Comment Loup et Gogon accueillirent-ils le retour impromptu de la reine ? Ils s’ingénièrent, et c’était habile, à le présenter comme le résultat de leurs efforts diplomatiques. Chilpéric donna crédit à cette version en écrivant que la libération de la reine était un geste de bonne volonté à l’égard de l’Austrasie et de son neveu. Il s’octroyait une nouvelle fois le beau rôle.
La réalité était tout autre mais mieux valait, dans l’intérêt général, opter pour cette version aimable qui camouflait haines, intrigues et jalousies. Gogon et Loup, qui l’eussent volontiers laissée croupir le restant de ses jours à Rouen ou dans un cloître perdu, la reçurent le sourire aux lèvres, avec les marques de respect et de déférence dues à la mère de leur roi. Ils essayaient de voir le bon côté de ce retour embarrassant : la reine et les princesses, en Austrasie, n’offraient plus à la Neustrie d’occasion de chantage, ni, au cas où Childebert eût disparu prématurément, la possibilité de faire valoir les droits indirects d’Ingonde et Chlodoswinthe à la succession paternelle. Pour le reste, le Nourricier et le duc de Champagne espéraient conserver le contrôle de la situation et cantonner la souveraine dans son rôle de mère.
Brunehilde se garda de les détromper. Elle avait l’habitude, quand les choses n’allaient pas dans son sens, d’adopter un profil bas, le temps d’endormir ses adversaires et les amener à baisser leur garde. Cette tactique lui avait toujours réussi. Elle y recourut derechef et, au cours de l’année qui suivit, s’ingénia à s’occuper de son fils sans s’immiscer en rien dans les affaires de l’État. Elle s’occupa beaucoup aussi d’œuvres de charité, occupation féminine qui l’ennuyait à périr, car la compassion envers les pauvres et les faibles lui demeurait un sentiment étranger, parce que Gogon se montrait très soucieux de justice sociale et qu’elle cherchait un moyen de se rapprocher de lui en créant entre eux un lien quelconque.
Elle faisait mine de s’adonner à la prière, demandait des messes et des oraisons pour le repos de l’âme de Sigebert aux monastères et églises du royaume, renvoyait l’image d’une veuve inconsolable afin de mieux faire oublier qu’elle s’était, par froid calcul, abandonnée dans les bras d’un autre à peine son époux dans sa tombe…
Heureusement, Chilpéric tenait à passer ce déplorable épisode du mariage clandestin sous silence ; Brunehilde espérait qu’il n’en serait jamais plus question et que son entourage n’en saurait jamais rien. Elle se trompait.
La survenue de Mérovée à Metz, au printemps 577, allait remettre en lumière un événement que la reine, humiliée, eût tant voulu effacer de sa mémoire.
Lorsque, fin avril 576, à Rouen, Chilpéric les avait séparés et avait ordonné à son fils de le suivre à Soissons, Brunehilde se doutait que le malheureux garçon courait au-devant des catastrophes. Elle ne s’en était pas émue outre mesure. Mérovée avait représenté un pion dans son jeu, qu’elle avait sacrifié quand il ne lui avait plus servi. Elle se moquait de ce qui lui arriverait. Elle n’était pas une tendre, les temps ne s’y prêtaient pas.
Chilpéric non plus n’était pas un tendre, mais, de façon surprenante, de retour à Soissons, il ne châtia pas Mérovée et se borna à le relever de son commandement en Aquitaine qu’il confia à Clovis. Le benjamin avait, dans le passé, donné tant de preuves de sa nullité crasse qu’il ne fallait pas s’attendre à des miracles, mais le roi de Neustrie, qui voulait un de ses fils à la tête de l’armée, n’avait pas d’autre choix ; l’aîné de Frédégonde, Chlodobert, n’était qu’un enfant de dix ans.
Et puis, Chilpéric répugnait à sévir contre sa propre chair. Il se souvenait de son père, le vieux Clotaire, une brute intégrale, de la folle colère qui l’avait conduit à faire périr dans d’atroces supplices son fils préféré, Chramne, et avec lui sa femme et leurs deux fillettes, des enfants qui marchaient à peine… Ce forfait accompli, le vieux, sa fureur retombée, avait mesuré l’immensité de son crime. Trop tard. Il avait eu beau multiplier les pèlerinages, les offrandes aux lieux saints, les pénitences, la peur d’être irrémédiablement damné l’avait hanté jusqu’à la fin. Chilpéric n’avait aucune envie de rôtir en enfer, surtout en compagnie de son géniteur. Aussi préféra-t-il pardonner. Au moins cette fois.
Mérovée ne fut pas assez intelligent pour comprendre que la patience paternelle, mise à rude épreuve, serait courte.
La nouvelle, inattendue mais heureuse, que Clovis avait réussi à prendre Poitiers, ne l’amena point à un retour sur soi-même, ni à manifester honte ou remords de sa conduite. Au contraire, il paradait en ville, entouré d’une bande de garçons de son âge, ses amis d’enfance, jeunes nobles aussi fats que lui, et ce petit monde se vantait de concert d’accéder un jour très prochain aux postes de gouvernement. À croire qu’ils tenaient Chilpéric pour mort…
Ces vantardises, et des menaces à peine voilées à son encontre et à celle de ses enfants, poussèrent Frédégonde à devancer un nouveau risque d’attentat. Le dossier qu’elle présenta à Chilpéric en juillet 576 parut au roi assez alarmant pour l’amener à changer d’attitude envers son fils. À défaut de le tuer, solution qui lui répugnait encore, restait la vieille méthode familiale pour se débarrasser d’un encombrant : le tondre avant de l’enfermer, réduit à l’état clérical, en quelque monastère.
Pour d’obscures raisons, les Francs attachaient une sacralité aux chevelures des hommes de la dynastie royale. Le tout-venant se coupait les cheveux, rois et princes mérovingiens les portaient longs ; c’était même à cela qu’on les reconnaissait. Les priver de cette exubérante tignasse revenait à les exclure de la succession et à leur infliger un déshonneur public à peu près insurmontable. Cela expliquait la réaction d’orgueil de la reine Clotilde quand ses fils, Clotaire et Childebert, désireux de s’emparer du royaume d’Orléans après le trépas de leur aîné, Clodomir, et devant au préalable se débarrasser des héritiers légitimes, leurs neveux, avaient demandé à leur mère si « elle aimait mieux ses petits-fils morts que tondus ». « Morts », avait répondu l’inflexible vieille dame, qui avait eu le restant de ses jours pour pleurer cette réplique dénaturée. Forts du soutien maternel, les deux rois avaient égorgé les enfants.
À la génération suivante, on hésitait un peu plus devant ces mesures extrêmes mais l’image restait constante, celle d’une perte symbolique de virilité, et le prince assez lâche pour le tolérer se discréditait politiquement sans retour. Du temps de Clovis, ses cousins de Thérouanne, tondus et cloîtrés de force, avaient certes tenté de s’évader et reconquérir leurs droits mais une exécution rapide avait mis un terme à leur aventure. Frédégonde espérait que Mérovée serait assez stupide pour en faire autant, et s’exposer à cette peine capitale que Chilpéric ne voulait pas prononcer.
Mérovée, en juillet 576, fut donc déchu de ses titres, droits et prérogatives. On lui rasa le crâne en public, atroce humiliation, et on l’emmena sous bonne escorte vers le monastère d’Aninsola
1, près du Mans, où il finirait ses jours.
Théologiquement parlant, la procédure n’était pas des plus régulières mais l’Église l’acceptait telle un moindre mal car elle évitait les crimes de sang
2. L’évêque du Mans, qui avait, en son temps, toléré la claustration de la reine Audowère, et l’abbé d’Aninsola partaient de cette certitude et se prêtaient en silence aux machinations de Chilpéric ; eux aussi appartenaient à une génération de clercs chez qui la fidélité au souverain l’emportait trop souvent sur l’attachement à Dieu.
Le sort de Mérovée eût été scellé si son meilleur ami, Gaïlen, n’avait réussi à le faire évader alors qu’il touchait à destination et que l’escorte, rassurée, relâchait un peu sa surveillance.
Cette délivrance inespérée ne résolvait rien, le jeune homme le comprit aussitôt. Sa première pensée avait été de galoper vers l’Austrasie, en coupant à travers les territoires de l’oncle Gontran, et d’y rejoindre sa « femme » mais les regards consternés de Gaïlen et du reste de la bande l’en dissuadèrent : impossible, décemment, de se montrer devant la reine avec ce crâne nu attestant de sa honte. Il fallait attendre que ses cheveux repoussent… Cela prendrait au bas mot six mois, voire davantage. En attendant, où aller ? Les garçons cherchaient une solution à ce dilemme quand, par un hasard trop beau pour être honnête, surgit un messager du duc Gontran Boson qui leur proposait de le rejoindre en la basilique Saint-Martin de Tours où il se trouvait toujours reclus, en compagnie de ses filles, et dans l’attente d’un moyen de regagner Metz.
Fou d’amour, incapable d’imaginer que Brunehilde l’avait déjà chassé de ses pensées et qu’elle ne lèverait pas le petit doigt pour lui venir en aide, Mérovée crut à l’intervention providentielle de sa « femme ».
La vérité était plus prosaïque : décidée à le perdre, car elle redoutait, pour elle et ses enfants, l’arrivée au pouvoir du fils de sa rivale, Frédégonde, avertie du projet d’évasion monté par Gaïlen, dont la discrétion n’était pas la qualité essentielle, avait laissé faire, dans l’intention d’organiser la suite de l’histoire.
Son expérience des hommes et la vanité de Mérovée l’avaient convaincue que le garçon rougirait de s’exhiber tondu devant Brunehilde. Il chercherait une solution de repli, et sauterait sur la première qui s’offrirait sans se poser de questions. Frédégonde possédait des agents à Tours. Par leur intermédiaire, elle avait contacté Boson, lui avait proposé de favoriser son retour en Austrasie, à condition qu’il l’aidât à se débarrasser de Mérovée
3.
Gontran Boson prêta l’oreille à cette offre. Pendant qu’il restait enfermé dans les dépendances de la basilique Saint-Martin à se morfondre et crever d’ennui, à Metz, les Grands se partageaient le pouvoir et ses agréments. Il avait besoin de se tirer de ce piège pour aller revendiquer sa part du gâteau. Peu importaient les moyens employés. D’ailleurs, il y avait presque du patriotisme à liquider Mérovée. Cela ferait un prétendant de moins entre Childebert et le trône de Neustrie.
Voilà comment, en ce mois de juillet 576, l’obligeant Boson pipa le prince Mérovée, tel un oisillon sorti du nid. Le gamin n’y vit que du feu et accepta l’offre avec un soulagement touchant.
Par chance, cet été-là inaugurait une décennie de saisons pourries et cataclysmiques. Il pleuvait à torrents sans discontinuer, ce qui permit à Mérovée de dissimuler sa tête dépouillée sous le capuchon d’un vaste manteau gaulois imperméable et de gagner Tours sans croiser grand monde en chemin. Il n’y fut pas merveilleusement accueilli.
Prévenu de se méfier du comte Leudaste, une créature de sa belle-mère qui gouvernait la cité, Mérovée s’était rendu directement à la basilique et, à la faveur de la messe et de l’affluence qu’elle provoquait, avait réussi à pénétrer dans le sanctuaire. Une fois à l’intérieur, il avait réclamé à grands cris le droit d’asile, jetant l’évêque Grégoire dans un noir embarras
4.
S’il fallait une preuve que Brunehilde ignorait tout du projet tourangeau de son « mari », la consternation du prélat l’attesta. Grégoire était l’homme de Brunehilde, qu’elle avait imposé sur le trône épiscopal au détriment de candidats mieux placés ; il lui devait beaucoup, lui était servilement dévoué et, eût-il existé un moyen de communication entre Metz et la Touraine, il en eût été le premier bénéficiaire. Or, l’évêque n’était au courant de rien : ni de ce « mariage » que sa formation de théologien et de canoniste lui montrait sacrilège et scandaleux, ni d’une protection accordée par la reine au jeune prince de Neustrie. Il tint d’abord les dires du garçon, qu’il trouvait antipathique, pour des mensonges honteux et lui refusa les sacrements. Façon d’exprimer son mécontentement.
La réaction de l’aimable et pieux Mérovée, qui se jeta sur un pèlerin dague au poing et menaça de lui trancher la gorge si l’on s’obstinait à lui interdire l’accès à la Sainte Table, n’améliora pas franchement l’ambiance… Il fallut une intervention diplomatique du nouvel évêque de Paris, Ragnomod
5, venu consacrer son récent épiscopat au grand saint Martin, pour éviter un bain de sang et la profanation du sanctuaire. Il conseilla de permettre au prince de communier, quoiqu’il fût à l’évidence et pour diverses raisons en état de péché mortel. Après tout, ainsi que l’avait écrit saint Paul, celui qui ne discernait pas le Corps et le Sang du Christ dans les Saintes Espèces et y communiait indignement mangeait et buvait sa propre condamnation… Mérovée prenait ses risques. Cela le regardait ! Grégoire avait jugé ce raisonnement spécieux et l’attitude de Ragnomod, partisan affiché de la Neustrie, déplorable mais s’était incliné, soulagé qu’un autre endossât les responsabilités à sa place dans cette situation délicate.
Mérovée était donc demeuré dans la place où, pour passer le temps, il s’adonnait à un jeu interdit par l’Église : la bibliomancie. Cela consistait à ouvrir au hasard les livres saints et tirer un oracle du verset sur lequel l’on tombait. Saint Augustin, en d’autres temps, et saint Hilaire y avaient trouvé le chemin du Salut et de la conversion, parce qu’ils avaient « pris et lu » dans une recherche sincère de la volonté de Dieu sur eux ; Mérovée n’y cherchait, mesquinement, que la promesse de son triomphe sur son père.
Grégoire le regardait faire avec un sourire de mépris, et ricanait sous cape quand son hôte forcé ne savait plus comment interpréter les réponses contradictoires qu’il extrayait tour à tour de l’Ancien et du Nouveau Testament, lui promettant tantôt la couronne tantôt la mort misérable réservée aux fils indignes insurgés contre leur géniteur.
Bizarrement, l’évêque de Tours, qui détestait Chilpéric, lui donnait raison en cette occasion, au nom de la sacro-sainte autorité paternelle bafouée
6. Ce sens des droits intangibles du
pater familias, qui s’accordait à merveille avec le sentiment de ses propres intérêts bien compris et de sa conservation, incita Grégoire à une démarche inélégante : il écrivit à Soissons, informa le roi que son fils rebelle se trouvait à Tours, dans la basilique, mais que lui-même n’y était strictement pour rien. Il confia ce courrier à son neveu par alliance, Nizier, et au premier diacre, leur recommanda de se presser. Grégoire tenait à prévenir tout rapport malveillant à son sujet, à commencer par ceux du comte Leudaste. Cela vaudrait à ses envoyés, qui avaient devancé non seulement les courriers officiels du gouverneur de Tours mais aussi l’escorte qui avait laissé évader Mérovée et ne se pressait pas de revenir en informer Chilpéric, d’essuyer de plein fouet le royal courroux quand le roi apprendrait d’un coup toutes ces détestables nouvelles
7.
Mérovée resta tout l’hiver enfermé dans la basilique. Il y trompait toujours l’ennui en pratiquant la bibliomancie, mais l’évêque Grégoire le lui pardonnait depuis que le garçon, bavard, haineux, médisant, satisfaisait son goût des potins et des racontars en se répandant en anecdotes scabreuses sur le compte de Chilpéric et Frédégonde. Parfois, il poussait l’irrespect si loin que le prélat, scandalisé, se disait à part lui que ce fils dénaturé finirait mal, à n’en point douter.
Les mois coulaient. Les cheveux du prince repoussaient trop lentement à son goût, et lui interdisaient de se montrer en public. Dehors, il continuait de pleuvoir. Six mois d’averses ininterrompues, après avoir ravagé les récoltes estivales, avaient perturbé les semailles d’automne et d’hiver, puis empêché les blés de lever au printemps dans de bonnes conditions. La disette menaçait l’Europe du nord au sud. Et la pluie ne s’arrêtait pas. Début 577, fleuves et rivières, saturés, débordèrent et noyèrent les campagnes et les villes. Des milliers de gens périrent dans ces inondations et bien d’autres encore quand la décrue se fit car les eaux, en se retirant, abandonnèrent à profusion cadavres et charognes dont la décomposition empoisonna les puits et les cultures. Une épidémie de typhoïde suivit et causa des ravages parmi ces populations épuisées.
La Loire aussi avait débordé. Quitter le refuge du sanctuaire transformé en arche s’avérait impossible. Grégoire, qui soupçonnait la détention prolongée de ses envoyés d’être le châtiment infligé pour avoir accordé l’asile au prince, eût volontiers jeté Mérovée et ses amis dehors mais ne l’osait pas ; ces délicieux jeunes gens pouvaient être d’une extrême brutalité… En plus, ils vivaient à ses frais car, ainsi que Mérovée le lui avait expliqué, son père l’avait contraint à prononcer le vœu de pauvreté et il n’avait pas un sou vaillant. Le peu que ses amis lui avaient apporté avait fondu. Pour se refaire, la petite bande avait pris l’habitude de se livrer au pillage mais, comme ces voleurs visaient de préférence les propriétés du comte Leudaste, « l’homme de Frédégonde », il n’y avait rien à redire.
Là encore, et Mérovée ne le vit pas, cette apparente impunité possédait sa raison d’être. Leudaste avait reçu l’ordre de la reine de laisser s’enhardir les compagnons du prince au point que celui-ci osât à son tour quitter l’enceinte inviolable de la basilique.
Mérovée hésitait. Un fond de prudence l’incitait à ne pas se risquer dehors sans bonne raison, et la seule était de s’ouvrir un passage vers l’Austrasie. Or, les rivières qui débordaient rendaient maintes routes impraticables et il trouvait ses cheveux un peu courts… Il préféra attendre.
Frédégonde s’impatientait, Boson aussi : ses espoirs de quitter Tours, et d’échapper au supplice que Chilpéric, inconsolable de la mort de Théodebert, réservait à son assassin, tenaient à l’aide de
la reine de Neustrie, et celle-ci exigeait au préalable la tête de Mérovée. Courant mars 577, le duc austrasien crut enfin la satisfaire. Il convainquit le prince de l’accompagner chasser au faucon dans les prairies au bord du fleuve enfin rentré dans son lit. Là, les sbires de Leudaste devaient s’emparer de lui, mort ou vif.
Malchance, les hommes de main, fatigués de guetter une occasion qui ne se présentait jamais, n’étaient pas ce jour-là au rendez-vous, Mérovée réintégra la basilique sain et sauf. Il fallait trouver autre chose.
Boson, puisque Mérovée croyait aux prédictions, recourut à une diseuse de bonne aventure dont il prétendait qu’elle avait, en son temps, prédit à la minute près le trépas du roi Caribert. Convenablement sermonnée, prise entre la menace du bûcher et la promesse d’une copieuse récompense, la femme annonça sans rire au prince qu’elle voyait dans l’avenir la disparition imminente de Chilpéric, et son accession au trône après élimination de ses frère et demi-frères
8. Mérovée en eût accepté l’augure si, dans le même temps, ses séances de bibliomancie ne lui avaient annoncé un avenir contraire et une mort prochaine s’il ne quittait Tours. Grégoire, à qui il réclamait parfois de l’aide afin d’interpréter certains versets peu clairs, fatigué de nourrir l’importun et son équipe de pique-assiette, ne trouvant pas d’autre solution pour les obliger à s’en aller, venait de lire tout cela dans un passage du Livre des Rois où il était question de corbeaux « arrachant l’œil qui regardait son père avec hostilité »…
Mérovée, qui n’avait, en ce domaine, pas la conscience tranquille, l’avait pris pour lui. Il n’avait qu’une envie : quitter une ville où, il en était certain, la mort le guettait.
Au début de la Semaine sainte, qui drainait des milliers de pèlerins vers Tours et rendait difficile une surveillance efficace de la basilique, le prince risqua le tout pour le tout et parvint à s’échapper. Il entraînait avec lui Boson, qui ne s’embarrassa point de ses filles, confiées à Grégoire, ainsi que Gaïlen et les derniers rescapés de leur fine équipe ; quelques jours plus tôt, le gros de la bande était tombé sur les gardes de Leudaste et avait été massacré
9.
L’idée était d’atteindre Metz. Pour cela, il fallait traverser les terres de Gontran. Mérovée pariait sur la neutralité de son oncle, par tempérament peu désireux d’aller au-devant des ennuis. Le zèle malencontreux d’un haut fonctionnaire burgonde, le duc Herpo, gouverneur d’Auxerre, entrava ce plan.
Gontran, au cours de l’année écoulée, avait accumulé les malheurs ; sa capacité d’action s’en ressentait. En 575, sous la contrainte, par peur des supplétifs germaniques de l’armée de Sigebert, il avait rompu les traités le liant à Chilpéric et, au prix d’un renversement d’alliances inélégant, basculé du côté austrasien. S’il avait cru que l’assassinat de son frère changerait la donne, il s’était trompé. Sigebert n’était plus là pour lui rappeler les termes de leur accord, mais Gogon et Loup, eux, n’avaient pas hésité à s’en prévaloir brutalement ; quand l’armée de Clovis avait marché sur Limoges après avoir repris Poitiers, les Grands d’Austrasie avaient argué de la clause qui obligeait la Burgondie à soutenir son allié austrasien en cas d’attaque neustrienne et exigé des troupes afin de défendre le Limousin.
Pris entre le marteau et l’enclume, Gontran avait cédé et expédié le patrice Mummolus, son meilleur général, reprendre Limoges au duc Didier. Ce dernier était hélas un excellent officier et Mummolus avait eu affaire à forte partie. Il était finalement resté maître du champ de bataille après avoir mis l’armée neustrienne en fuite mais cette victoire s’était payée au prix fort. Près de trente mille morts jonchaient les lieux de l’engagement et, Grégoire de Tours aurait beau grossir les pertes neustriennes afin de diminuer les burgondes, la réalité était que la Burgondie avait perdu ses meilleures troupes dans un combat qui ne la concernait même pas. Son armée presque anéantie, le royaume restait sans défense, que l’attaque vînt de Neustrie ou d’Austrasie. Gogon et Loup avaient admirablement manœuvré et cette alliance burgonde, qui, vue de Rouen, avait tant effrayé Brunehilde car elle y voyait un risque d’ingérence, voire d’annexion de la part de Gontran, avait placé la Burgondie affaiblie sous contrôle austrasien, non le contraire.
En attendant de réparer les dégâts, Gontran s’appliquait à n’offrir aucun prétexte d’agression à ses voisins ; il n’était pas en position de se défendre.
Comble de malchance, les épidémies qui dévastaient alors la Francia venaient de lui enlever coup sur coup ses deux fils, Clodomir et Clotaire. Ne lui restait qu’une fille, Clotilde, qu’il ne parviendrait jamais à imposer comme héritière. En ce printemps 577, la
Burgondie, privée de princes, ressemblait à une bête blessée et Gontran, grand chasseur, savait qu’il n’y avait rien de tel pour attirer les prédateurs.
Inquiet, il se demandait lequel, de son demi-frère ou de son neveu, par « nourricier » interposé, se jetterait le premier à la curée, quand il apprit l’arrestation à Auxerre d’un groupe de voyageurs suspects. L’un de ces voyageurs était le prince Mérovée…
En pareilles circonstances, c’était une catastrophe et Gontran maudit Herpo de son zèle imbécile : il était coincé. Ou il livrait Mérovée à son père, qui ne manquerait pas de le réclamer dès qu’il le saurait emprisonné à Auxerre, et, en le livrant, il s’exposait aux représailles austrasiennes, car la rumeur du mariage secret de Brunehilde et du prince était revenue aux oreilles du roi de Burgondie ; ou il ne le livrait pas, et Chilpéric risquait de venir le chercher les armes à la main. Dans les deux cas, c’était la guerre qui se solderait inévitablement par l’annexion de la Burgondie aux territoires du vainqueur. Quant à Gontran, il n’y survivrait pas, hypothèse fort déplaisante.
La troisième possibilité, qui rallia les suffrages du roi de Burgondie, était de donner l’ordre à Herpo de faciliter l’évasion de Mérovée et ses amis. Le neveu encombrant irait se faire pendre ailleurs et nul ne pourrait rien lui reprocher.
Ainsi fut-il fait et Mérovée se retrouva libre, persuadé de le devoir à une chance insolente. Il atteignit sans plus d’encombre la frontière austrasienne, la franchit et se présenta devant Metz au début de l’été 577.
Il espérait ce moment depuis quinze mois, se l’était mille fois imaginé, se peignant la joie délirante de Brunehilde, leurs brûlantes retrouvailles, puis son accession au trône d’Austrasie, ou, à tout le moins, sa nomination de régent du jeune Childebert II, son cousin. Ensuite, il réglerait ses comptes avec son père et sa marâtre. Ce scénario lui paraissait aller de soi. Aussi resta-t-il ahuri lorsque les portes messines demeurèrent closes devant lui et son escorte. Il eut beau chanter sur tous les tons qu’il était le prince Mérovée de Neustrie, l’époux de la reine Brunehilde, on ne lui ouvrit pas et on lui assura que la souveraine se refusait à le rencontrer.
C’était vrai. Au contraire de Mérovée, Brunehilde, depuis quinze mois, s’ingéniait à oublier ce qui s’était passé entre eux à Rouen, ce simulacre de mariage suivi de ce qu’elle appelait désormais un viol. Elle s’en voulait de s’être abaissée jusqu’à se prostituer à ce
gamin idiot, et pour rien de surcroît puisque son « mari » d’occasion n’avait pas été capable de l’aider. Elle n’éprouva aucune joie à l’idée de le revoir, mais une honte effroyable.
Ultime détail qui décida de son sort, Mérovée ne présentait aucun intérêt pour l’Austrasie. Les Grands virent en lui un rival à éliminer d’urgence, Brunehilde, le rappel des pires jours de son existence, et une menace directe pour son fils. À la différence de Frédégonde, viscéralement mère, capable de tout pour protéger ses enfants, la reine d’Austrasie n’éprouvait envers Childebert qu’une affection distante et rare ; mais ses seules chances de s’imposer et de régner passaient par lui ; elle n’existait que parce que mère du roi. Childebert devait vivre et régner pour que Brunehilde gouvernât. Permettre à Mérovée de s’installer à Metz revenait à courir le risque que le garçon se débarrassât de l’enfant pour s’emparer du trône.
S’ajoutait à cela la peur du scandale. Comment justifier devant l’opinion la conduite de la reine qui se précipitait dans le lit d’un autre homme au lendemain de son veuvage ? Comment continuer à vanter ses mérites de grande chrétienne s’il se savait qu’elle avait contracté une union incestueuse interdite par l’Église ? N’en déduirait-on pas qu’elle avait pu, dans le passé, tromper Sigebert ? Ne mettrait-on pas en doute, puisque certains y avaient intérêt, la légitimité de Childebert ? Gogon ne pouvait se permettre, Brunehilde non plus, que le petit roi fût suspecté de bâtardise
10. Sans lui, ils n’étaient plus rien.
Le comte et la reine n’eurent pas besoin de se concerter pour parvenir aux mêmes conclusions : il fallait réfuter en bloc les allégations de Mérovée, nier jusqu’à l’existence d’un mariage qui, en droit canon, n’avait d’ailleurs jamais eu la moindre valeur, et l’éloigner en toute hâte de Metz. Quitte à le sacrifier.
Médusé, Mérovée s’éloigna de cette ville sur laquelle il avait cru régner. Il ne savait plus où aller et craignait pour sa vie. Le duc Loup de Champagne le tira d’embarras en lui offrant son aide.
Les premiers temps de la minorité de Childebert II, la balance était demeurée à peu près égale entre Loup et Gogon ; ils avaient exercé conjointement le pouvoir. Le retour de Brunehilde avait rompu ce fragile équilibre.
Une vieille complicité existait entre elle et Gogon, négociateur de son mariage, presque de l’amitié et, même si Brunehilde en voulait au Nourricier de l’avoir abandonnée à Chilpéric, elle avait su, en femme efficace, encore jeune et belle, réveiller des souvenirs communs et prendre un peu d’ascendant sur lui. Très peu mais assez pour conférer au comte un surplus de légitimité, au détriment du duc champenois. Cette différence de traitement avait réveillé chez Loup un fond de jalousie. Il appartenait à l’aristocratie gallo-romaine de Reims, admettait mal que Gogon, parvenu aux origines indéfinies
11, fût arrivé aux sommets par ses seuls mérites et les fruits d’un travail acharné
12. Plus mal encore l’importance qu’il se donnait ces derniers mois et la réussite de l’alliance burgonde. Loup, peu à peu, s’était écarté de la cour et de Metz ; on ne l’avait pas retenu. Il enrageait.
Son retour en Champagne, région où le pouvoir reposait en partie entre les mains de l’archevêque de Reims, avait presque valeur de basculement dans l’opposition. En effet, si Gogon s’appuyait sur la Burgondie, le prélat rémois, Ægidius, ne cachait point ses sympathies envers la Neustrie.
Pourquoi, dans ces conditions, Loup décida-t-il d’apporter son soutien à Mérovée, ce qui déplairait à Chilpéric, donc à Ægidius dont le duc voulait se rapprocher ? Dans un pari risqué sur l’avenir. Loup croyait aux chances du jeune homme de renverser son père et s’emparer du pouvoir. Il apportait son aide au futur souverain de Neustrie contre l’actuel, service qu’il saurait faire valoir le moment venu. Une série d’incidents avait donné une certaine consistance aux prétentions de Mérovée.
La reine d’Austrasie, en avril 576, avait renoncé à emporter de Rouen les sept énormes coffres de son trésor personnel, confiés à Prétextat. Elle craignait d’être retardée en route par ses bagages, ne voulait pas donner à Chilpéric le loisir de changer d’avis et de la retenir. Peut-être aussi que cette fortune excita des appétits à Metz et qu’elle se retrouva dépouillée de ses biens.
Rassurée, réinstallée dans son rang et son rôle de mère du roi, Brunehilde désira récupérer ses biens ; l’évêque, en la mettant en voiture, lui avait juré qu’il lui renverrait les coffres à l’instant même où elle les réclamerait. Il s’en garda bien.
Un premier courrier adressé à l’évêque ne reçut pas de réponse, un second non plus. Au troisième, Prétextat eut le front de répondre qu’il lui semblait délicat de restituer cet argent, ces bijoux, ces objets précieux, car il les estimait, légalement, propriété du prince Mérovée, mari de sa correspondante… C’était spécieux quoique plaidable, à la rigueur, si l’union du couple avait été légitime mais, et Prétextat l’avait toujours su, elle ne l’était pas, contrevenant, entre autres, à l’article 4 du concile de Paris, tout récent encore puisqu’il s’était tenu en 573
13.
Par conséquent, Mérovée, n’étant pas le mari de Brunehilde, n’avait aucun droit sur sa fortune.
À cette époque, Brunehilde, folle de rage, car elle tenait à récupérer ses biens, était allée raconter ses malheurs à Gogon. Le comte connaissait donc le remariage de la reine, et sans doute s’en servait-il pour la contraindre à rester à sa place. Le Nourricier avait adressé un courrier officiel à la cour de Soissons, et réclamé la restitution des coffres royaux. Chilpéric avait ordonné à Prétextat de les renvoyer aussitôt, car « il ne voulait pas donner pour si peu prétexte à querelle à son neveu ».
Prétextat avait obtempéré, au compte-gouttes, et réexpédié à Metz un seul coffre, celui dont le contenu avait le moins de valeur : « ses serviteurs ne pouvaient en transporter davantage ». Une seconde plainte officielle avait provoqué une seconde algarade entre l’évêque et le roi, et la restitution de deux autres coffres, de moindre valeur, là encore. L’évêque de Rouen conservait les liquidités, soit plus de deux mille sous d’or, somme colossale, les coffrets à bijoux, l’argenterie et les soieries. Il s’agissait pourtant du Morgengabe de Brunehilde dont personne n’était censé la dépouiller.
Toutes les réclamations que Metz avait adressées par la suite étaient restées vaines. Prétextat ne pouvait pas rendre le trésor de la reine parce qu’il l’avait dépensé dans l’intérêt du prince Mérovée, le « mari ». Il avait été contraint, à la fin, de l’avouer à la cour messine. Loup le savait donc.
À quoi le prélat avait-il pu dilapider plus de deux mille sous d’or, une centaine de livres d’argenterie ancienne, des bagues, colliers, diadèmes, broches, bracelets, agrafes et fibules incrustés de gemmes et d’émaux précieux, et un coffre entier de soieries byzantines brodées d’une inestimable valeur ? Loup avait son idée sur la question : à financer les préparatifs d’un coup d’État, acheter des soutiens, des consciences, appointer les assassins qui supprimeraient Chilpéric.
Si Mérovée disposait réellement d’une pareille fortune afin d’organiser un coup contre son père et s’emparer du pouvoir, il avait de fortes chances de réussir et cela valait la peine de lui apporter son soutien.
Pourquoi, avec tout cet or, n’était-il pas encore parvenu à ses fins ? Pourquoi en était-il réduit à se cacher, tel un proscrit dépourvu du moindre sou ? Le prince de Neustrie éluda les réponses à ces questions indiscrètes. Il lui eût fallu avouer qu’il n’avait pas touché un liard et que le seul à en profiter était le très saint et très honnête Prétextat.
Savoir qu’elle ne récupérerait jamais une fortune économisée avec soin depuis ses noces, tout cela à cause de Mérovée, n’avait pas incité Brunehilde à faire ouvrir à celui-ci les portes de Metz. En revanche, elle incita Gogon à renouveler en son nom la plainte déposée contre Prétextat, qui ne contribuerait pas peu à la chute de l’évêque, chute que la reine imputerait ensuite sans vergogne aux ruses diaboliques de Frédégonde…
Début septembre 577, Chilpéric convoqua à Paris un concile afin de juger l’évêque de Rouen, accusé d’avoir contrevenu aux saints canons en mariant un neveu et sa tante, monté un fils contre son père, semé la dissension au sein du royaume et de la famille royale, favorisé les menées hostiles de la reine d’Austrasie et distribué à pleines mains l’or, les bijoux et les objets précieux prélevés dans les coffres de celle-ci pour acheter des soutiens à Mérovée en vue d’un coup d’État
14. Ces accusations relevaient de la haute trahison.
Quelques-uns des bénéficiaires de ces largesses vinrent témoigner à la barre avoir « reçu de l’évêque des soieries et des broderies d’or » ; il ne fut pas question du reste, que Prétextat avait conservé par-devers lui. Poussé dans ses retranchements, l’évêque de Rouen finit par reconnaître avoir donné ces objets à des Grands, et les avoir pris dans les coffres de la reine d’Austrasie, ou plutôt « dans
ceux de son cher filleul le prince Mérovée, époux de la reine ». Lui-même à ce moment-là n’avait aucun objet de valeur en sa possession et il lui fallait d’urgence remercier les leudes qui venaient de lui offrir des chevaux splendides.
Cet aveu plongea les autres évêques présents dans la consternation. Ils avaient incliné d’abord du côté de Grégoire de Tours, voix de l’Austrasie au concile, qui hurlait au procès politique et accusait les témoins de mensonge. Ils eussent volontiers absous Prétextat, sinon pour le mariage, indéfendable d’un point de vue canonique, mais pour le reste. Ils ne le pouvaient plus. Prétextat venait de reconnaître les faits. Or, comme il n’ignorait point la nullité du sacrement qu’il avait conféré, en se servant dans les coffres de Brunehilde, il s’était, au mieux, rendu coupable d’indélicatesse, si ce n’est de vol caractérisé ; au pire, il avait trempé dans un complot politique et une tentative de parricide… Il n’éviterait pas la déposition de son siège épiscopal, et encourait le bannissement, la prison à vie et même la peine capitale.
Quand Prétextat le comprit, il fut saisi de panique et se rua chez Chilpéric, tenta de négocier promesse de la vie sauve contre des aveux circonstanciés. Le roi de Neustrie, très contrarié de cette affaire et qui répugnait à tuer un prêtre, lui promit qu’il sauverait sa tête. Il ne s’attendait pas à la suite. Le lendemain, à l’audience, Prétextat confessa avoir conspiré afin d’élever son filleul Mérovée au trône, acheté des soutiens et des complicités, préparé l’assassinat de Chilpéric, Frédégonde et leurs enfants.
Incarcéré sur-le-champ, car il devenait impossible de le laisser en liberté après cela, Prétextat aggrava son cas en essayant de s’évader en pleine nuit de son cachot par une échelle de corde. L’exercice, périlleux, n’était plus de son âge et les gardiens le récupérèrent, à l’aube, les deux jambes brisées, au bas de la muraille. Restait à statuer sur son sort.
Chilpéric réclama la déposition de l’évêque, et la nomination au siège de Rouen d’un protégé de Frédégonde, Mélaine ; le concile les lui accorda mais refusa de fulminer l’excommunication, sanction purement religieuse, à l’encontre du coupable. Le roi de Neustrie avait promis de l’épargner ; il tint parole mais fit déporter l’évêque « sur une petite île au large de Coutances
15 » où il serait hors d’état de nuire.
Brunehilde ne récupérerait point son trésor mais aurait la satisfaction de savoir le voleur puni comme il le méritait. Il lui faudrait s’en contenter
16.
Le procès, les aveux et la chute de Prétextat signaient l’arrêt de mort de Mérovée. Le duc Loup l’avait compris dont le soutien se fit soudain discret. Sans ressources, caché dans une modeste propriété proche de la frontière, à tout moment menacé d’expulsion, Mérovée ne savait plus que faire ni où aller lorsque, au printemps 578, il reçut une lettre, signée des leudes de la ville de Thérouanne, lui offrant la couronne de cette ville. Le prince ne s’étonna pas de la proposition ; l’aristocratie franque de la région n’avait pas pardonné la manière dont Clovis avait, en 510, annexé le royaume libre de Thérouanne et humilié ses Grands
17. Il crut que les leudes saisissaient l’occasion de restaurer leur indépendance et se jeta dessus.
Sa prétention allait le tuer. Les Grands de Thérouanne demeuraient fidèles à Chilpéric ; ils ne lui avaient jamais écrit et la lettre provenait en fait du roi lui-même, qui avait attiré son fils rebelle dans un piège. Mérovée fut arrêté à l’instant où il arrivait sous les murs de la ville puis, sous bonne escorte, aussitôt emmené vers Soissons. Il n’y parvint jamais. À l’aube du lendemain, ses gardiens le découvrirent mort, un couteau dans le cœur
18.
Grand lecteur de Plutarque, nourri de l’exemple des hommes illustres de la Rome païenne, menacé du supplice abominable promis aux parricides et aux régicides, Mérovée, épouvanté, s’était suicidé ou avait demandé à son ami Gaïlen, arrêté et enfermé avec lui, de le tuer. L’Austrasie, par l’intermédiaire de l’évêque Grégoire, son chroniqueur attitré, aurait beau s’insurger contre cette version scandaleuse et déshonorante
19, crier au meurtre, cela ne changerait rien à la triste simplicité des faits.
En l’apprenant, Brunehilde poussa un long soupir de soulagement. Elle était débarrassée de l’encombrant époux accepté dans un moment de déréliction. Avec Mérovée, c’était tout un passé, détestable et pesant, qui disparaissait. Elle ne le regrettait pas. Enfin, elle était libre de reconstruire. Elle se donnait un but : régner sur la Francia entière à travers son fils.
Le défi n’avait rien d’insensé, elle voulait s’en persuader. La preuve en était que la sage politique de Gogon portait déjà des fruits prometteurs : Gontran venait officiellement d’adopter Childebert et de le proclamer son héritier. L’alliance future de la Burgondie et de l’Austrasie s’était scellée à la fin de l’été 577, au lieudit le Pont de Pierre
20, sur l’ancienne Voie Agrippa, à la frontière entre les deux royaumes.
Ce triomphe de la diplomatie austrasienne se révélerait, à l’usage, un faux-semblant ; mais, sur le moment, les deux parties concernées s’en félicitèrent chaudement. Brunehilde la première.
Pourtant, elle n’y avait pas été invitée, exigence de Gontran qui se défiait d’elle, comme de toutes les femmes quand elles se mêlaient des affaires des hommes. Depuis son retour, il feignait, dans ses courriers à Childebert, d’ignorer l’existence de sa mère et s’adressait au petit garçon seul, ce qui avait l’art de mettre la reine en colère. Elle se domina, toute à la satisfaction d’imaginer son fils régnant sur deux des trois royaumes, en position de force pour mettre à terme la Neustrie à genoux. Brunehilde se fût moins réjouie si elle avait lu dans les arrière-pensées de son beau-frère.
Politique lucide et intelligent, Gontran mesurait sa faiblesse et son isolement. Le désastre militaire de Limoges tardait à être réparé ; son armée restait faible et incapable de résister à un envahisseur. La mort de ses fils, où il voyait le châtiment de ses nombreux péchés, condamnait à terme son royaume. À cinquante ans, il ne s’imaginait pas reprenant une nouvelle épouse, engendrant d’autres enfants, et redoutait, de toute façon, de n’avoir pas le temps de les élever et les imposer sur le trône. Son ultime ambition était de terminer sa vie tranquille, roi de Burgondie. Ensuite, adviendrait que pourrait !
Or, sa tendre famille, pressée d’hériter, risquait fort de ne pas lui accorder ce délai raisonnable et de ne pas l’autoriser à mourir paisiblement dans son lit. Cela le tracassait beaucoup. C’était maintenant, dans ce moment de vide, alors qu’aucune solution de continuité dynastique ne se dessinait, qu’il fallait frapper ; pas lorsque Gontran, sorti du plus noir de son deuil, regarderait l’avenir avec optimisme et penserait peut-être quand même à se remarier.
Les ambitieux pressés, le roi de Burgondie les connaissait : son demi-frère de Neustrie d’abord. En tuant Sigebert, Chilpéric avait prouvé qu’il ne reculait pas devant le fratricide ; il convenait de s’en souvenir. De se souvenir, aussi, que, seul de toute la famille, il étalait une nombreuse et superbe progéniture qui continuait à s’accroître ; la reine Frédégonde, pourtant proche de la quarantaine, était encore enceinte. Chilpéric serait obligé de tailler des royaumes à ses fils, donc d’agrandir ses domaines. L’unique moyen restait d’annexer ceux de ses frères… La Burgondie devait lui paraître un fruit mûr.
Quant à Childebert, s’il était, à sept ans, incapable de tramer le meurtre de son oncle, rien n’interdisait à ses proches d’y songer à sa place. Sauf à leur jeter un os à ronger qui les persuaderait d’attendre.
L’adoption du petit roi d’Austrasie par Gontran était cet os. Metz, certaine de récupérer, un jour que le principal intéressé souhaitait le plus lointain possible, la couronne burgonde, patienterait. Mieux encore, en cas d’attaque neustrienne, Gontran s’empresserait de faire jouer cette clause de secours mutuel qui lui avait coûté si cher à Limoges.
Cela valait bien la comédie qui s’était donnée à Pierrepont lorsque le roi de Burgondie, prenant les leudes à témoins, avait déclaré que Childebert serait désormais son fils, en place de ceux que Dieu lui avait enlevés à cause de ses péchés. « Un seul bouclier les couvrirait à l’avenir, une seule lame les défendrait tous deux. » Gontran s’était gardé de préciser qu’il comptait sur le bouclier et sur l’épée d’Austrasie pour cela.
Enfin, une clause, occultée dans la liesse générale, prévoyait l’éventualité d’un remariage du roi, la naissance d’autres garçons. Et aussi celle d’autres adoptions, si jamais Gontran s’avisait de trouver des qualités à l’un des fils de Chilpéric. On n’était jamais trop prévoyant. En pareil cas, Childebert ne serait pas déshérité mais amené à partager avec ces « cadets ». Obligé également de veiller sur eux et défendre leur héritage si leur père, biologique ou adoptif, disparaissait avant qu’ils fussent aptes à régner. Au fond, la fabuleuse diplomatie austrasienne avait abouti à un splendide marché de dupes : garantir les intérêts burgondes en échange d’un hoir lointain et très incertain.
Brunehilde le comprit-elle mieux que le Nourricier ? En tout cas, elle n’eut pas l’occasion de s’exprimer sur le sujet, ni d’avoir une opinion. L’affaire Mérovée la contraignait à la discrétion car seul le bon vouloir de Gogon la préservait du scandale. Impossible, en ces conditions, d’émettre la moindre critique sur ses choix. Ils étaient fatalement excellents, et la reine, d’ailleurs, n’avait pas à s’en mêler. Si elle éprouva quelques doutes, elle les garda par-devers elle. Mais en éprouva-t-elle ? Certes, elle n’aimait pas Gontran, qui la traitait en quantité négligeable et dont la politique opportuniste de balancier entre Austrasie et Neustrie l’inquiétait ; mais elle le pensait coincé, cette fois, définitivement lié aux intérêts austrasiens. Brunehilde tenait pour acquis l’héritage burgonde et son seul regret fut de n’avoir pas eu part aux négociations. Ambitieuse, elle voulait maintenant assurer à son fils l’héritage neustrien.
Cela, c’était une tout autre affaire.
En cette année 578, Chilpéric avait encore trois fils, Clovis, le dernier garçon d’Audowère, Chlodobert et Dagobert, né au printemps précédent, tous deux de Frédégonde
21. C’était assez pour assurer la succession. Cependant, Brunehilde songeait qu’un malheur était vite arrivé : Clovis, toujours célibataire et sans postérité, pouvait, lui aussi, connaître une fin prématurée. Alors, ne resteraient que les enfants de Frédégonde, des bâtards dépourvus de toute légitimité.
L’ennui étant que le droit franc n’établissait nulle différence entre les princes. Chlodobert, Dagobert, et les frères que la Gauloise, superbement féconde, était encore capable de leur fabriquer, hériteraient en toute légalité de leur père le moment venu.
Sauf s’il s’avérait qu’ils n’étaient point des œuvres de Chilpéric. Les avertissements de Gogon et Loup concernant la réputation de la reine d’Austrasie, qui ne devait sous aucun prétexte être suspectée d’avoir trompé Sigebert, n’étaient pas tombés dans l’oreille d’une sourde. Malgré l’incident Mérovée – mais la fin justifiait les moyens, l’époque laissant aux femmes si peu de recours… –, Brunehilde se tenait pour un parangon de vertu ; personne, hormis le petit cercle au courant des fausses noces rouennaises – et ceux-là avaient intérêt à se taire –, ne pouvait articuler le moindre reproche à son encontre. Elle avait été une jeune fille sans tache, une épouse insoupçonnable, une mère admirable, et aujourd’hui une veuve chaste et inconsolable.
Qui se fût aventuré à en dire autant de Frédégonde ? Où cette fille de rien n’avait-elle pas traîné ? À combien d’hommes s’était-elle prostituée avant de s’introduire par ruse et cautèle dans le lit de Chilpéric ? Et à combien d’autres encore depuis qu’elle avait réussi à se faire épouser ? Qui pouvait sans rire jurer que ses enfants étaient ceux du roi ? Et qui, dans ces conditions, oserait soutenir leurs droits contre ceux de Childebert, véritable Mérovingien, lui ?
Restait à répandre cette rumeur, lui donner assez de consistance pour qu’elle revînt aux oreilles des leudes, des antrustions, des Grands ; ceux-ci, qui avaient une haute idée de leur honneur et ne servaient que le sang très pur d’une dynastie issue d’une race divine
22, se rebelleraient à coup sûr et refuseraient de s’abaisser en faisant allégeance aux fils de la putain gauloise.
La réussite du plan reposait en effet partiellement sur les origines ethniques de la reine de Neustrie. Dans une société où l’envahisseur germanique s’était emparé de tous les postes ou presque, où l’aristocratie gallo-romaine n’avait eu, pour survivre et conserver un rôle, d’autre choix que se germaniser, quiconque n’était pas du sang des conquérants ne possédait aucune importance. Frédégonde n’avait pas de famille, de parents, d’alliés prompts à se sentir insultés si l’on s’avisait de porter atteinte à sa réputation. Face aux accusateurs et aux ragots, elle serait seule. Brunehilde, faute d’avoir connu une grande passion amoureuse, ne parvenait pas à s’imaginer que Chilpéric fût épris de sa femme au point de prendre sa défense dans une affaire mettant en cause sa paternité. Pétrie de lectures classiques, elle pensait qu’au moindre bruit, le roi réagirait comme jadis Jules César et répudierait celle qui attirait l’opprobre sur son nom et sa maison. « La femme de César ne doit pas même être soupçonnée. » Il en allait de sa réputation et de sa crédibilité.
Une fois Frédégonde honteusement chassée pour adultère, les enfants seraient déclarés bâtards. Chilpéric n’aurait plus d’autre choix qu’imiter Gontran et adopter Childebert.
C’était tirer trop de plans sur la comète et se méprendre sur l’intensité des sentiments du couple royal de Neustrie. Chilpéric aimait Frédégonde, d’une passion charnelle qui ne s’était jamais assouvie ; il l’aimait aussi pour les qualités politiques, l’intelligence lucide dont elle faisait preuve et qui lui avait, en maintes occasions, sauvé la vie. Enfin, il savait qu’elle n’avait pas eu la possibilité de le tromper, et que, surtout, elle ne s’y fût pas risquée. Entourée de périls et d’ennemis, à la merci de la rancune d’Audowère et ses fils, elle n’avait d’autre appui, d’autre protecteur que le roi son mari ; elle ne pouvait se permettre de le perdre, et se perdre, pour cause d’adultère.
Chilpéric ne croirait jamais sa femme coupable parce qu’il l’aimait, et parce qu’il la savait trop intelligente pour le tromper. Fort de cette double certitude, il accueillerait les allégations insultantes avec mépris, mais en châtierait durement les propagateurs pour avoir osé porter atteinte à la majesté royale. Qui s’en prenait à Frédégonde insultait son époux.
Brunehilde ne vit pas si loin. Elle crut son idée géniale et s’empressa de la mettre en œuvre. Grégoire de Tours lui apporta son soutien.
Le prélat tourangeau se pensait intouchable, du seul fait qu’il était le gardien du tombeau du patron du royaume, protecteur de la dynastie. Nul n’osait s’en prendre aux métropolitains de la Lyonnaise Seconde de peur d’encourir la colère de saint Martin ; chacun savait, exemples à l’appui, qu’elle était terrible… Cette certitude avait déjà amené Grégoire, lors du concile de Paris, à prendre la défense de l’indéfendable Prétextat et à traiter de menteurs les témoins de l’accusation. Il n’avait plus su où se mettre, ensuite, quand l’évêque de Rouen avait tout avoué et que les pères conciliaires avaient voté sa déposition.
Ce précédent ne lui avait pas servi de leçon puisqu’il recommença et sauta sur la première occasion de nuire aux intérêts neustriens, alors même que son archidiocèse restait au pouvoir de Chilpéric. Il y avait, chez Grégoire, beaucoup de haines politiques qu’il s’efforçait de camoufler sous des considérations religieuses.
Donc, en 579, Grégoire commença à raconter à ses amis qu’il en savait très long sur la vie intime du couple royal de Neustrie. Il ajoutait, d’un air de componction bien joué, qu’il tenait ces renseignements d’un informateur particulièrement haut placé et proche des intéressés. Si on le forçait dans ses retranchements, il avouait qu’il s’agissait de feu le malheureux prince Mérovée, ce garçon si charmant dont il avait été si proche… Puis il chuchotait que le prince, il en avait la preuve, ne s’était pas suicidé – un jeune homme si pieux, grand dévot de saint Martin… – mais qu’on l’avait suicidé… On désignait, c’était évident, la marâtre du pauvre enfant, l’effroyable Frédégonde. Et, justement, à son propos, il y avait à en dire.
Grégoire ne s’en privait point. En résumé, il expliquait à ses auditeurs, scandalisés et ravis, que Frédégonde trompait effrontément Chilpéric, que celui-ci, balourd aveuglé par ses sens, ne soupçonnait rien, et qu’il avait endossé les paternités de cinq enfants dont aucun n’était le sien…
De qui étaient-ils alors ? Grégoire poussait un soupir désolé, regardait ailleurs, feignait d’hésiter, puis, dans un chuchotement, il lâchait le nom de l’amant de la reine de Neustrie, vrai père de ses enfants : l’archevêque Bertrand de Bordeaux…
D’ordinaire, les confidents de ce secret étaient soit si ahuris soit si contents d’être au courant, qu’ils ne mesuraient pas le ridicule de cette assertion. Et pourtant !
Prince mérovingien par quelque branche féminine mal définie, cousin éloigné des rois régnants, Bertrand était, jeune, entré dans les ordres. On ne se savait plus très exactement s’il avait la vocation ou si sa parentèle la lui avait imposée afin d’écarter d’éventuelles prétentions dynastiques… Cela remontait si loin ! Car, et c’était là que les affirmations de Grégoire confinaient au grotesque, l’archevêque de Bordeaux frôlait les quatre-vingts ans et ce vieillard, d’une vertu reconnue, n’avait rien d’un amant de roman. Par quelle folle aberration Frédégonde eût-elle couru le risque de tout perdre pour le douteux plaisir de coucher avec ce débris d’un autre âge quand elle avait dans son lit un homme en pleine possession de ses moyens et plutôt séduisant ?
Grégoire se gardait de fournir une explication, ou sous-entendait que cette femme était capable de tous les vices, toutes les perversions, que contribuer à damner un serviteur de Dieu suffisait à justifier ce choix… L’étrange fut qu’il y eut des gens pour gober cette histoire. Ils ne réfléchirent même pas que Bertrand, père putatif du prince Samson, mort avant d’être sevré, se trouvait, à l’époque de la conception de cet enfant, enfermé dans Bordeaux assiégé par les troupes austrasiennes, preuve évidente qu’il était étranger à cette naissance.
Quant à savoir pourquoi l’évêque de Tours s’en prenait à la réputation de son frère dans l’épiscopat, c’était facile à deviner. En 577, lors du concile de Paris réuni afin de trancher le cas Prétextat, Grégoire avait reçu consigne de l’Austrasie de tout tenter pour innocenter le Rouennais. Il s’y était employé, s’était beaucoup agité dans les coulisses conciliaires, avait fait miroiter à certains prélats la reconnaissance tangible de la cour messine, et avec si peu de discrétion que Ragnomod de Paris et Bertrand de Bordeaux, loyaux sujets neustriens, scandalisés, avaient informé Chilpéric de ses menées. Le roi n’avait manifesté aucun étonnement – son opinion sur l’évêque de Tours était établie de longue date – et s’était contenté de commenter :
- Jamais le corbeau n’arrache l’œil d’un autre corbeau…
Grégoire avait été prié de se tenir tranquille et les choses en étaient restées là, afin de ne pas encourir le courroux de saint Martin prompt à défendre ses successeurs. Un autre eût songé qu’il s’en était tiré à bon compte, pas Grégoire qui continuait à conspirer avec l’Austrasie, et avait, au printemps 579, prêté la main à l’évasion des filles de Gontran Boson, que le duc était enfin venu récupérer à l’hôtellerie du sanctuaire. C’était à ce moment-là qu’il avait pu reprendre langue avec ses anciens souverains et accepté de mettre en œuvre la campagne diffamatoire qui battait maintenant son plein. Désireux de se venger, il avait tout naturellement porté son dévolu sur Bertrand de Bordeaux, son ennemi, et n’avait pas réfléchi à la sottise de ses affirmations, assuré qu’elles n’étonneraient personne. Les gens étaient si bêtes et si malveillants…
Une catastrophe naturelle qui se produisit à la fin du printemps 580 conféra, du moins aux yeux des imbéciles, un cachet d’authenticité à ses dires. Bordeaux fut frappé par un violent séisme, ce qui, de mémoire d’homme, ne s’était jamais produit. L’épicentre du tremblement de terre se situait dans les Pyrénées et la secousse ravagea de nombreuses agglomérations de Guyenne. On déplora énormément de morts et de blessés, parce que la ville, jadis l’une des plus belles de l’Aquitaine romaine, tombait en ruine depuis des décennies dans l’indifférence générale et que ses bâtisses vétustes et mal entretenues s’écroulèrent, ensevelissant leurs habitants sous les décombres. Les survivants, terrifiés, choisirent de fuir cette cité maudite
23.
Grégoire, qui notait avec délectation tous les phénomènes climatiques hors du commun et tous les désastres, affirma sans rire que le séisme châtiait les débauches de l’archevêque. Dieu frappait ceux qui toléraient un prélat débauché amant de la Jézabel de Neustrie ! Là encore, les plus sots le crurent et firent des gorges chaudes.
La rumeur enfla, se répandit, atteignit les oreilles de Leudaste, comte de Tours, mis à ce poste précisément afin de surveiller les menées de Grégoire. Il en référa à son roi.
Meilleur courtisan, Leudaste eût compris qu’aller rapporter ces bruits à Soissons revenait à leur accorder crédit, ce qui était extrêmement fâcheux si l’on considérait les retombées potentielles de ces ragots. Chilpéric, très fin malgré ce que ses adversaires racontaient, en avait aussitôt saisi la dangerosité :
— Incriminer ma femme, c’est me déshonorer.
C’était surtout jeter une intolérable suspicion sur la légitimité de ses fils. Il ne le permettrait pas. Il convenait de couper court, tout de suite, à cette campagne diffamatoire, et d’en punir les responsables de façon exemplaire. À commencer par Grégoire. Une enquête diligentée en urgence en Touraine et dans les environs confirma l’entière responsabilité de l’évêque dans la propagation de cette rumeur et si, parmi les témoins qui le chargeaient, se trouvaient un ou deux clercs de réputation douteuse, la plupart, prêtres vénérables, étaient irréfutables. Même l’évêque de Nantes, Félix, tenu pour un saint, grand ami de la reine Radegonde, s’avisa de charger le métropolitain de la Lyonnaise Seconde qu’il décrivit comme un intrigant
24. Pour Grégoire, l’affaire devenait épineuse. Il risquait la déposition, sinon pire.
Quand il reçut une convocation à comparaître devant le roi fin août 580 à la villa de Berny, en compagnie de Leudaste car Chilpéric avait l’honnêteté de vouloir confronter l’accusateur et l’accusé, il s’affola. Accablé de toutes parts, confondu par des témoins crédibles, il ne lui restait qu’à avouer avoir parlé à la légère, et répété des billevesées infondées sans penser aux conséquences. Très piètre défense, il s’en doutait. Alors, l’héroïsme n’étant pas au nombre de ses vertus, Grégoire songea qu’il devait sauver sa peau, et, si possible, son archevêché. Ne vit qu’un moyen : se rallier publiquement à Chilpéric, lâcher l’Austrasie, son royaume
25, et entraîner à sa suite les deux soutiens les plus fervents du petit Childebert : la reine Radegonde et son ami poète, Venance Fortunat.
Chilpéric avait toujours regretté que l’Italien, dont il admirait l’incontestable talent littéraire, fût allé louer ses services à l’Austrasie ; il eût aimé l’employer. Au lieu de cela, il l’avait entendu célébrer les noces de Metz, puis se lamenter, magnifiquement et avec une retenue diplomatique remarquable, sur la triste disparition de Galswinthe. Si, à l’avenir, Fortunat chantait la gloire du roi de Neustrie, la beauté et les vertus domestiques de sa merveilleuse épouse, peut-être éprouverait-il un regain de sympathie envers l’instigateur de ce revirement…
Fortunat, c’est-à-dire Radegonde car le poète ne levait pas le petit doigt sans l’assentiment de la reine, accepta le marché. C’était étonnant. Sauf à supposer que la veuve de Clotaire fût intimement persuadée de la fidélité conjugale de sa bru neustrienne et de la fausseté des accusations portées contre elle.
Des années durant, Radegonde avait apporté un soutien précieux, non à l’Austrasie mais à Sigebert, cet enfant qu’elle avait élevé et considérait comme le sien, elle qui n’était jamais devenue mère. Et, des années durant, Sigebert s’était conduit selon les principes religieux et moraux qu’elle lui avait inculqués. Puis il y avait eu le mariage wisigoth, réussite diplomatique mais compromission intolérable avec une puissance hérétique, que Radegonde avait désapprouvé. À l’instant où Brunehilde était entrée dans la vie du roi, Sigebert était devenu un autre homme mais ce changement n’avait rien eu de positif. L’ambition, la violence, l’esprit de vengeance, la colère, la haine l’avaient saisi et peu à peu dévoré, jusqu’à lui faire commettre des actes impensables et le conduire à une mort aux allures de châtiment divin. Sans le dire, Radegonde en tenait Brunehilde pour responsable. Sans elle, pas de Faide provoquée par le Morgengabe de sa sœur ; pas de guerre fratricide dont les pauvres avaient, comme à l’accoutumée, fait les frais ; et pas d’assassinat de Sigebert métamorphosé en ennemi de l’Église et de son pays…
L’affection de Radegonde envers son fils adoptif ne s’était pas étendue à l’épouse de celui-ci, et elle redoutait ce que deviendrait Childebert soumis à l’éducation d’une telle mère. Douée de sens politique, la reine moniale ne s’interrogeait point sur l’origine de la campagne diffamatoire menée contre Frédégonde, et elle ne l’approuvait pas. La femme de Chilpéric avait des torts, évidents ; ce n’était pas une sainte, certes, mais ce n’était pas non plus la sorcière endiablée que la propagande austrasienne s’essayait à peindre, encore moins une épouse adultère souillant la race sacrée de Mérovée en y introduisant ses bâtards. Puisque ces insinuations étaient des mensonges, Radegonde jugeait normal de les dénoncer. Grégoire, désireux – quoique un peu tard et pour des raisons toutes personnelles – de réparer ses torts, lui demandait d’accorder un brevet de bonne conduite à la reine de Neustrie, Radegonde n’y vit aucun inconvénient ; elle joignit même au dithyrambe du poète une lettre de sa main qui louait les belles qualités conjugales et maternelles de Frédégonde. Et elle se força à peine en l’écrivant car, pour l’essentiel, elle constatait l’évidence.
L’affaire se termina en réconciliation générale. Grégoire quitta Berny blanchi de tous les chefs d’accusation, et le comte Leudaste, qui l’avait indignement « calomnié », fut à son tour menacé d’arrestation. L’imbécile payait pour avoir fait éclater au grand jour une rumeur qu’il eût mieux valu traiter par le mépris. Toutefois, comme il avait rendu un fier service à la Neustrie en démasquant les menées austrasiennes, on l’aida à gagner la frontière burgonde sans encombre, nanti d’une somme très confortable, prix de son silence et de son aide.
Brunehilde, à Metz, n’eut pas le temps de regretter l’échec de sa campagne de diffamation car la nouvelle en fut suivie par une autre, infiniment plus agréable : les deux fils de Frédégonde étaient morts.
La série de catastrophes qui s’abattaient sur la Gaule depuis 577 continuait, implacable. Aux pluies torrentielles et aux inondations avaient succédé deux étés de grosses chaleurs et de sécheresse, accompagnés de très violents orages. La foudre était tombée, en juillet et août 579, sur Orléans, puis Bourges, et les incendies ainsi allumés avaient réduit les deux villes, parmi les plus florissantes et les plus belles du royaume, en cendres. Bordeaux s’était ensuite effondré dans un tremblement de terre inattendu. Cela suffisait à laisser croire au déferlement de la colère divine mais la coupe n’en était apparemment pas encore vidée puisque, après l’épidémie de typhoïde de 578, une nouvelle « peste », comme on appelait ces maladies mal définies par une médecine balbutiante, s’abattit sur le pays. C’était, semble-t-il, la variole, favorisée par le temps mou et chaud de cette fin d’été
26.
« La mort rouge », apparue d’abord dans le Midi, remonta le chemin ordinaire des épidémies venues du bassin méditerranéen, et suivit la vallée du Rhône. La Burgondie fut la première atteinte. À la cour de Chalon, la reine Austrigilde fut emportée en quelques jours, non sans avoir eu le temps d’extorquer à Gontran la promesse solennelle de mettre à mort « les méchants médecins » qui n’avaient pas su la soigner. Cruellement lucide, elle avait ajouté, se sachant impopulaire, que cela ferait autant de familles qui pleureraient le jour de ses obsèques. Mari dévoué, le roi avait obtempéré et fait supplicier les infortunés praticiens… Ils lui avaient pourtant rendu service en le débarrassant d’une femme trop âgée pour lui donner d’autres fils, et lui permettant, si l’envie l’en prenait, de se remarier afin d’assurer sa succession.
Le procès de Berny avait attiré beaucoup de monde des quatre coins de la Francia, ce qui contribua à répandre l’épidémie. Début septembre 580, des cas de variole apparurent à Berny. Frédégonde donna l’ordre de quitter la propriété mais trop tard, ses fils étaient déjà atteints.
Dagobert, le petit de deux ans dont la naissance avait donné lieu à d’extraordinaires festivités, et qui avait reçu un prénom à la mesure de la joie parentale
27, tomba malade. Son frère, Chlodobert, suivit. C’était l’aîné de Frédégonde, né avant son mariage et maintenant âgé de quinze ans, l’héritier robuste et triomphant sur qui elle fondait tous ses espoirs d’avenir.
Toutes les folles prières, tous les actes spectaculaires destinés, dans l’esprit du couple royal, à expier ses péchés et racheter la vie de ses enfants, ne servirent à rien. Le petit Dagobert succomba, puis son aîné, laissant le couple royal dans un désespoir abyssal
28. Et la conviction, infondée, que l’on avait empoisonné leurs fils
29.
Ce drame inattendu avait ému le royaume entier. Sauf Brunehilde. Égoïste et persuadée d’être à l’abri d’un tel drame, la reine d’Austrasie constatait que le chemin de la succession se dégageait devant son propre fils. Entre Childebert et la couronne neustrienne ne subsistait que le dernier survivant du premier lit, l’inepte Clovis. Et il existait de bonnes chances que Frédégonde, rendue à demi folle de chagrin et de rancœur, se chargeât personnellement de l’éliminer…
Quant à craindre que cette poulinière gauloise se remît à la tâche et fabriquât d’autres garçons, Brunehilde estimait cette éventualité exclue : non seulement la reine avait dépassé la quarantaine, mais Chilpéric, désireux de cacher son deuil, ou incapable, comme beaucoup d’hommes, de supporter la douleur de son épouse et de la consoler, avait préféré, attitude hautement masculine, prendre la fuite. Il était allé s’enfermer dans sa villa de Cuise, à bonne distance de Frédégonde. Tant qu’ils seraient ainsi séparés, il n’y avait rien à craindre.
Brunehilde se berça plusieurs mois de cette douce illusion et même elle ne s’indigna pas des condoléances appuyées, presque obséquieuses, que Grégoire de Tours, puis Fortunat, parlant aussi au nom de la reine Radegonde, adressèrent, à la fin de l’année, au couple royal endeuillé. Dans la foulée, le chroniqueur et le poète entérineraient sans broncher l’exécution du prince Clovis, retrouvé poignardé dans la villa de Chelles où son père l’avait placé aux arrêts après que le jeune homme se fût félicité trop haut de rester seul héritier du trône.
Le dernier fils d’Audowère avait gros à gagner à la disparition des fils de Frédégonde. Avait-il hâté leur fin en chargeant sa concubine, fille d’une servante de la reine, de leur verser du poison ? Il eut en tout cas l’incroyable sottise de s’en vanter et signa son arrêt de mort
30. Comme l’écrirait Fortunat, c’était « Caïn persécutant Abel
31 » et seul le châtiment suprême pouvait expier un tel crime.
Un jour, Brunehilde accuserait Frédégonde d’avoir profité de l’occasion pour se débarrasser de la progéniture de sa rivale, Audowère, dont l’accession au trône l’eût mise en danger de mort, et son dernier enfant, la princesse Rigonthe, avec elle
32. Thèse crédible mais, en cette fin d’année 580, la reine d’Austrasie, loin de songer aux horreurs renouvelées de ces perpétuels règlements de comptes familiaux, se disait, tranquille et satisfaite, qu’ils rapprochaient Childebert d’un héritage qui ne paraissait plus pouvoir lui échapper. Cela valait bien de laisser Grégoire et Fortunat prostituer leur talent et leur plume au service de la Neustrie.
Brunehilde rêvait, regardait les événements seconder ses intérêts mais n’y prêtait pas la main. Gogon, quoiqu’il fût avec elle tout sourire, continuait d’exercer seul la réalité du pouvoir et, à la façon dont il était parvenu à écarter des affaires le duc Loup de Champagne, réduit à une opposition maussade et vaine, la reine comprenait qu’elle ne saisirait pas de sitôt les rênes du gouvernement. Sauf coup de pouce du destin.
Gogon sentait cet agacement, cette impatience et, pour contenir l’ambition de la jeune femme, il lui abandonna une affaire diplomatique qu’il jugeait secondaire mais qui aurait le mérite d’occuper Brunehilde. Il la laissa négocier seule le mariage de sa fille aînée, la princesse Ingonde, et de son cousin wisigoth, le prince Herménégilde de Tolède. Tant que la reine intriguerait avec son Espagne natale, elle ne se mêlerait point des vrais problèmes du royaume d’Austrasie.
Quel intérêt Brunehilde, et Metz, trouvaient-ils à ce renouvellement de l’alliance wisigothe ? Bientôt quinze ans après ses propres noces, la reine mesurait l’inanité des accords jadis signés entre son père et Sigebert : jamais l’Austrasie n’offrirait de secours militaires à l’Espagne dans sa guerre contre Byzance
33 et les Francs avaient été, finalement, les uniques bénéficiaires de l’accord, en touchant la dot fabuleuse des princesses tolédanes et récupérant une demi-douzaine de paroisses de Septimanie. D’ailleurs, la donne politique avait changé au cours des quinze ans écoulés : les difficultés de l’empire, la maladie mentale de Justin II, que sa femme, la Basilissa Sophie, et son ministre, le général Tibère, ne parvenaient plus à cacher, avaient anéanti la menace d’une reconquête byzantine. L’élévation à la pourpre du régent, devenu en 578 l’empereur Tibère II, n’avait pas remédié, faute d’argent, à la gravité de la situation. Constantinople avait été incapable de défendre l’Italie quand les Lombards avaient déferlé sur la péninsule et les maigres troupes qu’elle maintenait en Bétique ne menaçaient plus l’Espagne wisigothique.
À y réfléchir, cette alliance ne pouvait répondre qu’à deux critères : établir Ingonde selon sa naissance, les Wisigoths d’Espagne représentant le seul parti princier acceptable ; et ramener, ce qui était vraisemblablement le but poursuivi par Brunehilde, la race d’Athanagild sur le trône espagnol. De son côté, Léovigild de Tolède, qui avait choisi d’épouser la veuve de son prédécesseur, conforterait la légitimité de sa jeune dynastie en unissant son fils aîné à la petite-fille de sa seconde épouse. Enjeux propres à l’Espagne et l’acharnement de Brunehilde à s’y impliquer prouvaient qu’elle demeurait, par bien des côtés, une princesse d’outre-monts.
Misait-elle sur deux tableaux à la fois ? Peut-être ne voyait-elle pas son avenir de reine mère aussi solidement assuré en Austrasie qu’elle l’eût souhaité ; peut-être envisageait-elle une disparition prématurée de son fils unique, qui l’eût laissée sans défense face aux ambitions conjointes et inamicales de ses beaux-frères. Retourner chez elle, vivre près de sa fille devenue reine d’Espagne, s’imposer comme conseillère du jeune couple en rappelant ses propres droits à la succession d’Athanagild, représentait une solution de rechange
34.
Elle sacrifia Ingonde à ces calculs personnels sans le moindre regret. En 579, la princesse atteignait sa treizième année. Selon les mentalités germaniques, c’était un âge beaucoup trop tendre pour le mariage et la maternité. Brunehilde elle-même avait près de vingt ans lors de son union et connaissait les raisons de ce prudent usage. Elle lui préféra pourtant la coutume latine, qui mariait les filles tout juste nubiles et passait aux profits et pertes quantité de trop jeunes mères mortes en couches de leur premier enfant.
Dès 579, elle expédia à Tolède l’évêque Elafius de Chalon
35, qui négocierait les modalités du contrat de mariage. Grégoire de Tours écrirait que le prélat « s’était rendu en Espagne pour les affaires de la reine Brunehilde » et cette tournure, qui transformait une démarche diplomatique en simple histoire de famille, résumait l’idée que Gogon et les hommes sérieux du royaume se faisaient de ces tractations, destinées à distraire une femme ambitieuse qui s’ennuyait et risquait à chaque instant de devenir gênante…
Elafius fit diligence puisque le mariage fut conclu sur la lancée et Ingonde envoyée à Tolède avant la fin de l’année
36.
Restait un point délicat sur lequel Brunehilde ne s’était pas arrêtée : l’arianisme de sa famille. Chrétienne tiède, qui en prenait à son aise avec les enseignements de la religion, qu’ils fussent dispensés par les évêques nicéens ou par les hérétiques, la reine s’était, lors de ses noces, convertie sans se poser de questions. À l’instar de nombre de ses contemporains, qui possédaient une certaine culture mais peu de convictions, elle se moquait de la querelle entre les deux fois, et eût volontiers, comme l’avait maladroitement tenté son beau-frère Chilpéric, mis tout le monde d’accord en ordonnant de supprimer le concept trinitaire de l’enseignement religieux.
Arienne ou catholique, c’était pour elle à peu près la même chose et elle s’en moquait. Au moment de son mariage, ses parents lui avaient expliqué qu’il ne lui serait fait, à Metz, aucune obligation d’abjurer la foi de son baptême. Brunehilde ne s’en était pas moins empressée de devenir catholique, y trouvant son intérêt, et la paix future de son ménage en un temps où Sigebert se posait en fils exemplaire de l’Église. L’idée que sa fille ne fût pas dans les mêmes sentiments ne l’effleura pas.
D’abord, parce qu’elle n’imaginait pas qu’une enfant de treize ans pût avoir des convictions personnelles et s’y tenir ; ensuite, parce qu’elle connaissait fort mal cette aînée dont elle ne s’était guère occupée et qu’elle était si pressée d’expédier au loin, malgré la certitude de ne jamais la revoir. Or, Ingonde, sans que sa mère le sût, était une enfant très pieuse, élevée dans l’amour du catholicisme et le souvenir des aïeules héroïques qui avaient sauvé le monde nicéen de l’hérétique et du barbare.
Si Brunehilde, trop soucieuse de son précieux fils pour éduquer ses filles, ne leur avait jamais chanté les louanges de leur glorieuse lignée mérovingienne, d’autres s’en étaient chargés à sa place. Ingonde avait grandi dans le culte de son arrière-grand-mère, Clotilde, de sa grand-tante, Clotilde la jeune, quasi martyre morte, ou peu s’en fallait, sous les coups de l’épouvantable Amalaric qui voulait la forcer à abjurer, de sa tante, Chlodoswinthe, partie convertir les sauvages lombards, et de sa cousine, Berthe, qui était, aux dernières nouvelles, en train d’amener son mari, Ethelbert du Kent, au baptême. Dans un monde où les femmes avaient peu d’occasions d’exercer leur influence, encore moins de déployer un courage apanage du sexe fort, se donner la mission de convertir un époux païen ou hérétique, devenir « une nouvelle Esther », selon la formule qu’avait jadis employée l’évêque Avit de Vienne en poussant au mariage de Clotilde et Clovis, représentait l’unique aventure à leur portée. Ingonde entendait la tenter, quel que fût le prix à payer.
Elle se garda de le dire à une mère qui l’effrayait un peu et l’avait morigénée avant de la mettre en voiture, présentant sa future conversion à l’arianisme comme un devoir auquel elle ne pourrait se soustraire.
C’était d’autant plus faux que la diplomatie franque, pour ne point faillir à la réputation de champions de l’Église de ses princes, prenait toujours grand soin de préciser, dans les traités matrimoniaux, que les princesses ne seraient jamais forcées d’abjurer le catholicisme. Et, si l’on exceptait la jeune Clotilde, aucune Mérovingienne n’avait jamais subi la moindre contrainte de la part de son époux ; même Alboïn le Lombard, parfaite brute, avait respecté le catholicisme de Chlodoswinthe.
Le contrat de mariage d’Ingonde ne différait pas de celui de ses parentes ; la clause qui préservait sa liberté de conscience y figurait en toutes lettres. Seulement, Brunehilde lui expliqua qu’il ne fallait pas y attacher d’importance et qu’il conviendrait, une fois à Tolède, de ne pas en tenir compte et de se faire arienne. La fillette ne discuta pas et sa mère prit ce silence pour une acceptation. Elle se trompait du tout au tout.