La décennie 580 débuta sous des auspices que Brunehilde voulut croire favorables. Le mariage d’Ingonde lui semblait un triomphe diplomatique qui ramenait sa dynastie sur le trône d’Espagne. La Neustrie et la Burgondie, toutes deux en déshérence, attendaient de tomber entre les mains du petit Childebert qui, en la fleur de sa jeunesse, régnerait sur une Francia réunifiée. Enfin, il ne s’en fallait plus que de deux ans pour que l’enfant atteignît la majorité royale. Ce jour-là, Brunehilde régnerait car, elle en avait maintenant la certitude, son fils ne possédait ni assez d’intelligence ni assez de caractère pour se passer d’elle. Quand elle l’aurait amené à se débarrasser de Gogon et des autres Grands qui s’étaient, profitant des circonstances, imposés aux affaires, elle serait vraiment reine.
En attendant, elle faisait l’essai de son influence grandissante sur son fils.
Gogon et Loup, lorsqu’ils l’avaient vue revenir de Rouen, où ils se réjouissaient tant de la savoir retenue, l’avaient écartée du conseil royal et de l’exercice du pouvoir, domaines interdits aux femmes sous prétexte qu’elles ne pouvaient porter les armes
1, mais ils
n’avaient pu lui interdire d’exercer ses prérogatives maternelles. Il n’était pas question de lui fermer les appartements de son fils ni de l’écarter de l’enfant.
Brunehilde en avait admirablement joué. Elle ne cherchait pas à inspirer de la tendresse à ses enfants, mais une crainte révérencieuse. Childebert ne s’en départirait jamais vis-à-vis de sa mère et c’était précisément ce qu’elle souhaitait. Peu à peu, elle lui imposerait ses vues en tous les domaines, jusqu’aux plus intimes ; elle le plierait à ses projets. Il ne lui résisterait pas.
Elle en fit un premier essai courant 580, lorsque le siège épiscopal de Rodez devint vacant. Gogon, qui savait l’importance de ces nominations, et l’intérêt d’avoir, dans les cités épiscopales, un évêque dévoué à Metz, surtout dans ces régions du Sud-Ouest disputées entre Neustrie et Austrasie, prétendait imposer un prêtre nommé Trasobad. L’homme, sans appui ni protecteurs locaux, lui serait ad vitam aeternam redevable de cette élévation inespérée et resterait son soutien. Brunehilde avait jadis fait un calcul similaire en soutenant la candidature de Grégoire à l’archevêché de Tours ; elle comprit d’autant mieux la manœuvre de Gogon et s’en irrita. Du siège épiscopal de Rodez dépendaient, en effet, les paroisses de Septimanie que son père lui avait données en dot. Maintenant que Tours, Limoges, Bordeaux et les autres cités du Morgengabe de Galswinthe étaient revenues à Chilpéric, et les rentes qu’elle en tirait avec, la reine ne pouvait se permettre de perdre ces derniers revenus fiscaux ; elle avait besoin d’argent afin de financer ses projets et ses ambitions. Et Gogon, désireux de la contrer, ferait tout, elle en était certaine, pour lui couper les vivres. N’était-ce point la raison pour laquelle il avait si peu insisté quand ce vieux filou de Prétextat avait refusé de restituer les deux mille sous d’or du trésor personnel de Brunehilde, et les objets précieux qu’elle avait eu la crédulité de laisser à sa garde ? Cette fortune envolée serait dure à reconstituer ; elle devait donc absolument conserver le contrôle de ses domaines cévenols. Contrôle qu’elle perdrait si Trasobad devenait évêque.
Il n’existait qu’un moyen de l’éviter, et c’était de susciter un compétiteur au protégé de Gogon, puis de l’imposer de préférence à l’autre.
Feu l’évêque Dalmatius de Rodez, un très vieil homme qui avait saintement occupé ce siège épiscopal pendant plus de cinquante-six ans, avait, avant de mourir, rédigé le testament le plus prudent qui fût. Conscient des enjeux politiques, des mœurs de son temps, et de la vanité de vouloir imposer son successeur, il s’était contenté d’exprimer le souhait que « le plus digne » lui succédât
2. Cette formule ambiguë ouvrait la porte à toutes les interprétations et Brunehilde, quand une délégation des notables de Rodez se présenta à Metz afin de faire connaître au roi le contenu du testament de Dalmatius, vit là la brèche qu’elle cherchait et qui lui permettrait de s’opposer aux projets de Gogon.
D’ordinaire, le successeur d’un évêque était son archidiacre. Il n’en allait pas autrement à Rome lors de l’élection pontificale. À Rodez, l’archidiacre se nommait Théodose, un Gallo-Romain quand Trasobad était franc, par conséquent, le préféré de la population locale. Prenant le contre-pied du jeu qu’elle avait mené à Tours lorsqu’elle y avait imposé Grégoire, Brunehilde expliqua à Childebert qu’il devait préférer le représentant des élites locales au candidat du Nourricier…
Que pouvait saisir un petit garçon de dix ans à ces questions ? Pas grand-chose. Il inclina naturellement du côté de sa mère, en partie parce que Gogon, en cette fin d’année 580, se trouvait souffrant et hors d’état d’imposer ses choix. Théodose obtint le siège épiscopal et Trasobad fut renvoyé aux ténèbres extérieures dont le Nourricier avait voulu le tirer.
Brunehilde prit ce succès modeste pour une grande victoire. C’en était une dans la mesure où son fils s’était soumis à ses vues, et c’était tout ce qu’elle désirait. Mauvaise manière de préparer un roi à exercer pleinement son pouvoir, sauf si l’on souhaitait qu’il ne fût point capable de régner… Plus pénétrée du sens de sa mission de mère et de reine, Brunehilde l’eût compris. Elle n’y pensa pas le moins du monde. Elle ne cherchait ni le bien de son fils ni celui du royaume mais uniquement le sien et aspirait à satisfaire une soif de pouvoir qui lui échappait depuis trop longtemps.
Gogon possédait-il davantage le sens de l’État ? Lui aussi, depuis la mort de Sigebert, avait privilégié ses intérêts personnels mais il arrivait parfois qu’ils coïncidassent avec ceux de l’Austrasie. La défiance qu’il éprouvait envers la reine n’était pas seulement affaire
de rivalités entre deux ambitieux, ni pure misogynie lui interdisant de reconnaître le moindre rôle à une femme ; le Nourricier devinait en Brunehilde un danger, vague encore, mais qui dépassait de beaucoup le tort qu’elle pouvait lui causer. Il l’avait contrée tant qu’il en avait les moyens et la force. Sa mort soudaine, au début de l’an 581, ferma la période de régence, et précipita l’Austrasie dans une tourmente que nul, et surtout pas la reine, n’avait pressentie.
À un demi-siècle de là, un chroniqueur
3, acquis à la cour de Neustrie et très hostile à la mémoire de la reine d’Austrasie, soutiendrait, et il se rencontrerait des gens pour le croire, que Brunehilde avait supprimé le Nourricier. Les rumeurs de poisons, dont elle-même se servait au moindre prétexte contre ses adversaires, commençaient.
Depuis la nuit des temps, la peur d’être empoisonné hantait les puissants et, s’il arrivait parfois qu’un successeur pressé recourût tout de bon aux toxiques, la majorité des décès jugés alors suspects relevaient de causes tristement banales et naturelles. Intoxications alimentaires, botulisme, typhoïde, gastro-entérites, crises d’appendicite et maladies de l’appareil digestif peu ou prou ignorées des praticiens se confondaient en une vaste psychose. À la moindre nausée, à la moindre diarrhée, les rois et les empereurs, les Grands et les riches pensaient au poison. La reine Austrigilde de Burgondie était morte ainsi persuadée, à tort, que ses médecins avaient empoisonné ses tisanes, ce qui leur avait valu d’être exécutés. Et Frédégonde, ce même hiver, se convainquait que ses fils n’avaient pas succombé de maladie.
Le comte Gogon, Nourricier du roi d’Austrasie, était assez puissant personnage pour avoir des ennemis. Beaucoup… Tous ceux qu’il avait écartés des affaires, à commencer par le duc Loup de Champagne ou l’archevêque de Reims, Ægidius, sans parler des Byzantins qu’il avait floués en leur extorquant des sommes astronomiques en échange d’un soutien militaire jamais envoyé, possédaient des raisons de l’éliminer. Dans cette liste, Brunehilde n’était pas, tant s’en fallait, la mieux placée.
Certes, la reine et le Nourricier étaient, tout récemment, entrés en conflit ouvert afin d’imposer leur influence au petit Childebert II ; mais se débarrasser du comte eût été, la suite le démontra, une décision fâcheusement prématurée. Le roi d’Austrasie, à deux ans de sa majorité politique, n’était pas apte à exercer seul le pouvoir, et sa mère toujours pas en position de s’imposer à la régence. Dans ces conditions, mieux valait, quitte à lui rogner les griffes, comme elle avait commencé à s’y employer, conserver Gogon. Au moins, Brunehilde le connaissait bien et partageait assez de souvenirs avec lui pour ne pas le redouter : on n’assassine pas les échos de sa jeunesse.
La reine était celle qui avait le plus à perdre à la disparition du comte et cette évidence l’exonérait, presque à coup sûr, des soupçons que l’on fit peser ensuite sur elle.
La mort de Gogon, naturelle
4, porta un très mauvais coup au patient réseau d’influences que la reine s’était constitué dans l’ombre ces dernières années. Il jeta bas, ou peu s’en fallait, tout son édifice et compromit sérieusement la prise de pouvoir qu’elle comptait opérer le jour de la majorité de Childebert. Car, à peine Gogon eut-il rendu l’âme, tous ceux qu’il avait écartés de la cour, des charges, des profits, des affaires, se ruèrent à la curée. Brunehilde fut la première balayée par ce torrent d’ambitions.
Alors, prudente, elle en revint à sa tactique du profil bas, qu’elle avait naguère employée avec Sigebert, Chilpéric et Gogon et qui visait à les persuader, ce dont, dans leur immense mépris des femelles, ils ne demandaient qu’à se laisser convaincre, de sa faiblesse, son inintelligence, sa totale et définitive innocuité. Il convenait d’attendre, voir venir, prendre la mesure de l’adversaire, et survivre. Dans deux ans, son fils serait adulte, du moins aux yeux de la loi et de la coutume.
Le premier souci des Grands, les mêmes qui, à la mort de Sigebert, en 575, s’étaient distribués rôles et places, fut de pourvoir au remplacement de Gogon au poste de Nourricier. Ils y nommèrent un certain Wandeline ou Wandalenus, personnage obscur sorti de nulle part et destiné à retourner dans les meilleurs délais au néant d’où il avait surgi. Être Nourricier, c’est-à-dire régent, représentait une aubaine lorsque le roi était un enfant de cinq ans séparé de sa mère que sa faiblesse livrait aux mains de son tuteur, mais perdait singulièrement de son charme quand le souverain entrait dans l’adolescence. Wandeline servit d’homme de paille et de prête-nom à une faction plus redoutable qui s’était donnée pour tête l’archevêque de Reims, Ægidius.
Celui-ci appartenait à la génération de Sigebert et de Gogon dont il avait été, depuis leurs débuts politiques, dans les années 560, l’adversaire feutré mais déterminé. Rivalités personnelles entre jeunes ambitieux se disputant la faveur de leur souverain ou querelles de clans qui opposaient de longue date la famille d’Ægidius à celle de Loup, lequel comptait alors parmi les amis de Gogon ?
Sigebert s’était beaucoup appuyé sur Ægidius, l’élevant à l’archevêché de Reims, le plus prestigieux d’Austrasie, au détriment des neveux de saint Rémi, grande famille champenoise rivale dont le duc Loup était issu, et qui conservait jalousement la charge tel un bien héréditaire. Puis il en avait fait son conseiller dans les questions religieuses, du temps où il feignait d’y attacher une grande importance.
Ægidius avait été d’autant plus marri, après l’assassinat de Sigebert, d’être écarté des affaires au profit de Gogon et de Loup. Renvoyé à Reims s’occuper de son archevêché, charge qui n’assouvissait pas ses rêves de grandeur, le prélat avait commencé à intriguer furieusement. Et, puisque ses ennemis en tenaient pour l’alliance burgonde, lui prit fait et cause pour la Neustrie. Le jeu était dangereux, car la frontière était étroite entre opposition aux choix diplomatiques du régent et haute trahison. Personne n’avait oublié comment Chilpéric, par deux fois déjà, avait attaqué la Champagne puis occupé Reims. L’archevêque pousserait-il l’insubordination jusqu’à lui livrer la ville ? Ægidius laissa savamment planer un doute sur son loyalisme, ce qui obligea à le ménager.
Gogon s’en était accommodé parce que, brouillé avec Loup, réfugié dans ses domaines champenois, il n’était pas mécontent de le savoir sous la malveillante surveillance du prélat. Enfin, Ægidius avait rendu un service appréciable dans la fâcheuse affaire Mérovée en renseignant Chilpéric sur la cachette de son fils et ses agissements, renseignements qui avaient permis de tendre le piège de Thérouanne et de débarrasser l’Austrasie d’un réfugié politique encombrant. Le bruit courait que le métropolitain rémois avait touché une somme considérable du roi de Neustrie en échange de son aide et qu’il continuait à palper, de temps à autre, des subsides du royaume rival.
Tel était l’homme qui gouvernait désormais l’Austrasie et auquel Brunehilde se trouva confrontée. Ægidius, cependant, qui possédait
un certain sens des convenances, se garda d’exercer au grand jour son nouveau pouvoir et se retrancha derrière deux prête-noms laïcs, Ursio et Berthefried.
Ce dernier appartenait au cercle de la reine puisque Brunehilde, quelques années plus tôt, avait accepté de tenir l’une de ses filles sur les fonts baptismaux, marque d’honneur assez rare. En ce temps, déjà, Berthefried ne dissimulait pas ses sympathies envers Ægidius et la Neustrie, Brunehilde ne les ignorait donc pas ; c’était sciemment qu’elle s’était rapprochée de lui, dans l’intention de se créer un parti à même, le moment venu, de faire pièce à celui de Gogon. Elle avait favorisé son ascension à la cour messine.
Cela ne faisait pas de Berthefried l’homme de la reine au sein du nouveau groupe dirigeant mais, dans ce triumvirat, il représentait son interlocuteur privilégié et son informateur. Aussi n’ignora-t-elle rien, ou presque, des intentions d’Ægidius et ses amis quand ceux-ci, au printemps 581, décidèrent d’en finir avec l’ancienne politique de Gogon et de procéder à un complet renversement des alliances. Pendant six ans, l’Austrasie s’était appuyée sur la Burgondie ; maintenant, ce serait sur la Neustrie et pour les mêmes raisons : l’espoir de rafler un héritage qui paraissait à portée de main depuis la mort des fils de Chilpéric.
Cet espoir, Brunehilde le caressait de son côté depuis la nouvelle des décès des princes Dagobert, Chlodobert et Clovis. Elle ne s’opposa pas aux tractations du parti pro-neustrien, parce qu’elle n’en avait pas les moyens mais surtout parce qu’elle les approuvait. La visite protocolaire qu’Ægidius rendit peu après à Chilpéric en sa villa de Nogent-sur-Marne aboutit, avec une rapidité surprenante si l’on y réfléchissait, à la signature d’un traité d’alliances et à la promesse solennelle d’adopter Childebert II, comme Gontran l’avait fait en son temps. Brunehilde s’en réjouit, sans comprendre, faute de connaître tous les dessous du jeu, qu’il s’agissait d’un superbe marché de dupes.
À la différence de Gontran, réellement brisé par la perte de ses fils et peu désireux de se remarier, Chilpéric, à quarante-cinq ans, ne se considérait pas comme un homme fini ; sa femme, dont la beauté ne fanait pas en dépit des années, était toujours féconde, et même, s’il ne leur naissait point d’autres garçons, il leur restait une fille, Rigonthe, maintenant âgée de treize ans. Chilpéric et Frédégonde n’abandonneraient jamais la Neustrie à Childebert tant qu’un rejeton de leur sang serait en vie et capable de leur succéder. À la différence de Gontran, qui avait écarté sa fille, Clotilde, de l’héritage, eux se battraient pour imposer la princesse sur le trône
5.
Brunehilde ne l’envisagea pas, ni qu’Ægidius ne fût point fiable.
Contre deux mille sous d’or, pot-de-vin confortable, l’archevêque eût vendu son âme au diable. Il ne fit pas de difficultés, à ce prix-là, pour favoriser les intérêts neustriens au détriment de l’Austrasie. L’héritage que Chilpéric promit à son neveu, non sans restrictions mentales, portait « sur les biens qu’il allait acquérir », non sur ceux qu’il possédait, et les biens en question appartenaient déjà à Childebert, car il s’agissait d’Agen et Périgueux, enclaves burgondes en territoire neustrien que le roi de Neustrie entendait annexer dès l’été suivant. Héritier putatif de Gontran, le petit roi se voyait promettre l’éventuelle et lointaine restitution par son autre oncle de son propre patrimoine !
Ægidius se garda de souligner ces arguties juridiques devant la reine et son fils, présenta le traité de Nogent comme une victoire de sa diplomatie. C’était d’abord celle de la diplomatie neustrienne ! Chilpéric, contre du vent, venait d’obtenir la rupture de l’alliance burgondo-austrasienne qui obligeait Metz à se porter au secours de Chalon en cas d’attaque. Gontran serait seul pour faire face quand les troupes neustriennes entreraient en Périgord et en Agenais. Son armée, jamais tout à fait remise de sa sanglante victoire devant Limoges, ne ferait pas le poids. Mieux encore, le patrice Mummolus, vainqueur des Lombards, venait, pour des raisons obscures, de s’installer en Austrasie, ce qui privait la Burgondie d’un des meilleurs généraux de l’époque.
Brunehilde mit plusieurs mois à mesurer l’étendue de la duperie. En attendant, elle fit le jeu de Chilpéric en ne mettant pas Childebert en garde contre le nouveau projet d’Ægidius : l’occupation de Marseille par les troupes austrasiennes.
Depuis la mort de Clotaire, la cité phocéenne était divisée en deux zones, l’une, à l’est, appartenant à la Burgondie, l’autre, à l’ouest, à l’Austrasie. Cette ouverture sur la Méditerranée était essentielle aux échanges commerciaux et au bon fonctionnement de l’économie franque. Sans elle, plus de débouchés pour les produits manufacturés, les vins et les salaisons de la Francia, et plus d’approvisionnements en denrées du Sud et de l’Orient. À court terme, c’était l’asphyxie. Or, la situation, déjà assez tendue en Provence, où Austrasiens et Burgondes trouvaient mille prétextes à se plaindre de la cohabitation et des mauvaises façons du voisin, se compliqua avec la mort de Gogon.
Celui-ci avait confié l’enclave austrasienne de Marseille à l’un de ses amis de jeunesse, Dynamius, issu d’une grande famille provençale. Patrice et recteur de Provence, très implanté dans les réseaux d’influence locaux, et dans les milieux intellectuels où il brillait par ses dons de poète, et le charme de son épouse, Eucheria, correspondant de Fortunat, Dynamius avait gagné, au fil des ans, une puissance considérable. Il n’y avait pas eu à s’en inquiéter, jusqu’à la mort du régent.
Dynamius appartenait depuis sa jeunesse au clan adverse de celui d’Ægidius ; il était très lié avec le duc Loup, et partisan du maintien de l’alliance burgonde. Le triomphe de la faction contraire le plongea dans la colère. Il craignit d’être démis, ou liquidé ; ces choses-là arrivaient… Préféra prendre les devants et fit allégeance à Gontran. Aussitôt, l’artère commerciale qui achalandait l’Austrasie se trouva coupée ; pis encore, les droits de douane perçus sur l’ensemble des marchandises débarquées à Marseille, part considérable des rentrées fiscales du royaume, tombèrent dans les coffres burgondes. C’était cataclysmique.
Une lettre comminatoire adressée à Chalon sommant Gontran de rendre Marseille, sans quoi il lui en cuirait, fut accueillie par une fin de non-recevoir abrupte. Le roi de Burgondie poussa même l’arrogance jusqu’à fermer la Via Agrippa, l’axe routier qui reliait Cologne à Lyon et à la vallée du Rhône. Représailles méritées pour le renversement des alliances et la neutralité dont Metz avait fait preuve quand Chilpéric s’était, à l’été 581, emparé de Périgueux et d’Agen
6.
Une tentative pour reprendre Marseille se solda par un fiasco. L’ancien clan Gogon, celui de l’alliance burgonde, marquait des points. Ce fut le moment que choisit le duc Loup de Champagne pour entrer à son tour en rébellion ouverte et se porter sur Laon, qui se rallia à lui. Cela sentait sérieusement le roussi… et l’argent, le nerf de la guerre, menaçait de manquer.
Brunehilde, spectatrice impassible et impuissante, se prit soudain à s’inquiéter. Elle n’éprouvait aucun attachement envers ce royaume d’Austrasie sur lequel un hasard diplomatique l’avait appelée à régner. Elle n’était pas de cette terre, ni de ce peuple, ne s’y intéressait en rien, mais ils étaient l’héritage de son fils, et elle n’entendait point permettre qu’il y fût porté atteinte.
L’Austrasie avait survécu à l’assassinat de Sigebert, à l’accession au trône d’un enfant de cinq ans, à une régence périlleuse et voilà qu’en dix mois à peine, la guerre civile, évitée grâce à l’entregent et la fermeté de Gogon, grondait aux quatre coins de son territoire. Si elle s’installait, si les factions rivales prenaient les armes et s’entre-tuaient, que resterait-il du royaume à la majorité de Childebert ? Rien.
Quand elle en fut arrivée là de ses réflexions, la reine prit une décision d’une audace inouïe qui plongea les contemporains dans la stupeur. Pour la première fois de sa vie, elle sortit du personnage effacé, au second plan, qu’elle avait affecté d’incarner depuis ses noces et, jetant le masque, montra son vrai visage : celui d’une femme de pouvoir et qui osait le revendiquer.
En s’emparant de Laon, Loup avait fourni à Ægidius le prétexte dont celui-ci avait besoin pour s’en prendre à un rival politique dangereux. L’archevêque, par l’intermédiaire de ses hommes de paille et acolytes, Ursio et Berthefried, décida d’en finir et d’aller à l’affrontement décisif. Peu importait ce qu’il en coûterait au pays et aux paysans
7.
Ægidius rassembla ses troupes, qui étaient celles du roi, et ordonna de marcher sus au rebelle, de l’écraser et l’exécuter s’il n’avait pas péri dans l’affrontement.
Les rapports que Brunehilde entretenait avec Loup étaient ambigus, là encore. La reine n’avait pas d’amis, de proches, de confidents. Elle ne se fiait à personne, ne s’attachait à personne, pas même à ses enfants. C’était une solitaire calculatrice, ne s’intéressant qu’à ceux capables de lui rendre service et ne se croyant pas tenue de leur en être reconnaissante. Il n’entra aucun sentimentalisme dans sa décision de courir au secours du duc Loup ; elle l’eût abandonné à ses ennemis si elle y eût trouvé un avantage. Elle ne l’aida pas au nom du bon vieux temps, en souvenir du cher Sigebert, mais parce qu’il lui fallait empêcher à n’importe quel prix l’éradication du parti burgonde en Austrasie.
Là encore, c’était pur pragmatisme : Brunehilde n’appréciait guère Gontran, qui le lui rendait bien ; elle lui en voulait toujours de ses louvoiements, ses retournements, et de n’avoir pas d’emblée donné tort à Chilpéric lors de l’assassinat de Galswinthe. Peu importait ! La défaite de Loup eût signifié le triomphe de la faction d’Ægidius et du parti neustrien et la reine ne pouvait se le permettre. Du roi de Burgondie, elle avait au moins retenu cette leçon de haute politique : diviser pour régner. Face à un archevêque de Reims tout-puissant, elle resterait pieds et poings liés. Ou elle périrait…
Un informateur, Berthefried peut-être, dans l’entourage immédiat d’Ægidius, lui avait récemment rapporté, afin de la mettre en garde, le contenu d’une lettre de Chilpéric à l’intention du prélat. On y relevait cette phrase d’apparence innocente : « La tige d’une plante sortie de terre ne se dessèche pas tant que l’on n’a pas coupé sa racine
8. »
Brunehilde avait traduit aisément : la plante sortie de terre, c’était son fils ; la racine, c’était elle
9… Le roi de Neustrie suggérait de la tuer afin de laisser Childebert sans protection. Ægidius songeait-il à s’en débarrasser ensuite ? Tout était possible si l’archevêque inclinait vraiment du côté neustrien.
Cette lettre, si elle était authentique, démontrait la lucidité de Chilpéric. L’affaire Mérovée lui avait montré quel genre de femme était sa belle-sœur ; il ne commettrait plus jamais la faute de la sous-estimer. Brunehilde avait beau rester à sa place, silencieuse, invisible, le roi de Neustrie devinait en elle une prédatrice tapie dans l’ombre. Et puis, malgré les sourires et les amabilités échangés lors de la comédie de Nogent, il ne lui pardonnait pas de n’avoir pas su dissimuler sa joie après la mort des enfants, et la hâte indécente avec laquelle elle avait poussé à l’adoption de son affreux rejeton.
Savoir que sa survie était en jeu influença, et lourdement, la décision de la reine. Elle n’avait plus le temps d’attendre, sa ligne de conduite ordinaire. Il lui fallait frapper un grand coup qui marquerait les esprits et la mettrait à l’abri, en l’imposant comme une figure essentielle de la politique austrasienne. Ægidius avait encore besoin de Childebert ; il devrait apprendre à compter avec sa mère.
À la fin de l’automne 581, les troupes du roi d’Austrasie se portèrent sur Laon
10. Loup, de son côté, s’était considérablement renforcé, ralliant nombre de mécontents.
Vieux de bientôt un siècle, le royaume de l’Est
11, fondation du roi Thierry, fils aîné de Clovis, possédait une réalité, une cohérence, une cohésion. Et ses habitants connaissaient un sentiment qui ressemblait à du patriotisme. Installés à cheval sur le Rhin, ils se sentaient peu de liens avec la Francia, entité vague et lointaine, regardaient vers l’est plus volontiers que vers l’ouest. Et n’aimaient pas les Neustriens, assassins du roi Sigebert.
Du temps de Gogon, les hommes libres, de souche germanique ou gallo-romaine assimilée, avaient à peu près compris, donc approuvé, sa politique de rapprochement avec la Burgondie. Maintenant, ils ne comprenaient ni n’approuvaient celle d’Ægidius et la réconciliation avec Chilpéric. Ce mécontentement expliquait que Loup disposât désormais lui aussi d’une armée.
Au lieu de s’enfermer dans Laon, ce qui eût contraint Ursio et Berthefried à entamer un siège, difficile à mener à l’approche de l’hiver, il choisit l’affrontement et sortit. La bataille fratricide, qui marquerait l’éclatement définitif de l’Austrasie, allait se déchaîner quand les deux camps virent surgir au grand galop d’un étalon de combat à la robe blanche un personnage cuirassé, ceint du baudrier des hauts dignitaires royaux. Et, lorsque le cheval s’arrêta entre les lignes, force fut de constater que le cavalier était une cavalière et que, sous la broigne de cuir et le ceinturon militaire, se dissimulait la reine mère d’Austrasie.
Cette apparition fit l’effet d’un coup de tonnerre. Excepté Loup, vraisemblablement mis dans la confidence, personne ne s’attendait à cela. La présence d’une femme, revêtue des insignes du commandement, sur un champ de bataille, constituait un scandale sans précédent, presque un sacrilège. Les hommes en restèrent médusés.
Brunehilde, qui venait de briser, en pleine conscience, un tabou ancestral, en profita et, au milieu du silence écrasant, elle s’écria :
— Guerriers, refusez-vous à commettre un si grand mal ! Ne commettez pas le crime de persécuter un innocent ! Ne ravagez pas toutes les ressources d’une région à cause d’un seul homme !
Ce discours
12 ne brillait point par ses qualités oratoires, sa construction ni sa véracité, car il était impossible de qualifier le duc Loup, en rébellion ouverte, d’innocent mais cela n’avait aucune importance. La question n’était pas de savoir de quel côté se situait le bon droit, ni s’il était légitime de déclencher une guerre civile afin de départager des ambitions personnelles opposées. Le véritable problème consistait à reconnaître ou pas à la reine mère le droit d’interférer dans le domaine réservé des affaires de l’État, apanage jusque-là incontesté de la gent masculine.
Juristes et chroniqueurs, contemporains et historiens s’interrogeraient plus tard à perdre haleine sur les buts et les intentions de Brunehilde. Se demanderaient si elle avait, en revêtant « virilement » les insignes du commandement militaire, usurpé une fonction régalienne interdite à son sexe, voulu, guidée par l’amour maternel et le sens du bien commun, se substituer au trop jeune roi afin d’en sauvegarder le pouvoir. Grégoire de Tours pencherait vers cette interprétation, les ennemis de la reine vers son contraire.
Sur le moment, au milieu de cette plaine champenoise que l’approche de l’hiver dénudait, alourdie des pluies automnales, sous un ciel bas et lugubre, ni les partisans de Loup ni ceux d’Ægidius ne s’en souciaient, momentanément réconciliés dans une stupeur commune et horrifiée, l’impression désagréable que leur conception du monde, de la société, du rôle des uns et des autres se désagrégeait sous leurs yeux. Ces ducs, ces comtes, ces chefs de guerre, ces simples soldats, ne voyaient pas la reine, la mère de leur roi, encore moins « un haut fonctionnaire investi de fonctions régaliennes » par nécessité, mais une femme, une femelle, une créature inférieure déguisée en mâle et cherchant à s’emparer d’un pouvoir et d’une puissance qui ne lui revenaient point, parce qu’elle n’était pas apte physiquement à les exercer.
Gontran, mis au courant, et bien qu’il bénéficiât de cette audace, résumerait l’immensité de cette transgression en disant qu’il ne fallait plus s’étonner de rien, ni des saisons qui marchaient à l’envers ni des arbres fruitiers qui refleurissaient en octobre dans un monde où une femme osait se ceindre des insignes de la royauté militaire…
Brunehilde le comprenait. Elle mesurait son audace, la colère, l’effroi de tous ces mâles qu’elle cherchait à dominer avec leurs propres armes.
Ursio fut le premier à se ressaisir. À la différence de Berthefried, il n’entretenait aucune relation avec la reine, ne la connaissait pas, ne se sentait pas tenu au moindre effort de courtoisie envers elle. Cela lui permit de laisser éclater sa colère et son indignation. Il tint sur le front des troupes un discours dont l’insolence et la grossièreté disaient assez l’inquiétude du personnage, et sa crainte, s’il ne maîtrisait pas immédiatement la situation, de la voir lui échapper sans retour :
— Éloigne-toi de nous, femme ! Est-ce qu’il ne te suffit pas d’avoir gouverné ce royaume du temps de ton époux ?! Aujourd’hui, c’est au tour de ton fils de régner. Si son royaume existe encore, ce n’est pas grâce à ta protection mais à la nôtre ! Oui, éloigne-toi de nous si tu ne veux pas que les sabots de nos chevaux te foulent en même temps que le sol
13 !
Paroles en l’air… Même exaspérés, les Grands ne courraient pas le risque de charger et blesser la mère de leur souverain. Le discours d’Ursio visait uniquement à rétablir l’ordre naturel des choses que la conduite de cette femelle déhontée venait de troubler : ainsi qu’il en avait été de tout temps et qu’il en serait de tout temps, la sauvegarde d’une terre et d’un pouvoir tenait à la force des épées qui les défendaient, et à rien d’autre. Une femme ne maniait pas l’épée, ne paraissait sur les champs de bataille ni ne combattait. Brunehilde avait beau ceindre l’apparat du pouvoir viril, elle était dans l’incapacité de l’exercer. Par conséquent, elle n’avait pas à prétendre au moindre rôle. Possédaient le droit à la parole ceux qui avaient les moyens d’appuyer leurs dires par des arguments brutaux. Quant à imaginer qu’une reine ou une princesse pût déléguer ses pouvoirs guerriers à des hommes et que ceux-ci fussent tenus de lui obéir, c’était décidément aller trop loin et porter atteinte à l’honneur masculin de trop grave manière.
Brunehilde le savait mais elle tint bon et son attitude acheva de déconcerter ces hommes de guerre dont la subtilité n’était pas la qualité dominante. Il s’en fallait de quelques mois que Childebert atteignît la majorité royale. Ce jour-là, les Grands devraient s’effacer, car il ne serait plus question de régence. Certes, le jeune roi ne donnait pas l’impression de posséder de grands talents ni une maturité suffisante pour gouverner seul ; mais il aurait le pouvoir d’écarter ceux qui lui auraient déplu et d’élever ceux qui lui auraient agréé. Parmi ceux-là surgiraient les maîtres de demain. Et il y avait gros à parier que la reine aurait son mot à dire dans ces choix. Mieux valait la ménager.
Ursio, parvenu à cette conclusion, opta pour une attitude qui lui permettait de sauver la face. Il ne cédait pas à la reine, qui n’avait aucun ordre à lui donner, mais au représentant du roi, ce qui ménageait sa dignité.
Pour le principe, ducs, comtes, Grands discutèrent un long moment, donnèrent de la voix, menacèrent, grondèrent, insultèrent et montrèrent les crocs mais ces coups de gueule ne comptaient pas ; la reine les écouta, silencieuse et méprisante, répondit par quelques paroles bien senties. Elle opposa à leur fureur un ultime argument juridique : ils ne combattaient point, comme ils osaient le prétendre, pour la sauvegarde du royaume de son fils, mais afin de régler des querelles personnelles et vider la vieille haine les opposant au duc Loup. Dans ces conditions, ils ne pouvaient se poser en détenteurs d’un pouvoir royal qu’ils détournaient de ses fins dans leur seul intérêt.
Il y avait du vrai dans cette accusation. Afin de s’en laver, Ursio et Berthefried décidèrent de renoncer au combat.
Brunehilde se prêta à la comédie. Elle avait obtenu ce qu’elle voulait, en dépit des insultes et des reproches : on ne se battrait pas et, malgré leurs rodomontades, ces hommes avaient plié devant sa volonté. Elle pouvait ménager un peu leur chatouilleuse susceptibilité.
On quitta le champ de bataille sans avoir échangé de horions, ce qui était frustrant. L’on s’en consola en galopant dévaster les propriétés, pas trop éloignées, du duc Loup. Brunehilde ferma les yeux sur ces défoulements virils mais fit comprendre qu’il serait convenable, toujours pour dissiper la vilaine impression qu’il s’agissait de petites guerres personnelles, de reverser les bénéfices de l’expédition au trésor royal. Ursio et Berthefried ne combattaient-ils pas pour Childebert ? Il n’y avait rien à opposer à cela ; il fallut se dessaisir du butin.
C’était la seconde victoire de la reine en cette étrange journée de Laon. Son attitude face au pillage des domaines d’un homme qu’elle était censée avoir voulu protéger et défendre, d’un « innocent » selon ses propres mots, soulignait l’ambiguïté fondamentale de son caractère : elle n’avait pas sauvé le duc Loup par amitié, sympathie, ni dans la certitude qu’il était porté tort à un loyal serviteur, mais pour servir ses plans. Il fallait conserver un contre-pouvoir, telle une menace planant au-dessus du clan pro-neustrien. Loup devait donc rester en vie, et libre. Brunehilde n’en ferait pas davantage en sa faveur. D’ailleurs, elle ne le pouvait pas, étant allée au bout de son autorité et se refusant à en montrer les trop courtes limites.
Le duc de Champagne quitta le royaume et chercha un prudent asile en Burgondie ; Gontran l’accueillit, c’était bien le moins qu’il devait à ce fidèle soutien de l’alliance austraso-burgonde.
Brunehilde regagna Metz. L’écho du scandale qu’elle avait provoqué continuait à se répercuter à travers la Francia et l’Europe. On ne l’approuvait pas, hormis, mais la reine d’Austrasie l’ignora, sa rivale honnie, Frédégonde. La reine de Neustrie lui était intimement reconnaissante d’avoir ouvert une brèche difficile à combler dans les remparts du sacro-saint pouvoir masculin. Elle saurait un jour s’en souvenir et renouveler le geste de sa belle-sœur.
En apparence, cependant, rien n’était changé. L’archevêque de Reims et ses prête-noms détenaient toujours le pouvoir et l’exerçaient. Il en serait ainsi, ils y comptaient, jusqu’à la majorité du roi, en 582. Et même après s’ils savaient s’imposer.
Brunehilde avait repris l’attitude effacée qu’elle excellait à feindre. Elle se doutait pourtant qu’elle n’abusait plus grand monde, et redoubla de prudence. Elle avait tenu tête à Ægidius, l’avait ridiculisé à travers ses amis ; le prélat, que les principes chrétiens n’étouffaient pas, pouvait décider de s’en venger et suivre le conseil horticole si aimablement dispensé par Chilpéric : couper la racine pour amener la plante à dépérir. Or, Brunehilde, à trente-cinq ans et près d’atteindre ce pouvoir si convoité, n’avait aucune envie de mourir…
« Couper la racine » et faire dépérir la plante lui avait d’abord paru une idée insensée. Les Grands ne pouvaient prétendre à la couronne ; ils avaient besoin de garder Childebert en vie et le fantôme de la légitimité royale avec lui puisque le jeune roi d’Austrasie demeurait le seul Mérovingien vivant de sa génération.
Deux événements vinrent troubler la quiétude de la souveraine. La cour de Soissons annonça, à grand bruit et avec une allégresse manifeste, à l’été 582, que la reine Frédégonde était enceinte. La Gauloise pondant des garçons à la file, le trône de Neustrie risquait de retrouver un héritier.
Comme si cette mauvaise nouvelle ne suffisait pas, un second prince surgit à l’improviste sur la scène et bouleversa une succession qui semblait réduite à sa plus simple expression grâce aux décès successifs des princes burgondes et neustriens… Il s’appelait Gondovald et sa famille s’était, depuis sa naissance, quelque quarante années plus tôt, donné beaucoup de mal pour oublier jusqu’à son existence.
Enfin, et ce dernier coup, en lui interdisant la solution du repli espagnol, allait obliger Brunehilde à tenir coûte que coûte l’Austrasie, une lettre furibonde de sa mère, Goïswinthe, lui apprit que sa fille et son mari avaient quitté clandestinement Tolède pour passer en Bétique, chez l’ennemi byzantin, où ils ourdissaient complot sur complot afin de détrôner Léovigild.
583 s’annonçait une horrible année… Elle tint ses promesses.
Vers la fin du mois de mars 583, la reine Frédégonde accoucha en sa villa royale de Nogent d’un garçon éclatant de santé : la couronne de Neustrie glissait des mains, prêtes à la saisir, du jeune Childebert II. Cette naissance fut accueillie à Soissons et Rouen avec des transports d’allégresse. Ultime avanie, Chilpéric fit baptiser l’enfant en grande pompe par l’évêque Ragnomod, en sa cathédrale parisienne, et lui donna le prénom de Thierry. Le message avait le mérite d’être clair : la Neustrie considérait Paris comme annexé à son territoire, oubliant les clauses du partage de 568 qui mettait l’ancienne capitale impériale à part ; et Chilpéric, en donnant à son héritier le prénom du fils aîné de Clovis, fondateur de l’Austrasie, augurait d’une future réunification de la Francia au profit du nouveau-né.
Brunehilde reçut le message, s’en irrita, et s’en inquiéta. Voilà quelques mois, la Neustrie paraissait condamnée à disparaître et Childebert assuré de régner sur les trois royaumes francs ; maintenant, tout lui échappait. Et la situation pouvait encore empirer. La reine mesurait, effrayée, combien son fils unique était vulnérable et la dynastie fragile, qui reposait sur les frêles épaules de cet enfant de treize ans.
L’idée de le marier, dans les plus brefs délais, de le voir engendrer une postérité qui assurerait l’avenir, à commencer par celui de sa mère, germa en ce printemps dans l’esprit enfiévré de la reine. Heureusement, les régents n’interféraient point dans ce genre d’affaires, qu’ils estimaient indignes d’eux et du ressort des femmes, entremetteuses et marieuses frénétiques. Brunehilde aurait les coudées franches. Restait à souhaiter qu’elle fût plus heureuse dans le choix d’une bru que dans celui d’un gendre… Les courriers d’Espagne, en effet, ne lui apportaient plus que des nouvelles de désastres.
Lorsque, quatre ans plus tôt, elle avait expédié Ingonde à Tolède, elle pensait avoir nettement expliqué à sa fille ce que l’on attendait d’elle et l’obligation politique où elle serait placée d’abjurer le catholicisme. Elle lui avait dit aussi que cela n’avait aucune importance, comparé aux jouissances du pouvoir, à la puissance et la gloire. Ne s’en était-elle pas elle-même très bien accommodée et sans aucunes affres de conscience ? Ingonde n’avait qu’à suivre l’exemple maternel ! La petite n’avait pas répliqué et Brunehilde avait pris ce silence pour une acceptation. Elle s’était tellement désintéressée de ses filles qu’elle ignorait les deux traits essentiels du caractère d’Ingonde : le courage et l’obstination.
L’adolescente avait remâché ces conseils tout au long de la route. Plus elle approchait de l’Espagne, et du moment décisif, plus elle prenait en horreur les recommandations de sa mère. Tant qu’elle avait voyagé à travers les terres sous contrôle austrasien, elle avait gardé ses doutes et ses interrogations pour elle, certaine que le haut clergé, à l’entière dévotion de la cour de Metz, n’irait jamais se compromettre en s’opposant ouvertement aux volontés royales et à la diplomatie d’État. Mieux valait en prendre à son aise avec les commandements de Dieu qu’avec ceux de Brunehilde, car l’une serait plus prompte que l’Autre à se venger.
Ce n’est qu’en arrivant à Agde, cité de Septimanie, donc wisigothe, qu’elle avait osé s’ouvrir de ses inquiétudes à l’évêque Fronimius. En Septimanie, l’on pratiquait un catholicisme de combat, et l’hérétique avait beau avoir mis beaucoup d’eau dans son vin, au point que seuls des théologiens avertis parvenaient encore à découvrir motifs de discussions et de querelles entre les deux conceptions de la nature du Christ, l’Église se refusait à transiger, serait-ce sur un iota. Fronimius l’avait dit à Ingonde avant d’encourager la princesse à refuser de toutes ses forces l’abjuration à laquelle on voudrait la pousser. Il avait été formel : l’arrière-petite-fille de la sainte reine Clotilde, providentiellement destinée par le Ciel à écraser l’hérésie arienne, ne pouvait sous aucun prétexte se convertir à l’erreur gothique.
L’évêque d’Agde prêchait une convaincue et la princesse Ingonde était arrivée à Tolède, décidée à refuser, jusqu’au martyre si nécessaire, les honteux arrangements maternels.
Son attitude plongea la cour wisigothe dans l’ahurissement. Tout, à travers la correspondance échangée entre Brunehilde et sa mère, semblait réglé et voilà qu’en place de la fiancée soumise attendue, Goïswinthe découvrait en cette petite-fille, qu’elle n’avait jamais vue, une jeune rebelle insolente, enflée d’orgueil d’être princesse franque et baptisée dans la foi de Nicée.
La reine d’Espagne l’avait fort mal pris. Jeune femme, Goïswinthe avait eu la réputation d’une mère aimante et folle de ses deux filles. Cette grande tendresse ne l’avait pas empêchée de les sacrifier l’une et l’autre aux nécessités politiques et diplomatiques du temps. La pauvre Galswinthe, qui refusait de partir et s’accrochait en sanglotant aux jupes de sa mère, en était morte, ignominieusement assassinée. Et rien, sinon les vers magnifiques mais fallacieux de Fortunat, n’inclinait à croire que Goïswinthe avait éprouvé un inconsolable chagrin de ce drame.
Froide, pragmatique, insensible, égoïste, ambitieuse et intelligente, la reine wisigothe avait transmis l’essentiel de ces traits de caractère à sa cadette, qui s’appliquait à l’imiter. Goïswinthe s’était attendue à découvrir les mêmes dispositions héréditaires chez sa petite-fille, à se retrouver en elle et elle se réjouissait d’avance d’avoir ramené, par ce mariage avec son beau-fils, sa propre dynastie sur le trône. Ingonde la déçut en proportion des espoirs qu’elle avait prématurément fondés sur elle. Ce n’était pas son sang, ce n’était pas sa race, mais une étrangère issue du sang haï des Mérovingiens. Quand la vieille dame comprit qu’elle ne la ferait pas plier, elle la prit en haine, une haine féroce, disproportionnée, dénaturée. Et dangereuse.
La vie de la toute jeune femme fût devenue aussi invivable que l’avait été celle de sa grand-tante, la seconde Clotilde, sans la personnalité de son mari. Le prince héritier Hermenégilde, de dix ou quinze ans l’aîné de sa petite épouse et lointaine cousine, n’avait pas l’étoffe d’un fanatique et sa foi arienne était des plus tièdes.
Jadis, quoiqu’il préférât occulter ce pan de son passé, le roi Léovigild, jeune homme, avait épousé une catholique d’Alicante en Bétique, Théodosia, issue d’une des très grandes familles hispano-romaines. Les trois frères de Théodosia, Léandre, Isidore et Fulgence, étaient entrés dans les ordres, ainsi que sa sœur, Florentina
14.
L’accession au trône de leur beau-frère, devenu prématurément veuf dans l’intervalle, n’avait point plongé Léandre, Fulgence et Isidore dans l’allégresse car Léovigild, jadis d’humeur tolérante, comme l’attestait le choix d’une épouse catholique, avait, devenu roi, changé du tout au tout. Était-ce l’influence de la reine Goïswinthe, veuve de son prédécesseur, avec laquelle il avait décidé, par nécessité, de convoler afin de mieux asseoir son pouvoir ? Nécessité stratégique de faire oublier qu’il avait autrefois pactisé avec les partisans du réduit byzantin ? Les deux à la fois ?
Sa belle-famille l’ignorait mais, au lieu d’un ami, elle avait découvert, en Léovigild, un adversaire déclaré qui n’avait eu de cesse de persécuter sournoisement les catholiques.
Les premières victimes de ce revirement avaient été les deux fils nés de son union avec Théodosia, Hermenégilde et Reccared. Conformément aux exigences ordinaires de l’Église, Léovigild avait dû s’engager à élever les enfants qui naîtraient de ce mariage mixte dans la confession maternelle ; mais la mort de Théodosia et l’arrivée au pouvoir avaient anéanti ces dispositions et les deux garçons avaient grandi dans l’arianisme. Ils en souffraient sans le dire, surtout Hermenégilde, l’aîné, qui conservait un souvenir plus net de leur mère et de l’enseignement religieux qu’elle lui avait dispensé. Le jeune homme n’en avait cependant rien manifesté avant son mariage avec Ingonde.
La foi et la détermination, l’héroïsme et la ferveur de sa toute jeune femme l’émurent, lui firent honte de n’avoir jamais trouvé le courage de confesser son catholicisme. Au lieu de la blâmer et la contraindre, comme on l’attendait de lui, Hermenégilde prit la défense d’Ingonde et s’opposa à ce qu’il fût fait violence à ses convictions. Il soutenait qu’il l’amènerait, par la douceur et la patience, à changer d’avis, alors qu’en réalité, et sur le conseil discret de ses oncles maternels, le prince souhaitait uniquement gagner du temps : son père vieillissait, le jour où il ceindrait la couronne se rapprochait. Alors il lui serait loisible de se proclamer catholique. Le peuple suivrait puisque c’était l’usage. Il convenait de ne pas provoquer de crise inopportune, les enjeux étaient trop grands.
Hermenégilde parvint à maintenir cette ligne de conduite plus de trois ans, ce qui constituait un exploit. La découverte, au début du printemps 582, de la première grossesse d’Ingonde mit un terme à cette paix précaire. L’héritier du trône de Tolède ne pouvait naître d’une mère catholique ; c’était impensable. Est-ce que les Nicéens ne s’en serviraient pas comme prétexte afin d’exiger qu’il fût élevé dans leurs « erreurs » ? Il fallait que la princesse abjurât la foi de Rome avant la naissance. Ou qu’elle disparût…
Le drame éclata aux alentours de Pâques, époque traditionnelle des baptêmes. Suivant un usage typiquement espagnol et d’ailleurs partagé par les catholiques
15, les ariens pratiquaient, en violation de l’enseignement évangélique, l’itération du baptême. Goïswinthe exigea qu’Ingonde profitât de la nuit pascale pour abjurer et recevoir le sacrement arien. La jeune femme, ferme sur ses positions, refusa.
D’habitude, la scène s’arrêtait là. Pas cette fois. L’on ne baptisait qu’au temps de Pâques et le terme de la grossesse approchait. Si Ingonde n’abjurait pas tout de suite, l’enfant naîtrait d’une mère catholique, ce qui passait l’entendement sectaire de la vieille reine.
Les deux femmes se trouvaient dans l’atrium des appartements royaux, jardin intérieur entouré de galeries couvertes avec un bassin au milieu. Soudain, Goïswinthe y poussa violemment sa petite-fille ; Ingonde tomba à l’eau, tenta de remonter à la surface, n’y réussit pas. Sa grand-mère, secondée de plusieurs hommes, dont un prêtre arien, lui tenait la tête sous l’eau et, quand elle lui permettait de respirer, lui hurlait d’abjurer ou de mourir. Ingonde se débattait et hurlait, elle aussi. Ces cris finirent par attirer Léovigild et Hermenégilde qui mirent un terme à cette épouvantable parodie de baptême, et tirèrent du bassin la jeune femme épuisée, frigorifiée et terrifiée. Il y avait de quoi : sans leur intervention, Goïswinthe et ses complices l’eussent noyée…
Hermenégilde fut épouvanté. Il aimait sa femme, avait eu peur de la perdre. Il savait Goïswinthe capable de récidiver. Le prince ne vit d’autre solution pour protéger Ingonde et l’enfant qu’elle portait que de les éloigner de Tolède.
Léovigild avait confié à son fils le gouvernement de Séville. Ce choix, marque d’une confiance entière en son aîné, se révéla à hauts risques.
Séville était un bastion catholique, en perpétuelle rébellion larvée contre la souveraineté des Wisigoths hérétiques. Proche des territoires sous contrôle byzantin, la ville, néanmoins, après un bref passage sous la domination impériale, accablée d’impôts intolérables
16, avait accueilli avec un quasi-soulagement le retour des troupes d’Athanagild. Situation difficile à gérer, qui réclamait un tact infini. Et de savoir ménager le véritable pouvoir : l’archevêque. C’était alors Léandre, frère aîné de feu Théodosia, première épouse de Léovigild, oncle d’Hermenégilde. Ces liens du sang devaient simplifier les relations entre le prélat et le prince wisigoth, son neveu.
Calcul exact mais qui avait abouti à rapprocher le jeune homme de sa famille maternelle catholique et à faire de lui le crypto-nicéen qu’il était devenu. Hermenégilde pensa qu’il serait en sécurité, Ingonde et l’enfant aussi, à Séville. Il quitta Tolède avec elle, en secret, et ce départ ressembla à une fuite. Goïswinthe le prit comme un intolérable défi et s’appliqua à dresser le père contre le fils « rebelle ». En arrivant à Séville, Hermenégilde n’était plus le prince héritier gouverneur de la place mais un révolté accusé de chercher à soulever la région…
Était-ce son intention et l’incident entre Ingonde et son aïeule n’avait-il été que le déclencheur précipitant un projet mûri de longue date ? Beaucoup, y compris Grégoire de Tours, le penseraient. Léandre de Séville, puis son frère Isidore, qui lui succéda, en tenaient pour une autre version : l’intransigeance de Léovigild, la perfidie de sa femme avaient acculé le prince à déclencher un soulèvement, à regret et parce qu’il n’avait plus d’autre moyen de protéger sa vie et celle des siens.
Sa première décision, arrivé à Séville, fut d’annoncer sa conversion, ce qui causa une joie mitigée à l’oncle Léandre, inquiet des inévitables retombées de l’événement, peu adepte de la précipitation et mis devant le fait accompli. Un peu de réflexion eût conduit Hermenégilde à comprendre qu’il s’aliénait ceux dont il avait désormais le plus besoin : les Byzantins.
Même si l’empire ne s’illusionnait plus guère sur ses chances de reconquête, il s’accrochait à l’étroite bande côtière qui lui restait en Espagne. Qui pouvait dire si ce territoire ne deviendrait pas la tête de pont d’où partirait un nouveau Bélisaire ? Or, l’unique justification avouable à ce maintien restait la question religieuse. Tibère II n’abandonnait pas les populations nicéennes qui souffraient sous le joug de l’hérétique. Mais, si l’arien d’hier devenait le catholique d’aujourd’hui, pourquoi les Espagnols toléreraient-ils les Byzantins et leur politique fiscale délirante ? La conversion d’Hermenégilde et sa possible accession au trône wisigoth signeraient la fin du réduit impérial de Bétique.
Mieux valait sacrifier un frère dans la vraie foi qu’un territoire… Jeune et dans l’enthousiasme du prosélyte, Hermenégilde ne perça pas à jour l’analyse cynique de l’exarque et du Basileus. Il crut en leur aide, au nom du dogme trinitaire et du Credo partagé… Tibère ne le détrompa point, histoire de ménager sa réputation de défenseur de l’Église, et lui fit passer quelques fonds. Et ce fut tout.
Brunehilde apprit en même temps, par une lettre de sa mère, écumante, « la tentative de coup d’État » d’Hermenégilde, dont Goïswinthe tenait Ingonde pour responsable, et, par un autre courrier, de sa fille cette fois, qu’elle était grand-mère d’un petit Athanagild, né à Séville pendant l’été 582. En choisissant de donner à l’enfant le prénom de son grand-père maternel, Ingonde espérait désarmer la colère de la reine d’Austrasie, très attachée à la mémoire de son père, et lui tirer des secours, financiers, diplomatiques ou militaires, car le jeune couple en avait un urgent besoin.
Elle n’obtint rien. Un jour viendrait où Brunehilde manifesterait, dans sa correspondance officielle, une tendresse débordante envers Athanagild, ce petit-fils qu’elle n’avait jamais vu et qu’elle prétendrait adorer comme le seul bien qui lui restât de sa fille chérie… Pour le moment, elle remâchait une colère qu’elle pensait légitime contre Ingonde, cette écervelée incapable de suivre ses conseils et de lui obéir, contre Hermenégilde, cet irresponsable soumis aux quatre volontés d’une gamine capricieuse, et même contre l’enfant, cause involontaire de la rupture entre Léovigild et son fils.
La reine d’Austrasie ne lèverait pas le petit doigt afin de les aider. Est-ce qu’ils n’avaient pas ravagé tous les projets mirifiques qu’elle nourrissait pour eux, et pour elle ? Elle enrageait.
Et puis, mais elle répugnait à l’admettre, quand elle eût voulu secourir Ingonde et son imbécile de mari, elle n’en avait pas les moyens… La situation, à Metz, lui demeurait défavorable, et la majorité officielle de Childebert II, au mois d’avril 582, n’avait pas remédié à cet état de choses. L’incapacité de cet enfant de douze ans à régner seul éclatait aux yeux les moins avertis, et les régents n’entendaient pas lui abandonner les rênes du gouvernement tant qu’il ne serait pas de taille à les leur réclamer d’un ton de commandement. Ce n’était pas demain la veille et leur retrait, événement invraisemblable, eût seulement signalé l’accession aux affaires de la reine mère. Cela, Ægidius et ses amis s’ingénieraient à l’interdire.
La survenue extravagante du « prince » Gondovald, à peu près dans le même temps, troisième événement désastreux qui ferait, dans le souvenir de Brunehilde, de l’année 583 l’une des pires de sa vie, s’inscrivit dans cette lutte de moins en moins feutrée qui l’opposait aux tuteurs de son fils.
L’affaire remontait à l’an 554. À cette date, le roi Thibaud, petit-fils de Thierry et ultime héritier de la première dynastie austrasienne, était mort à dix-sept ans, sans postérité. Ce détail n’avait étonné personne : l’infortuné Thibaud était atteint d’une paralysie qui lui interdisait, sauf miracle, d’avoir jamais d’enfant.
Ses tuteurs, qui redoutaient de voir l’Austrasie tomber entre les mains du terrible Clotaire, son grand-oncle, ne l’en avaient pas moins marié, dès qu’il en avait eu l’âge, avec une jeune fille ravissante du nom de Vuldetrade. À quinze ou seize ans, la reine d’Austrasie, que son époux infirme avait laissée aussi vierge qu’au matin de leurs tristes noces, s’était retrouvée livrée à toutes les convoitises de ceux qui rêvaient de s’emparer de Metz. Et d’abord à celles du vieux Clotaire.
Le statut d’une veuve royale créait diverses difficultés. Sans posséder de droits sur le royaume et la couronne, elle demeurait investie d’une sorte de légitimité et en possession d’une fortune personnelle, le fameux Morgengabe, parfois considérable, dont la perte eût été très préjudiciable au reste de la succession. Dans le passé, certains souverains avaient jugé expéditif d’assassiner la veuve de leur prédécesseur ; dans l’avenir, ils préféreraient l’enfermer au fond d’un couvent. Clotaire, quant à lui, avait opté pour une solution plus en accord avec son tempérament : il épousait.
Léovigild de Tolède en ferait autant en prenant Goïswinthe pour femme. Mais, difficulté qui ne se poserait pas en Espagne, les liens de parenté étant inexistants, ou trop ténus, Clotaire, par ces unions politiques, enfreignait les canons du concile de Paris. Il l’avait déjà fait une fois, en 524, quand il avait contraint Gontheuque, la veuve de son frère aîné, le roi d’Orléans, Clodomir, à l’épouser, en lui promettant de veiller sur ses neveux. Épouser sa belle-sœur, ce qui, selon la Bible, revenait « à découvrir la nudité de son frère », relevait de l’inceste. Clotaire était passé outre et aucun évêque ne l’avait morigéné. Les prélats francs n’avaient-ils pas déjà fermé les yeux quand il avait contracté une seconde union païenne avec Arégonde, sœur de sa femme Ingonde ? Pourquoi lui reprocher cet inceste-là plutôt que l’autre ?
Clotaire, dès lors, s’était cru tout permis. Donc, en 554, il avait décidé d’épouser Vuldetrade d’Austrasie comme, trente ans auparavant, il avait épousé Gontheuque. S’unir à la veuve de son petit-neveu était, là encore, interdit mais le roi n’en avait cure. Ce sexagénaire libidineux avait jeté la malheureuse dans son lit et s’était empressé de lui faire l’enfant que Thibaud n’avait jamais pu engendrer.
La grossesse de Vuldetrade devenait très visible lorsque l’évêque Germain de Paris s’était soudain scandalisé. À la différence des autres prélats, Germain n’était pas issu de la noblesse franque dévouée corps et âme à la dynastie, incapable d’élever une critique contre le roi. Il avait brandi les foudres de l’excommunication pour inceste et pour bigamie
17 ; Clotaire était toujours pourvu d’une femme légitime, épousée devant Dieu et les hommes : la reine Radegonde. Que celle-ci, après l’assassinat de son frère par son époux, eût obtenu une séparation légale, et l’eût mise à profit pour entrer au couvent n’y changeait rien
18. Clotaire, à qui le même Germain avait déjà interdit de revoir sa femme, avait eu beau s’indigner qu’on prétendît le condamner, si jeune encore, à la chasteté, l’évêque avait tenu bon et sa fermeté avait assez impressionné le reste de l’épiscopat pour l’amener à faire pression sur le roi. Inquiet de se mettre l’Église à dos, celui-ci s’était résolu à renvoyer Vuldetrade.
Dans l’impossibilité de la chasser de sa couche comme une fille de rien, contraint d’assurer l’avenir de l’enfant qu’elle portait, Clotaire trouva parmi ses leudes un flagorneur complaisant prêt à se charger de la reine et à reconnaître le bâtard royal. Ramasser les restes du roi semblait à certains un honneur insigne…
L’affaire se fût arrêtée là si l’enfant n’avait été un fils, prénommé Gondovald, s’il n’avait prodigieusement ressemblé à son véritable géniteur, et si Vuldetrade, outrée de son sort, ne l’avait élevé en prince mérovingien, laissant pousser ses longs cheveux blonds
19. Le mari, dont la complaisance n’allait pas jusqu’à se faire ridiculiser publiquement, en avait pris ombrage et finit par la répudier.
Libre, Vuldetrade avait assiégé Clotaire de ses suppliques et ses reproches, lui réclamant de reconnaître Gondovald ; pourquoi le vieux roi, qui avait engendré tant de bâtards, rejetait-il celui-là, au risque de couvrir sa mère d’un opprobre immérité ? Clotaire, dont les difficultés avec l’Église s’étaient aggravées après l’horrible assassinat de son fils Chramne, sa femme et ses deux filles, avait fait le sourd.
Alors, Vuldetrade s’était tournée vers le roi Childebert de Paris, le cadet de Clotaire. Il ne restait à celui-ci que des filles et nul n’ignorait qu’il répugnait à l’idée de voir son royaume tomber, à sa mort, entre les mains de Clotaire, qu’il haïssait
20. L’ancienne reine d’Austrasie se rendit à Paris, accompagnée de l’enfant, demanda à Childebert s’il pouvait douter, en voyant Gondovald, qu’il s’agît de son neveu, et, lui suggéra de jouer un bon tour à Clotaire en adoptant le fils qu’il avait renié.
C’était tentant… Childebert s’imaginait avec délectation la tête de son frère privé de l’héritage qu’il guignait au profit du petit… Il y avait sérieusement songé, avant de renoncer, et Gondovald, que Clotaire prétendait maintenant né de la liaison de Vuldetrade avec un jeune maçon qui travaillait à l’époque à la réfection du palais, s’était retrouvé derechef privé des titres et de l’héritage qui lui revenaient.
La suite n’était pas très claire. Vuldetrade, jeune encore mais décidément encombrante, avait été expédiée en Bavière et remariée au roitelet local, en signe d’alliance avec la dynastie ; ces semi-barbares se contentaient de peu, même d’une troisième main… Quant à Gondovald, on ne savait trop ce qu’il était advenu de lui, jusqu’au jour de 576 où il avait débarqué en Provence, à la tête de maigres troupes byzantines, afin de profiter de la crise ouverte par l’assassinat de Sigebert pour se tailler un royaume. L’expédition, contrée par les troupes de Gontran, avait tourné court. Gondovald avait rembarqué vers Constantinople, et l’on n’avait plus entendu parler de lui. Jusqu’à ce printemps 583 où Gontran Boson, mandaté par la cour de Metz, alla l’y chercher.
C’était une vieille et prudente habitude byzantine d’offrir un accueil aimable, à la limite de la résidence surveillée, à des héritiers de familles royales barbares détrônés ou en délicatesse avec la branche régnante. Les Basileus avaient ainsi recueilli un prince vandale, quelques Ostrogoths, des Thuringiens réchappés du massacre qui avait suivi la prise de leur capitale par Clotaire et ses frères, et maintenant Gondovald le Franc. Le but poursuivi était toujours le même : conserver un atout en vue d’une éventuelle reconquête des provinces perdues. Cela avait jadis très bien fonctionné en Afrique, où le retour du prince Hildéric, petit-fils de Genséric soupçonné de crypto-catholicisme
21, avait grandement facilité la tâche de Bélisaire. Constantinople ne désespérait pas de voir ce genre de miracles se reproduire. Cela valait de dépenser un peu d’argent et risquer quelques troupes afin de déstabiliser les royaumes barbares chaque fois que l’occasion s’en présentait.
Pourquoi Ægidius expédia-t-il Gontran Boson sur le Bosphore raviver les espoirs de Gondovald ? Un peu pour se débarrasser du duc, allié nécessaire mais difficile, que l’évêque de Reims préférait savoir au loin ; beaucoup dans l’intention d’avoir un Mérovingien à mettre en avant au cas où une nouvelle série de catastrophes ou d’épidémies viendrait faucher les survivants d’une dynastie qui, lors du départ de Boson vers Byzance, ne comptait plus qu’un prince, Childebert II, encore trop jeune pour procréer.
La nouvelle, que Boson rapporta triomphalement, d’un prochain retour de Gondovald à la tête d’un corps expéditionnaire byzantin, n’avait rien pour réconforter Brunehilde. Elle avait beau savoir que le projet serait long à concrétiser, elle y vit une menace pour son fils, et pour elle. Même si l’usage se perdait, la vieille coutume franque avait toujours préféré un prince adulte, capable de porter les armes et administrer le royaume, à un enfant ou un adolescent qui n’avait pas atteint « l’âge utile
22 » ; un retour victorieux de Gondovald, possible, envisageable, signifierait la mort de Childebert. Personne ne s’embarrasserait de lui, ni de sa mère…
Non, décidément, 583 n’était pas une bonne année… Pourtant, vers le milieu de l’été, alors qu’elle se prenait parfois à désespérer, malgré tous ses efforts, de se tirer de l’insoluble situation où l’avait plongée le veuvage, Brunehilde aperçut enfin une lueur d’espoir, faible encore mais suffisante pour lui rendre courage et l’envie de se battre.
Ægidius, affermi dans son rôle de régent de fait de l’Austrasie, véritable maître de sa politique et sa diplomatie, venait, trop sûr de lui, de renégocier l’alliance avec la Neustrie et d’assurer Chilpéric, non plus de la neutralité austrasienne en cas de conflit avec la Burgondie mais de son plein et entier soutien militaire.
Défendable tant que Childebert II se trouvait en position d’héritier du trône de Soissons, cette stratégie perdait, avec la naissance du prince Thierry, l’essentiel de son intérêt. Dans le meilleur des cas, le petit roi d’Austrasie, dépossédé par la naissance de ce cousin tardif, récupérerait, et encore, s’il allait les réclamer l’épée au poing, Agen et Périgueux arrachées l’année précédente à Gontran, donc à son futur héritage. Dans ces conditions, aller se battre pour Chilpéric devenait absurde.
Il n’était pas nécessaire d’être un génie pour le saisir et nombre de leudes, d’antrustions et de guerriers austrasiens en faisaient amèrement la remarque. L’Austrasie, royaume établi depuis quatre générations, seul stable de ceux nés des sempiternels partages successoraux de la dynastie, connaissait un début de sentiment national, et ce patriotisme balbutiant nécessitait, pour se maintenir et croître, un ennemi à honnir. La Neustrie, tournée vers l’ouest quand l’Austrasie l’était vers l’est, incarnait assez bien cet adversaire, surtout depuis l’assassinat de Sigebert.
Le renversement des alliances voulu par les régents n’était pas populaire quand il rapportait un profit futur ; il ne l’était plus du tout maintenant qu’il s’était mué en marché de dupes.
Ægidius ne sentit pas le vent tourner et se rendit à Paris, où Chilpéric s’attardait comme en terrain conquis, renouveler ses promesses d’amitié. Cette visite n’était pas gratuite. Chilpéric avait besoin de l’appui austrasien en vue d’une nouvelle campagne contre la Burgondie, au terme de laquelle il comptait annexer la Brie et le Berry, mais l’archevêque de Reims entendait en échange obtenir l’appui de la Neustrie contre l’insurrection provençale, et qu’il fût fait pression sur Gontran, quand celui-ci serait à genoux, afin de l’obliger à livrer le duc Loup réfugié sur ses terres, ainsi que Dynamius et tous les autres amis de feu le régent Gogon.
Ces mesquins calculs de partis échappaient au peuple et même à la noblesse, uniquement sensibles au rapprochement avec l’ennemi « héréditaire » ; quant à Brunehilde, elle en tira les conclusions qui s’imposaient : la liquidation des partisans de l’alliance burgonde signerait le triomphe d’Ægidius, et son isolement définitif.
Elle se jura de l’éviter à tout prix. Comment y parvint-elle ? Nul n’en sut jamais rien mais, jouant des relations et des amitiés qu’elle possédait encore, de l’influence que les plus avisés la sentaient prendre sur Childebert, et de l’agacement que la majorité des Austrasiens éprouvait en constatant le rapprochement avec la Neustrie, la reine suscita un courant de mécontentement suffisant pour entraver l’action et les projets d’Ægidius.
Le plan arrêté lors de la visite de l’archevêque de Reims à Paris était simple : prendre les troupes de Gontran en tenailles devant Bourges où Austrasiens et Neustriens feraient jonction. Le ralliement, l’année précédente, du patrice Mummolus, qui avait abandonné la cour de Chalon-sur-Saône à la suite d’un différend avec le roi et offert ses services à Metz, mettait l’armée burgonde en position de faiblesse car elle n’avait pas d’autre général de valeur à opposer au transfuge. Chilpéric comptait sur une victoire éclair qui obligerait son frère à négocier. C’était ce qu’il avait fait l’année précédente, quand il avait abandonné le Périgord et l’Agenais, puis renoncé à les reconquérir. Gontran donnait l’impression d’un homme à bout de forces et de ressources, qui avait perdu tout intérêt pour les questions de gouvernement. Autant en profiter !
Persuadé d’entreprendre une promenade militaire sans danger, Chilpéric marcha vers les territoires burgondes, y pénétra du côté de Melun et permit à ses troupes de piller tout leur saoul. C’était stupide, comme le faisait jadis remarquer l’évêque Germain de Paris, mais cela faisait partie du charme de ces petites guerres estivales : on brûlait les meules de foin fraîchement coupé, l’on s’amusait à galoper à travers les blés mûrs, l’on abattait les arbres dans les vergers croulant sous les fruits, l’on tuait le bétail que l’on mettait à rôtir, l’on incendiait les chaumines des gueux et l’on violait leurs femmes et leurs filles. Puis on partait recommencer la plaisanterie ailleurs.
La frontière entre les royaumes n’étant pas très nette dans ces régions, il y eut quelques bavures. Des paroisses neustriennes furent dévastées par erreur, incidents qui passèrent aux pertes et profits.
Cette mise en bouche retarda l’armée, qui mit plus de temps que prévu à entrer en Berry. Ce retard laissait tout loisir aux Austrasiens d’arriver ; pourtant, quand il atteignit Bourges, Chilpéric constata que ses alliés n’étaient pas là. Seul l’archevêque Ægidius était fidèle au rendez-vous, accompagné de son escorte d’honneur ; mais le prélat venait de Paris et n’était pas repassé par son diocèse, de sorte qu’il ne put expliquer l’étonnant retard de l’armée austrasienne. Il assura qu’elle ne saurait tarder, et Chilpéric le crut. Il attendit.
Tellement qu’au lieu de Childebert, ce fut Gontran qui arriva… Malgré la défection de Mummolus, les troupes burgondes, qui avaient fini par panser les plaies de leur coûteuse victoire limougeaude, se présentèrent nombreuses, fortes et organisées, et infligèrent aux Neustriens, inférieurs en nombre, démoralisés par ce qu’ils appelaient déjà la trahison austrasienne, et très encombrés de tout le butin récolté en venant, une mémorable raclée
23.
Grégoire de Tours, jamais à une exagération près, parlerait d’une dévastation et d’un carnage sans précédent, de milliers de morts, d’horreurs et de profanations innombrables. Il convient d’en rabattre, mais il est certain que Chilpéric, étrillé et qui ne l’avait pas prévu, se le tint pour dit et n’insista point ; il savait perdre avec élégance. Il s’adressa aux évêques du voisinage afin de négocier la paix avec Gontran, libéra les prisonniers, restitua le butin ramassé en route, et accepta de verser des dommages de guerre considérables. Cela ne l’avait pas mis de bonne humeur et l’un de ses amis, le comte de Rouen, fidèle parmi les fidèles, en fit les frais sur le chemin du retour. Comme il se montrait incapable de maintenir l’ordre dans les rangs et que l’armée, mécontente d’avoir perdu la fortune amassée à l’aller, recommençait à piller, en territoire neustrien cette fois, le roi lui passa son épée à travers le corps, histoire de lui apprendre à inculquer de la discipline aux guerriers.
Tout cela, d’ailleurs, était la faute des Austrasiens. Ægidius, qui redoutait d’avoir à s’expliquer avec Chilpéric, avait préféré s’éclipser lorsque la bataille devant Bourges avait pris mauvaise tournure pour la Neustrie.
L’archevêque ne s’était pas étonné du retard de l’armée austrasienne, persuadé qu’elle avait dû, à l’instar de celle de Neustrie, traîner en route et s’amuser un peu. Il se trompait et la situation était autrement plus délicate qu’il ne l’imaginait.
L’assez longue absence d’Ægidius avait laissé les coudées franches à ses adversaires politiques et d’abord à Brunehilde. Celle-ci, dont l’autorité s’affirmait depuis son intervention champenoise, n’avait eu de cesse de souligner auprès des uns et des autres combien le nouveau traité avec la Neustrie relevait du marché de dupes. Pourquoi allait-on engager les troupes austrasiennes cet été-là, sinon pour le plus grand profit de Chilpéric, « l’ennemi héréditaire » ? La situation avait changé et l’Austrasie n’en tirerait aucun profit maintenant qu’un prince héritier était né au royaume rival !
Faute de pouvoir exciter elle-même les Grands, les moins grands et les petits contre la politique d’Ægidius, Brunehilde comptait sur quelques appuis, restés prudemment discrets, dont l’évêque de Trèves, Magnéric, vieil ami de Gogon que les nouveaux maîtres n’avaient pas réussi à écarter, et au moins l’un des ducs, Gundolf. Elle comptait aussi sur Childebert. Depuis le 6 avril, le jeune roi était officiellement majeur
24 et capable de prendre seul, en principe, ses décisions. Sa mère n’avait pas manqué de lui exposer l’absurdité de la diplomatie d’Ægidius et les conséquences de la lamentable rupture avec l’oncle Gontran ; la révolte de la Provence, que les régents avaient été incapables de réduire, en était la plus grave car les taxes sur les importations ne rentraient plus, causant un tort considérable aux finances royales, tandis que le commerce périclitait maintenant que l’on ne pouvait plus exporter les vins du Rhin et de Moselle ni la verrerie austrasienne.
Enfin, Childebert, sans oser encore s’opposer aux décisions de l’archevêque de Reims, avait trouvé l’audace de ne plus les seconder. Là se situait l’explication de l’invraisemblable retard de l’armée. Certes, les ducs avaient donné l’ordre de marche, car le traité les y contraignait, mais ils avaient choisi d’aller un train de sénateur, ménageant des haltes, des pauses, des bivouacs au moindre propos. Ils espéraient arriver à la fumée des cierges mais les Neustriens, de leur côté, avaient tant lambiné, eux aussi, qu’ils avaient compensé le retard de leurs alliés par le leur. Lorsqu’ils l’avaient compris, les ducs austrasiens avaient choisi de dresser leur camp à bonne distance de Bourges, afin de n’être pas repérés au cas, improbable, où Chilpéric eût envoyé des estafettes à leur recherche, et ils avaient attendu, l’arme au pied, que les Burgondes nettoient la place. Ils attendaient encore, curieux et amusés, quand Ægidius avait déboulé dans leur camp, s’y pensant en sécurité, et avait raconté les derniers événements au roi.
La suite fut étonnante. Au cours de la nuit qui suivit, « le petit peuple
25 », dans un mouvement qu’il serait naïf de croire spontané, se porta jusqu’à la tente de Childebert et lui réclama la destitution de ses mauvais conseillers, à savoir Ægidius, Ursio, Berthefried et « les ducs » qui avaient épousé leur parti. Ils criaient :
— Que l’on écarte de la face du roi ceux qui trafiquent de son royaume, soumettent ses cités à la domination d’un autre et livrent ses peuples au pouvoir d’un autre
26 !
Cette piétaille ne possédant pas un recul suffisant pour se livrer à cette analyse des choix politiques et diplomatiques des régents, force était d’admettre que d’autres la leur avaient soufflée. Preuve supplémentaire que cette émeute était organisée, voulue et contrôlée par la reine mère et ses soutiens, l’on n’écarta pas les contestataires de la tente royale. Il fallait que Childebert parût céder à la volonté populaire.
C’était aussi une façon détournée d’élever l’adolescent sur le pavois, comme ses ancêtres avant lui, l’acclamation des guerriers faisant le roi du temps où celui-ci n’était qu’un chef de guerre élu. Cette légitimation de Childebert II lui conférait son statut souverain et viril ; il n’était plus un enfant auquel de « mauvais conseillers » dictaient leur mauvaise loi. Ce passage à l’âge d’homme et à l’exercice des responsabilités devait être marqué par un geste fort, qui soulignerait la rupture définitive avec le temps de la régence, et quel geste serait plus fort que la mise en jugement des responsables de l’alliance neustrienne ?
Décidément, Brunehilde, avec peu de moyens, avait manœuvré en stratège de grande classe.
La foule des fantassins ne vit pas si loin et ne songea pas que Childebert restait un enfant dénué d’expérience, timide et un peu mou, d’une intelligence limitée. Il se contenterait de passer de la tutelle publique des régents à celle, officieuse, de sa mère qui se garderait de le former à son métier de roi, dans la crainte de le voir un jour se libérer d’elle.
Autour de la tente royale, l’armée mugissait des imprécations et des menaces, exigeait qu’on lui livrât les « traîtres » et prétendait venir les chercher jusqu’auprès du souverain afin d’en faire prompte et expéditive justice. Quelques cailloux furent même lancés, signe que l’affaire dégénérait et que ses véritables meneurs en perdaient le contrôle.
Brunehilde et ses amis, qui voulaient la destitution d’Ægidius, et un procès en bonne et due forme, ne souhaitaient pas son assassinat. On fit en sorte de permettre à l’archevêque, vert de panique et qui, tiré du lit dans la précipitation, n’avait mis qu’une chaussure, de filer par derrière et d’emprunter le meilleur cheval
27 de la cavalerie austrasienne, en lui conseillant de regagner Reims et s’enfermer dans sa cathédrale. Ce qu’il s’empressa de faire, avec une hâte que l’on qualifierait plus tard de suspecte, sous-entendant que le prélat n’avait pas la conscience tranquille pour s’être enfui ainsi.
Quand le bruit des sabots se fut éteint dans le lointain, à l’aube d’une radieuse matinée de juillet, Brunehilde songea qu’enfin elle allait régner.
Finalement, cette année 583, commencée sous de si mauvais auspices, se révélait plus favorable qu’elle l’avait cru. À elle de savoir en profiter.