IV
La Faide
L’apparente indifférence de Brunehilde envers le revirement politique de Sigebert, qui reniait l’alliance wisigothique au profit d’une réconciliation avec l’empire, s’expliquait aussi par une nouvelle arrivée depuis peu à Metz : le roi Athanagild de Tolède venait de mourir.
En mauvaise santé, ce qui avait pu l’inciter, dans l’illusion d’assurer son avenir, compromis en Espagne, à marier Galswinthe à Chilpéric de Neustrie, Athanagild s’était éteint, laissant le royaume en déshérence. Il appartint à la reine Goïswinthe d’éviter une nouvelle guerre civile, en choisissant un successeur au défunt, et en l’épousant à peine son mari dans la tombe. Brunehilde, qui tenait de sa mère le même pragmatisme et un tempérament assez peu sentimental, ne pouvait guère lui reprocher ses choix ; elle en eût fait autant.
Le nouveau roi de Tolède, Léovigild, était peut-être apparenté au défunt1, ce que laissait supposer leurs prénoms renvoyant à une origine commune. Quoi qu’il en soit, et ce détail avait pesé dans le choix de la reine, car il assurait l’avenir, le nouvel époux de Goïswinthe avait, d’un premier mariage avec une Grecque catholique de Bétique, deux fils adolescents, Hermenégilde et Reccared. La succession royale assurée, tout espoir pour les filles d’Athanagild de prétendre à la couronne se trouvait anéanti. Cela expliquait l’indifférence de Brunehilde envers des affaires espagnoles où elle ne jouerait plus aucun rôle.
Des sentiments que lui inspira la disparition de son père, elle ne montra rien. Elle savait, en quittant Tolède, qu’elle ne reverrait jamais les siens ; la mort d’Athanagild ne rendait pas plus définitive qu’elle ne l’était déjà leur séparation.
Ce décès changea, tragiquement, le destin de Galswinthe.
Cela faisait maintenant un an que celle-ci avait, à Rouen, épousé Chilpéric, avec la bénédiction empressée d’un clergé qui feignait avoir oublié le précédent mariage du souverain et croire à la vocation religieuse de l’ex-reine Audowère2. Le roi de Neustrie avait, à cette occasion, donné des fêtes splendides et coûteuses, dont il espérait qu’elles concurrenceraient celles de Metz, jusqu’à les faire oublier. Or, loin de le servir, ces noces avaient permis des comparaisons défavorables et Chilpéric en demeura ulcéré.
La mauvaise foi masculine n’étant jamais en reste, il s’était empressé d’en rejeter le tort sur sa jeune épouse.
Après douze mois de vie conjugale, le roi n’était pas encore remis du choc éprouvé quand il avait vu descendre de la tour roulante la princesse à laquelle il allait promettre fidélité éternelle et monogamie définitive, sous peine de perdre toute l’Aquitaine au profit de ses beaux-parents wisigoths. La pauvre Galswinthe ne se contentait pas d’être laide, grasse et dépourvue d’attraits, elle était aussi dépourvue d’intelligence et de caractère, alors que Chilpéric avait pris goût, près de Frédégonde, sa concubine en titre, aux filles brillantes capables d’imposer leurs opinions. Les seules qualités qu’on lui trouvait – douceur, gentillesse, attention portée aux plus humbles et piété sincère… – n’étaient, malheureusement pour elle, pas du goût de son mari qui les méprisait au contraire tels des signes de faiblesse.
Parce qu’il imaginait, mortifié, l’hilarité qui devait secouer la cour messine à la pensée de son désappointement, le roi de Neustrie avait eu soin de dissimuler sa déconvenue et, même, il avait fait à Galswinthe un accueil si empressé que l’innocente avait cru possible d’être aimée de lui… En fait, ainsi qu’elle le découvrit trop vite, l’amabilité de façade de Chilpéric tenait uniquement à la joie éprouvée en comptant la dot espagnole, toute d’or et d’objets précieux, et véritablement colossale3.
Ce trésor n’avait pas longtemps suffi à contrebalancer le manque désespérant de charme de sa nouvelle compagne. Chilpéric aimait les femmes et se passait, en ce domaine, tous ses caprices. Être contraint, du jour au lendemain, par une promesse imprudente consentie au roi de Tolède, à partager uniquement sa couche, soir après soir, avec ce laideron apeuré qui ignorait l’art de séduire un homme et de le retenir dans son lit, n’avait pas tardé à lui peser au-delà du supportable. Il se mordait les doigts d’avoir, pour s’égaler à Sigebert, pris des engagements précipités et de ne plus savoir comment s’en tirer. Le regret des caresses de Frédégonde, dont il comprenait trop tard qu’elle était la femme de sa vie et qu’il lui importait peu, finalement, qu’elle ne fût pas princesse mais simple paysanne gauloise, le taraudait.
Alors, excédé, frustré, furieux, Chilpéric avait commencé à réfléchir aux différents moyens de se dépêtrer de ce mariage stupide. Répudier Galswinthe ? Impossible ! En pareil cas, il devait, aux termes du contrat exigé par Athanagild, lui renvoyer sa fille, sa dot et, en guise de dédommagement, lui rétrocéder l’Aquitaine. Absolument impensable ! Chilpéric était une tête brûlée mais il possédait le sens du droit royal et de l’unité du royaume. Il ne laisserait jamais dépecer la Francia au profit de l’ennemi wisigoth.
Restait, puisqu’il avait promis fidélité jusqu’à ce que la mort vînt les séparer, la possibilité d’un veuvage aussi rapide que possible. L’idéal eût été une grossesse difficile, un accouchement tragique, accidents des plus fréquents, mais, comble de malchance, soit que le roi ne fît rien pour obtenir une progéniture de Galswinthe, soit que celle-ci ajoutât la stérilité à la liste de ses défauts, la nouvelle reine n’annonçait aucun espoir de maternité. Il faudrait aider la nature…
Chilpéric répugnait encore un peu à cette solution drastique. Galswinthe ne méritait pas de mourir, victime innocente d’un jeu politique auquel, à la différence de sa sœur, elle ne comprenait goutte. Peut-être l’eût-il laissée vivre si la malheureuse, dans un soudain accès de dignité, n’avait commis l’erreur de se rebeller contre les coups de couteau que son époux commençait à donner dans leur contrat de mariage, si peu discrètement qu’elle ne pouvait prétendre les ignorer.
À quelques semaines de son remariage espagnol, Chilpéric, l’été 568, avait annoncé à Frédégonde qu’il était, à son grand regret, dans l’obligation de se séparer d’elle puisqu’il reprenait femme et s’engageait à n’avoir plus de maîtresses. Il lui avait aussi, royalement, proposé de choisir entre épouser un de ses leudes, honoré d’hériter des restes de son roi, qui assurerait son avenir et celui de leur fils, ou s’installer en toute indépendance dans une propriété de son choix qu’il lui donnerait ; il lui assurerait de quoi vivre très décemment et élever Chlodobert.
À sa vive surprise, Frédégonde avait décliné ces propositions. Elle ne voulait pas, ayant connu l’amour d’un si grand prince, s’abandonner aux étreintes d’un autre homme ; quant aux biens matériels, ils seraient impuissants à la consoler de la perte qu’elle éprouvait en se séparant de lui.
Chilpéric, qui s’attendait à des scènes, des cris, des larmes, des reproches, avait été prodigieusement soulagé de trouver sa maîtresse si résignée. En plus, elle ne voulait pas un sou, ce qui arrangeait ce pingre. Enfin, Frédégonde avait osé émettre un vœu : elle demandait au roi de l’autoriser à se retirer, telle la simple servante qu’elle était jadis, en un certain rendez-vous de chasse, dans les bois, non loin de Rouen, où il leur était arrivé, parfois, de se retrouver clandestinement. Ainsi aurait-elle tout loisir de revivre leur histoire d’amour et peut-être la chance, parfois, de voir passer au loin son ancien amant.
Chilpéric s’était empressé d’exaucer cette modeste demande. Cela ne lui coûtait rien et, avec un peu d’habileté, il parviendrait à déjouer la surveillance de sa femme pour aller rejoindre sa concubine dans cette maison discrète et isolée. De son point de vue, l’arrangement était excellent.
De celui de Frédégonde aussi. Pour mortifiée qu’elle fût d’être supplantée et chassée de la cour, alors qu’après la répudiation d’Audowère elle s’était vue reine, la jeune femme avait opté pour la meilleure solution : celle qui ménageait l’avenir. Elle demeurait libre, afin de pouvoir, elle n’en doutait pas, épouser un jour Chilpéric. En s’effaçant si promptement, si complètement, elle évitait, pour elle et son fils, le sort de Veneranda, concubine du roi Gontran, assassinée avec son enfant dès le mariage de son amant.
Et puis, et elle comptait là-dessus plus que tout, Frédégonde devinait que, tôt ou tard, las de sa nouvelle femme, Chilpéric trouverait prétexte à venir chasser près de la maisonnette des bois, et qu’une fois dans son lit, il redeviendrait prisonnier d’une attraction sexuelle si forte entre eux que rien ne l’assouvissait. Il suffisait d’attendre.
Frédégonde ne se trompait pas. Marié à l’été 568, Chilpéric rongea son frein jusqu’au début de l’hiver suivant, puis, n’y tenant plus, il alla chasser dans les bois et les hasards du courre l’amenèrent à la chaumière de sa maîtresse qui, évidemment, lui tomba dans les bras. Ces retrouvailles amoureuses firent mesurer au roi combien il avait peu gagné au change en préférant une princesse à une gueuse.
Chilpéric en était là de ce ménage à trois clandestin, dont la découverte pouvait lui coûter l’Aquitaine, quand, au printemps 569, la nouvelle de la mort d’Athanagild atteignit Rouen, et changea la donne.
Son père mort et enterré, sa mère hâtivement remariée au successeur et plus préoccupée de son avenir que de celui de ses filles, Galswinthe se retrouvait sans défense. Certes, s’il la répudiait, un risque existait que Léovigild de Tolède, ou son frère cadet, Liouba, régent de Septimanie, sautât sur l’occasion pour exiger la rétrocession du Sud-Ouest et ce risque, Chilpéric se refusait à le courir. Mais, si la reine de Neustrie mourait brusquement, de mort « naturelle » et sans postérité, les Wisigoths n’auraient rien à dire.
Provocation calculée, destinée à mesurer l’implication de Tolède dans l’affaire, à la fin du printemps, Chilpéric ramena Frédégonde à Rouen et la réinstalla en ses anciens appartements au palais. Il ne se cachait pas d’y passer ses nuits plus volontiers que dans la chambre conjugale. Ultime affront, des plus visibles, Frédégonde était enceinte de quatre ou cinq mois4.
Ce ventre complaisamment étalé qui insultait à sa propre stérilité, justifiée par l’éloignement d’un époux qui ne la touchait plus, avait poussé Galswinthe à une démarche dont son mari la pensait incapable ; elle lui avait demandé, puisqu’il ne l’aimait plus et en préférait une autre, de lui rendre sa liberté et lui permettre de retourner en Espagne, ou, à tout le moins, de la laisser se retirer dans l’une de ces villes d’Aquitaine qui lui revenaient de droit et où elle vivrait de sa dot.
Inenvisageable d’obtempérer à ses demandes, de rendre un trésor dont Chilpéric avait besoin afin de mener à terme des projets de guerre et de conquêtes, encore plus de lui concéder son trop beau Morgengabe. Galswinthe devait disparaître, et vite.
Même si Frédégonde avait intérêt à cette mort, car elle voulait épouser Chilpéric avant la naissance de l’enfant, elle n’eut pas besoin de l’encourager au crime. Les enjeux politiques étaient trop énormes pour tolérer la moindre hésitation. Comparée à l’intégrité territoriale de la Francia, la sauvegarde des conquêtes de Clovis, que pesait la vie d’une jeune femme innocente ? Rien.
Un matin du début de l’automne 569, un an à peine après leur mariage et les solennelles promesses d’amour et de fidélité éternels alors jurés, la reine Galswinthe fut retrouvée morte dans le grand lit d’une chambre conjugale où, depuis des mois, elle dormait seule.
L’idée de Chilpéric, désireux d’éviter au maximum questions, soupçons, ennuis, était de présenter ce drame comme une mort naturelle. Solution qui s’avéra impossible à l’examen du corps : l’esclave que le roi avait chargé de cette basse besogne et qui devait étouffer la reine avec un oreiller pendant son sommeil, s’était heurté à la résistance de sa victime. Réveillée, Galswinthe s’était défendue avec l’énergie du désespoir contre son agresseur, lequel, pris de panique, avait tiré sa dague et frappé à l’aveuglette avant, pour faire bonne mesure et s’assurer du trépas, d’étrangler la jeune femme avec un cordon toujours accroché à son cou.
C’était un gâchis complet. Quant à essayer de faire passer ce massacre pour un malaise cardiaque…
Chilpéric aurait beau crier à l’assassin, sangloter, s’indigner que l’on pût impunément pénétrer chez lui et poignarder sa femme, crier aux quatre vents la tendresse, l’affection, l’amour qu’il vouait à la défunte, personne ne serait dupe. Lui, et lui seul, avait voulu, commandité, préparé et fait exécuter ce crime.
Les obsèques de Galswinthe, le lendemain, que le veuf voulut solennelles et superbes, ne dissipèrent pas le malaise ambiant. On murmurait dans les rues au passage du cortège funèbre, on vouait au diable l’assassin ; le peuple, et l’Église, demandaient justice. La pauvre reine, que tous avaient, de son vivant, abandonnée à son triste sort, se retrouvait, morte, parée de toutes les vertus. C’était à qui évoquerait sa douceur, sa bonté, sa charité, sa piété, le temps qu’elle passait en prière dans les sanctuaires rouennais, la largesse des aumônes qu’elle distribuait aux pauvres. C’était une sainte, et même une martyre dont le sang répandu hurlait vers le Ciel.
Le surlendemain des funérailles, une grosse lampe, lourde et mal fixée aux voûtes, se décrocha à l’improviste et tomba droit sur la pierre tombale où elle s’enfonça de quelques millimètres sous la violence du choc. Curieusement, pas une goutte d’huile ne se répandit dans l’incident. Il n’en fallut pas davantage aux personnes présentes pour crier au miracle. Un élan de ferveur populaire conduisit des foules de pèlerins sur la tombe. Et retomba, parce que rien d’extraordinaire ne se produisit plus et que « sainte » Galswinthe ne guérissait personne.
Si Chilpéric en avait été contrarié, il avait intelligemment choisi de le dissimuler. Les cris, les plaintes, l’indignation de la populace l’indifféraient. Une semaine jour pour jour après le trépas de Galswinthe, le roi, sans souci du qu’en-dira-t-on, épousa Frédégonde en la cathédrale de Rouen, mariage béni par l’évêque Prétextat, prélat opportuniste qui, quoique très lié avec la reine Audowère et parrain d’un de ses fils, n’avait pas refusé, l’année précédente, de remarier Chilpéric et la princesse espagnole, malgré l’invalidité canonique de cette union…
Le lendemain ou le surlendemain, la toute nouvelle reine accouchait de son second enfant, légitime celui-là. Ce n’était pas le prince attendu mais une princesse, prénommée Rigonthe.
La double nouvelle de l’assassinat de Galswinthe et du remariage, honteusement précipité, d’un veuf qui n’avait pas trouvé utile de jouer longtemps l’affliction, arriva en même temps à la cour de Metz, et y jeta stupeur, consternation, puis colère, réelle ou simulée.
Sigebert détestait son demi-frère de Neustrie, mais, s’il l’avait pensé capable de liquider une épouse gênante, pour l’excellente raison que tout le monde, dans la famille, était capable d’en faire autant, il n’avait pas imaginé que ce serait si rapide, donc si inconvenant. Cela le conforta dans la très mauvaise opinion qu’il avait, depuis leur enfance, de Chilpéric.
Puis, l’émotion passée, il se prit à réfléchir aux conséquences de cet acte et s’avisa qu’elles pouvaient être prodigieusement avantageuses pour lui, point de vue qu’il sut rapidement faire partager à sa reine.
Sitôt connue la mort de sa sœur aînée, et ses épouvantables circonstances, Brunehilde avait manifesté un chagrin aussi violent que sincère. Elle avait toujours aimé Galswinthe, malgré leur différence de caractères et cette tragédie la bouleversa d’autant plus qu’elle était enceinte. Mais, pour sincère, voire spectaculaire, que fût sa peine5, force est d’admettre qu’elle ne lui fit pas perdre de vue ses intérêts et ceux de son époux.
À la différence du droit romain qui appliquait sans états d’âme la peine de mort aux assassins, le monde germanique envisageait sous un autre angle les suites d’un crime de sang. Puisque rien ni personne ne ressusciterait la victime, mieux valait s’arranger avec le coupable, ou ses proches s’il était en fuite, et réclamer des dommages et intérêts en échange de l’abandon des poursuites à son encontre. Ce dédommagement, objet de classifications minutieuses et d’une jurisprudence pointilleuse, prévoyait une échelle de prix prenant en compte la qualité de la victime, son âge, son utilité sociale, la perte que sa mort représentait pour la communauté et le pretium doloris. Dans ce classement, Galswinthe se situait au sommet dans l’échelle des dommages et intérêts : fille, femme, belle-sœur de rois, en pleine jeunesse, donc susceptible de donner une vaste postérité à son lignage, elle valait fort cher6. Sigebert avait vite fait ses comptes, avant de les exposer à Brunehilde, puisqu’il aurait besoin d’elle dans la partie qu’il s’apprêtait à jouer contre son demi-frère : s’ils savaient manœuvrer, le trépas de la pauvre Galswinthe leur rapporterait une fortune. Rien moins que son fabuleux Morgengabe aquitain.
Comment le roi d’Austrasie comptait-il s’y prendre ? En faisant valoir devant un tribunal, gagné à sa cause et ses arguments, les droits de la reine Brunehilde à la Faide. La Faide, c’était le droit du sang, qui permettait aux proches d’une victime de se porter partie contre son assassin et d’obtenir justice, c’est-à-dire dédommagement pour la perte subie.
En principe, la reine de Tolède, Goïswinthe, mère de la malheureuse victime, exerçait en priorité ce droit mais, tout le monde l’avait compris, elle ne le ferait pas. Les Wisigoths d’Espagne, harcelés par les Byzantins, n’avaient ni les moyens ni l’envie de risquer un conflit avec les Francs, et Léovigild prit soin de ne pas poser de questions gênantes sur les circonstances du trépas de sa belle-fille. Tant que l’on restait dans le non-dit et semblait adhérer à la version d’une mort naturelle, ou accidentelle, les apparences et l’honneur étaient saufs. La distance séparant Tolède de Rouen excusait ce manque d’informations, ou cette crédulité.
Que la première intéressée renonçât à ester en justice n’empêchait pas le reste de la parenté de faire valoir ses droits. Brunehilde, sœur de la victime, y était autorisée, pourvu qu’elle fût représentée par son mari. Cette solution convenait à chacun.
Jamais les rois francs et leur noblesse n’eussent toléré une intervention wisigothique en Aquitaine : ce serait d’ailleurs l’un des arguments que Sigebert et Gontran avanceraient afin d’accabler Chilpéric et lui nuire auprès de l’opinion, en l’accusant d’avoir mis en danger l’intégrité du royaume. Par contre, le traîner devant leurs propres tribunaux, le dépouiller, avec toutes les apparences de la légalité, du Morgengabe de Galswinthe, Morgengabe qui n’était autre que sa part de l’héritage de Caribert, part que ses aînés estimaient après coup trop généreuse, ne présentait que des avantages. Tout resterait en famille. Même si, pour le principe, Brunehilde était déclarée propriétaire des biens en question, l’usage voulait que Sigebert en exerçât seul la gestion.
La naissance à Metz, le dimanche de Pâques 570, d’un prince baptisé Childebert achèverait de rassurer le tribunal. Aucun danger, puisque Brunehilde avait des enfants, de voir un jour l’Aquitaine retourner aux Wisigoths.
Que pensa-t-elle de l’arrangement ? Elle se garda de le dire, fidèle à sa politique constante d’approbation des choix de son mari. Au vrai, elle n’y trouvait que des avantages. À défaut de gouverner en personne les cités données à sa sœur, Brunehilde en retirerait de substantiels bénéfices qui viendraient accroître sa fortune. Par goût, par prudence, et parce que, en bonne tête politique, elle savait ce qu’était le nerf de la guerre, elle aimait l’or. Elle cautionna entièrement les vues de Sigebert.
Si entièrement que d’aucuns ne tarderaient pas à la soupçonner de les avoir inspirées… N’était-elle pas la première intéressée et la plus avantagée par ce procès ? N’était-elle pas, aussi, une étrangère, issue d’une race traditionnellement ennemie des Francs et qui n’éprouvait aucun scrupule à les dresser frère contre frère et royaume contre royaume ? Nombreux seraient ceux à reprendre cette rumeur, y compris l’évêque de Paris, Germain, que sa sainteté ne rendait pas aveugle aux bas calculs de l’humanité.
Quelques mois plus tôt, imputer les erreurs du roi d’Austrasie à l’influence néfaste de sa femme paraissait peu crédible. Au printemps 570, la situation avait évolué. Mère d’un fils en bonne santé apte à assurer l’avenir de sa dynastie, Brunehilde prenait une importance nouvelle. En usa-t-elle ?
À en croire ce qu’elle confierait plus tard7, Brunehilde trouvait peu de joies à la maternité : désagréments de la grossesse, souffrances et dangers de l’enfantement, longues et fatigantes relevailles, suivies d’angoisses constantes pour la survie de sa progéniture… Le métier de mère ne la réjouissait pas, elle s’y pliait par devoir plus que par goût. Enceinte, fatiguée, malade, avait-elle vraiment, durant cet hiver 569-570, trouvé la force d’exciter Sigebert contre son frère de Neustrie ? Et, d’ailleurs, Sigebert en avait-il besoin ?
La lutte qui commença en ce printemps 570 et s’acheva un demi-siècle plus tard, au terme de guerres toujours recommencées et de massacres familiaux répétés, fut, à l’origine, le fruit des calculs et des volontés de Sigebert, et de lui seul.
Le roi d’Austrasie y vit l’occasion d’obtenir les agrandissements territoriaux qu’il n’avait pu conquérir par les armes, et de se venger d’un demi-frère détesté depuis le berceau. Tout allait donc pour le mieux. Restait à en convaincre les juges et jurés du tribunal devant lequel il assignerait Chilpéric.
À la différence du monde romain, les Francs, et autres peuples germaniques, ne possédaient pas de cours de justice. Quand une affaire judiciaire survenait, les plaignants s’adressaient au roi, lequel, dans les cas les plus graves, convoquait un plaid, assemblée composée de sa noblesse et constituée en jury d’assises.
La Faide en cours opposant le roi d’Austrasie à celui de Neustrie, Gontran de Burgondie se posa en arbitre de la querelle. C’était suprêmement habile.
Depuis la mort de Caribert et la redistribution de ses terres, Gontran s’inquiétait des tensions entre la Neustrie et l’Austrasie, mais surtout de l’éventuel écrasement de l’un des royaumes. Il avait beau éprouver peu de sympathie envers Chilpéric, il savait que la Burgondie ne tirerait aucun profit de sa disparition. Au contraire ! Une annexion du territoire neustrien par l’Austrasie conduirait à la création d’un royaume très puissant, qui encerclerait ses propres possessions. Combien de temps la mémoire de la reine Ingonde, leur chère mère, retiendrait-elle Sigebert de s’en prendre à lui ? Pas très longtemps, Gontran, qui n’avait pas oublié le raid sur Arles, en avait la certitude.
C’est pourquoi il décida de tenir la balance égale entre ses cadets et de ne rien faire, surtout, pour favoriser Sigebert.
La première idée de celui-ci avait été non de réclamer justice dans les formes mais de fondre à la tête de ses troupes sur les terres du « bâtard ». Gontran refusa son soutien moral et son appui militaire à cette expédition. La Burgondie restant neutre, l’Austrasie ne se trouvait pas en position de force. Sigebert dut en convenir et accepter l’idée du procès que l’aîné avançait. Déposer Chilpéric, comme l’Austrasien l’exigeait, c’était une autre affaire et, si Gontran, dans un premier temps, en laissa planer la menace, il écrivit en secret à Rouen pour promettre au roi de Neustrie une solution négociée, pourvu qu’il dédommageât convenablement Brunehilde.
Chilpéric y consentit. Il n’attachait aucune importance à ce genre de promesses. Il pouvait rétrocéder à sa belle-sœur Limoges, Bordeaux, Cahors et tout le reste, sur le papier. Il faudrait encore que ce bravache de Sigebert vînt les prendre une à une. Et quand même il perdrait ces cités et leurs territoires, il les récupérerait, un jour ou l’autre. Audowère, sa première épouse, lui avait donné trois fils maintenant adultes et qui ne se laisseraient pas dépouiller d’un héritage déjà trop étroit à leur goût.
Ce fut dans cet état d’esprit, et sans grandes inquiétudes, que Chilpéric se présenta devant le plaid convoqué par ses demi-frères à Andlau. Formé de leudes et d’antrustions austrasiens et burgondes, il ne pouvait lui être favorable, il s’en doutait. D’ailleurs, il avait renoncé à se justifier, et se présenta seul, sans l’escorte de soixante-douze hommes de naissance libre censés attester de son innocence, devant le tribunal. Ne les avait-il pas trouvés ? Ou avait-il opté pour une attitude repentante destinée à lui gagner l’indulgence de ses juges ?
Ce choix se révéla payant et le plaid, travaillé par Gontran, plus que jamais ami des solutions négociées, loin d’accabler Chilpéric et de le déposer, comme Sigebert en avait émis la prétention, se borna à le condamner à une lourde amende, qui consistait en la remise du Morgengabe de sa défunte épouse à sa belle-sœur, la reine d’Austrasie.
Brunehilde, à peine relevée de ses couches, n’assista pas au plaid d’Andlau, pas plus d’ailleurs que Frédégonde. L’usage l’interdisait aux femmes. Pour l’heure, quoiqu’elles estimassent ces usages dépassés, les deux souveraines se pliaient à la coutume, s’effaçant derrière leur mari.
Ceux-ci quittèrent Andlau dans des sentiments partagés. Chilpéric s’en tirait à bon compte mais il avait dû, pour cela, en passer par une humiliation publique.
Sigebert, lui, avait, certes, obtenu satisfaction, mais ne parvenait pas à s’en contenter. En fait, la mort de Galswinthe était un prétexte à régler de vieux comptes avec son demi-frère ; il avait rêvé de vengeance sanglante et s’était retrouvé obligé d’accorder publiquement son pardon en échange d’une compensation territoriale. Les termes exacts de l’accord scellant leur réconciliation lui restaient en travers de la gorge :
— Mon frère, je te donne à l’avenir paix et sécurité à propos de la mort de Galswinthe, sœur de Brunehilde. Tu n’as plus à craindre de moi ni plaintes ni poursuites et si – à Dieu ne plaît ! – il arrive que, de ma part, de celle de mes héritiers ou de toute autre personne en leur nom, tu fusses inquiété ou de nouveau cité devant le tribunal pour l’homicide en question ou pour la compensation que j’ai reçue de toi, cette compensation te serait restituée au double8.
Sur ce, les frères ennemis s’étaient embrassés et séparés. Il avait ensuite fallu remettre à l’Austrasie les cités qui lui revenaient. Sigebert s’empressa d’y épurer l’administration et de remplacer les hommes de Chilpéric par les siens. Comme les évincés, tous natifs de ces villes, et propriétaires dans le pays, n’allaient pas le quitter, cette maladresse lui créa des ennemis, et une opposition à « l’occupant » qui n’attendait que l’occasion de se manifester.
Cette occasion se ferait attendre trois ans. Le temps que les fils du premier lit de Chilpéric fussent capables de porter les armes9.
À Metz, Brunehilde avait mis au monde son troisième enfant, en 571 ou 572, le dernier, mais elle ne pouvait le deviner. C’était encore une fille à laquelle Sigebert donna le prénom de sa défunte sœur, Chlodoswinthe, reine des Lombards. Une fois de plus, elle n’eut pas son mot à dire dans un choix qui relevait de la politique. Elle restait, comme par le passé, l’épouse parfaite et silencieuse. À l’occasion, elle servait de prête-nom.
Au printemps 570, juste après la naissance de Childebert, dans le temps que se tenait le plaid d’Andlau, Fortunat, le charmant poète italien qui avait si joliment chanté son mariage, lui avait adressé une longue déploration sur la mort de Galswinthe, évoquant la douleur de Brunehilde et celle de sa mère outre-monts, offrant ses condoléances et appelant à une nouvelle alliance « entre le Tage et le Rhin ».
Lettrée distinguée, Brunehilde apprécia la qualité du texte, l’un des chefs-d’œuvre de Fortunat, et devina que cette merveille, tombée de la plume d’un poète désormais sans feu ni lieu, car les Lombards avaient transformé sa ville natale en champ de ruines et massacré sa famille, reflétait les arrière-pensées de son commanditaire. Il s’agissait d’entretenir, auprès d’une élite sociale capable de décrypter ce latin recherché, l’hostilité envers Chilpéric et la certitude du bon droit du couple royal austrasien. Sigebert, qui avait commandité l’œuvre, laisserait supposer que sa femme était à l’origine de la démarche, qu’il s’agissait d’un geste sentimental et d’un présent offert à Goïswinthe.
Brunehilde s’était gardée de désavouer la démarche. Elle touchait ponctuellement ce qui lui revenait des impôts récoltés à Bordeaux, Limoges et Cahors, argent qui allait s’ajouter, dans des coffres de plus en plus nombreux, au pécule qu’elle se constituait. À chaque déplacement de la cour, et ils étaient fréquents car l’usage se maintenait de passer d’une villa royale à l’autre au gré des saisons, des caprices ou des nécessités, elle veillait à ce que ce trésor personnel fût chargé sur des voitures spéciales et la suivît partout.
Cette indifférence était-elle un masque dissimulant une haine secrète vouée à l’assassin de sa sœur ? Non. Brunehilde avait fait son deuil. Elle se satisfaisait de son sort, d’un mari qui, de temps en temps, l’écoutait, de leurs trois enfants qui grandissaient, forts et en bonne santé. La Faide était accomplie. Il n’y avait pas à y revenir. Elle se trompait.
Chilpéric, parce qu’il n’avait pas le choix, avait consenti à l’arrangement d’Andlau et cédé ses possessions d’Aquitaine à l’Austrasie, mais n’avait jamais pensé cet accommodement pérenne. Il entendait, tôt ou tard, les récupérer, par la force si nécessaire. Il n’y avait rien là pour surprendre et ni Gontran ni Sigebert, qui en eussent fait autant à sa place, ne nourrissaient d’illusions sur les intentions de leur demi-frère.
Chilpéric, homme fin et cultivé, savait que toute attaque directe contre les domaines rétrocédés à Brunehilde serait interprétée par l’opinion franque comme une violation honteuse d’une décision de justice. On ne revenait pas sans parjure sur les décisions d’un plaid. Par conséquent, il faudrait les contourner ; à ce jeu, le roi de Neustrie se montrait doué.
Au lieu de frapper droit aux objectifs principaux – Limoges et Bordeaux –, Chilpéric attaquerait à Tours et Poitiers, non concernées par l’arbitrage de 570, villes dont il n’avait jamais compris par quelle aberration elles étaient revenues à Sigebert. Ces enclaves austrasiennes au cœur de ses possessions lui avaient toujours semblé scandaleuses. S’il pouvait à la rigueur admettre l’argument mis en avant pour garder Poitiers – la protection accordée par le roi d’Austrasie à sa mère adoptive, Radegonde, retirée dans un cloître de la ville, protection qu’il lui aurait tout autant accordée car il ne nourrissait aucun grief contre elle –, il ne trouvait aucune justification aux prétentions de son frère sur Tours.
Dès la mort de Caribert et le partage de ses possessions, il avait émis des protestations à ce sujet, contesté une attribution qui nuisait à la continuité territoriale de ses domaines. Ses aînés n’en avaient pas tenu compte. Ils ne seraient donc pas étonnés qu’il prît par les armes ce qu’il n’avait pas obtenu par la négociation.
Tours et Poitiers en son pouvoir, Chilpéric aviserait. S’en servirait-il comme monnaie d’échange avec l’Austrasie pour récupérer ce que le plaid d’Andlau lui avait pris ? En ferait-il des bases de départ d’où il lancerait ses attaques vers Bordeaux et Limoges, de façon à contrôler tout le Sud-Ouest ? Cette dernière hypothèse était la plus probable puisque le but ultime du jeu, fatale conséquence de la division du royaume entre tous les princes, était qu’à la fin, le plus fort et le plus malin raflât les mises de ses frères, quitte à les supprimer.
Au vrai, Sigebert, et même Gontran, ce grand temporisateur, nourrissaient exactement les mêmes objectifs. En frappant le premier, par surprise, Chilpéric renouait avec la stratégie qu’il avait déjà employée en 561, au décès de Clotaire. Il espérait que ce coup d’audace, mieux préparé que le précédent, serait décisif.
Chilpéric attribuait ses précédents échecs, à Paris puis en Champagne, à la nécessité d’être en personne à la tête de ses troupes, ce qui lui avait interdit de superviser la campagne. Cette fois, il en aurait tout loisir puisqu’il déléguerait le commandement de l’armée à l’un de ses fils.
Ce n’était pas une si bonne idée que cela. Il serait difficile de superviser des opérations en Touraine et en Poitou depuis Rouen ou Soissons, ses résidences habituelles ; encore plus la conduite de ses fils.
Chilpéric, qui tenait sa première épouse, Audowère, pour un parangon d’imbécillité, ce qu’elle était d’ailleurs, s’imaginait que leurs fils tenaient moins d’elle que de lui. Il se trompait.
Non seulement les trois garçons étaient sots, mais, excités par une mère rancunière et revancharde, ils détestaient sournoisement leur père et n’attendaient que le moment, proche, ils l’espéraient, où celui-ci crèverait, leur laissant la couronne. Il faudrait du temps à Chilpéric pour voir ses enfants sous leur vrai jour… Il leur faisait confiance et avait décidé de leur offrir une chance de prouver leur valeur.
L’aîné, Théodebert, le déçut d’emblée, en refusant le commandement proposé. En 565, quand l’attaque de Chilpéric sur Reims avait mal tourné, entraînant une réplique foudroyante de Sigebert et la prise de Soissons, le roi d’Austrasie avait découvert dans le palais abandonné son neveu, enfant d’une dizaine d’années. La reine Audowère, sur le point d’accoucher, s’était installée à la campagne avec ses cadets, laissant son aîné à Soissons, d’où elle n’avait pas eu le temps, ni l’idée, de le faire revenir lorsque l’écho du raid de Sigebert lui était parvenu.
Sigebert avait été embarrassé de la présence du gamin. Jadis, son père ou son grand-père, ses oncles, doués de tempéraments emportés, amis des solutions expéditives, eussent égorgé l’enfant sans hésiter, histoire de donner une leçon à Chilpéric, qui la méritait. Sigebert voyait les choses autrement. Outre qu’il s’appliquait à se poser en modèle du prince chrétien respectueux des commandements de l’Église, laquelle condamnait le meurtre, à plus forte raison celui des enfants innocents par leurs proches parents, outre qu’il ne souhaitait pas, dans l’immédiat, se lancer dans une vendetta irréversible avec Chilpéric, il pensait le petit Théodebert plus utile vivant que mort : le garçon, qui lui devrait la vie, lui resterait éternellement redevable.
Sigebert avait donc comblé son neveu de soins, d’attentions, de gentillesses, avant de le renvoyer à ses parents, avec de pleins coffres de cadeaux précieux, sans rapport avec les jouets offerts d’ordinaire à un enfant de dix ans. Toutefois, avant de le libérer, il avait exigé de Théodebert un serment solennel lui interdisant à jamais de porter les armes contre son oncle.
Chilpéric eut beau lui chanter sur tous les tons que cette promesse lui avait été extorquée, qu’il n’avait pas l’âge légal requis pour de tels engagements, que celui-ci ne valait donc rien, Théodebert, obstiné, trait qu’il tenait de sa mère, refusa d’aller se battre contre son oncle d’Austrasie et son père, furieux, ne put l’en faire démordre.
Le puîné, Mérovée, un rêveur qui passait sa vie le nez dans ses livres, coincé entre sa mère et son parrain, l’évêque Prétextat de Rouen, inspirait une confiance mitigée à son géniteur, qui n’envisagea pas de le transformer en général.
Restait le benjamin, Clovis, à peine âgé de quinze ans, mais, après tout, son bisaïeul et homonyme n’était pas plus vieux quand les Francs Saliens l’avaient hissé sur le pavois. L’adolescent, hargneux, prétentieux, trop sûr de lui, présentait déjà les pires traits de caractère de sa famille – brutalité, agressivité, recours systématique à la violence, arrogance et mépris des faibles… – mais son père y vit autant de qualités et lui confia l’expédition. Le prince manquait d’expérience mais il serait entouré d’officiers rompus au métier des armes qui sauraient le guider et le conseiller. C’était sous-estimer la sottise et la vanité du garçon.
L’une des raisons qui avaient poussé Chilpéric à intervenir en Aquitaine ce printemps 573 tenait au mécontentement des populations locales et des notables. Sigebert avait choisi, sitôt entré en possession de la compensation territoriale offerte à sa femme pour l’assassinat de Galswinthe, de destituer toute l’administration, soupçonnée de sympathies envers l’ancien roi et de la remplacer par des hommes à sa dévotion. Les hauts fonctionnaires mis à pied n’avaient point pardonné cette bévue ; ils n’attendaient que le moment de retourner à la Neustrie, dans la certitude de retrouver leurs postes et leurs émoluments.
Pire encore, Sigebert venait, tout récemment, de se mettre à dos le clergé et l’aristocratie tourangeaux en imposant à l’archevêché de Tours son candidat, Grégoire, en lieu et place du prélat auquel la succession du défunt Euphronius eût normalement dû revenir10. Or, et c’était là le plus impardonnable, Grégoire n’était pas du pays. C’était un aristocrate auvergnat de Clermont-Ferrand, de très vieille souche chrétienne puisqu’il comptait parmi ses ancêtres l’un des martyrs de Lyon, le chevalier gaulois Vettius Epagathus, et l’évêque poète Sidoine Apollinaire. Ces brillantes origines ne changeaient rien à l’affaire. Par tradition, l’archevêque de Tours était tourangeau et que Sigebert fût passé outre était impardonnable.
Une fois de plus, des malveillants, ou des gens bien informés11, prétendraient que ce pas de clerc avait été dicté par Brunehilde qui avait imposé son candidat. Il ne fait aucun doute que Grégoire, d’une discrétion de violette sur les conditions de son élévation épiscopale, se montrerait jusqu’à son dernier souffle d’un dévouement à toute épreuve envers la reine d’Austrasie, épousant ses haines et ses querelles, transmettant à la postérité la version de l’histoire qui convenait aux intérêts austrasiens, la vérité, la justice et la charité dussent-elles en souffrir. D’une façon ou d’une autre, il s’estimait en dette envers elle12 et s’en souvenait.
Pourquoi Brunehilde avait-elle mis en avant, pour le siège épiscopal le plus important des Gaules, un quasi-inconnu ? Elle ne s’en expliquerait pas. Grégoire avait pu être recommandé par l’un de ses cousins auvergnats qui occupaient des postes de prestige à la cour d’Austrasie ; lui-même, qui vanterait la beauté de la reine, avait eu l’occasion de la rencontrer, mais aussi de se faire apprécier d’elle.
Ce choix agaça aussi à Metz où les Grands avaient l’habitude de guider et conseiller le roi en ces occasions ; le protégé de la reine évinçait les leurs : ils ne l’oublieraient pas. Depuis la naissance du jeune Childebert, sa mère avait gagné une influence qui leur déplaisait parce qu’elle diminuait leur propre importance. Il n’était pas question de dire au roi qu’il se laissait gouverner par sa femme, honte suprême ; au demeurant, le dire eût été faux, cela n’interdisait pas d’en laisser courir la rumeur. Brunehilde, maintenant rompue, à force de les observer en silence, aux basses intrigues de cour, découvrit certainement celle-là. Elle aussi apprenait à se défier des uns et des autres. Sans s’inquiéter. Sigebert était jeune, en pleine santé ; il continuerait, de nombreuses années encore, à gouverner l’Austrasie. Elle s’appliquerait à ce qu’il lui laissât de plus en plus la possibilité de donner son opinion, que cela plût ou non aux Grands. L’exemple de sa mère, Goïswinthe, dont l’influence sur la politique espagnole continuait de s’exercer par l’intermédiaire de Léovigild comme elle s’était exercée par celui d’Athanagild, l’inspirait.
La nomination de Grégoire au siège archiépiscopal de Tours constitua une première victoire pour Brunehilde, mais fut aussi la cause de violents mécontentements en Touraine, région jusque-là d’une totale fidélité à l’Austrasie.
Chilpéric avait ses informateurs à Tours et en d’autres cités de l’Aquitaine austrasienne ; ils lui apprirent ce revirement de l’opinion. Selon eux, Tours et les autres villes ouvriraient leurs portes aux Neustriens qui les délivreraient de Sigebert.
Chilpéric les crut car c’était ce qu’il souhaitait entendre. Il donna l’ordre de marche aux troupes placées sous le commandement du prince Clovis. Ce dernier allait se charger, et dans des délais remarquablement brefs, de ruiner le capital de sympathie dont se targuait son père…
Au début, tout alla plutôt bien, du moins du point de vue neustrien. Clovis passa la Loire et marcha sur Tours. En chemin, il crut intelligent de laisser son armée dévaster le pays traversé, sous prétexte d’économiser les vivres. C’était la fin du printemps et les guerriers francs, qui méprisaient la paysannerie gauloise, prirent un malin plaisir à lancer leur cavalerie à travers les blés verts et laisser paître leurs montures dans les prairies prêtes à faner. Les gueux trop courageux qui voulurent défendre leurs champs, ou la vertu de leurs femmes et leurs filles, furent massacrés sur place. Oubliant que, partages familiaux ou pas, le royaume demeurait, juridiquement, une unique entité morale, Clovis se conduisit en territoire austrasien comme en pays conquis, stratégie qui épouvanta assez Tourangeaux et Poitevins pour les inciter à se rendre sans combattre, mais lui aliéna aussi, de façon définitive, des populations favorables à sa cause. Cette brutale maladresse allait se payer.
Chilpéric, en décidant de conquérir l’Aquitaine, avait compté sur l’effet de surprise, et sur le temps, qu’il croyait devoir jouer en sa faveur. Il faudrait des semaines avant que la nouvelle du raid de Clovis fût connue à Metz, et que Sigebert levât des troupes pour riposter. Il lui faudrait aussi s’entendre avec Gontran afin de les faire transiter par la Burgondie. Le roi de Neustrie pensait ce délai suffisant pour que Clovis eût conquis Bordeaux et s’y fût retranché.
Rien ne se passa comme il le prévoyait.
En apprenant l’incursion neustrienne sur ses terres, Sigebert était entré dans une colère rouge mais, au lieu de lever le ban et l’arrière-ban, ce qui l’eût retardé, il adressa un courrier à Gontran, exposant à l’aîné la dernière perfidie du bâtard et lui demandant d’intervenir. Gontran envoya son meilleur général, le patrice Mummolus, aux trousses de Clovis, avec ordre de libérer les villes conquises et donner une leçon au gamin, tout en ayant soin de lui laisser la vie sauve. Gontran, dans son souci de garder la balance égale entre ses cadets et empêcher l’un ou l’autre de prendre une importance qui mettrait la survie de la Burgondie en péril, ne voulait pas en arriver à des actes irréparables.
L’équipée de Clovis se termina en farce tragi-comique. Retranché dans Bordeaux, dont la population lui avait réservé bon accueil, il commit l’erreur d’en sortir, sous prétexte d’une partie de chasse organisée en son honneur par un notable du nom de Sigulf13. Ce Sigulf était l’un des dignitaires austrasiens nommés par Sigebert et Clovis, à peine dans les bois, découvrit avec horreur que, si chasse il y avait en effet, il en était le gibier… Ignorant que Sigulf avait ordre, lui aussi, de l’épargner, traqué par la meute et les veneurs, le prince, affolé, galopa désespérément le plus loin possible de ses poursuivants, erra plusieurs jours à travers l’Aquitaine, le Poitou et la Touraine avant d’atteindre la Loire, qu’il franchit, se retrouvant en sécurité sur les terres paternelles. Vivant mais ridiculisé et déshonoré.
Sigebert se frottait les mains, Brunehilde aussi, qui avait craint un moment de perdre les revenus, considérables, du Bordelais. Le couple royal d’Austrasie se réjouit d’une victoire facile, qui ne lui avait rien coûté, sinon la peine d’envoyer un courrier à Gontran, et s’enhardit. Au lieu de remercier le roi de Burgondie, Sigebert lui joua un mauvais tour qui fit regretter à celui-ci l’aide apportée…
En 568, à la mort de Caribert, Gontran et Sigebert s’étaient partagé la Beauce, l’un prenant Chartres, l’autre Châteaudun. Ce bourg, s’il relevait désormais politiquement de l’Austrasie, dépendait toujours, sur le plan religieux, de l’évêché chartrain et Sigebert, sans illusions, depuis l’affaire d’Arles, sur la neutralité des prélats, redoutait que Gontran se servît de l’évêque pour continuer à exercer à son détriment son influence sur la région. Il crut trouver un moyen de l’éviter en élevant Châteaudun au rang d’évêché, ce qui le soustrayait à l’autorité de Chartres.
Étrange démarche de la part de Sigebert qui cultivait, depuis l’adolescence, sa belle image de souverain catholique, fils dévoué de l’Église… Fallait-il y déceler une influence pernicieuse de Brunehilde, dont la conversion au catholicisme eût été moins sincère qu’il convenait de le dire ? Quelques-uns, dont l’évêque de Paris, Germain, le supputeraient. Ils se trompaient. Brunehilde, l’arienne convertie, ne conspirait pas contre l’épiscopat catholique, ni ne cherchait à l’ébranler ; c’était Sigebert, et Sigebert seul, qui levait le masque et, renonçant au personnage de petit saint qu’il avait contrefait si longtemps, se montrait sous son vrai visage : celui d’une brute sans scrupules, prêt à tout pour arriver à ses fins, qu’aucune considération morale ou religieuse n’arrêterait plus à l’avenir.
Gontran s’effraya. Lui-même, malgré ses airs bonasses et son goût des solutions négociées, pouvait succomber à des accès de colère dévastateurs14. Il savait de quoi l’on était capable dans la famille… L’appui accordé à Sigebert contre Chilpéric avait été une erreur ; il fallait maintenant se libérer des accords passés entre l’Austrasie et la Burgondie. Le meilleur moyen d’y parvenir sans recourir aux armes était de faire appel à l’Église puisque Sigebert, en s’amusant à faire des évêques et des diocèses sans permission, outrepassait ses droits.
Gontran convoqua donc le 11 septembre 57315 un concile à Paris afin d’examiner la validité de la création du diocèse de Châteaudun.
Le choix de Paris représentait un gage de neutralité, la garantie qu’aucune influence ne s’exercerait sur les participants puisque, à la mort de Caribert, sa capitale avait été soustraite au partage et mise de côté, les trois rois survivants s’engageant, par de solennels serments prêtés sur les plus saintes reliques, à ne jamais chercher à s’emparer de la ville, ni même à y entrer sans la permission des deux autres16.
Gontran ne doutait pas du résultat et il avait raison. Composée exclusivement de prélats burgondes – on avait « oublié » de convoquer les autres… – mais présidée par Germain de Paris17 dont la réputation de sainteté n’était plus à faire, cette assemblée s’empressa d’invalider les extravagances de Sigebert et de rétablir Chartres dans ses droits sur Châteaudun.
À l’instant de se séparer, les évêques écrivirent au roi d’Austrasie une missive pleine d’onction l’informant de leur décision mais se prétendirent persuadés que Sigebert avait été étranger à cette erreur… Qui avait donné à Sigebert ce mauvais conseil ? Ægidius, l’évêque de Reims, son conseiller en matière ecclésiastique, par ailleurs lui-même objet d’un blâme quant aux conditions de son élévation à l’épiscopat ? Ou Brunehilde ? La lettre entretenait un doute subtil.
La décision du concile de Paris scella la fin de l’éphémère alliance burgondo-austrasienne. Quand il l’apprit, Chilpéric sut qu’il devait en profiter, dans la minute.
À y repenser, la campagne d’Aquitaine avait été un succès, du moins jusqu’à l’intervention du patrice Mummolus, qui n’eût jamais dû se produire. Les choses se fussent-elles passées normalement, le général se fût trouvé en Provence ou dans le Valais, prêt à repousser l’incursion estivale des Lombards en Francia. Chilpéric n’avait pas prévu que l’assassinat du roi Alboïn, empoisonné le 18 juin par sa captive et concubine, la princesse gépide Rosemonde, entraînerait une guerre de succession entre les ducs18, trop occupés en Italie pour se soucier du reste. La Burgondie avait donc pu disposer de ses troupes sur un autre front. Seulement, en quelques semaines, la situation avait évolué ; l’alliance n’existait plus ; Gontran ne viendrait pas une seconde fois au secours des intérêts austrasiens. Sigebert se retrouvait isolé et même dans l’impossibilité de réclamer un droit de transit par la Burgondie…
Depuis la nuit des temps, pour des raisons pratiques, les belligérants finissaient leurs campagnes militaires aux premières grosses pluies automnales. La mauvaise saison entravait les mouvements de troupes, gênait la cavalerie, empêchait le ravitaillement convenable des hommes et des chevaux.
Le trait de génie de Chilpéric, il lui arrivait d’en avoir, fut, en cette fin de septembre 573, d’oser repartir à l’assaut de l’Aquitaine, nonobstant la saison avancée, en pariant sur la non-intervention de la Burgondie, l’impuissance austrasienne, et une victoire éclair de ses troupes qui leur permettrait d’hiverner tranquilles dans les villes conquises.
Cette fois, le prince Clovis définitivement décrédibilisé, Chilpéric exigea de son fils aîné, Théodebert, qu’il prît le commandement et refusa d’écouter ses jérémiades au sujet de la parole prétendument donnée jadis à l’oncle Sigebert. Un serment arraché à un enfant captif n’avait aucune valeur ; ce n’était pas faux, mais le roi d’Austrasie, à coup sûr, n’en penserait pas autant.
Avoir été évincé au profit de son benjamin avait, au printemps précédent, terriblement vexé Théodebert ; il fut trop content de pouvoir faire ses preuves et démontrer sa supériorité pour s’arrêter à l’aspect moral de sa décision.
La morale, par définition, était étrangère à ce genre d’histoires ; le charmant Théodebert, à peine franchi la Loire, le démontra d’abondance. Son cadet avait dévasté les foins et les blés en herbe ; lui ravagea les vendanges commençantes. Clovis avait massacré des fermiers et violé leurs femmes ; Théodebert trouva plus drôle de violenter des moniales et de brancher des moines… Les Lombards n’avaient pas fait pire lors de leur conquête de l’Italie, mais ils avaient l’excuse d’être hérétiques et secondés par des supplétifs asiates d’un paganisme inébranlable.
Morts de frayeur, Tourangeaux et Poitevins ouvrirent leurs portes aux Neustriens, puis Limougeauds et Cadurques en firent autant, sous l’effet de la panique. Dans ces contrées du sud, les beaux jours persistaient, ce qui permit à Théodebert d’achever ses préparatifs d’hivernage et de se remparer dans Limoges.
Quand elle toucha Metz, la nouvelle de cette seconde attaque, contraire à tous les usages militaires, venant si peu de temps après la magistrale déconfiture de Clovis, plongea Sigebert dans une fureur démentielle. Il ne s’y était pas attendu, s’en trouva humilié, ridiculisé, et dans l’incapacité d’y réagir : il n’avait plus de troupes en Aquitaine, ne pouvait dans l’immédiat en acheminer d’autres. La saison ne s’y prêtait plus, et Gontran, dont il sollicita la permission de passer par ses terres, la lui refusa sèchement, ce qui n’eût pas dû l’étonner après l’incident de Châteaudun.
Le printemps revenu, Sigebert, s’il entendait reprendre ses possessions aquitaines, serait obligé de s’ouvrir de force un chemin soit à travers la Neustrie soit à travers la Burgondie. C’était courir le risque de voir Gontran et Chilpéric s’unir et se retourner contre lui. Ce risque, Sigebert ne pouvait le prendre. Ces dernières années, l’armée austrasienne s’était fait étriller avec une belle régularité sur tous les champs de bataille. Elle avait toutes les chances de recommencer s’il lui fallait affronter une coalition des Burgondes et des Neustriens. À moins…
Une idée vint alors à Sigebert, d’une efficacité redoutable mais qui achèverait, s’il y recourait, cette belle image de roi catholique qu’il s’était appliqué à forger.
L’Austrasie ne se bornait pas à une vaste marche à l’Est, enrichie de l’Auvergne et de territoires en Aquitaine et en vallée du Rhône, ni à la riche Rhénanie héritée dans des conditions peu honnêtes19 de la mère, princesse franque de Cologne et première épouse de Clovis, du grand-oncle Thierry ; elle s’étendait aussi, quasi à l’infini, vers les grandes plaines d’Europe centrale et, sur les rives du Danube, touchait à l’empire d’Orient. Dans ces contrées vivaient des peuples restés dans la barbarie la plus primitive, vrais sauvages qui n’avaient jamais entendu parler de l’Évangile20, pas davantage, par conséquent, de pitié, de compassion et de charité, ces fadaises avec lesquelles les prêtres dévirilisaient les guerriers, les éloignant des vertus de jadis. Ces Souabes, Thuringiens, Bavarois, Saxons, Suèves et autres peuples germaniques ou scandinaves, étaient laids à faire peur, couturés de cicatrices qu’ils entretenaient afin d’effrayer les cœurs faibles, le crâne rasé à l’ancienne mode, ne gardant au sommet de la tête qu’une longue mèche unique relevée en chignon ou pendant en queue de cheval, vêtus de peaux de bêtes mal tannées qui répandaient une âcre odeur de fauves, et brandissant des armes improbables et terrifiantes, crocs de bouchers ou harpons à plusieurs dents propres à infliger des blessures effroyables.
Les Francs, qui les avaient jadis beaucoup combattus, avant de les vaincre un à un puis se les asservir, savaient à quoi s’en tenir sur le compte de ces primitifs : des bêtes dangereuses, pour la plupart d’entre eux21, malfaisantes, emplies de haine et de rancœur envers les civilisés d’outre-Rhin dont ils n’avaient jamais cessé de convoiter les richesses. Sigebert, comme ses prédécesseurs, s’en accommodait parce que ces sauvages avaient le mérite d’établir un rempart entre la Francia et le monde inconnu, redoutable, des grandes steppes. En cas d’invasion, l’Austrasie opposait aux hordes barbares d’autres hordes barbares. Encore n’était-ce pas toujours décisif, ainsi que le rappelait la pénible affaire du raid des Avars…
Tacitement, les souverains francs avaient toujours évité de mêler ces brutes aux affaires du royaume, dans la certitude que l’on ne déchaînait pas impunément ces forces dangereuses. Cela aussi, Sigebert le savait mais, dans sa colère et son humiliation, il décida de passer outre. S’il faisait appel à ses supplétifs germaniques, il posséderait une écrasante supériorité numérique et psychologique, car la seule vue de cette monstrueuse armée jetterait la panique dans les rangs adverses.
Ce qu’il en coûterait au royaume lui était indifférent. À l’instar de son père, ses oncles, ses frères, il n’avait cure des populations autochtones qu’il traitait, oubliant les engagements pris par Clovis à Reims, en vaincus asservis. Et puis, si ces braves gens pillaient, détruisaient, incendiaient, violaient et tuaient tout sur leur passage, ce serait, évidemment, sur les terres de Chilpéric, ou de Gontran, si celui-ci persistait à ne point se montrer coopératif.
Sigebert, tout à sa fureur, augmentée par la pensée de la « forfaiture » de Théodebert, n’envisagea pas qu’il pût perdre le contrôle de ces troupes difficiles. Grave erreur d’appréciation, la suite le prouverait…
Là encore, les contemporains s’interrogeraient sur le rôle tenu par Brunehilde dans une décision aux conséquences incalculables. Ils peineraient à croire que Sigebert, jadis le modèle des princes chrétiens, l’enfant élevé par la sainte reine Radegonde, parangon de piété, de vertus, se fût transformé en un être sans scrupules ni raison, capable, pour venger un affront personnel qui se pouvait régler par la voie diplomatique ou un conflit limité, de libérer les forces de l’enfer et mettre le royaume à feu et à sang. Ils s’échineraient à faire porter la responsabilité de cette faute à la reine. Après tout, elle n’était pas franque mais wisigothe et, à ce titre, pouvait éprouver quelque malin plaisir à voir dévaster et massacrer une nation si longtemps ennemie de la sienne.
Il arriverait, par la suite, dans d’autres situations extrêmes, que Brunehilde renouvelât le geste de Sigebert, malgré l’indignation de l’Église ; elle ne désapprouvait donc pas le choix de son mari. La perte de ses cités du Sud-Ouest l’exaspérait, elle aussi. Elle aimait être riche, gage d’indépendance et de sécurité pour une femme en cas de veuvage et la perte des impôts de Limoges, Bordeaux et Cahors lui était sensible. En cela, elle s’accordait avec Sigebert ; celui-ci, sous des dehors de libéralité bien joués, tenait de famille une nette propension à la pingrerie. Avoir autrefois couvert le très jeune Théodebert de cadeaux de grande valeur et constater que cet investissement n’avait servi à rien contribuait à la détestation disproportionnée qu’il portait à son neveu.
Première raison qui parut à Brunehilde assez valable pour ne pas désavouer son époux quand il décida de recourir aux supplétifs germaniques.
La seconde était d’ordre plus personnel. Suivant en cela la coutume germanique22, la reine d’Austrasie avait accepté la décision du plaid d’Andlau. Des compensations financières ne lui rendraient pas sa sœur, certes, mais aideraient à adoucir le chagrin qu’elle éprouvait de sa mort… Chilpéric s’en serait-il tenu aux accords de 570, Brunehilde aurait oublié, ou feint d’oublier, l’assassinat de Galswinthe. Conformément au droit, elle ne serait pas revenue lui reprocher un acte dont elle saisissait les enjeux politiques.
En osant lui reprendre cette compensation que la justice lui avait accordée, le roi de Neustrie venait de se rendre coupable d’un second crime, pire à ses yeux que le précédent puisqu’il la touchait plus directement. Dès lors, elle le prit en haine, et les siens avec lui.
Sigebert n’avait pas à craindre que sa femme vînt tenter d’apaiser sa vindicte. Elle la partageait et vibrait, en cet hiver 573-574, d’une rage identique. Personne ne les eût raisonnés ; le couple royal s’était persuadé de son bon droit et ne reculerait devant rien pour le faire triompher. Prêt à toutes les extrémités. Y compris jeter les sauvages de l’Est à l’assaut de la Gaule. À l’heure où ses frères s’étonnaient de le voir sans réaction après la perte de ses cités du Sud-Ouest, Sigebert multipliait les émissaires expédiés aux peuplades germaniques, leur rappelait les liens de dépendance dans lesquels elles se trouvaient vis-à-vis de l’Austrasie et leur réclamait des contingents pour le printemps suivant. Histoire de les motiver, le roi précisait qu’ils pourraient se payer sur le pays et piller tout leur saoul. Cette dernière précision fit, dès les premiers beaux jours, affluer vers Metz des hordes effroyables qui beuglaient d’enthousiasme à la perspective du riche butin qu’elles allaient rapporter.
Heureux hasard, ou concertation préalable – au point où il en était, Sigebert, ancien allié des Lombards, était capable de les avoir incités à attaquer la Burgondie… –, les ducs d’Alboïn, remis du choc que leur avait causé son assassinat, fondirent, dès que le dégel rendit possible le franchissement des cols alpins, sur le Valais et ravagèrent l’abbaye Saint-Maurice d’Agaune, le sanctuaire national des souverains burgondes.
En d’autres temps, le pieux Sigebert se fût affligé de cette profanation mais il remâchait toujours l’affront de Châteaudun, et un récent renversement d’alliances conclu durant l’hiver prévoyant assistance mutuelle de la Neustrie à la Burgondie, et vice versa, en cas de menace austrasienne. Agaune pouvait brûler jusqu’aux fondations, et ses moines pendre en fruits sinistres, écartelés aux branches des arbres de leurs vergers, ce qui était la moindre distraction des Lombards, peu lui challait ! L’important était que le patrice Mummolus, le meilleur des généraux burgondes, fût dans l’impossibilité, le moment venu, de s’opposer à lui.
Quand il fut certain que Mummolus avait gagné l’Helvétie et ne pourrait en revenir à temps, Sigebert, qui avait massé ses troupes et ses supplétifs à la frontière burgonde, envoya un ultimatum à son frère : ou Gontran leur cédait le passage vers la Neustrie, et il lui garantissait que son propre royaume ne pâtirait pas des événements, ou il commettait la folle erreur de s’y opposer sous prétexte de respecter ses engagements envers Chilpéric, et la Burgondie en ferait les frais.
Gontran ne tergiversa guère. Il aimait cette terre féconde qui lui était échue en héritage, ses grasses prairies où paissaient des bœufs blancs et ses vignobles à flanc de coteaux ; il éprouvait un vague sentiment de responsabilité envers les populations locales23 et la pensée de ce qui leur arriverait si les loups de Germanie s’y déversaient, ivres de pillage, l’horrifia. L’idée que les hordes iraient ensuite ravager la Neustrie ne le réjouissait pas davantage, et, tout en paraissant céder au chantage de Sigebert en lui concédant un droit de passage, Gontran songeait au moyen d’éviter le pire.
Mis hors jeu, militairement, par l’absence de Mummolus, il n’avait plus d’autre recours que diplomatique. Il en usa, fit appel aux évêques des trois royaumes, supplia la reine Radegonde d’intervenir : elle seule conservait assez d’influence sur son fils adoptif pour l’empêcher d’aller au bout de ses projets dévastateurs.
Gontran écrivit aussi à Chilpéric, lui expliqua dans quelle position intenable ils se trouvaient tous deux, et le convainquit de revenir à la table des négociations, sous la protection de l’Église, afin de trouver un terrain d’entente avec Sigebert. Il suffisait d’en revenir aux termes du pacte d’Andlau et de rétrocéder à l’Austrasie les cités occupées par Théodebert.
L’intervention des prélats, et celle de Radegonde, qui condamna l’attitude de Sigebert en des termes auxquels elle n’avait pas habitué son favori, amenèrent une trêve tacite. Les troupes « austrasiennes », si tant est qu’on pût les appeler ainsi, campaient dans la Beauce, en ces zones frontalières un peu floues que Gontran et Sigebert se disputaient. Début août 574, Chilpéric accepta le principe d’un accord amiable et la rétrocession de Tours, Poitiers, Limoges, Cahors et Bordeaux à Brunehilde. Il se garda de préciser les modalités de cette restitution et qu’il faudrait que Sigebert allât les reprendre une à une, par les armes, à Théodebert… Ce ne serait pas pour cette année, car l’été s’achevait et un mauvais temps précoce interdirait au roi d’Austrasie, quand il comprendrait qu’il avait été dupe une nouvelle fois, de marcher vers l’Aquitaine. Ses supplétifs barbares, fatigués d’une campagne qui n’avait même pas commencé, et très éloignés de leur pays, exigeaient déjà de rentrer. Mais pas sans dédommagement.
Quand ils comprirent, fin août, qu’ils ne saccageraient pas la Touraine, ni le Poitou, ni l’Aquitaine, ni l’Anjou, ni aucune terre neustrienne, pas davantage la Burgondie qui leur avait paru si riche quand ils la traversaient, les loups germaniques virent rouge. Il n’était pas question de regagner leurs tanières sans butin. Ils voulaient du grain, des chevaux, des bœufs gras, des moutons, des porcs, les salaisons gauloises de grande réputation, des esclaves, mâles et femelles, et tout ce qui, enfin, leur tomberait sous la main et serait bon à rapporter chez soi.
Ils voulaient aussi, car cela faisait partie du plaisir de la guerre, regarder des villes et des villages partir en fumée, entendre le cri des vaincus piégés dans leurs chaumières en flammes, jouir des filles et des femmes forcées près des cadavres encore chauds de leurs pères, frères, fils et maris. Ils se payèrent sur le pays qu’ils occupaient et mirent la Beauce, la Brie et l’Île-de-France à feu et à sang. Comble de l’absurdité, ils brûlèrent les granges pleines car l’on venait de rentrer les moissons…
Sigebert, incapable de contrôler ces sauvages en pleine mutinerie, et, au fond, pas si mécontent de se passer les nerfs, les laissa faire plusieurs jours. Il ne les rappela à l’ordre que lorsque les évêques, toujours réunis à Paris pour discuter de la paix, s’indignèrent et le menacèrent de sanctions ecclésiastiques. Quoiqu’il l’eût déjà mise à mal, il avait encore besoin de sa réputation de bon catholique. Pour l’exemple, parce qu’il était utile de rappeler qui était le maître, il fit lapider quelques meneurs, puis consola les autres en leur assurant que c’était partie remise : dans six mois, le printemps revenu, la guerre reprendrait, et cette fois, il n’y aurait pas de quartiers ; ils pilleraient, marauderaient, détruiraient, violeraient et tueraient tant que bon leur semblerait. Sur ces prometteuses paroles, il ramena ses brutes vers l’est24.
Suivant un très vieil usage germanique, Brunehilde et les enfants avaient suivi l’armée25. Que la reine, présente sur les lieux, n’eût rien dit, rien fait, rien tenté pour arrêter la fureur dévastatrice permise par son époux scandalisa les prélats. Ils accordaient en général peu de crédit aux femmes, fussent-elles reines, mais considéraient qu’elles devaient intervenir quand il s’agissait de calmer les débordements de violence masculine et protéger les faibles26. Cela faisait partie de leurs prérogatives et de leurs devoirs. En s’en abstenant, Brunehilde manquait à ce que l’on attendait d’elle en pareil cas.
Manifesta-t-elle, en cette occasion, un manque de charité et de compassion choquant ? Refusa-t-elle de recevoir des délégués ecclésiastiques venus implorer son aide, ou les renvoya-t-elle brutalement en approuvant la politique de son mari ? Germain de Paris et d’autres lui reprochèrent son attitude. Le vieux prélat parisien l’accusa même d’avoir excité les rancunes de Sigebert, devenu instrument de la vengeance et de la colère de son épouse.
Une chose est sûre : Brunehilde ne fit rien, en effet, pour apaiser cette ire. En avait-elle le pouvoir ? Sigebert était hors de lui. Il voulait la peau de Chilpéric, le demi-frère détesté, mais, avant de se l’offrir, il lui fallait celle de Théodebert, le neveu « félon » qui avait manqué à sa parole. Sans considérer le peu de valeur d’un serment arraché à un petit garçon prisonnier, ni le fait que Théodebert se bornait, en bon fils, à obéir aux ordres paternels, Sigebert donna à ses chefs de guerre, Godégisèle et Gontran Boson, l’ordre formel de tuer le jeune prince de Neustrie27. Ils ne bronchèrent pas. Quand leur roi avait parlé, ces hommes-là obéissaient sans s’interroger28.
Chilpéric et Gontran ignoraient cette décision mais ils n’avaient pas besoin de la connaître pour s’inquiéter des projets de leur frère. La levée des supplétifs germaniques, la mise à sac des greniers briards et beaucerons montraient de quoi Sigebert, cet hypocrite qui avait si longtemps caché son jeu, était capable. Ce n’était pas qu’ils eussent beaucoup plus confiance l’un en l’autre mais, instinctivement, les deux plus faibles s’unirent contre le plus fort.
Leur premier souci était d’empêcher à tout prix l’invasion de leur territoire. Dans ce but, ils recoururent à la stratégie qui avait été celle de Sigebert l’année précédente et décidèrent d’ouvrir un nouveau front destiné à clouer ses forces en Austrasie. Il fut convenu que Chilpéric attaquerait en Champagne et marcherait sur Reims. Ce faisant, Gontran lui permettait de réaliser un vieux rêve et d’effacer sa déconvenue de 565. Normalement, Sigebert réagirait aussitôt : il ne pouvait se permettre de perdre les riches vignobles champenois, encore moins la prestigieuse cité épiscopale témoin du baptême de Clovis29.
Or, Sigebert ne réagit ni à la nouvelle de la prise de Reims, ni à celle des déprédations commises par les Neustriens dans la région. Chilpéric mit plusieurs jours à s’étonner de cette inertie, davantage encore à s’en inquiéter. Dans l’intervalle, Sigebert, qui avait sciemment sacrifié la Champagne, campait sur la Seine, entre Paris et Rouen, balançant sur le choix de son objectif final. Personnellement, il souhaitait se porter sur Rouen, la capitale de Chilpéric. La ville était riche ; surtout, il espérait y trouver la reine Frédégonde que l’on disait enceinte, ses deux enfants, et les deux fils du premier lit. Selon l’humeur du moment, il les transformerait en otages afin d’obliger Chilpéric à lui rendre ce qui lui appartenait, ou il les truciderait.
Pourquoi Sigebert, à la dernière minute, renonça-t-il à prendre Rouen et préféra-t-il se porter sur Paris ? Grégoire de Tours, mal à l’aise, dirait que « son entourage » l’avait influencé30. S’agissait-il de Brunehilde, attirée par le prestige de l’ancienne capitale impériale plus que par la perspective de régler son compte à la famille de son beau-frère ? Si c’était le cas, la Faide lui importait moins que les profits considérables qu’elle escomptait de la reprise de la guerre.
Pourtant, le choix de Paris n’était pas moins discutable, d’un point de vue moral, que celui de Rouen. Il était même pire. À la mort de Caribert, la ville avait été mise hors partage, laissée sous la protection de son évêque, Germain : les trois rois avaient juré sur les plus saintes reliques qu’ils ne tenteraient jamais de s’en emparer, ni d’y entrer sans la permission préalable des deux autres. Celui qui manquerait au serment s’exposait à la colère céleste et à une mort indigne. Cette promesse, Sigebert l’avait faite, lui aussi, et ce pieux chrétien était censé l’avoir prise au sérieux.
Pourquoi passa-t-il outre ? Parce que prendre Paris représentait pour lui une vieille obsession, comme l’attestait le choix du prénom de Childebert donné à son fils, et parce que, sous ses dehors de piété, il ne croyait en rien. La peur du châtiment ne l’arrêta pas et les menaces indignées du vieux Germain ne lui arrachèrent que des ricanements de mépris et quelques insultes. Il ricana encore quand le vieil homme, qui, jadis, avait tenu tête au roi Clotaire, personnage autrement plus dangereux que ses rejetons, donna l’ordre de fermer les portes de la cité et de se préparer au siège.
Sigebert haussa les épaules. Paris n’était pas en état de se défendre. Germain pouvait brandir l’anathème, il n’en avait cure. Quelques jours encore, et la ville serait sienne. Afin d’attester qu’il s’y considérait déjà chez lui, Sigebert s’empressa de faire venir Brunehilde et les enfants.
Quand il apprit que Gontran Boson, le meilleur général austrasien, menaçait Rouen, Chilpéric abandonna Reims et galopa vers le Pays de Caux. Il écrivit aussi à Frédégonde de quitter la ville au plus vite avec leurs enfants et de se replier vers Tournai, berceau de la dynastie, dont les solides murailles leur assureraient une protection suffisante en attendant son arrivée et celle de l’armée.
Sans illusions sur le sort qui les attendait, ses enfants et elle, si jamais elle tombait au pouvoir des Austrasiens, Frédégonde, presque au terme de sa grossesse, suivit ce conseil et quitta Rouen ; elle attribuerait à cette fuite précipitée la fragilité du garçon, prénommé Samson, qu’elle mit au monde début septembre 575.
À peine Chilpéric l’eut-il rejointe à Tournai que leur parvint une nouvelle funeste : Théodebert, le fils aîné d’Audowère, était tombé au combat en défendant le Sud-Ouest contre les troupes de son oncle.
En d’autres circonstances, apprendre que le fils d’une rivale honnie qui ne lui avait jamais ménagé menaces et insultes, danger permanent pour sa propre progéniture, avait péri eût causé à la reine de Neustrie un chagrin mitigé. En cette fin d’été, elle y vit l’annonce sans équivoque du destin que leur réservait Sigebert s’il parvenait à prendre Tournai. Il ne s’était pas impunément souillé du sang de son neveu et ce premier crime en appelait d’autres. Lui vainqueur, ils y passeraient tous…
Chacun en était conscient. Gontran, après avoir tenté une vague médiation entre ses cadets, pris de panique devant la rage homicide de Sigebert, dénonça son traité d’alliance avec la Neustrie. Il regardait Chilpéric comme fini.
Plus courageux, l’évêque Germain de Paris intervint. Bien informé – c’était souvent le cas des prélats –, il connaissait les circonstances exactes du décès de Théodebert, mort les armes à la main en se défendant jusqu’au bout, dans un sursaut d’honneur qui le grandissait. Savait qu’il y avait eu meurtre prémédité, voulu, ordonné et que Sigebert avait interdit que le prince reçût une sépulture décente. Ses généraux lui avaient obéi et la dépouille de Théodebert eût été la proie des loups et des corbeaux si un paysan saisi de pitié ne l’avait ramassée et portée à Angoulême afin de l’enterrer en terre bénite.
Ce sacrilège gratuit prouvait que Sigebert avait atteint un point de non-retour, qu’il était vain de tenter de discuter avec lui. L’évêque se tourna vers Brunehilde.
Démarche sans précédent ou presque que prendre pour interlocutrice une femme dont le mari était vivant. En fait, Germain la tenait pour responsable de ces drames. Diplomate, l’évêque entoura ses dires de toutes les circonlocutions possibles et imaginables, laissa entendre que lui-même peinait à croire aux soupçons qui accablaient la reine d’Austrasie, mais il eut beau user et abuser des conditionnels, le fond de son propos était on ne peut plus clair :
« Les bruits qui courent dans le pays nous effraient… […] Ce serait par vos volontés et sur vos conseils, ce serait à votre instigation que le roi Sigebert, très glorieux seigneur, veut détruire si activement ce pays. […]31 » dans « une volonté de porter la mort, une cupidité, racine de tout mal, une colère à faire perdre la raison ».
Germain se gardait de chercher à savoir si cette colère était celle du roi, ou celle de sa femme. Le vieux prélat, qui connaissait trop bien, l’ayant beaucoup fréquentée, la famille royale, savait de quoi les Mérovingiens étaient capables. Ces gens-là n’en étaient plus à un massacre familial près. Une fois couverts du sang de leurs proches, les rois pleuraient, battaient leur coulpe, offraient des cadeaux astronomiques aux monastères, se traînaient en pleurant au pied des autels, se faisaient enterrer auprès des saints, dans l’espoir que ceux-ci, au jour du Jugement, parviendraient à leur éviter l’enfer qu’ils avaient mérité. Et le comble, c’était la sincérité de ce repentir. Jusqu’à la prochaine fois.
Très âgé, très malade aussi32, le saint évêque de Paris en avait assez. Fruit d’une expérience politique de plus d’un demi-siècle, et de quelque lumière divine lui permettant de percer les brumes de l’avenir, il ne lui était pas difficile de prédire la suite si personne n’intervenait : Sigebert, afin de contenter ses épouvantables supplétifs, laisserait dévaster la Neustrie et livrerait au préalable, pour les faire patienter, une seconde fois les entours de Paris à ces sauvages enragés. Puis il prendrait Tournai et, prétextant la Faide poussée à ses ultimes conséquences, il ferait mettre à mort Chilpéric prisonnier et ses deux fils aînés ; ensuite, il se débarrasserait de la reine Frédégonde et des trois petits. À la génération précédente, son oncle, le roi Clodomir d’Orléans, avait jeté dans un puits son cousin, le roi Sigismond de Burgondie, sa femme et leurs très jeunes enfants. Cette atrocité ne lui avait pas porté chance, les prélats l’en avaient averti : lui-même avait été tué au combat, ses fils assassinés pour leur ravir le royaume…
Tout cela, Germain y avait assisté en sa jeunesse et ne voulait pas en voir la répétition. Voilà pourquoi il s’adressa à Brunehilde. Mais, devinant qu’il était vain d’en appeler aux sentiments de douceur et de compassion, il se servit d’un argument plus concret, très révélateur de l’opinion qu’il avait d’elle :
« Ce ne sera pas un grand triomphe, ni pour vous ni pour vos enfants, s’il ne reste que ruines de ce royaume… Qu’il se réjouisse plutôt de vous accueillir sachant vous devoir son salut et non son anéantissement. Vous ferez taire les rumeurs que colporte le peuple si vous apaisez cette fureur et restez dans l’attente du jugement de Dieu. […] Vilaine victoire que celle du frère contre le frère […] qui le dépouille de l’héritage paternel. Les frères qui se combattent détruisent leur propre bonheur33. »
Germain, défenseur de la cité, se proposait, afin d’éviter les souffrances d’un siège inutile, d’ouvrir les portes de Paris sans combattre et d’oublier les termes du serment de 568. Il faisait aussi remarquer qu’il était absurde de dévaster des territoires quand on comptait, dans un proche avenir, en tirer subsides et impositions. Des populations envoyées en esclavage outre-Rhin, des champs ravagés, des granges et des greniers brûlés, c’était un drame, mais c’étaient aussi des contributions envolées en fumée et des contribuables disparus.
Brunehilde n’était pas une sentimentale : mieux valait mettre en avant ses intérêts financiers que les préceptes élémentaires de la charité chrétienne.
Elle se rendit à un raisonnement qui recoupait les siens, parvint à convaincre Sigebert d’accepter l’offre de Germain. Celui-ci, enhardi par ce premier succès, en espérait d’autres et d’abord la promesse solennelle que le roi d’Austrasie respecterait la vie de Chilpéric et de sa famille. N’était-ce pas la condition implicite qu’il avait posée dans sa lettre et que Sigebert avait tacitement acceptée en entrant dans Paris ? L’évêque, quand il le rappela, se fit rire au nez.
Le roi d’Austrasie venait de remporter coup sur coup une série de succès qui l’avaient grisé : ses généraux avaient repris les cités du Sud-Ouest et tué Théodebert, ce qui valait une victoire supplémentaire ; il était entré dans Paris sans coup férir, en se bornant à laisser un vieux prêtre naïf lui prêter des intentions qui n’étaient point les siennes. Il n’allait pas s’arrêter en si bon chemin ! L’étape suivante, qu’elle plût ou pas à Germain, serait de s’emparer de Tournai et d’en finir une fois pour toutes avec le bâtard, sa gueuse et les enfants issus de ses coucheries successives.
Ce dénouement apparaissait si évident que les ralliements se multipliaient en faveur du roi d’Austrasie. Gontran l’assurait de son soutien, et, en ce début septembre, l’on assistait à un défilé de leudes neustriens venus sans honte faire allégeance à leur nouveau souverain. Tout le monde tenait déjà Chilpéric pour mort et Sigebert entendait qu’il en fût ainsi. Il pensait, et ce point de vue cruel se défendait, que la pitié relevait de la faute politique. Seuls les défunts sont impuissants à nuire.
Ce fut à peu près ce qu’il assena aux envoyés de l’évêque Germain venus une nouvelle fois le conjurer d’abandonner cette vengeance qui le poussait à s’acharner contre son frère.
Tout mourant qu’il fût, Germain ne toléra pas cela. Le premier Childebert, roi de Paris, assassin de ses neveux, s’était, sous son influence, converti et avait fait une fin édifiante après avoir distribué toute sa fortune aux pauvres, de sorte qu’il ne se trouvait plus, à sa mort, un seul nécessiteux dans le diocèse.
Clotaire, grand criminel devant l’Éternel et capable de toutes les vilenies, avait reculé, tête basse, le jour où, ayant décidé d’arracher son épouse Radegonde au cloître, il avait rencontré Germain sur sa route.
Caribert, adultère et polygame public qui avait osé prendre pour maîtresse une vierge consacrée et n’avait pas mis fin au scandale après que le prélat eut fulminé contre lui l’excommunication, avait péri de mort subite, foudroyé par la colère divine.
Ce n’était pas Sigebert qui effraierait le vieil évêque. Germain quitta son lit et se rendit au palais de Julien, demanda à être reçu par le couple royal.
Sigebert crut se tirer de cet entretien déplaisant en le prenant de haut. C’était une erreur. Quittant le langage feutré, l’évêque de Paris, confronté au mauvais vouloir du roi d’Austrasie, qui devenait grossier, et au sourire dédaigneux de la reine, entra dans une sainte colère. Il lui arrivait, charisme dont il évitait de se vanter, de lire l’avenir des pécheurs : ultime main tendue par Dieu au coupable dans l’espoir de lui révéler sa faute et de le convertir. Aux intéressés de la saisir avant qu’il fût trop tard.
Germain reprit en vain les arguments de bon sens déjà exposés à Brunehilde, souligna l’horreur impardonnable du crime de Caïn, rappela le triste précédent du roi Clodomir, qui n’avait pas écouté les objurgations de l’évêque d’Orléans. Sigebert demeurait imperméable à tout. Alors, changeant de ton, le prélat parisien déclara, solennel :
— Prends garde, ô roi ! Si tu renonces à tuer ton frère, pars sans crainte. Tu reviendras vivant et victorieux. Si tu t’en vas animé d’un autre dessein, tu mourras car ainsi parle le Seigneur par les lèvres de Salomon : « Celui qui creuse une fosse afin d’y faire tomber son frère, celui-là y tombera lui-même34 ! »
Sigebert n’ignorait pas la réputation de sainteté de Germain, dont les prophéties s’étaient plus d’une fois accomplies. Il refusa de s’y arrêter. Il sentait la victoire à portée de main, ne la laisserait pas échapper à cause d’un vieux prêtre gâteux qui proférait des âneries. Il renvoya Germain et donna ordre à ses troupes de se préparer au départ. Dans dix jours, ils seraient à Tournai et c’en serait fini de Chilpéric et de la Neustrie.
Notes
1Certains historiens le pensent frère d’Athanagild.
2Répudiée sous le vain prétexte qu’elle avait porté sa propre fille sur les fonts baptismaux et que père et marraine d’un enfant ne pouvaient contracter mariage, ce qui, dans ce cas, était d’autant plus absurde qu’en droit canon, Audowère ne pouvait être validement marraine de son enfant, la première épouse de Chilpéric croupissait dans un couvent du Mans en compagnie de la petite. Elle n’avait jamais demandé ni la séparation ni le voile et, quand elle l’eût fait, cela n’eût pas, selon la loi catholique, mis un terme à son union, ni permis à son mari de contracter une nouvelle alliance légitime.
3Grégoire de Tours résume cette attitude d’une formule lapidaire : « Il l’aima d’un grand amour parce qu’elle lui apportait de grands biens. » Histoire des Francs, IV, 28.
4La princesse Rigonthe naîtra l’automne suivant, juste après la mort de Galswinthe et le mariage éclair de ses parents.
5Fortunat peint Brunehilde faisant éclater sa douleur et son désespoir aux quatre vents et prenant l’univers à témoin de son malheur, ce qui correspond assez peu à l’image de dignité et de quant-à-soi que la reine s’efforçait de donner en toutes circonstances. Carmina, VI, 5.
6Pour comparaison, les rois francs, fils de Clovis, ont obtenu cinquante mille sous d’or après l’assassinat de leur cousine ostrogothe Amalasonthe, qu’ils n’avaient jamais vue de leur vie.
7En 585, dans un courrier à la Basilissa Constantina de Byzance, épouse de l’empereur Maurice. Fortunat met d’ailleurs, quinze ans plus tôt, des propos similaires dans la bouche de Goïswinthe, mère de Brunehilde. Carmina, V. Il n’est pas interdit de penser qu’il s’agit bien du reflet de l’opinion de la reine d’Austrasie sur la question.
8Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens.
9La majorité royale chez les Mérovingiens est à douze ans révolus.
10Sigebert n’a pas oublié le rôle joué par l’évêque d’Arles, demeuré fidèle à Gontran, dans la perte de cette ville ; il se souvient des ennuis que lui a causés l’évêque de Poitiers, Marovée, en refusant de procéder aux cérémonies de translation des reliques de la Sainte Croix. Ces précédents expliquent l’excès de précautions de Sigebert à Tours.
11Venance Fortunat, Carmina, V, 3, 15.
12Reconnaissance à laquelle s’ajoute, comme le fait remarquer Bruno Dumézil, une nécessité pratique. Isolé au sein d’une aristocratie et d’un clergé tourangeaux qui lui resteront hostiles, Grégoire ne pourra se maintenir qu’avec l’appui de l’Austrasie, appui qu’il lui faudra payer d’un dévouement absolu…
13Histoire des Francs, IV, 45 et 47.
14Un jour, il fait mettre à mort son meilleur ami, qu’il accuse de lui avoir dérobé un cor en ivoire ; en fait, il a égaré l’objet et le retrouvera peu après. Un autre, il condamne sans preuve un autre de ses proches, accusé à tort d’avoir tué un aurochs, animal en voie de disparition que seul le roi a le droit de chasser.
15Seuls ou presque, les événements d’ordre religieux sont à l’époque correctement datés.
16Les rois considèrent que la possession de Paris, ancienne capitale impériale de Julien et Gratien au IVe siècle, ce qui pare son détenteur d’un reflet de la gloire de Rome, cité qui abrite les tombeaux de Clovis et Clotilde, fondateurs de la dynastie, et celui de sainte Geneviève, donnerait trop de lustre à celui qui en hériterait. Mieux vaut la mettre hors part.
17Il se peut que la défiance de Germain envers Sigebert ait déjà été éveillée, en 570, par la décision du roi d’Austrasie d’appeler son fils Childebert, du prénom de son oncle, premier roi de Paris, ce qui revenait à exprimer un peu trop haut des ambitions allant à l’encontre du serment prêté en 568.
18Au sens latin du terme, qui désigne un chef de guerre.
19Clovis, pour récupérer au profit de leur fils l’héritage de sa première épouse, a assassiné sa belle-famille. Il a d’abord convaincu son beau-frère, fatigué d’attendre la mort d’un père décidé à vivre vieux, de le supprimer, sous prétexte qu’une blessure de guerre l’avait laissé infirme, donc inapte au combat ; puis, ce forfait accompli, il a marché sur Cologne afin de châtier le fils parricide et s’est emparé, après l’avoir tué, de son royaume…
20Il faudra attendre le VIIIe siècle, et les méthodes fort peu évangéliques de Charlemagne, qui leur laissera le choix entre la conversion et la mort immédiate, pour amener ces gens au catholicisme.
21Bavarois et Thuringiens commencent à adopter des mœurs plus convenables.
22Sa belle-sœur, la reine Frédégonde, qui est gauloise, méprise au contraire, et ne s’en cache pas, ces procédures germaniques de petits arrangements financiers honteux en matière de crimes de sang. Pour elle, beaucoup plus simplement, le sang appelle le sang, et la mort de l’innocent celle du coupable.
23Gontran est le seul des trois rois qui donne parfois raison, en justice, aux autochtones contre les Francs. Ainsi a-t-il soutenu le parti d’une robuste bergère gauloise qui, agressée par un seigneur franc, s’est vaillamment défendue, finissant par tuer l’homme. La famille du violeur prétendait faire punir de mort la donzelle. Gontran l’a prise sous sa protection.
24Histoire des Francs, IV, 49.
25Jadis, les peuples germaniques emmenaient toutes les femmes, tous les enfants, tous les vieillards à leur suite dans leurs campagnes militaires, estimant que les guerriers se battraient mieux s’ils savaient que le sort de leurs familles, promises à la mort ou à l’esclavage en cas de défaite, dépendait de leur vaillance. À l’époque mérovingienne, seul le roi emmène encore les siens.
26C’est à l’intervention de Clotilde que la population de Verdun, soulevée contre Clovis, dut d’être épargnée en 497. La reine Radegonde, du fond de son couvent, vient encore d’intervenir pour arrêter la guerre fratricide et protéger les petits.
27Très gêné, Grégoire de Tours soutient la version d’une mort au combat de Théodebert, tué « par erreur » parce qu’on ne l’aurait pas reconnu. Or, il faut se donner beaucoup de mal pour ne pas reconnaître un prince mérovingien sur un champ de bataille : il est le seul autorisé à monter un étalon blanc, le seul aussi à porter les cheveux longs et dénoués. Sigebert a bien donné l’ordre de tuer son neveu, ce que le chroniqueur austrasien ne veut pas avouer, car il est impensable que les généraux austrasiens aient pris sur eux, sans autorisation de leur roi, de mettre à mort un descendant de Clovis.
28C’est vrai de tous les leudes germaniques. Ceux du roi Gondebaud de Burgondie, un siècle plus tôt, ont assassiné sans broncher deux des frères de celui-ci ainsi que leurs femmes. Ils en auraient fait autant des enfants si Gondebaud n’avait décidé d’épargner ses nièces, dont Clotilde.
29Histoire des Francs, IV, 50.
30Histoire des Francs, IV, 51.
31Lettres austrasiennes, 9.
32Saint Germain de Paris mourra le 28 mai 576.
33Lettres austrasiennes, 9.
34Histoire des Francs, IV, 51.