imparable, redoutant de tomber au pouvoir de son frère, Thierry, blême de rage plus que de frayeur, signa la rétrocession à l’Austrasie de tous les territoires irrédents qu’elle réclamait : Alsace, Thurgau, Champagne, et Alémanie, car ses ducs, qui remâchaient la disgrâce d’Houcelin, exigèrent, pendant qu’on y était, le rattachement immédiat de leur région à l’Austrasie.
Rien à dire, rien à faire… Thierry consentit à tout. L’important était de se tirer vivant du traquenard de Saleussia et rentrer en Burgondie. L’on aviserait ensuite à châtier Théodebert.
Pourquoi le roi d’Austrasie ne profita-t-il pas de l’occasion afin de se débarrasser de son frère ? Brunehilde, isolée, n’eût pas été en position de défendre la Burgondie et les quatre fils de Thierry, en bas âge, importaient peu. Parce que telle n’était pas son intention…
Les temps changeaient. À la différence de sa grand-mère et de ceux de sa génération, la réunification de la Francia sous un sceptre unique ne l’obsédait pas. Ou, plus sûrement, elle n’obsédait pas une aristocratie austrasienne véritable détentrice du pouvoir qui se portait bien d’être aux postes de commande à Metz et Cologne et ne désirait pas entrer en conflit d’influence avec ses égaux d’Autun ou de Soissons
30.
Cette petite vision politique sauva Thierry. À court terme, elle tuerait Théodebert.
Brunehilde n’avait vu venir ni l’attaque sur l’Alsace ni la traîtrise de Saleussia ni la défection des Alamans. À l’évidence, elle vieillissait ; elle n’avait pas perdu pour autant tout son mordant ni ses capacités de réaction.
Thierry regagna Autun sain et sauf – il convenait de s’en féliciter – mais dans un état de rage indescriptible. Comment avait-il pu être joué de la sorte par son imbécile de frère ? Il n’en revenait pas.
Histoire d’aggraver sa fureur, il avait eu loisir, en regagnant la Burgondie, obligé de traverser l’Alsace perdue, d’y constater les déprédations exercées par les supplétifs germaniques. Fidèles à leur mauvaise habitude de tout dévaster sur leur passage, y compris ce qui leur appartenait, les hommes d’outre-Rhin avaient ravagé le pays : ce n’étaient que propriétés rurales incendiées, granges détruites, arbres fruitiers coupés, villages rasés, vignes arrachées. Dévastations stupides et gratuites qui s’étaient spécialement acharnées sur Marlenheim et ses environs. Thierry avait passé son enfance dans cette villa royale ; il y était affectivement attaché. Qu’on eût de la sorte massacré ses souvenirs était intolérable. Il n’en décolérait pas.
Sur ce, la nouvelle que les ducs alamans, histoire de donner des preuves de leur récent loyalisme à l’Austrasie, avaient franchi le Jura et pillaient la région de Genève, l’une des plus florissantes des États burgondes, mit un comble à ses emportements. Une tentative de contre-attaques menée par l’administration locale se solda par un désastre supplémentaire. L’humiliation était totale.
Brunehilde n’en fut pas étonnée. Elle n’avait eu de cesse de rabaisser l’aristocratie d’Outre-Jura, soupçonnée de menées indépendantistes. Abboline, responsable des défenses de la province, n’était autre que le gendre du duc de Champagne, Wintrio, jadis condamné et exécuté sur son ordre pour complot. Il eût été surprenant qu’il mît beaucoup d’enthousiasme à défendre les intérêts burgondes.
Résultats contrariants de vieux choix politiques que la reine ne regrettait point et continuait d’assumer. L’abaissement des Grands demeurait son souci constant. Il s’agissait autant d’une revanche personnelle que d’une nécessité politique.
Maintenant, l’important était d’effacer l’insulte de Saleussia et d’en finir avec la menace austrasienne. Seule, la Burgondie n’en avait pas les moyens. Brunehilde le savait si bien qu’elle s’affairait, depuis des mois, à former une coalition qui prendrait l’Austrasie en tenailles et l’obligerait à restituer les territoires dont elle avait osé dépouiller Thierry.
Plus discrètement que la précédente, une seconde ambassade se présenta à Rouen où Clotaire II séjournait et lui reproposa le Dentelin en échange de son appui militaire. Ou, à tout le moins, de son absence de soutien à Théodebert. Cette fois, Clotaire accepta, en se gardant de préciser quel rôle il entendait jouer dans l’affaire. La prophétie de Colomban restait présente à sa mémoire, l’incitant à demeurer neutre, et ses capacités guerrières étaient plus que limitées. C’était d’ailleurs pourquoi, il le devinait, la tante Brunehilde lui offrait si généreusement des cités qu’elle le pensait incapable de reconquérir.
La Neustrie neutralisée, dont elle n’attendait au demeurant pas grand-chose, l’opération étant davantage destinée à saper le moral de Théodebert privé d’un allié qu’à renforcer le potentiel belliqueux de la Burgondie, Brunehilde risqua un très gros coup, infiniment plus décisif.
Reine d’Austrasie, elle savait mieux que personne, pour l’avoir expérimenté aux côtés de Sigebert, que l’essentiel des forces militaires du pays reposait sur l’inépuisable réservoir de combattants d’outre-Rhin. Le guet-apens de Saleussia l’avait une fois de plus démontré. Bien sûr, dans la mesure où ces hommes se révélaient incontrôlables une fois qu’on leur avait lâché la bride, recourir à eux exigeait de la prudence et du discernement. Aucun roi ne pouvait se permettre de mettre trop souvent à feu et à sang ses propres possessions sous prétexte d’en finir avec un rival. La dévastation de l’Alsace l’avait rappelé.
Théodebert hésiterait, en cas de nouveau conflit, à faire appel à ses dangereux supplétifs. Du moins dans un premier temps. Car, si la guerre menaçait de ne pas tourner à leur avantage, ses conseillers appelleraient les primitifs à l’aide. Tant pis pour les dégâts collatéraux…
Le but de Brunehilde était de les empêcher de recourir à l’arrière-ban des tribus germaniques. Comment ? En provoquant une attaque des Avars sur l’extrême est de l’Austrasie. Non seulement les sauvages, aux prises avec leurs ennemis héréditaires, ne seraient pas en mesure de se porter à l’aide de Théodebert, mais, avec un peu de chance, les ducs austrasiens seraient contraints de leur envoyer des secours et ces troupes manqueraient cruellement, le moment venu, sur le front occidental. Jeter les peuples venus des steppes à l’assaut du monde germanique et prendre celui-ci en tenaille : belle et classique tactique d’enveloppement que d’autres recopieraient à l’envi dans l’avenir
31.
Si Brunehilde avait imaginé seule ce plan, elle révélait sur le tard des compétences de stratège, mais l’idée, pour être géniale, comportait malgré tout de dangereuses contreparties morales. Aux yeux de l’opinion internationale, utiliser une nation barbare, et païenne, dans un conflit entre catholiques, serait perçu comme une indéfendable abomination.
Certes, un demi-siècle plus tôt, Sigebert, Brunehilde ne l’avait pas oublié, avait plusieurs fois recouru à ce douteux procédé afin d’affaiblir le Basileus et couper court à ses velléités de reconquête de la Gaule ; mais, là encore, les temps avaient changé, la situation n’était plus la même et, en optant pour l’alliance avare, la reine prouvait qu’elle vivait toujours dans un autre siècle.
L’attaque du khan des Avars, à l’été 611, atteignit ses objectifs, en contraignant Théodebert à dégarnir les frontières occidentales de l’Austrasie afin de protéger les plaines orientales, mais elle aliéna aussi à la Burgondie des sympathies déjà, il est vrai, sérieusement entamées. Et d’abord celles des Wisigoths.
Brunehilde avait pensé, lorsque, l’année précédente, le roi Witteric de Tolède avait perdu sa couronne, réglé le contentieux qui opposait la Burgondie à l’Espagne à la suite du renvoi d’Ermenberge. Le nouveau roi, Gondomar, qui avait participé à la conspiration contre Witteric, n’avait aucune raison de défendre sa fille.
C’était perdre de vue une nouvelle fois cette émergence des patriotismes dont le défunt pape Grégoire, lui, avait subtilement su jouer contre Constantinople. La répudiation de la princesse atteignait toute l’Espagne wisigothique, et pas uniquement l’ancienne famille royale. L’insulte était nationale, la rancune tenace.
Une correspondance, échangée entre l’Austrasie et le gouverneur de Septimanie, auquel Théodebert suggérait d’attaquer la frontière burgonde, et sur laquelle Brunehilde mettrait la main l’année suivante, quand elle rentrerait en souveraine à Metz, donnait le ton. Le patrice Bulgar, écho de Gondomar et de la noblesse d’outre-monts, l’y qualifiait aimablement de « semeuse de zizanie », disciple de « l’antique Serpent », métaphore biblique pour désigner le diable
32.
C’était ce même Bulgar qui, écrivant à Autun afin de régler de menus problèmes de voisinage, la qualifiait de « glorieuse souveraine »… Le double langage diplomatique de l’Espagne ne devait pas abuser. Le gouverneur de Septimanie, sur ordre de Gondomar, aurait bel et bien attaqué la Burgondie dans l’intervalle. L’insuccès de l’opération expliquait le changement de ton mais ne rassurait pas sur les intentions profondes des Wisigoths.
Pour les siens aussi, Brunehilde était devenue une étrangère, et même une ennemie.
Elle n’en avait cure. Au printemps 612, au terme de quinze mois d’agitation, de tractations, publiques ou secrètes, la reine était enfin en mesure de permettre à Thierry de laver l’affront de Saleussia. Toutes les troupes disponibles avaient été convoquées et se réuniraient, fin mars, sur le plateau de Bassigny, entre Chaumont et Langres. L’objectif premier, évident, c’était Toul et les Hauts de Meuse, l’un des pays abandonnés sous la contrainte en 610.
Théodebert s’y attendait. Il avait ses informateurs, et entendait défendre Toul. En avait-il les moyens ? Faute de renseignements sûrs, on ne saurait dire ce que l’attaque avare avait précisément coûté à l’Austrasie, mais il semble que Théodebert ne fut pas en mesure, dans cette première phase de l’attaque burgonde, de déployer des forces suffisantes pour la repousser. Toul tomba
33.
Thierry y entra en vainqueur. Ne commit pas l’erreur de s’y enfermer. À l’annonce de l’approche des renforts attendus par son frère, il sortit de la ville, fonça à la tête de sa cavalerie sur cette armée de secours, et l’écrasa avant qu’elle eût le temps d’opérer sa jonction avec le gros de l’armée austrasienne.
Théodebert ne désespérait pas encore. Il lui restait le réservoir germanique. Le khan des Avars lui laissant quelque répit, il y fit appel. Ses leudes lui dictaient une stratégie habile : s’enfoncer vers l’est immense et voir si son cadet se risquerait à l’y poursuivre.
Ils passèrent d’abord par Metz, la capitale, où ils récupérèrent le trésor royal, précaution élémentaire dont dépendait en partie le sort de la guerre, se replièrent, en suivant la vallée de la Moselle, vers Cologne, où ils laissèrent les précieux coffres, puis se dirigèrent vers Trèves.
Thierry continuerait-il la poursuite, ou choisirait-il la solution de facilité, vers laquelle inclineraient ses troupes : s’emparer des cités abandonnées, y récolter du butin ? Selon les renseignements qui revenaient aux Austrasiens, la majorité des ducs burgondes optaient pour le profit immédiat, rejoints par le cousin Clotaire qui avait tardivement jeté ses maigres troupes dans le conflit et occupé, presque sans coup férir, ce duché de Dentelin imprudemment promis par Brunehilde
34.
Théodebert n’était pas encore perdu, malgré deux défaites essuyées coup sur coup. Les renforts arrivaient en masse à Cologne, composés en large part d’Alamans, bons guerriers qui regrettaient d’avoir abandonné Thierry à Saleussia mais savaient qu’il n’était pas de retour en arrière possible. Ils combattraient avec l’énergie d’hommes qui n’avaient rien à attendre du vainqueur.
C’était justement l’aspect inexpiable de cet affrontement qui inquiétait. Il était déjà arrivé, dans le passé, que les rois se combattissent et même que ces affrontements fissent de nombreuses victimes mais jamais l’on n’avait senti un tel désir d’anéantir le perdant. Que Théodebert et Thierry fussent du même sang, nés de la même mère et du même père, donnait à leur haine des allures de malédiction. La colère de Dieu, fatalement, s’abattrait sur ces sacrilèges.
L’évêque de Mayence, Lioudégaire
35, tenta de le faire comprendre à Thierry par le biais d’un apologue qui mettait en scène un vieux loup et ses louveteaux. Au moment de laisser les petits, sevrés, s’égailler dans la campagne, leur père leur donnait un ultime conseil :
— Aussi loin que se porte votre regard, vous ne verrez pas un seul ami, hormis ceux issus de votre sang et de votre race.
Le conseil était d’une parfaite clarté ; il signifiait que la race royale, au-dessus du commun des mortels, ne s’y mêlait point et n’y comptait pas d’amis. Seuls d’autres rois et d’autres princes, sortis de la même dynastie distinguée par le Ciel, incarnaient l’indispensable appui, l’indispensable solidarité, l’indispensable affection nécessaire aux humains, fussent-ils souverains.
Cet appel à épargner son frère et rouvrir les négociations avec lui ne plut pas à Thierry et ce changement d’humeur fut assez perceptible pour que l’évêque de Mayence
36 fît marche arrière. Se détournant, il se borna à soupirer :
— Achève ce que tu as commencé… Tu termineras cette affaire à ton plus grand avantage.
Thierry n’en demandait pas plus. Lioudégaire de Mayence n’était pas le seul à assurer ses arrières. Quand il apprit la double défaite de Toul, Colomban, depuis quelques mois établi dans son monastère du lac de Constance, déclara qu’il avait eu une vision, ce qui lui arrivait fréquemment, et que Théodebert était perdu. En conséquence, il devenait urgent pour lui de quitter une région que l’arrivée de Thierry rendait malsaine pour son ancien ami
37. Il passa hâtivement en Italie où Théodelinde convaincrait son époux, Agilulf, de lui accorder sa protection, et des terres à Bobbio où l’Irlandais fonderait un dernier monastère
38.
Le saint n’avait pas oublié la mort prématurée et l’extermination de sa progéniture, prophétisées à Thierry, mais le délai de trois ans fixé par Dieu n’était pas encore consommé ; il s’en fallait de quelques mois et il n’avait nulle envie de prendre des risques gratuits dans l’intervalle.
Tout le monde lâchait le malheureux roi d’Austrasie avant qu’il eût livré son combat de la dernière chance. Ce n’était pas de bon augure.
Convaincu de son bon droit, Thierry n’hésitait plus à affirmer que Dieu était de son côté et chevauchait près de lui, le menant à la victoire. Thèse discutable… Quelle guerre juste pensait-il mener contre son propre frère ?
À la fin de l’été 612, Thierry atteignit Cologne. Théodebert ne l’avait pas attendu. Il s’était replié à six ou sept lieues de là
39, au bourg de Tolbiac
40, glorieux site de la mémoire dynastique. Là, en juillet 496, Clovis avait triomphé, dans un combat que les pessimistes disaient perdu d’avance, de la puissance alamane, après en avoir solennellement appelé au « Dieu de Clotilde » et promis que « s’Il lui donnait la victoire, il se ferait baptiser » dans la foi catholique.
Étrange bégaiement de l’histoire qui mettait, une fois de plus, Francs et Alamans aux prises, mais pareillement commandés, cette fois, par un descendant du Salien.
Plus tard, les scaldes s’en donneraient à cœur joie, évoqueraient avec des accents à vous glacer le sang un combat surhumain qui aurait mis aux prises deux armées si nombreuses, si serrées sur un champ de bataille trop étroit, que les morts n’avaient plus la place de tomber et restaient debout, épées et lances au poing, où le trépas les avait surpris. Au soir de l’affrontement, les cadavres se comptaient plus nombreux que les vivants et continuaient pourtant à se donner des coups furieux, se tuant et se re-tuant à l’infini
41.
Outrance poétique mais qui renvoyait à une réalité. La seconde bataille de Tolbiac fut d’une violence inaccoutumée. D’habitude, lorsque les rois n’avaient pas abouti à une solution négociée et qu’il
fallait en venir aux mains, les deux camps s’évertuaient à se battre mollement. On sauvait les apparences, on ne se massacrait pas. Les dérapages éventuels, comme il s’en était produit au temps de Sigebert, Gontran et Chilpéric, étaient sévèrement jugés et condamnés, la mort violente du responsable de l’affrontement prise pour une punition céleste.
Ce jour-là, ni d’un côté ni de l’autre on ne voulut faire de quartiers. Ce fut une tuerie impitoyable et les Burgondes n’en éprouvèrent pas grand remords parce que, en face, l’armée de Théodebert alignait des Thuringiens, des Saxons, des Alamans, mais assez peu d’Austrasiens, et que de vieilles rancunes en profitèrent, de part et d’autre, pour se débonder.
À la tombée du soir, ses leudes, qui jugeaient la situation désespérée, arrachèrent Théodebert au champ de bataille et réussirent à l’entraîner vers le Rhin, qu’ils franchirent, le mettant à l’abri. Momentanément…
En cette fin d’été 612, l’armée du roi d’Austrasie avait disparu. Cologne, la dernière grande ville qu’il contrôlait, avait ouvert ses portes à Thierry qui y découvrit, outre le trésor de son frère, la jeune reine Théodechilde et son fils au berceau, ce petit Clotaire que, dans l’inquiétude des derniers jours, ses parents avaient hâtivement fait baptiser.
Heureuse précaution, puisque Thierry, quand il sut la présence de l’enfant, exigea qu’on le lui amenât et donna l’ordre à l’un de ses antrustions de le tuer… Sans état d’âme, car ces hommes-là obéissaient au roi sans jamais se poser de question, le guerrier s’empara du nourrisson et lui fracassa la tête contre l’un des piliers du vieux palais des gouverneurs romains
42.
Il se rencontra quelques cœurs sensibles, et quelques prêtres, pour marmonner à mi-voix que ce geste atroce ne porterait pas chance à Thierry. Un vieil usage germanique, que l’on respectait d’ordinaire, interdisait la mise à mort des tout-petits ; que l’enfant fût encore revêtu de la robe blanche des baptisés
43 aggrava ce meurtre en lui donnant une saveur sacrilège.
Privée de son fils unique, Théodechilde ne conservait aucune importance. Thierry la fit-il exécuter, elle aussi ? L’enferma-t-il dans un couvent rhénan ? Nul chroniqueur ne jugerait utile de le préciser.
Restait à s’occuper de Théodebert. Thierry ne pouvait se permettre de laisser fuir son aîné. Le roi vaincu d’Austrasie, errant, libre et revanchard, dans les immenses plaines orientales, eût constitué un danger permanent. Théodebert devait impérativement périr.
Ses Grands en étaient arrivés aux mêmes conclusions. Si le roi restait en vie et en liberté, eux-mêmes seraient condamnés à partager ses errances et sa misère. Dans le meilleur des cas, ils parviendraient à éviter les Avars, alliés de Thierry et à gagner les dèmes de l’empire d’Orient, puis à implorer l’aide de Phocas, l’usurpateur assassin de Maurice et des siens, simple soldat sorti du rang et brute épouvantable. Perspective peu réjouissante…
L’autre solution, inélégante au possible, un tantinet déshonorante même, mais qui permettait de négocier un retour en grâce immédiat, d’obtenir la restitution des fortunes et des propriétés confisquées, voire d’obtenir, en s’y prenant bien, de beaux postes lucratifs dans la prochaine haute administration austraso-burgonde, consistait à livrer Théodebert à son cadet.
La morale aristocratique franque, et la morale tout court, désapprouvaient ce dénouement mais, menacés d’exil, de ruine, de proscription, les leudes firent fi des grands principes et avertirent Thierry qu’ils lui ramenaient son frère. En échange, évidemment, de leur pardon plein et entier.
Thierry consentit ; il n’était pas fou. Mieux valait s’entendre avec de tristes félons, ce qu’il eût été obligé de faire, de toute façon, ne pouvant gouverner l’Austrasie sans se concilier les Grands, et éradiquer définitivement la menace que représentait Théodebert.
L’épouvantable assassinat du petit Clotaire venait de le démontrer, Thierry ne s’encombrait pas de scrupules excessifs. Il avait hérité du pragmatisme glacial de Brunehilde et de son égoïsme tranquille. Et il n’avait aucune raison d’épargner son aîné.
La scène qui se joua à Cologne, au cours de laquelle Théodebert, enchaîné, fut amené à son frère puis dépouillé des insignes de la royauté et tondu, déshonneur suprême qui l’excluait de la succession et le vouait au cloître, ressemblait à une sordide comédie. En réalité, Thierry n’avait pas l’intention de le laisser vivre mais il redoutait, alors que le meurtre de son neveu passait mal, d’être traité de Caïn s’il se débarrassait de son frère.
Il ne reculait pas devant le geste mais devant la fâcheuse publicité qui l’entourerait. Il préféra poser au magnanime, ordonna que l’on conduisît Théodebert auprès de leur aïeule, à Chalon. La reine statuerait seule sur son sort. Thierry connaissait assez sa grand-mère pour savoir qu’elle prendrait la bonne décision
44.
Brunehilde n’y manqua pas.
Elle n’aimait pas Théodebert – qui aimait-elle au juste ? –, ce crétin qui l’avait déçue si souvent. La voix du sang ne parlait pas assez fort pour lui interdire de supprimer l’un de ses petits-fils
45. Devant ses conseillers laïcs et ecclésiastiques, parmi lesquels l’inévitable Aredius de Lyon, elle joua la comédie de la pitié et du mépris, ordonna que l’on tonsurât le roi déchu et qu’il fût enfermé jusqu’à sa mort dans l’un des monastères de la ville. Ce fut la dernière fois que l’on vit Théodebert vivant. Quelques mois plus tard, au cœur de l’hiver 612-613, l’on annonça qu’il était mort « de maladie ». À Metz comme ailleurs, les Grands feignirent d’y croire.
En réalité, l’on n’avait même pas la certitude qu’il n’avait pas été égorgé dans l’antichambre de sa tendre grand-mère, au sortir de leur entrevue.
Cet escamotage nécessaire accompli, Brunehilde se décida à partir pour Metz. Elle n’aimait plus cette ville, témoin de trop d’humiliations de sa jeunesse mais se réjouissait d’y rentrer en maîtresse, alors que Théodebert avait osé la lui fermer jadis et menacer de confisquer ses propriétés
46.
Aux environs de la Noël 612, Brunehilde fut de retour dans le palais des rives de la Moselle, accompagnée de son cercle de conseillers. Thierry souhaitait la charger de la fusion administrative des deux royaumes ; elle savait comment s’y prendre, l’ayant déjà fait. Il attendait également d’elle qu’elle opérât avec tact et doigté le ralliement d’une aristocratie austrasienne toujours difficile à manier.
Meilleur au combat que dans les discussions de cabinet, le jeune roi ne pensa pas que sa grand-mère avait depuis trop longtemps coupé les ponts avec Metz pour s’y sentir à l’aise et connaître les nouvelles têtes d’une noblesse turbulente
47.
Lui-même n’en avait pas le temps. En ce début d’hiver, alors qu’il venait de réunifier les deux royaumes et régnait sur le plus vaste pays d’Europe
48, Thierry, furieux, songeait à une prochaine guerre, celle qu’il livrerait, le printemps revenu, au cousin Clotaire. Celui-ci avait eu le front de s’emparer du Dentelin, en prétendant, ce qui était exact, qu’il s’agissait de sa rétribution pour sa neutralité dans le conflit entre les deux frères, ou pour son intervention de dernière minute en faveur de Thierry – on ne savait trop… Quoi qu’il en fût, Thierry estimait le roi de Neustrie beaucoup trop payé pour le peu qu’il avait fait. Il entendait lui reprendre ce que Brunehilde lui avait trop vite accordé.
Le roi, en ce début d’année 613, parvenu au sommet de sa puissance, se révélait sous un mauvais jour. Il multipliait les sautes d’humeur imprévisibles, les mouvements de colère incoercibles. Brunehilde lui connaissait de longue date ce caractère difficile mais Thierry, maintenant qu’il n’avait plus de rivaux à redouter, se croyait tout permis.
On prétendit que le fils du palatin Romaric, jeune moine de l’obédience de Colomban, venu le trouver afin de réclamer la grâce de son père et la restitution des biens familiaux confisqués, avait obtenu pour toute réponse une gifle en plein visage devant une cour ébaubie de cette discourtoisie gratuite.
L’on prétendit aussi que Thierry s’était entiché
49 de l’aînée de ses nièces, cette fille née de la liaison de Théodebert avec Bilichilde, que l’on avait promise au prince héritier des Lombards et que, nonobstant la consanguinité et le droit canon, il entendait l’épouser devant Dieu et les hommes sitôt qu’elle serait nubile
50.
L’on prétendait tant de choses aberrantes qu’il fallait conclure à l’impopularité du jeune roi parmi ses nouveaux sujets. L’obligatoire fusion des deux cours et des deux administrations, inévitable, participait de ces rumeurs. Tous ceux, et ils étaient nombreux, qui sentaient leur poste menacé ou promis à un dignitaire burgonde, avaient intérêt à exciter l’antipathie envers Thierry.
Les Grands qui lui avaient livré Théodebert n’étaient pas en reste. Qu’attendre d’autre de pareils félons, capables de toutes les bassesses ? Dès ce début d’année, sous prétexte de vagues négociations avec Soissons à propos de la restitution du Dentelin, certains puissants d’Austrasie commencèrent à envisager un accord avec Clotaire.
Faible et impuissant, le jeune roi de Neustrie, à la différence de Thierry, au sommet de son pouvoir, serait obligé, s’ils lui proposaient la couronne des trois royaumes, de composer avec eux et d’en passer par tous leurs caprices.
La mort soudaine, inattendue, de Thierry, début mars 513, servit de déclencheur à cette trahison profitable et latente.
En effet, le roi succomba en quelques heures, dans des circonstances qui rappelaient étrangement celles de la mort de son père, à un « flux de ventre ». Gastro-entérite hivernale virulente ? Intoxication alimentaire imputable aux conditions d’hygiène, en ce cas définitivement catastrophiques, des cuisines du palais messin ? Empoisonnement criminel ?
Il se rencontrerait des chroniqueurs pour accuser Brunehilde d’avoir supprimé aussi son second petit-fils. Ils en apporteraient comme preuve que la reine aurait eu peu avant une violente dispute avec Thierry à propos de son intention d’épouser sa nièce. Hypothèse d’une invraisemblance absolue.
Nul n’avait davantage à perdre que la reine à la disparition de Thierry. Quasi septuagénaire, Brunehilde n’avait plus le temps, ni les forces, d’entamer une nouvelle régence, la troisième, et d’attendre, en gouvernant à leur place, la majorité de ses arrière-petits-fils. La mort de Thierry remettait en cause tout l’avenir de la dynastie, et même les chances de survie de ses enfants trop jeunes et de sa grand-mère trop vieille. Lui-même venait de donner l’exemple, mauvais en l’occurrence, en se débarrassant de Théodebert et en assassinant l’innocent petit Clotaire. Il semblerait juste, sinon bon, de faire subir un sort comparable à sa famille.
Et quand même Brunehilde, affolée à l’idée de perdre le contrôle de son petit-fils, eût voulu le tuer, elle se fût précautionnée afin d’assurer l’avenir et eût préparé une transition politique digne de ce nom. Ce ne fut pas le cas, et la reine fut prise au dépourvu par ce trépas d’un jeune homme de vingt-cinq ans, la veille encore éclatant d’une santé insolente.
La disculper ne signifie point écarter la possibilité d’un crime. Les Grands d’Austrasie, occupés de leur idée d’offrir la couronne à Clotaire, mécontents des décisions prises par Thierry, étaient, eux, soupçonnables d’avoir supprimé le gêneur.
Brunehilde en eut l’intuition et elle eut peur. Elle qui, en d’autres circonstances, avait crié au meurtre, à l’assassin, lancé des accusations fantaisistes, se mura dans le silence. Les empoisonneurs, s’ils existaient, ne devaient pas se sentir menacés. L’unique façon de les contrer était de rendre vaine leur tentative : la couronne du royaume austraso-burgonde ne tombait pas en déshérence. Ses héritiers légitimes existaient. Leur aïeule parviendrait-elle à les imposer ?
La Francia ne se trouvait plus dans la situation de 575, quand, à la mort de Sigebert, les tensions entre les royaumes permettaient d’imposer un roi de cinq ans sur le trône. Ni dans celle de 596 où Brunehilde, au décès de son fils, possédait tant de pouvoir et d’ascendant qu’elle imposait ses volontés à tous.
Aujourd’hui, Clotaire n’était plus un ennemi mais un allié, malgré le différend à propos du Dentelin. Dans la plénitude de sa maturité, ce jeune homme de trente ans, père de plusieurs héritiers mâles, inspirait plus de confiance aux guerriers que des enfants sous la tutelle haïe d’une vieille femme. Et le vieux droit germanique, jamais aboli, encourageait, en cas de minorité des fils du roi défunt, la succession par les adultes des branches collatérales. Afin d’éviter ce retour à une pratique ancienne désastreuse pour la légitimité dynastique, Brunehilde réagit avec une promptitude remarquable en pareilles circonstances.
À peine la nouvelle du décès de Thierry connue, elle fit proclamer roi l’aîné de ses arrière-petits-enfants sous le nom de Sigebert II.
Ses thuriféraires s’extasieraient sur cette audace qui rompait enfin avec l’ancienne pratique royale et instituait le droit d’aînesse, ce qu’aucun des souverains précédents, quoique conscients des problèmes insolubles engendrés par l’usage de partager le royaume comme un héritage de simple particulier, n’avait jamais osé imposer. Ils loueraient le sens politique de la reine, son courage.
Et se tromperaient du tout au tout… Comment imaginer, en effet, que cette femme âgée, mise par la mort de Thierry dans une position de faiblesse extrême, en danger de perdre la couronne, et la vie, d’assister à la chute de sa dynastie, eût pris le risque, insensé, de bouleverser la coutume, le droit non écrit, les usages, quand ses prédécesseurs, au sommet de leur puissance, n’avaient pas tenté, prudents, de supprimer ce mauvais procédé successoral ?
L’idée avait effleuré Clovis ou Clotaire Ier ; ils avaient préféré n’y pas donner suite. Rien ne prouve, en revanche, que Brunehilde se fût jamais inquiétée du système ni n’eût songé à le réformer. Au contraire, elle n’avait pas hésité, dans le passé, à accentuer, pour des raisons opportunistes locales, ce morcellement en créant les royaumes miniatures de Soissons et d’Alsace ; pas hésité non plus à trancher en deux le grand royaume austraso-burgonde si péniblement unifié.
Dans ces conditions, pourquoi supposer que le découpage en quatre d’un territoire beaucoup plus vaste que celui existant précédemment lui eût posé un cas de conscience ? Son choix ne lui fut dicté ni par l’intérêt commun ni par une vision politique futuriste et révolutionnaire, mais, prosaïquement, par une double difficulté pratique qu’elle ne sut pas résoudre autrement.
Ainsi qu’elle le devinait, les Grands austrasiens cherchaient à l’éliminer, et les siens avec elle, afin de donner la couronne à Clotaire ; celui-ci leur en serait éternellement redevable et ils garderaient prise sur lui. L’unique justification de cette trahison consistait à préférer un guerrier adulte expérimenté à quatre enfants dont l’aîné avait dix ans, le dernier trois.
En élevant au trône l’aîné seul, et en trichant sur son âge car Brunehilde affirma que Sigebert allait avoir douze ans, donc qu’il atteignait la majorité royale, elle désamorçait la contestation. Il existait un roi « adulte », ou peu s’en fallait, à opposer à son cousin.
La seconde raison, d’ordre technique, fut qu’elle mesura l’impossibilité, à son âge, de courir d’un palais à l’autre, se partager entre quatre entités politiques, exercer une quadruple régence. Déjà, lors du partage précédent, ses forces physiques l’avaient trahie ; elle avait été obligée de se reposer sur des maires du palais, des nourriciers qui résidaient à Metz et Orléans, s’occupant des jeunes rois, tandis qu’elle exerçait les réalités du pouvoir à Autun parce qu’elle-même n’arrivait pas à courir sans cesse d’une capitale à l’autre.
Cette absence de surveillance constante de sa part avait abouti à son éviction du palais d’Austrasie quand Théodebert était tombé sous la coupe d’intrigants hostiles à la régente. Il s’agissait pourtant d’hommes à qui elle pensait pouvoir faire confiance. Elle ne recommencerait pas cette erreur, ne multiplierait point par quatre les foyers d’intrigues. Pas dans l’immédiat.
Brunehilde n’instituait pas le droit d’aînesse ; elle se donnait le temps de voir venir et de ressaisir les rênes du gouvernement. Quand la situation serait stabilisée, elle découperait les parts des quatre princes et les leur remettrait au fur et à mesure qu’ils deviendraient aptes à régner
51. On en était encore loin.
La reine nomma aussi un maire du palais, un seul, Warnachaire
52, un Faron burgonde qui l’avait bien servie outre-Jura. Afin de désamorcer les mécontentements de tous les ambitieux qui s’étaient attendus à partager le gâteau en quatre et obtenir des postes de prestige dans quatre administrations palatines, elle laissa entendre que ce n’était que provisoire, que l’on aviserait ensuite.
Cela ne calma pas les Grands. Leur probable tentative de coup d’État venait d’échouer. La couronne n’avait pas échappé à l’inamovible régente, très capable, ils le savaient, de se sortir de ce mauvais pas comme elle s’était, dans le passé, tirée de tant d’autres. Très capable, aussi, après avoir dissimulé ses pensées, ses colères, ses rêves de vengeance, de tirer une revanche implacable des traîtres et des félons. Il devenait suicidaire de permettre à Brunehilde de se maintenir aux affaires. Elle était devenue la femme à abattre.
Elle le devinait. En ces derniers jours du printemps 613, la vieille reine sentait les murs du palais de Metz, qu’elle connaissait si bien, se refermer autour d’elle comme un piège. Tout l’y inquiétait, nul ne lui inspirait plus confiance. Ceux qu’elle soupçonnait d’avoir empoisonné Thierry pouvaient récidiver, s’en prendre à elle, ou au jeune Sigebert II. Un tueur pouvait être aposté dans les couloirs sombres de la grande bâtisse, le poignard à la main ; ou se glisser dans sa chambre en pleine nuit et lui écraser un coussin sur le visage jusqu’à l’étouffer, sort de sa pauvre sœur…
Tant que les enfants et elle résideraient à Metz, ils n’y seraient pas en sûreté. La sagesse était de redescendre vers le sud, vers Autun et les amis qu’elle pensait y posséder. S’y résoudre eût toutefois été une faute politique lourde. Les Austrasiens lui reprochaient d’avoir toujours favorisé les Burgondes, de les détester et de leur nuire à la moindre occasion. En quittant Metz pour Autun, elle leur donnait raison, et livrait l’Austrasie à leurs dangereuses menées, peut-être même à Clotaire II. Brunehilde ne s’y résolut pas.
Elle quitta Metz mais vers l’est, franchit le Rhin, s’installa à Worms
53. Pourquoi ? Afin d’y lever de nouvelles troupes dans l’inépuisable vivier germanique. La reine ne voulait pas rester désarmée face à une attaque de la Neustrie ou un soulèvement de l’Austrasie.
Les deux se conjuguèrent puisque, fin juin ou début juillet, Brunehilde, tout juste arrivée à Worms, apprit que les Grands austrasiens
54 avaient offert la couronne à Clotaire, que celui-ci l’avait acceptée et chevauchait vers Metz. Le coup était sévère. Une autre eût baissé les bras ; pas elle. Au demeurant, elle n’avait pas le choix. Perdre cette partie-là, c’était périr, et tous les siens avec elle.
La tête froide, même si elle bouillonnait intérieurement de rage, elle para au plus pressé. Warnachaire fut expédié en Thuringe, accompagné du jeune Sigebert II, ce qui permettait de mettre le jeune garçon à l’abri au cas où les félons eussent marché sur Worms, avec mission d’y lever des troupes. En parallèle, Brunehilde écrivit à Clotaire et le somma de se retirer d’Austrasie, sur laquelle il n’avait aucun droit.
Clotaire, qui ne faisait pas une confiance excessive aux Grands austrasiens – les traîtres n’en inspirent guère, même à ceux qui profitent de leur trahison… – et redoutait lui aussi un piège, préféra obtempérer : les troupes neustriennes ne pesaient pas lourd face à celles des autres royaumes ; le risque existait qu’elles succombassent dans un combat et que les Austrasiens, pour négocier leur retour en grâce auprès de Sigebert II, s’avisassent de lui apporter la tête du roi de Neustrie. Il se retira sur l’autre rive de l’Oise et proposa à Brunehilde la réunion d’un plaid qui discuterait des nouvelles frontières. Clotaire voulait-il légitimer la récupération du Dentelin, en obtenir davantage, profitant des circonstances, discuter des droits des jeunes princes burgondes écartés pour l’heure de la succession paternelle ?
Brunehilde ne chercha pas à le savoir ; elle n’avait pas l’intention de discuter avec le roi de Neustrie, ni de se rendre au moindre plaid. Les derniers avaient eu fâcheusement tendance à se transformer en dangereux guets-apens.
Sur ce, Warnachaire revint de Thuringe et de Saxe, car il prétendait avoir ratissé large, à la tête d’une poignée de volontaires germaniques. Affirma que les campagnes précédentes avaient saigné le pays à blanc, que les morts de Toul et de Tolbiac ne se remplaçaient pas en claquant des doigts, enfin qu’il ne fallait plus, d’ici un bon moment, compter sur les grandes plaines orientales pour assurer le recrutement des armées franques. Mauvaise surprise supplémentaire… Ce n’était pas avec ce contingent ridicule que Brunehilde écraserait les rebelles et triompherait de Clotaire.
Bizarrement, cette méfiante ne soupçonna pas Warnachaire de lui mentir. Elle croyait bien le connaître, le tenait pour un homme pieux, grand dévot des martyrs militaires de la Légion thébaine que l’on vénérait en Valais. C’est précisément cet attachement aux pays d’Outre-Jura qui eût dû inciter la reine à la prudence.
Jusque-là, Brunehilde n’avait pas pris au sérieux le mouvement « faron ». Elle y voyait une mode, une extravagance quand les aristocrates de Burgondie fondaient sur cette illusion d’être les descendants d’un grand peuple de conquérants scandinaves un sentiment national aussi fort que celui des Austrasiens. Ce mythe fondateur inclinait ces Gallo-Romains à un fort sentiment d’attachement envers l’ancienne dynastie, disparue sous les coups de ses cousins francs. Plus les Farons rêvaient de la « belle » époque de Gondebaud, de Sigismond et de leurs autres souverains, plus ils se prenaient à détester les Mérovingiens accusés de les avoir tués.
En Valais, Warnachaire avait rejoint le mouvement, dans ce qu’il avait alors de plus extrémiste, le parti qui œuvrait à la restauration d’un État burgonde indépendant aux alentours de Genève et d’Agaune. Brunehilde ne l’avait pas su.
Depuis quand le nouveau maire du palais trahissait-il ? On le taxerait d’opportunisme, on l’accuserait de s’être laissé acheter par Clotaire. En fait, ses choix étaient plus politiques, plus personnels, plus motivés, et plus anciens.
Warnachaire appartenait à ces groupes de dévots en quête d’une religiosité épurée des tentations mondaines, exigeante, dure. Comme beaucoup d’autres, il avait été séduit par la spiritualité de Colomban, avait été un habitué de Luxeuil et un protecteur du monastère. La violente rupture entre Thierry et le saint abbé, puis l’expulsion des moines irlandais l’avaient profondément choqué ; il n’était pas le seul dans ce cas.
Colomban, qui, il faut bien le dire, n’était pas très porté au pardon des offenses et remâchait les torts qu’on lui faisait, n’incitait pas ses amis à oublier les injures essuyées à la cour de Burgondie. Au contraire, il les entretenait dans leur rancune et, pour un peu, les eût relevés du serment d’allégeance qu’ils avaient prêté aux souverains.
Warnachaire, et d’autres Farons, conservaient des contacts secrets, et réguliers, avec Colomban réfugié à Bobbio, et, à sa demande, en avaient noué avec Clotaire. La version charitable de ces tractations voulait qu’ils cherchassent une réconciliation générale, et à obtenir pour l’abbé la permission de revenir à Luxeuil ; la version déplaisante, qu’ils travaillaient à renverser la dynastie burgonde, ce qui n’était pas un crime puisque cette déchéance, prédite par Colomban, s’inscrivait dans le plan divin et qu’il était bon de la favoriser…
Voilà comment, petit à petit, le loyal Warnachaire s’était, en toute bonne conscience, mué en traître de la pire espèce
55.
Sa tournée des tribus thuringiennes et saxonnes s’était soldée par un fiasco parce qu’il avait fait en sorte de la saboter, sous les yeux du petit Sigebert II, trop jeune pour lire dans son jeu. Non content de décourager les peuples germaniques de rallier l’armée de Brunehilde, le maire du palais les avait dressés contre la reine et leur avait suggéré de prendre fait et cause en faveur des rebelles.
L’été avançait. Brunehilde ne voulut pas se faire surprendre par les premiers frimas à Worms, loin de tout, sans secours à espérer des peuples germaniques assujettis. Profitant du retrait annoncé de Clotaire, qui libérait la route du retour, elle regagna Autun avec les jeunes princes. Là, elle parviendrait sûrement à lever une armée de secours et à la lancer contre les mutins d’Austrasie avant que les grandes pluies automnales rendissent difficiles les mouvements de troupes.
Fin août 613, la reine disposa d’un contingent suffisant pour reprendre l’offensive. Elle en donna le commandement à Warnachaire, toujours irréprochable à ses yeux
56. Preuve suprême de la confiance qu’elle lui conservait, elle lui remit la garde du jeune roi et de ses trois frères.
Début septembre, l’armée burgonde s’ébranla en direction de la Champagne. Brunehilde, en assistant au départ de ses troupes, s’aperçut-elle que le cœur n’y était pas ? Le souvenir des épouvantables affrontements fratricides de l’année précédente restait dans les mémoires. Les guerriers étaient las de ces combats dont ils ne comprenaient pas les enjeux, las de se battre contre leurs proches, leurs compagnons, leurs amis de la veille, pour défendre les intérêts d’une vieille femme qu’ils n’aimaient pas, et ceux d’un enfant qu’ils ne connaissaient pas et qui ne leur inspirait ni tendresse ni respect.
Les jeux étaient déjà faits, les dés avaient roulé, mais Brunehilde s’aveuglait encore.
L’armée burgonde se porta, sans enthousiasme, jusqu’à Châlons-en-Champagne. Les troupes des mutins d’Austrasie, renforcées de l’armée de Neustrie, Clotaire à sa tête, occupaient la rive de l’Aisne, entre Brienne et Berry-au-Lac
57. On se prépara au choc. Il ne se produisit pas.
Tranquillement, obéissant à un plan prévu d’avance, les ducs burgondes mirent bas les armes et rejoignirent les rangs de Clotaire et des mutins. À ce spectacle, la majorité des guerriers, dégoûtés ou soulagés, selon l’humeur de chacun, décida que la plaisanterie avait assez duré et, tournant les talons, renonçant à combattre, repartit au pays.
Warnachaire, toujours convaincu d’accomplir les desseins du Seigneur, poussa jusqu’au trône de Clotaire son pupille, le jeune Sigebert II, son demi-frère Corbus, et le tout petit Mérovée qui marchait à peine.
Childebert, le troisième fils de Thierry, avait disparu. L’un des leudes, un Provençal, quand il avait saisi ce qui se passait, avait décidé de sauver au moins celui-là. Dans la confusion du moment, il s’était éclipsé avec l’enfant et galopait maintenant vers Arles. Là, il confierait le jeune prince à l’abbesse du monastère Saint-Jean, Rusticula
58, qui l’hébergerait une année ou plus. Quand, par une indiscrétion, le patrice de Provence apprendrait l’existence de l’enfant, et son refuge, quand il en avertirait Clotaire et, à sa demande, diligenterait une enquête contre l’abbesse, il serait trop tard : Childebert demeurerait introuvable.
Des fidèles de l’ancienne dynastie avaient-ils réussi à exfiltrer le prince vers Constantinople ? L’enfant était-il mort de maladie dans l’intervalle ? L’avait-on caché dans un autre monastère qu’il se refusa plus tard à quitter, préférant l’anonymat du cloître aux couronnes éphémères de ce monde ? Sa trace se perd, définitivement, aux portes de l’abbaye arlésienne. Childebert n’était plus qu’un proscrit dépouillé de tout. Son sort, cruel, le fut moins que celui de ses deux frères aînés.
Clotaire, qui n’était pas un méchant homme ni un prince sanguinaire, n’avait pas le choix. Laisser vivre Sigebert II, qui avait ceint la couronne, ou Corbus, presque en âge de la coiffer, relevait de la folie furieuse. Il ordonna l’exécution des deux jeunes garçons. N’en éprouva aucune satisfaction mais plutôt de la désolation. Ce sentiment l’inclina à épargner Mérovée. Tuer ce tout petit enfant, étranger aux fautes de sa famille, qui portait le prénom du fils qu’il avait perdu, lui fut impossible. Il déclara que le prince était son filleul, et il était exact que Brunehilde, quand elle tentait de l’attirer dans son camp, lui avait proposé d’être le parrain du petit, qu’à ce titre, il ne pouvait attenter à ses jours sans commettre un infanticide et un sacrilège. Ajouta qu’il le regardait dorénavant comme son propre fils et le ferait élever avec les siens, à Rouen
59. Tant pis pour les prédictions de Colomban !
Ce beau geste resterait sans conséquence. Mérovée sortirait de l’histoire aussi discrètement que Childebert. Les maladies infantiles faisaient des ravages. Clotaire n’y serait pour rien. Il s’épargna un crime détestable
60.
La suite, il s’en doutait, risquait d’être horrible.
À la nouvelle du désastre de Châlons, de la désertion de ses troupes, de la défection de ses Grands, de leur ralliement à Clotaire, de la capture et de l’exécution de ses arrière-petits-fils
61, Brunehilde fut saisie de panique. Autun, déjà, n’était plus sûre. Le bruit courait que Clotaire marchait sur la ville, qu’il avait franchi la Saône. Le palais se vidait de son haut personnel, et de tous ces Farons qu’elle n’avait jamais pris au sérieux, pressés de faire leur cour au vainqueur. Ces hommes n’hésiteraient pas à la livrer à son tour.
Tant qu’elle en avait encore l’occasion, Brunehilde, escortée d’une poignée de serviteurs et de fidèles, quitta sa capitale et se dirigea vers l’Helvétie, vers la villa royale d’Orbe en pays de Vaud où vivait sa petite-fille, la princesse Théodelane
62.
Cette décision n’était pas dictée par la nécessité de se mettre à l’abri. En ce cas, tenter de passer en Italie, de chercher refuge auprès de Théodelinde, ou du pape, trouver un embarquement pour l’Orient et gagner Constantinople, eût été plus sage. Mais la reine n’abandonnait pas la partie. Elle s’accrochait à un ultime espoir, déraisonnable, absurde : imposer les droits de la princesse à la couronne.
Entreprise désespérée. Aucune princesse germanique, pas même Amalasonthe, la fille du grand Théodoric de Ravenne, héritière désignée de son père et mère d’un fils destiné à lui succéder, n’avait réussi à accéder au pouvoir, ou à le conserver. Ce n’était pas maintenant, abandonnée de tous
63, sa tête mise à prix, que Brunehilde parviendrait à imposer une succession en ligne féminine. Elle s’accrochait à une chimère, ou cette chimère lui permettait de se cacher à quelle déchéance elle était arrivée ; à moins qu’en ces jours tragiques, sans vouloir l’admettre, cette femme dure, qui n’avait jamais eu besoin de personne, eût couru vers sa petite-fille comme vers la dernière tendresse, la dernière affection désintéressée qui lui restait.
Les retrouvailles furent brèves, et le répit que sa fuite accordait à la reine.
Presque aussitôt arriva le duc Herpo, l’un des grands officiers de la couronne outre-Jura, qui arrêta Brunehilde et Théodelane, avant de les diriger, sous forte escorte, vers le village de Renève
64. Clotaire y campait, dans l’attente des Grands de Burgondie et d’Austrasie venus lui prêter serment d’allégeance. D’eux seuls dépendait le dénouement du drame.
Quelques semaines auparavant, Clotaire II n’était encore que le roi dérisoire, sans argent, sans armée, sans amis, d’une Neustrie que Brunehilde s’était acharnée, au fil du temps, à réduire à des proportions minuscules. Ce n’était point par bonté d’âme, magnanimité ou charité chrétienne que la reine n’avait pas éradiqué le petit royaume et son souverain, mais parce qu’ils lui étaient nécessaires dans le jeu politique complexe qu’elle jouait. Si, au soir de Dormelles, la Providence lui avait livré Clotaire plutôt que son petit garçon, elle en eût fini avec lui, comme Thierry avait choisi de supprimer ses neveux. Clotaire était vivant, mais ne le devait pas à sa tante, uniquement à une poignée de paysans fidèles du Haut Maine qui l’avaient aidé à fuir et se cacher. À ce titre, il n’avait aucune dette envers Brunehilde, aucune obligation morale de l’épargner.
Il inclinait toutefois vers cette solution, par répugnance à s’en prendre à une femme. Quel danger représentait maintenant Brunehilde ? Elle était si vieille… L’enfermer dans un monastère éloigné, attendre qu’elle y mourût de sa belle mort, ce qui arriverait tôt ou tard, lui épargnerait des affres de conscience, et d’entacher sa réputation. Il devinait, en effet, qu’en mettant la reine d’Austrasie à mort, il endosserait le méchant rôle. Cette femme intrigante et cruelle, qui s’était acharnée contre ses parents, puis contre lui, deviendrait, du seul fait qu’il l’aurait tuée, sa victime. On dirait qu’il avait aveuglément poursuivi la vengeance maternelle ; on le peindrait en tyran, en monstre, insensible aux liens du sang
65.
Clotaire n’en avait pas envie. Oui, il inclinait au pardon. Hélas, en avait-il la possibilité ?
Prudence et considérations politiciennes conseillaient de se débarrasser de la vieille reine : cela éviterait qu’elle se transformât en symbole, ralliant les oppositions qui se formeraient quand la réunification ferait des déçus et des aigris ; que le prince Childebert, toujours introuvable, ou son benjamin, le petit Mérovée, s’avisassent de voler au secours d’une aïeule capable de témoigner de leur légitimité.
Seul maître de ses choix, Clotaire en eût couru le risque. Après tout, épargner le dernier-né de Thierry n’était pas moins dangereux que gracier son arrière-grand-mère.
La difficulté se situait ailleurs. Clotaire, devenu, de roi de la minable Neustrie, souverain de l’immense Francia réunifiée
66, en était totalement redevable aux Grands d’Austrasie et de Burgondie.
Sans Pépin de Landen et ses amis messins, instigateurs de la révolte austrasienne, sans Warnachaire et les Farons de Burgondie qui, lancés dans des projets indépendantistes fumeux, avaient voulu secouer le joug, trop centralisateur à leur goût, de Brunehilde, il eût continué de végéter entre Rouen et Soissons, content déjà d’avoir récupéré le Dentelin.
Intelligent, comme sa mère, et pragmatique, lui aussi, Clotaire avait une vision très nette de sa situation : les Grands le tenaient, ou, plus exactement, ils croyaient le tenir. Ils le prenaient pour un petit pantin docile, dépourvu d’envergure. Il légitimait, par sa présence de descendant de Mérovée et Clovis, qu’on l’inciterait à rendre discrète, leur mainmise sur la réalité du pouvoir. Pépin, Arnoulf et les autres se partageraient les profits à tirer de l’Austrasie ; Warnachaire et sa bande d’illuminés dépèceraient la Burgondie. Et lui feindrait de ne rien voir. Tels étaient les termes tacites de leur accord. Dans l’immédiat, Clotaire s’y tiendrait. Il n’avait pas le choix. Ensuite, ce serait une autre histoire
67…
Pour l’heure, Pépin, Arnoulf, Warnachaire et les autres dictaient leur loi. Or, tous ces hommes, à un titre ou un autre, haïssaient farouchement Brunehilde, cette femme insupportable qui avait voulu leur imposer ses volontés, les avait écartés du pouvoir, contrés, qui, parfois, avait envoyé leurs parents, leurs amis, leurs alliés et leurs proches au bourreau. Ils la tenaient. Comment imaginer qu’ils la laisseraient échapper, qu’un mouvement de pitié les inciterait à l’épargner ? S’ils réclamaient sa mort, et ils la réclameraient, Clotaire serait contraint d’entériner leur verdict. Que cela lui plût ou non
68.
Au mieux, il parviendrait à sauver Théodelane
69…
La suite promettait d’être horrible et abjecte ; elle le fut, au-delà de tout ce que l’on avait prévu.
Jadis, Brunehilde s’était acharnée à exiger la comparution de Frédégonde devant un tribunal qui la convaincrait de meurtres, de complots, d’empoisonnements et de sorcellerie. Le roi Gontran et les leudes de Neustrie avaient empêché cette parodie. Clotaire voulut-il infliger à la persécutrice de sa mère le sort qu’elle eût aimé lui réserver ? Ou, et c’est plus crédible, les Grands d’Austrasie et de Burgondie, empêtrés dans trop de serments de fidélité successifs, voulurent-ils instruire le procès de leur reine et la condamner dans les formes du droit afin de soulager hypocritement leur conscience ? Ils seraient déliés de tout engagement envers une femme reconnue coupable de nombreux crimes, même si ceux qui lui furent imputés ne correspondaient pas aux griefs intimes que l’aristocratie franque nourrissait contre la souveraine déchue.
Brunehilde fut accusée d’avoir « tué dix rois
70 ». Ce n’était pas une simple figure de style puisque en suivait la liste, dans un paisible désordre chronologique : Sigebert d’Austrasie, Mérovée de Neustrie, Chilpéric de Neustrie, Théodebert et Clotaire d’Austrasie, Mérovée de Neustrie le jeune, Thierry de Burgondie et ses trois fils.
Confusions tardives de copistes ou exagérations délibérées ? On ne sait. Certaines de ces imputations se soutenaient, d’autres discréditaient, par leur absurdité, le reste du dossier.
Il ne faisait guère de doute, en considérant les faits, que Brunehilde était bel et bien l’instigatrice, en novembre 584, de l’assassinat de son beau-frère, le roi Chilpéric.
Elle était soupçonnable de s’être entendue avec Thierry II, en 612, pour supprimer l’infortuné Théodebert, tombé en son pouvoir et dont le sort avait été laissé à sa discrétion.
Soupçonnable aussi, quoiqu’elle ne fût pas présente à Cologne alors, de l’avoir incité à tuer le petit Clotaire, ce nourrisson, son arrière-petit-fils, qu’un leude avait fracassé contre un mur.
Et, sur la lancée, d’avoir déjà, en 605, après la bataille d’Étampes, laissé Thierry, en proie à des pulsions féroces, assassiner le petit prince Mérovée de Neustrie, fait prisonnier dans le camp de Landric.
Le bruit avait couru, également, mais il ne tenait pas debout, qu’elle avait empoisonné Thierry au mois de mars précédent. Les vrais empoisonneurs avaient tout intérêt à lui faire endosser leur geste.
On arrivait à cinq rois ou fils de rois, victimes directes ou indirectes de cette prédatrice. C’était énorme.
Lui en imputer cinq supplémentaires, c’était trop.
Sigebert ? Il était mort assassiné, certes, en octobre 575, mais le coup venait de Frédégonde qui, menacée d’être assiégée dans Tournai et confrontée au désarroi de son mari, avait pris sur elle d’envoyer deux leudes fidèles tuer le roi d’Austrasie. Clotaire, s’il était au courant, devait penser que ses parents, acculés, en danger de mort, avaient agi là en état de légitime défense.
De là à rendre Brunehilde responsable de la disparition de son mari… Sauf si l’accusation cherchait à lui imputer une responsabilité morale. En 575, la reine d’Austrasie passait pour l’instigatrice du conflit entre Sigebert et Chilpéric. C’était elle qui, sous prétexte de venger la mort de sa sœur et récupérer son Morgengabe, avait, disait-on, poussé son époux à faire la guerre à la Neustrie, elle encore qui l’avait incité à poursuivre son offensive malgré les avertissements de l’évêque Germain de Paris. Les Grands d’Austrasie tenaient peut-être à cette interprétation qui faisait de la reine le mauvais génie de sa dynastie et la cause de sa chute.
En ce cas, l’accuser du meurtre de Mérovée, son second époux, était de la même eau. C’était encore sa faute, à elle, la femme déhontée, sans scrupules, prête à tout, si le malheureux garçon, tombé amoureux de cette séductrice impitoyable, avait violé les lois de l’Église en épousant sa tante, s’il était entré en conflit avec son père, et si, finalement, il s’était suicidé pour échapper au supplice promis aux fils rebelles.
En poussant cette logique à son extrême limite, Brunehilde était peut-être même vraiment coupable de la mort de ses « trois » arrière-petits-fils
71. Les enfants n’étaient pas morts victimes de la raison d’État ni de Clotaire, mais de l’inévitable malédiction de Colomban, qu’ils n’eussent pas encourue si la reine n’avait incité Thierry à la débauche polygame ni poussé le saint abbé de Luxeuil hors de ses gonds.
Et cela faisait dix. Comment épargner un décuple régicide ?
Que répondit Brunehilde à cet acte d’accusation ? Lui laissa-t-on la parole ? Préféra-t-elle se taire, certaine qu’aucune justification ne serait entendue ni comprise, et assez familière des juridictions politiques pour savoir qu’elles n’entretenaient que de lointains rapports avec la justice ? Ou bien ses paroles ne furent-elles pas notées, parce qu’il convenait d’ensevelir sa mémoire au plus vite dans l’oubli ?
D’aucuns ont pensé que ce silence obstiné, ou ces dénégations, expliquaient la longue séance de torture à laquelle la reine fut soumise. Clotaire aurait voulu extorquer des aveux complets à sa tante et, ne les obtenant pas, l’aurait fait tourmenter, sans résultat d’ailleurs.
Cette interprétation participerait de la légende noire des Mérovingiens. À la suite des chroniqueurs du
VIIe siècle, qui se délecteraient de détails pervers, l’on évoquerait longuement, pour s’en indigner, les divers supplices auxquels Brunehilde fut soumise, non pas avant mais après sa condamnation à mort : le fouet, les fers rougis au feu, l’estrapade et le reste. Ces atroces avanies auraient duré deux ou trois jours entiers, entrecoupées de courtes périodes de répit durant lesquelles la reine, à demi morte, gisait à terre, exposée aux insultes et aux plaisanteries de la populace et de la soldatesque
72.
C’était incontestablement atroce mais d’une parfaite logique qui ne relevait ni d’une volonté d’obtenir des aveux – on savait ce que valaient ceux arrachés sous la torture… – ni d’une cruauté gratuite. En ce domaine, Clotaire était nettement moins porté à ces violences que Brunehilde elle-même qui, tout au long de sa vie, n’avait jamais hésité à livrer aux bourreaux coupables ou innocents, pourvu que cela servît sa politique.
Ces supplices faisaient partie du châtiment, terrible, exemplaire et dissuasif, réservé aux régicides. Et Brunehilde venait d’être reconnue coupable de l’assassinat direct ou indirect de dix rois et princes. Il était normal qu’elle souffrît dix fois plus qu’à l’ordinaire.
Enfin, et tant qu’il lui restait un souffle de vie, on se décida à la mettre à mort. Cette ultime étape comportait encore plusieurs phases distinctes, codifiées selon des rituels empruntés tour à tour à la coutume germanique et romaine, ou byzantine. Il fallait châtier la meurtrière de « dix rois », mais il fallait aussi, et surtout, déchoir la reine de la sacralité attachée à son rang.
Brunehilde, que les témoins décriraient demi-comateuse, et c’était heureux pour elle, était-elle encore en état de comprendre ce qu’on lui faisait endurer et pourquoi ? Si tel était le cas, elle savait qu’elle subissait là non les punitions traditionnellement réservées aux femmes de sang royal
73, mais celles réservées aux souverains, et aux empereurs.
Voulait-on tourner en dérision sa perpétuelle prétention à s’emparer, elle, une femme, d’un pouvoir exclusivement promis aux mâles et à l’exercer ? Oui, mais cela n’empêchait pas que cette parodie de l’élévation impériale, toute honteuse et humiliante qu’elle fût, revenait à reconnaître que Brunehilde avait régné, comme un roi, un empereur, non en parèdre d’un couple royal mais par elle-même.
Elle n’était plus en état d’apprécier cette amère reconnaissance de son rang et son statut. Ou peut-être, dans les brefs éclats de conscience qu’elle possédait encore, regrettait-elle maintenant de s’être ainsi accrochée à la puissance et à la gloire…
La procédure de destitution impériale comprenait une exhibition publique, parodie du triomphe du nouveau souverain par les rues de sa capitale, monté, souvent à l’envers, sur un âne
74. Ses tourmenteurs dénichèrent mieux pour Brunehilde.
En 585, lors de sa deuxième tentative de débarquement en Gaule, le prince Gondovald, « l’usurpateur », « le Salopard », comme disait Gontran, son demi-frère, avait amené avec lui quelques chameaux et dromadaires, participation minimale du Basileus à l’entreprise. Ces bêtes de somme, une fois Gondovald vaincu et tué, avaient été saisies et avaient échoué dans la ménagerie du palais burgonde. C’est là que les leudes dénichèrent un vieux chameau, exténué, édenté, le poil rare, les genoux cagneux, lamentable survivant de ces temps anciens. Le pauvre animal était si laid, si pitoyable, si ridicule, et si exotique, que les Grands ne résistèrent pas au plaisir de l’associer à la déchéance de la reine.
On jucha Brunehilde, « tel un paquet », entre les bosses de l’étrange créature, et on la promena longtemps dans le camp, au pas balancé et dépaysé de ce « vaisseau du désert » échoué sur les rives de la Saône. La foule s’était amassée sur son passage. Elle criait, hurlait, insultait, jetait sur le corps pantelant et sanglant de la souveraine déchue toutes les ordures qui lui tombaient sous la main.
Au terme de cette exhibition, la malheureuse respirait encore. Alors, on la dévêtit, symboliquement, afin de bien marquer qu’elle était dépouillée de l’apparat de la royauté et des insignes du pouvoir.
La postérité fantasmerait à la pensée de cette reine livrée nue aux regards indiscrets et méchants des spectateurs de son supplice. Des peintres, des graveurs évoqueraient la scène, tout à la satisfaction de montrer un corps féminin dévêtu. Ils en oublieraient que la suppliciée dont ils détaillaient les charmes, soulignaient la courbe des seins ou des hanches, mal voilée sous une chevelure splendide, était, en réalité, une septuagénaire décharnée, déformée, au misérable corps de vieille femme, disloquée par les poulies de l’estrapade, lacérée par les fouets, aussi laide et grotesque que le chameau sur lequel on l’avait juchée… Il n’y avait rien là susceptible de nourrir autre chose que des cauchemars.
Restait à arracher à cette carcasse abîmée et meurtrie qui s’accrochait à l’existence son dernier souffle de vie. L’égorger ou la décapiter eût été trop rapide, pas assez spectaculaire aussi.
Quelqu’un eut alors une idée originale qui laisserait les commentateurs perplexes, faute de la rattacher à des exemples familiers
75 : on alla chercher un étalon sauvage
76 et l’on attacha la reine à sa queue. Par les cheveux, selon les uns, par un pied et une main, selon les autres.
Puis on fouetta le cheval qui partit, fou de panique, au grand galop, entraînant dans sa course ce fardeau dont il cherchait en vain à se débarrasser. Quand l’animal s’arrêta, à bout de souffle, Brunehilde n’était plus qu’un innommable amas de chairs déchiquetées. On décrocha ce cadavre défiguré, écorché vif. Et toujours encombrant.
L’usage, renforcé par la christianisation, interdisait de poursuivre un ennemi au-delà du trépas. Sigebert, autrefois, avait été durement blâmé pour avoir refusé une sépulture décente à son neveu, Théodebert de Neustrie, tué au combat contre lui.
Brunehilde, vaincue, humiliée, morte, avait droit à une tombe. Rapporter ses restes à Auxerre, là où elle avait prévu de reposer, en l’église Saint-Germain qu’elle avait contribué à bâtir, était inenvisageable. Cela eût revenu à lui restituer le rang et les droits dont on l’avait déchue lors de son supplice.
L’enterrer discrètement près du lieu où elle avait rendu l’âme s’avérait tout aussi irréaliste. Le passé dynastique fourmillait d’exemples de cadavres auxquels on avait accordé des derniers honneurs, symboliques en leur donnant une tombe, et qui, parfois, en étaient ressortis au moment opportun afin d’accabler les auteurs présumés de leur mort.
Clotaire se souvenait de ses deux demi-frères, Mérovée et Clovis, qui avaient préféré se suicider que subir les tourments promis aux fils rebelles rêvant de parricide. Chilpéric avait offert une tombe anonyme en pleins bois à l’un, fait jeter le cadavre de l’autre dans la Marne. Cela n’avait pas empêché Gontran de raconter qu’il avait « miraculeusement » récupéré les dépouilles des pauvres garçons.
Il y avait aussi le désastreux exemple du roi Sigismond de Burgondie et de ses enfants, noyés sur ordre de Clodomir d’Orléans mais que leur cousine, la reine Clotilde, saisie de remords tardifs, avait fait transporter à l’abbaye Saint-Maurice d’Agaune afin qu’ils y reposent avec les honneurs dus à leur naissance. Depuis, tous les rêves indépendantistes de la Burgondie et de l’Outre-Jura se concentraient autour de ces tombes, vénérées à l’instar de celles de saints et de martyrs.
Certes, en ce mois d’octobre 613
77, personne ne s’aventurerait à peindre la défunte reine sous les traits d’une sainte femme. Le souvenir de l’assassinat de Didier de Vienne, les persécutions contre Colomban, ses arrangements avec la morale et le dogme catholique l’interdisaient.
Mais, dans quelques années, quand le souvenir se serait altéré, quand la légende aurait remplacé la réalité, dans la mémoire populaire comme dans celle des Grands, que raconterait-on ? Ferait-on de la défunte une héroïne injustement persécutée, de Clotaire un monstre ? Les princes Childebert et Mérovée viendraient-ils se recueillir sur la tombe de leur aïeule et appelleraient-ils à la venger ?
Tout était possible.
Clotaire opta pour une troisième solution. Ne pouvant ni enterrer convenablement la reine ni se résoudre à abandonner ses restes mortels, il recourut à l’ancienne pratique de la crémation. Le christianisme tendait à l’interdire, pour que s’accomplisse la parole biblique vouant l’homme, « poussière, à retourner en poussière ». Aussi parce que détruire un cadavre dans les flammes revenait, pour certains, et d’abord pour les païens, à nier la résurrection de la chair. Et, enfin, parce que l’Église voulait éradiquer les anciens rituels.
Ce n’était pas un usage chrétien, mais, dans les mentalités, qu’elles fussent marquées par la coutume romaine ou germanique, ce n’était pas non plus un choix intolérable. Cela valait mieux, et de beaucoup, que livrer un cadavre aux charognards
78.
Un bûcher fut élevé à la hâte, le corps de Brunehilde y fut déposé et le feu y fut mis. Toute la nuit, il flamba, activé par un vent d’automne qui, au petit matin, disperserait les cendres refroidies. Ainsi ne demeura-t-il rien du passage terrestre de la princesse wisigothe qui avait régné sur le plus vaste royaume d’Occident
79.
Brunehilde ne reviendrait pas hanter les nuits de Clotaire.
Celui-ci se doutait-il, en regardant, pensif, se consumer la dépouille de la reine au sein de « ce sépulcre de flammes », que cette fin tragique, étrange, démesurée, faisait entrer Brunehilde, pour les siècles des siècles, dans le souvenir des peuples et que sa légende noire éclipserait, sans retour, les réussites de son règne ?