Un coup d’État venait de se produire en Austrasie, sans violence superflue ni effusion de sang. Gontran et Chilpéric le comprirent en même temps et se dirent qu’ils vivaient une étrange époque où les femelles usurpaient les fonctions régaliennes. Même Gontran, qui savait devoir être le premier bénéficiaire de ce retournement, ne s’en réjouit pas. Il tournait au vieux misogyne et se méfiait comme du feu des initiatives de sa belle-sœur. De quoi l’esprit léger, sensuel et vindicatif d’une femme n’était-il pas capable ? !
Pour l’heure, et bien que ses contemporains fussent peu désireux de le reconnaître, Brunehilde agissait avec une maîtrise et un savoir-faire qu’un homme très au fait des affaires publiques lui eût enviés.
Dans un premier temps, avoir écarté Ægidius du gouvernement lui parut suffisant. L’archevêque enfermé dans sa cathédrale n’était plus dangereux et, privés de ses conseils, ses hommes de paille perdaient toute envergure. La reine laissa Wandeline, Berthefried et Ursio aux postes qu’ils occupaient, mais en leur tenant la bride courte. Elle les avait jugés : comme la plupart des hommes, ils se contentaient des apparences et des hochets du pouvoir et se tiendraient tranquilles tant que leur vanité serait satisfaite. Il serait toujours temps d’aviser s’ils venaient à broncher.
Dans un souci apparent de se concilier l’ancien parti austrasien, elle fit appel à deux ou trois autres amis d’Ægidius, des seconds rôles dépourvus d’envergure, des ducs de second choix que le prélat n’avait pas honorés du moindre poste et qui se rallièrent à Brunehilde d’enthousiasme quand elle leur en offrit. Ils étaient trop médiocres pour la gêner et leur présence rassurait une opposition qui existait encore et redoutait une épuration.
Cela fait, ces gages donnés qui n’engageaient à rien, la reine appela l’évêque de Trèves, Magnéric, au conseil et fit de lui une sorte de principal ministre. Elle payait ainsi son soutien du printemps précédent, qui avait abouti à la fuite d’Ægidius déshonoré, et se rapprochait du clan pro-burgonde de feu le comte Gogon.
Personne n’en douta plus quand se rouvrirent des négociations avec Chalon au sujet de la querelle provençale. Gontran rouvrit les voies de négoce, rétrocéda la moitié des taxes du port de Marseille, et la moitié de la ville qui relevait de l’Austrasie, en échange de l’amnistie de Dynamius, de Loup et de leurs amis.
Cet apport financier et la libre circulation des marchandises contribuèrent fortement à assurer la popularité du jeune roi, et celle de sa mère. Il ne serait pas nécessaire d’écraser le peuple d’impôts abusifs, qui conduisaient parfois les contribuables poussés à bout à de déplorables excès, voire à des soulèvements, comme en Limousin quatre ou cinq ans plus tôt. Artisans, vignerons, commerçants dont les affaires avaient périclité du fait de l’insurrection de Provence se reprirent à croire en l’avenir, ce qui était bon pour le moral, donc pour l’économie.
Maîtresse de ces finances, Brunehilde les accrut encore, au prix de vagues promesses qu’elle n’avait pas l’intention de tenir, en empochant cinquante mille numismates d’or, une fortune, sortis des caisses byzantines.
Tibère II, victime d’un empoisonnement et se sentant mourir, s’était choisi un successeur parmi ses généraux, le stratège Maurice, et lui avait accordé la main de sa fille unique, la princesse Constantina, puis, le 5 août 583, sitôt le mariage célébré, il avait rendu l’âme.
Pour qui connaissait l’état déplorable des finances impériales, et l’avarice maladive du nouveau Basileus, près duquel son beau-père, réputé le pire pingre de sa génération, aurait eu l’air d’un dangereux prodigue, l’envoi de cette somme colossale aux Austrasiens, alliés douteux et inefficaces, car méfiants et prudents, signifiait simplement l’embarras de Constantinople face à la situation de ses ultimes possessions européennes et surtout de l’Italie. L’exarquat, maintenant réduit à Ravenne et Rome, et au couloir de la Via Valeria qui les reliait l’une à l’autre tel un cordon ombilical, continuait à subir la pression lombarde qui l’encerclait au nord et au sud, dans la région de Bénévent. L’empereur était dans l’impossibilité absolue d’envoyer de nouvelles troupes dans la péninsule ; déjà, il ne parvenait pas à payer les soldes de celles qui s’y trouvaient ; et dans l’impossibilité, morale, religieuse, d’abandonner la Ville éternelle à ces Barbares ariens. La seule issue était de payer des supplétifs européens catholiques pour voler au secours du pape. Seuls les Francs répondaient à ces critères et, parmi les Francs, seuls les Austrasiens, qui avaient, l’année précédente, expédié Gontran Boson en ambassade à Constantinople, donnaient le sentiment de vouloir s’en charger.
Les communications étant fort lentes entre le Bosphore et Metz, l’ambassadeur du Basileus n’avait rien su des changements opérés à la cour d’Austrasie dans l’intervalle et il remit en confiance à Brunehilde une somme qui revenait à Ægidius, responsable de l’ouverture des négociations et intéressé par l’éventuel retour du « prince » Gondovald. La reine se garda de lui expliquer ce qu’impliquait son coup de force pour les relations extérieures et empocha l’or. Puis elle renvoya le diplomate en le comblant d’amabilités, lui assurant que le roi Childebert ne songeait à rien d’autre que partir guerroyer contre les Lombards, et demanda que l’exarque d’Espagne continuât le soutien financier qu’il apportait au prince Hermenégilde.
C’était, dans l’immédiat, tout ce que Brunehilde pouvait entreprendre en faveur de sa fille et son gendre, toujours enfermés dans Séville avec le petit Athanagild. Quant à préparer une expédition en Italie, c’était bien la dernière de ses intentions. Elle avait mieux à faire, à commencer par s’imposer à la tête de l’Austrasie.
Elle était en train d’y réussir, ce qui constituait un exploit inédit. Après le conseil royal, peuplé de ses créatures et de ses obligés, après les finances royales, dont elle avait pris le contrôle, après la diplomatie qu’elle dominait au nom de Childebert, elle s’empara de l’exercice de la justice, fonction régalienne par excellence. Il est vrai que l’affaire qui marqua son ingérence dans cet ultime bastion de la suprématie masculine la concernait directement.
Fin 583 ou début 584, la reine reçut un courrier du comte de Javols
1, mal prénommé Innocentius
2, qui l’informait de propos « de lèse-majesté » tenus à son encontre par l’abbé Lupentius du monastère de Saint-Privat, près de Mende
3.
Quels propos ? Grégoire de Tours, chroniqueur officieux de la monarchie austrasienne et si prompt à se faire l’écho des pires calomnies concernant Frédégonde, n’aurait pas l’outrecuidance peu courtisane de rapporter celles qui insultaient Brunehilde. Sans doute s’agissait-il, non de suspecter sa vertu, de moins en moins soupçonnable car, à la différence de la reine de Neustrie, celle d’Austrasie, à son vif dépit, vieillissait vite et mal, mais de critiquer sa prise de pouvoir et ses choix politiques.
Le plus intéressant, au-delà des propos que l’abbé avait tenus ou pas, était l’ouverture d’une procédure de lèse-majesté, héritée du droit romain
4, s’agissant non du roi mais de la reine. Il y avait bien eu une sorte de précédent, en 582, lors de la comparution de Grégoire de Tours, accusé d’avoir calomnié Frédégonde mais, ainsi que Chilpéric l’avait précisé, c’était lui que l’évêque avait insulté en s’en prenant à sa femme. Ici, rien de comparable et Lupentius n’était pas assigné à comparaître pour avoir insulté Childebert à travers sa mère mais pour avoir manqué directement à celle-ci.
Plus intéressante encore fut la manière dont la reine en personne trancha ce procès, ou parut le trancher.
Lupentius, s’étant présenté, exposa sa défense et Brunehilde, l’ayant entendu, le lava du chef d’accusation de lèse-majesté et l’autorisa à regagner son monastère. Or, l’abbé ne devait jamais l’atteindre. Le comte de Javols et de Gévaudan l’arrêta non loin de Ponthion, une villa royale
5, l’y emmena prisonnier et l’y soumit, plusieurs jours, à des sévices et des tortures. Puis il le relâcha, sur intervention de la reine, mais pour le rattraper à quelques lieues à peine, au crépuscule, l’assassiner et jeter son cadavre décapité, le corps dans un gouffre, la tête dans la rivière
6…
Il existait une vieille et terrible rancune entre l’abbé de Saint-Privat et le comte de Gévaudan, et cette querelle, qui connaissait là son dénouement sanglant, dépassait le prétexte de propos imprudents et insolents tenus contre Brunehilde.
Or, et c’était là le plus curieux de l’affaire, non seulement la reine, qui avait personnellement acquitté et relaxé Lupentius, puis exigé d’Innocentius qu’il le remît en liberté, en apprenant son assassinat, ne prit aucune sanction contre le criminel. Même, elle ne manqua à l’avenir aucune occasion de le combler de ses bienfaits, poussant l’amitié jusqu’à conférer à ce laïc meurtrier le siège épiscopal de Rodez, devenu une fois encore vacant, et toujours au détriment du prêtre Transobad, qui avait été jadis le candidat mis en avant par le comte Gogon, au risque de se brouiller avec la faction pro-burgonde devenue sa principale alliée.
Simple pragmatisme d’une femme peu respectueuse de l’état religieux qui préférait s’appuyer sur un vivant déterminé plutôt que rendre justice à un défunt ? Ou récompense muette d’une exécution, sinon d’un crime, que cette rancunière aurait sournoisement orchestrée, se donnant le beau rôle mais se vengeant dans l’ombre ?
Brunehilde, à l’instar de tous ses contemporains, était capable de telles réactions, disproportionnées, injustes, facilitées par l’absence de jugement et de châtiment puisque les puissants demeuraient intouchables. Qui s’aviserait de leur reprocher quoi que ce fût ? N’étaient-ils pas au-dessus des lois communes ?
En Espagne, son beau-père, Léovigild, en donnait la démonstration. Outré de la révolte d’Hermenégilde, excité par Goïswinthe, qui avait la rancœur tenace, et sa fille tenait d’elle, le roi de Tolède venait de déshériter son aîné, sous le coup d’une sentence de mort pour suspicion de tentative de parricide, et de déclarer le cadet, Reccared, son seul et unique successeur.
Le pire était que Léovigild venait aussi de demander officiellement, et d’obtenir, la main de la princesse Rigonthe de Neustrie pour le futur roi d’Espagne. Brunehilde ne s’attendait pas à pareil camouflet, surtout de la part de sa mère. Elle suffoqua. Et ce n’était que le début !
Non seulement Goïswinthe poussait son époux à unir son fils cadet à la fille de l’assassin de Galswinthe, mais elle l’encourageait aussi à en finir avec la rébellion d’Hermenégilde. Brunehilde ne doutait pas que le véritable but de sa mère était de s’emparer d’Ingonde et lui faire payer son insolence et son entêtement. Ce qui, à terme, ne manquerait pas d’arriver car la situation du jeune couple s’aggravait.
Hermenégilde avait épuisé toutes les possibilités qui s’offraient à lui, sans succès. Les catholiques avaient applaudi à sa conversion mais ne lui avaient pas apporté leur soutien pour si peu. Tibère II lui avait, au début, versé de modestes subsides, coupés quand le prince s’était converti parce qu’il n’était pas opportun pour l’empire byzantin de voir un nicéen sur le trône d’Espagne. Sa belle-famille franque observait un silence total. La noblesse wisigothe restait fidèle à Léovigild. Seuls les Suèves, à l’ouest, avaient accepté le principe d’une entente avec le rebelle, entente qui, en ouvrant un second front insurrectionnel en Galice, eût déstabilisé Léovigild, mais leur roi, Mir, tourna casaque au moment crucial et, pour se faire pardonner, apporta son soutien militaire au souverain tolédan quand celui-ci décida de marcher sur Séville et d’assiéger la ville.
Hermenégilde ne l’avait pas attendu et, accompagné d’Ingonde et de leur fils, avait gagné l’exarchat de Carthagène et s’était placé sous protection byzantine. Simple précaution mais qui entérinait sa trahison par ce passage à l’ennemi. L’envoi de l’oncle Léandre, l’archevêque sévillan, à Constantinople afin de négocier avec Maurice l’asile politique soulignait la situation désespérée du prince.
Jamais Hermenégilde n’avait voulu en arriver là
7. Choisir entre l’exil et la guerre civile lui paraissait également insupportable ; l’offre de médiation que lui adressa, vers la fin de l’hiver 583-584, son cadet, le prince Reccared, le soulagea d’un énorme poids. Il l’accepta en confiance. Alla au rendez-vous fixé et, au lieu de son frère, tomba sur des soldats de leur père qui l’enlevèrent et l’emmenèrent à Tarragone où le jeune homme demeurerait emprisonné près d’une année
8.
Brunehilde ne nourrissait aucune illusion sur le sort qui attendait son gendre. Sauf miracle improbable, Hermenegilde ne sortirait pas vivant des geôles paternelles. Restait à savoir ce qui allait advenir d’Ingonde et de l’enfant.
Manifestation d’amour maternel intempestive, ou plus sûrement stratégie politique, la reine d’Austrasie tenait à récupérer sa fille et son petit-fils dans les meilleurs délais et les mettre en sécurité à Metz. À dix-huit ans, bientôt veuve, Ingonde servirait à nouer de nouvelles alliances diplomatiques et matrimoniales ; on dénicherait bien, vers l’est, un principicule barbare prêt à se contenter d’un second choix pour l’honneur d’épouser une princesse franque. Mais l’enjeu véritable s’appelait Athanagild. Cet enfant de deux ans valait de l’or : Brunehilde, qui ne supportait pas la pensée de Rigonthe sur le trône wisigoth, se jurait de tout faire pour imposer les droits de son petit-fils espagnol au détriment de ceux de Reccared ; jamais le royaume de Tolède n’aurait la paix tant qu’Athanagild ne serait pas rétabli.
Et, au cas où cette reconquête s’avérerait trop compliquée ou trop coûteuse, le garçonnet, prince mérovingien par sa mère, incarnait une solution de substitution pour l’Austrasie si jamais Childebert venait à disparaître sans postérité. La dynastie était si fragile…
Qui pouvait en douter alors que l’on venait d’apprendre, en cette fin d’hiver, la mort du petit prince Thierry de Neustrie, qu’une gastro-entérite avait emporté à la veille de son premier anniversaire
9 ? Brunehilde se frottait les mains de ce malheur qui laissait le royaume de Soissons une nouvelle fois sans héritier. Il y avait peu de risques que Frédégonde, maintenant âgée de quarante-cinq ou quarante-six ans, parvînt à remplacer le fils qu’elle venait de perdre. Et, si jamais la Gauloise en restait capable, Brunehilde ferait en sorte de ne pas lui en accorder le temps. La couronne de Neustrie ne passerait pas une seconde fois sous le nez de Childebert. Elle comptait s’y employer.
Un courrier, parvenu à Metz sur ces entrefaites, fournirait un prétexte rêvé et couvrirait d’un épais voile de fumée les manigances de la reine d’Austrasie. Le message venait de Constantinople. Il informait le roi Childebert de la haute protection que le Basileus accordait désormais à sa sœur, la princesse Ingonde, et à son neveu, le prince Athanagild, puis rappelait les cinquante mille numismates d’or envoyés l’année précédente afin de financer une expédition austrasienne en Italie. Où en était-on ? Comment avait-on utilisé ces fonds ?
Le chantage était transparent… Hermenégilde, très épris de sa femme et qui redoutait plus que tout qu’Ingonde retombât entre les mains de Goïswinthe, avait cru la mettre à l’abri, ainsi que l’enfant, en les plaçant sous la protection de l’exarque de Carthagène. C’était exact mais le prince n’avait pas réfléchi aux implications de cette démarche. Sans doute n’avait-il pas le choix mais il avait oublié que Constantinople, pour les besoins de sa politique étrangère et de ses ambitions de reconquête, collectionnait les prétendants aux trônes barbares ; quand elle parvenait à en attraper un, elle ne le rendait pas…
Sitôt apprise l’arrestation d’Hermenégilde, l’exarque, dans la crainte d’un raid wisigoth sur l’enclave impériale, raid qu’il n’était pas de force à repousser, avait exfiltré la princesse et son fils, et les avait fait passer en Afrique. Ingonde et l’enfant se trouvaient maintenant à Carthage, à l’abri mais dans une cage dorée dont ils ne sortiraient pas de sitôt.
Voilà ce que signifiait la protection du Basileus Maurice. L’expédition en Italie réclamée à Childebert n’était rien d’autre que le prix estimé de la rançon de sa sœur et son neveu. Et encore ! Brunehilde, qui connaissait assez bien les Byzantins, doutait fort qu’ils rendissent leurs otages à si bas prix. Les cinquante mille numismates d’or, joyeusement encaissés l’année précédente et qu’elle n’avait pas l’intention de rendre, pèseraient lourd dans les tractations à venir. Maurice était en droit de considérer qu’il avait payé l’intervention austrasienne, que le contrat n’avait pas été rempli, ce qui était exact, et de se servir d’Ingonde et du petit comme d’une monnaie d’échange bienvenue.
Quand elle fut arrivée à ce point de ses réflexions, Brunehilde comprit qu’elle ne reverrait pas sa fille et son petit-fils de sitôt, si jamais elle les revoyait. Elle en fut très contrariée, non par sentimentalisme déplacé mais par sens politique. Les plans qu’elle avait commencé d’échafauder, où Ingonde et Athanagild jouaient un rôle, s’effondraient ; plus grave, ces atouts devenaient une gêne, un moyen de pression. Ils allaient empoisonner toute sa diplomatie pendant des années. Sa rancune contre sa fille, cette sotte entêtée et orgueilleuse incapable de lui obéir, et qui avait fini par la placer dans cette situation impossible, s’en aigrit davantage. Cette enfant ne lui aurait, décidément, créé que des problèmes…
En attendant, il fallait tenter d’en tirer le meilleur profit. Brunehilde voyait précisément comment.
Pour une durée, peut-être très brève, la Neustrie restait sans héritier. La reine d’Austrasie ne s’arrêtait pas à l’existence de la princesse Rigonthe que ses parents, après les disparitions de leurs fils aînés, avaient déjà tenté de présenter comme leur héritière, lui donnant officiellement le titre royal
10. Les Grands ne toléreraient jamais d’obéir à une fille de cet âge, sans mari ni fils pour asseoir sa fragile légitimité ; et Brunehilde savait de quoi elle parlait. En plus, la princesse était fiancée et les négociations avec l’Espagne si avancées qu’on ne voyait pas comment Chilpéric parviendrait à les rompre sans offenser mortellement Léovigild et Reccared. Sauf à provoquer une crise diplomatique sans précédent et risquer une guerre à la frontière avec la Septimanie, il serait obligé, avant la fin de l’été, d’expédier « la reine » Rigonthe à Tolède. Restait à savoir si elle y parviendrait… Là aussi, Brunehilde nourrissait quelques idées amusantes.
Il fallait cependant agir vite. Qui pouvait jurer que la maudite Frédégonde ne réussirait pas à concevoir un dernier garçon ? Et même, si, à son âge, elle n’y parvenait pas, qui pouvait jurer que Chilpéric, nonobstant sa folle passion pour sa gueuse, n’irait pas en engendrer une demi-douzaine avec de jeunes et fraîches concubines ? Uniquement afin d’assurer l’avenir de sa race…
Dans ce cas-là, c’en serait fini de l’héritage neustrien. L’unique moyen d’empêcher cela consistait à assassiner Chilpéric avant qu’il se fût redonné un ou des héritiers.
Gontran, se trouvant, quelques années plus tôt, dans une situation identique, avait très bien compris ce qu’il risquait, et y avait pallié en adoptant Childebert puis en clamant haut et fort qu’il ne se remarierait pas et n’aurait pas d’autres enfants puisque c’était la volonté de Dieu de le priver de progéniture pour l’expiation de ses péchés. Chilpéric ne l’imiterait pas. Tant pis pour lui, il faudrait donc qu’il meure…
Le plan de la reine d’Austrasie fut arrêté dès le printemps 584, époque où elle sut la mort de Thierry. Restait à le mettre en œuvre. Et ce n’était pas facile.
Les décès successifs de leurs fils avaient rendu le couple royal de Neustrie paranoïaque. Frédégonde, en particulier, qui idolâtrait ses enfants et ne reculait devant rien pour les protéger, n’arrivait pas à admettre que « tout ce qu’il y avait de beau et de bon dans leur vie » avait disparu stupidement, emporté par une maladie banale, ordinaire, ni à se soumettre à la volonté d’un Dieu auquel, depuis, elle peinait toujours plus à croire. Il lui fallait une autre explication, des coupables, des gens à frapper pour extérioriser une douleur maternelle si forte que ses proches la pensaient sur le point de devenir folle.
Des coupables, la reine de Neustrie en avait trouvé. Clovis d’abord, le dernier survivant du mariage de Chilpéric et d’Audowère, assez stupide pour se féliciter en public de la disparition de ses demi-frères ; et Audowère, suspectée d’être l’instigatrice du crime ; et deux servantes, la concubine du prince et sa vieille mère, toutes deux au service de Frédégonde et qui, sous la torture, avaient avoué, évidemment, avoir empoisonné les enfants.
Tous avaient payé de leur vie ces meurtres fantasmatiques. Au moins Frédégonde avait-elle éprouvé du soulagement en trouvant une cause rationnelle à son immense malheur et en châtiant de prétendus coupables. L’excuse de la reine était qu’elle croyait tout de bon ses fils victimes d’un complot. Et cela n’avait rien d’absurde. Tant de gens, en effet, avaient intérêt à les supprimer ! Elle avait redoublé de précautions autour de Thierry ; en vain. Avait, à nouveau, refusé de croire à une mort naturelle. Et d’autres innocents avaient payé, torturés, brûlés vifs ou noyés en Seine, l’empoisonnement inexistant de l’enfant…
La méfiance, fruit de la peur et de cette hantise de l’assassinat qui obsédaient les puissants, multipliait autour de Chilpéric et Frédégonde les gardes, les goutteurs, les fidèles prêts à mourir à leurs pieds en les défendant. Ils devenaient inapprochables. Brunehilde décida de les rassurer.
Depuis la mort d’Audowère et ses enfants, qui, plus qu’elle, avait intérêt à l’extinction de la dynastie neustrienne ? Si un danger pesait sur la cour de Soissons, il ne pouvait venir que d’elle. Alors, elle feignit de se désintéresser de la Neustrie, d’être trop occupée par d’autres projets et, ostensiblement, tourna ses regards vers l’Italie.
Au début du printemps 584, Childebert prit la tête de l’armée austrasienne, passa les Alpes et descendit dans la plaine du Pô. Sa mère ne l’accompagnait pas, et des observateurs avisés, au fait des habitudes de la reine, se fussent étonnés de la voir livrer ainsi son fils unique, à peine âgé de quatorze ans, au hasard d’une campagne militaire difficile et dangereuse sous prétexte que quelqu’un devait gérer, à Metz, les affaires du royaume…
Que se passa-t-il en Italie ? L’ensemble des chroniqueurs resteraient, à ce sujet, dans un épais brouillard et ne livreraient que des versions contradictoires des opérations. Grégoire de Tours, flagorneur à son habitude, évoquerait une campagne triomphale, des troupes lombardes saisies de panique à la seule idée d’affronter les Francs, des ducs prêts à négocier la paix et l’alliance austrasienne au prix fort, faisant soumission sans même avoir tiré l’épée et couvrant le jeune roi d’invraisemblables cadeaux
11.
Un autre chroniqueur, l’abbé de Biclar dans les Pyrénées, Jean
12, proposerait une version moins souriante et moins glorieuse, et parlerait d’un affrontement terrible entre les deux armées, aux résultats incertains qui aurait conduit les Francs, malmenés, à entamer des négociations avec les Lombards avant de repasser les monts.
Il se peut que les deux auteurs soient aussi douteux l’un que l’autre.
Le principal argument que Brunehilde mettrait en avant, l’hiver suivant, quand Maurice, fou de rage, réclamerait le remboursement immédiat de ses cinquante mille numismates d’or, dont il ne reverrait évidemment jamais la couleur, serait l’absence des Byzantins sur le champ de bataille. À l’entendre, l’exarque de Ravenne, Smaragdus, devait, à la tête de ses troupes, se porter au-devant de Childebert et c’était ensemble que les deux armées devaient affronter les Lombards. Or, les soldats impériaux ne s’étaient pas montrés. Le Basileus ne comptait tout de même pas que les Francs lui serviraient de supplétifs ? !
Justification spécieuse… L’exarque, ce n’était un secret pour personne, n’était pas en mesure d’opérer pareil mouvement. Sortir de Ravenne, sécuriser la Via Valeria, défendre Rome lui étaient déjà impossible ; alors, attendre de lui qu’il se frayât un passage vers le Nord, à travers des régions entièrement sous contrôle lombard, relevait de la plaisanterie. Ou bien Maurice avait donné de fausses assurances aux Francs, qu’il regardait en effet comme ses supplétifs, les ayant payés assez cher pour cela, ou bien les Austrasiens s’étaient donné du mal pour comprendre de travers et s’assurer une excuse à une retraite programmée avant même le début de la campagne. Cette explication-là devait être la bonne.
Jamais Brunehilde n’avait eu l’intention de s’ingérer dans les affaires à haut risque de l’Italie, encore moins de se brouiller avec les Lombards, voisins difficiles, donc à ménager, sous prétexte de servir des intérêts impériaux aux antipodes des siens. La promenade militaire de Childebert visait d’autres buts : rassurer la Neustrie en lui montrant les troupes austrasiennes occupées très loin de ses frontières ; accessoirement, si Maurice se contentait de peu, assurer le rapatriement d’Ingonde et de son fils. S’il ne s’en contentait pas, tant pis ! La jeune femme n’était pas la préoccupation principale de sa mère cet été 584. Même la nouvelle de la mort d’Hermenégilde, que son père avait finalement fait décapiter la veille de Pâques parce qu’il refusait de revenir à l’arianisme et de communier dans le rite hérétique
13, ne lui avait arraché qu’un soupir d’agacement. Au fond, sa belle-mère pensait qu’il avait eu ce qu’il méritait
14. L’aspect religieux du problème lui était profondément indifférent.
Ce qui lui importait, pour l’heure, se jouait à Paris.
Début juillet, Brunehilde y expédia une ambassade, censée élever une protestation officielle de l’Austrasie à propos des noces de la princesse Rigonthe. Metz voulait savoir d’où provenait précisément l’énorme dot, en or, en bijoux, en esclaves, que la rumeur publique attribuait à la jeune fille. Le bruit courait que l’essentiel provenait des possessions aquitaines de la Neustrie, le fameux Morgengabe de Galswinthe, que Brunehilde revendiquait toujours pour sien. Si c’était exact, Chilpéric n’avait pas le droit d’aliéner cette fortune, qui ne lui appartenait pas, aux Wisigoths.
Sur le plan du droit, la prétention ne valait pas un clou, ce que Chilpéric avait crûment dit. L’Aquitaine était à lui, il en faisait ce que bon lui semblait. Frédégonde avait renchéri en soutenant que la dot de Rigonthe sortait presque exclusivement de ses propres coffres. L’affirmation avait fait hausser le sourcil à des gens qui se demandaient comment la reine de Neustrie avait amassé tant d’argent. Fille de rien, elle avait beaucoup roulé avant de rencontrer Chilpéric et celui-ci eût été bien embarrassé de lui offrir un Morgengabe en échange d’une virginité sacrifiée à un autre. Par contre, il l’avait ensuite comblée de présents, en terres, en joyaux et en numéraire. Libre aux Grands d’Austrasie de la croire ou pas.
Ils firent mine d’accepter l’explication mais ne quittèrent point Paris. Ils soutenaient avoir perdu l’un des membres de la délégation, dont ils refusaient de donner le nom, et ne pouvoir repartir avant de l’avoir retrouvé. L’enquête que Chilpéric, agacé, diligenta de son côté, ne rassura pas la cour de Neustrie. Personne à Paris ne se souvenait avoir vu le prétendu disparu. De là à penser qu’il n’existait pas et que ces recherches étaient un prétexte à fouiner au palais et dans ses alentours, il n’y avait pas loin. On renforça la sécurité autour du couple royal.
Cela n’arrangeait point Brunehilde. À leur retour à Metz, ses ambassadeurs l’avaient informée de la présence de Frédégonde à Paris, éclatante de santé, plus jeune que jamais et en apparence consolée de la mort du petit Thierry. Or, ses espions lui avaient répété tout le printemps que la reine de Neustrie, brisée de douleur, vieillie de vingt ans en une semaine, restait enfermée à la villa de Vitry et que Chilpéric cherchait ainsi à cacher que sa femme était devenue folle.
Brunehilde, toujours prompte à croire ce qui nuisait à sa rivale, avait prêté foi à ces bruits ; ils l’arrangeaient car elle savait Frédégonde plus intelligente et clairvoyante que son mari. Son retour compliquait un peu les choses. Un peu seulement…
La reine d’Austrasie ne se demanda pas pourquoi la femme anéantie qu’on lui avait décrite avait soudain pris le dessus sur son chagrin démentiel, ni pourquoi les souverains neustriens, trois mois plus tôt occupés à retarder, ou empêcher, par tous les moyens, le départ de leur fille et héritière vers l’Espagne, consentaient maintenant d’un air serein à se séparer d’elle. Se fût-elle arrêtée à examiner ces questions, Brunehilde fût peut-être parvenue aux bonnes réponses. Eût-elle renoncé pour autant à supprimer Chilpéric, c’était moins assuré.
Tel était en effet le but de toute la comédie italienne de Childebert, et des protestations concernant le mariage espagnol : détourner l’attention des projets d’attentat et d’annexion que l’on mûrissait à Metz.
Jouant le jeu à l’extrême, l’Austrasie commença, au mois d’août, c’est-à-dire très peu de temps après le retour d’Italie de l’armée, à mobiliser de nouvelles troupes sous prétexte de faire reconnaître les droits du petit Athanagild sur le trône tolédan. Brunehilde poussait-elle la candeur jusqu’à croire que le Basileus se satisferait de la piteuse démonstration du printemps dans la plaine du Pô et renverrait la mère et l’enfant ? Ou Athanagild n’était-il qu’un prétexte à expédier des troupes vers le sud, donc vers la frontière briarde entre l’Austrasie et la Neustrie ? Cette seconde hypothèse était la bonne.
Dans les plans de la reine, ces troupes avaient deux missions à accomplir. La première, à peine plus qu’une farce, consistait à entraver, de cent façons, le voyage de la princesse Rigonthe vers l’Espagne, et essayer de récupérer au passage le maximum d’une dot que Brunehilde estimait lui avoir été volée.
Les circonstances leur faciliteraient la tâche.
Les ambassadeurs espagnols chargés de conduire Rigonthe à Tolède s’étaient présentés à Paris en juillet. C’était un délai raisonnable pour assurer un voyage tranquille, dans de bonnes conditions climatiques, et atteindre les Pyrénées avant les premières neiges qui en interdiraient le franchissement. Il fallait aussi prévoir un délai convenable pour les adieux de la fiancée à des parents qu’elle ne reverrait plus. Les Wisigoths s’accordaient un mois environ. Ils n’avaient pas tardé à déchanter.
Chilpéric – Frédégonde se trouvait encore à Vitry – avait rappelé la mort récente de son fils et héritier, allégué que, dans ces conditions, la cour de Neustrie, et lui-même, n’avaient pas le cœur à la fête. Il réclamait qu’on leur laissât le temps de faire leur deuil.
Les Wisigoths s’y attendaient un peu. Depuis la mort du prince Thierry, le roi de Neustrie avait plusieurs fois tenté de repousser le mariage aux calendes grecques et même, un moment, proposé à Reccared la main de son autre fille
15, son aînée, Hidelswinthe Basine
16. La cour de Tolède n’avait pas eu le temps de décliner cette offre douteuse car, dans l’intervalle, la reine Radegonde, tutrice de fait de la princesse, placée sous sa garde au monastère Sainte-Croix de Poitiers après l’assassinat de sa mère, avait écrit à Chilpéric qu’il était hors de question de lui renvoyer sa fille, « car une épouse du Christ ne retournait pas aux vanités du monde ».
Il y aurait eu beaucoup à dire sur ce refus de la veuve de Clotaire, et d’abord que Basine n’avait jamais demandé à entrer au couvent ni à prononcer ses vœux. Dépourvue de vocation religieuse, la princesse ne demandait pas mieux que de revenir dans le monde, choix que Radegonde, unie de force à un homme qu’elle détestait, reine malgré elle, ne pouvait comprendre. Chilpéric n’osa pas s’opposer à la vieille dame et se le tint pour dit, mais il continuait à chercher des prétextes à retarder le mariage de Rigonthe.
Les Wisigoths ayant clairement dit que le deuil neustrien ne pouvait s’éterniser, à moins de repousser les noces d’un an, ce qui était inenvisageable car Reccared était pressé d’assurer l’avenir de la dynastie, Frédégonde, de retour, avait mis en avant une autre raison à laquelle les ambassadeurs n’avaient su qu’opposer : Rigonthe ne pouvait partir tout de suite parce que sa dot n’était pas encore entièrement réunie. Le contenu de cinquante voitures chargées d’objets précieux, sans parler des esclaves très nombreux et des chevaux de parade destinés au prince, ne se réunissait pas en claquant des doigts. Il fallait patienter et excuser un retard bien intentionné.
Comment décliner pareille bonne volonté ? Les ambassadeurs s’étaient résignés à patienter encore. Fin août cependant, la dot en question, prodigieuse à en juger par ce que l’on avait déjà rassemblé, n’était toujours pas au complet et tout retard supplémentaire, aggravé par la lenteur prévisible du cortège, obligerait à hiverner à Toulouse. Chilpéric incita alors les Wisigoths à reprendre seuls la route du Midi ; il les assura que la princesse les suivrait avec sa propre escorte, et qu’ils la retrouveraient à temps pour le franchissement des cols pyrénéens.
Pourquoi les ambassadeurs acceptèrent-ils cet arrangement, qui risquait de faire tout manquer ? On ne sait, mais ils s’en allèrent devant, ce qui était contraire à tous les usages d’un cortège nuptial princier, et même aux règles de sécurité les plus élémentaires. En effet, ce convoi de richesses fabuleuses constituait une tentation invincible, en même temps qu’une cible facile, pour tous les malveillants, voleurs, brigands et pauvres entre Paris et Toulouse, la fameuse escorte promise par Chilpéric se bornant à une poignée d’hommes d’armes entourés de trois ducs, garde d’honneur peu dissuasive.
Cela faisait presque un mois que les Wisigoths étaient repartis quand, enfin, Rigonthe, début septembre, prit la route à son tour, avec une lenteur majestueuse et superbe qu’elle pensait nécessaire à son rang. La première étape couvrit à peine huit miles
17, une misère, et l’on sortait tout juste des faubourgs parisiens quand la princesse exigea de bivouaquer pour la nuit. À ce train-là, il faudrait trois mois pleins avant de voir Toulouse.
Les uns et les autres venaient de se retirer sous leurs tentes et de s’endormir quand un parti de bandits de grand chemin, qui ressemblaient fort à des guerriers austrasiens, s’abattit sur le camp, rafla tous les chevaux de race destinés aux haras wisigoths, ainsi que plusieurs coffres d’objets précieux mal gardés, dans lesquels se trouvaient, entre autres, deux plats de parade gigantesques, l’un d’or, l’autre d’argent, qui représentaient les plus belles pièces de la dot de Rigonthe. Au milieu de la panique ambiante, une foule d’esclaves parvint à rompre ses liens et s’égailla à travers champs. On ne les retrouva pas
18.
Ce n’avait été que le début des ennuis. Jusqu’à Poitiers, les attaques diurnes ou nocturnes se succédèrent, et se multiplièrent sitôt arrivés en Aquitaine où les Austrasiens comptaient de nombreux appuis. La fabuleuse dot de Rigonthe fondait à vue d’œil, sans que les ducs de son escorte, consternés et qui n’avaient pas retrouvé les Wisigoths, osassent avertir le roi et la reine, à Paris, des déboires de leur fille. Plus on descendait vers le Sud, plus le pillage s’accélérait et ce serait bientôt une fiancée en chemise que récupéreraient les ambassadeurs, si toutefois ils en voulaient encore.
À Meaux, où Brunehilde, son fils et sa fille, Chlodoswinde, venaient de s’installer pour l’automne, l’on riait tout haut des malheurs de Rigonthe, et de la déconvenue de Reccared. Ce serait autant qui n’irait pas fortifier l’opposition au retour d’Athanagild !
Juste retour des choses, selon elle, Brunehilde récupéra les deux grands plats de parade. Celui en argent lui appartenait, elle l’avait apporté d’Espagne avec elle dix-huit ans plus tôt, il faisait partie des objets que l’évêque Prétextat s’était arrangé pour ne pas lui restituer. Quant à celui en or, dont la seule existence l’avait longtemps rendue malade de jalousie, il provenait des impôts extorqués aux cités du Sud-Ouest, les siennes à l’entendre, et par conséquent, il lui appartenait aussi…
Le plus curieux, dans l’attitude des Austrasiens, était qu’ils ne semblaient nullement inquiets d’une possible réaction neustrienne, comme s’ils savaient qu’elle ne se produirait pas.
L’escorte de Rigonthe poursuivait sa chevauchée grotesque vers Toulouse, peu pressée de rapporter à Chilpéric l’échec de sa mission de protection ; l’on ignorait donc toujours, à Paris, la suite de raids austrasiens menés contre le convoi de la princesse. Mais l’on y avait appris l’installation de Childebert et de sa cour à Meaux et Frédégonde s’alarmait beaucoup de ce voisinage. Brunehilde et sa famille n’y avaient pas remis les pieds depuis 575. Quelle raison avaient-ils soudain d’y revenir ?
Frédégonde ne parvint pas à faire partager ses inquiétudes à son époux. Début octobre, contre son avis, le roi décida d’aller passer une semaine ou deux à Chelles, villa royale des bords de Marne que battaient les contreforts de l’immense forêt de Cuise
19, riche en gibier. Chilpéric, comme son père, aimait y chasser à journées entières. Elle le laissa partir, en proie à de sombres pressentiments.
Le troisième soir du séjour à Chelles, le roi rentra très tard. La nuit était close, la cour où il descendit de cheval mal éclairée. Dans la pénombre ambiante, personne ne sut qui avait frappé. Chilpéric s’écroula, un coup de scramasaxe dans le flanc, un autre sous l’aisselle. Doublet parfait, et volontaire, de l’assassinat de Sigebert, neuf ans plus tôt à quelques jours près.
Là aussi, profitant de la panique, les meurtriers
20 se fondirent dans les ténèbres et disparurent, à moins que, similitude troublante, ils eussent, comme les assassins de Sigebert à Vitry jadis, reçu des ordres afin d’organiser la suite et qu’il convienne de leur attribuer l’adhésion précipitée des Grands de Neustrie, présents sur les lieux du drame, au roi Childebert, lequel – chance inespérée – était à portée de venir récupérer la couronne de Neustrie.
Comme un seul homme, toute la noblesse franque qui avait accompagné Chilpéric à Chelles n’eut plus qu’une idée : se ruer à Meaux, faire allégeance à Childebert et, afin de ne pas se présenter les mains vides devant leur nouveau souverain, ces braves gens firent main basse sur tout ce qui avait de la valeur dans la villa, depuis le trésor royal qui, traditionnellement, suivait le roi, jusqu’aux jambons du cellier… Ce pillage accompli, ils s’envolèrent, abandonnant le cadavre de Chilpéric là où il s’était écroulé, au milieu de la cour. Il y fût resté sans l’évêque de Senlis, Mallulf, en attente d’une audience royale, qui se crut quand même tenu de rendre les derniers devoirs au défunt.
Ce beau monde déboula à la villa de Meaux où l’on ne fut pas autrement surpris de les voir arriver. Le coup était bien monté, tout prévu d’avance, et la responsabilité de Brunehilde patente
21. Bien entendu, elle nierait avec la plus grande énergie mais nul n’était obligé de la croire.
Vingt-quatre heures, la reine d’Austrasie savoura sa victoire et ce qu’elle prenait pour son triomphe définitif. Ne venait-elle pas de venger à la fois sa sœur, son mari, et Mérovée, auquel il lui arrivait parfois de songer avec un peu de pitié ? Ne venait-elle pas d’assurer la couronne neustrienne à son fils, ce qui faisait d’ores et déjà de lui, à quatorze ans, le roi d’une Francia réunifiée car elle veillerait, et dans les meilleurs délais, à pousser l’oncle Gontran vers la tombe ? Ne manquait plus à son bonheur que d’intenter le procès de Frédégonde, cette gueuse qu’elle détestait et enviait à la fois, pour sa beauté, sa détermination, et cet amour passionnel, que Brunehilde ne connaîtrait jamais, qui l’avait unie près de trente ans à Chilpéric. Elle paierait tout cela, et finirait sur le bûcher des sorcières, sa vraie place comme le prétendait autrefois Mérovée, fidèle écho des haines de sa mère, Audowère.
Ce n’était plus qu’une affaire d’heures et Brunehilde prenait tout son temps. Sa rivale devait avoir le loisir de mesurer ce qui l’attendait. Ce retard allait coûter très cher à la reine d’Austrasie.
Au petit matin qui avait suivi le meurtre, Mallulf de Senlis, pressé de s’en débarrasser, avait fait embarquer le cadavre de Chilpéric sur une barque et chargé les nautoniers de le ramener à Paris et de le confier à l’évêque Ragnomod.
Brunehilde avait eu tort de calquer les réactions qu’elle prêtait à Frédégonde sur celles qu’elle-même avait éprouvées à la mort de Sigebert. À l’époque, elle s’en souvenait, elle s’était effondrée. Pas tant de chagrin, car ses sentiments conjugaux étaient assez tièdes, mais d’angoisse. Paradoxalement, c’était ce qui l’avait sauvée, Chilpéric ne s’étant pas méfié de cette veuve décomposée et enlaidie.
Frédégonde était d’une autre trempe. À la différence de Brunehilde, cette paysanne gauloise avait l’habitude de faire face toute seule aux mauvais coups du sort. Dans le péril ou le malheur, elle luttait, jusqu’au bout de ses forces, ne rendait pas les armes.
La nouvelle de la mort de son mari, qu’elle adorait
22 malgré toutes les sales histoires d’adultères que les imbéciles et les envieux répandaient sur son compte, d’un amour hors du commun qui justifiait à ses yeux tout ce qu’elle avait pu faire pour le conquérir et le garder, lui causa un choc effroyable, une douleur insensée mais elle ne plia pas. Elle n’en avait pas le droit. Elle devait vivre, se battre, et gagner, non pour elle mais pour le fils qui lui restait, le seul et légitime héritier de la couronne neustrienne.
Au printemps précédent, Brunehilde s’était repue des rumeurs qui lui revenaient, selon lesquelles la reine de Neustrie, rendue folle par la mort du prince Thierry, avait dû être enfermée à la villa de Vitry-en-Artois. Sa haine et son mépris lui avaient interdit d’envisager une autre raison à cet éloignement de la cour.
En fait, lors du trépas du petit Thierry, Frédégonde se trouvait enceinte de cinq mois. Et son éloignement de Paris visait uniquement à cacher cette grossesse aux espions austrasiens.
Convaincue de l’empoisonnement de ses fils, la reine ne voulait pas que Brunehilde s’en prît à l’enfant qu’elle attendait, un garçon, elle en avait la certitude. Tant qu’il serait loisible de cacher son existence aux malveillants, celui-là garderait toutes ses chances de vivre et de grandir.
Chilpéric, que le désespoir de sa femme effrayait, avait cédé à ce caprice afin de l’apaiser et l’avait laissée partir à Vitry faire ses couches tandis qu’il s’installait à Cambrai. Il n’avait pas osé lui dire que dissimuler la naissance d’un prince héritier pouvait jeter un doute sur sa légitimité, et même faire supposer une substitution. À l’âge de Frédégonde, la plupart des femmes n’étaient plus capables d’enfanter et cette fécondité tardive paraîtrait aisément suspecte.
Car c’était bien d’un prince héritier que la reine était accouchée, au début du mois de juin 584, un fils robuste et sain auquel le couple royal, fou de joie et de soulagement, avait donné le prénom de Clotaire, son aïeul, présage heureux qui lui promettait de réunifier la Francia.
C’était cette naissance de la dernière chance, quasi miraculeuse, qui expliquait à la fois le consentement de Chilpéric et Frédégonde à laisser partir Rigonthe, leur héritière, et leurs atermoiements, parce qu’ils voulaient s’assurer, avant qu’elle s’éloignât, de la viabilité de son frère. Début septembre, Clotaire était un poupard de trois mois éclatant de santé, l’avenir s’éclairait et sa sœur pouvait s’en aller.
Combien de temps les souverains neustriens envisageaient-ils de cacher l’existence de leur fils ? Probablement jusqu’à son premier anniversaire, le cap fatal du sevrage. Si Clotaire atteignait l’âge d’un an, ses chances d’arriver à l’âge adulte devenaient sérieuses. Alors, ils l’eussent fait baptiser en grande pompe à Paris et se fussent gaussés de la mine déconfite des Austrasiens.
L’assassinat de son père venait d’anéantir toutes ces précautions, les transformant en piège fatal. Qui, mort le roi qui pouvait attester de sa paternité, croirait à la légitimité de l’enfant ? Qui accepterait de le reconnaître comme l’héritier du trône de Neustrie ?
Frédégonde ne se posa pas longtemps la question. À défaut des leudes de Neustrie, tous prosternés aux pieds de Childebert et trop pressés de le saluer pour leur nouveau souverain, deux hommes seulement détenaient le pouvoir de faire de Clotaire un roi et non un bâtard de honteuse bâtardise : l’évêque Ragnomod de Paris, proche du couple royal, déjà au courant de l’existence de l’enfant, et le roi Gontran de Burgondie.
Comme il fallait parer au plus pressé, Frédégonde rassembla les objets précieux encore en sa possession – elle en avait réellement donné beaucoup à Rigonthe et le reste du trésor, à Chelles avec le roi, faisait, en ce moment, la joie des Austrasiens – et gagna la cathédrale où elle se plaça sous la protection de Ragnomod. Celui-là était un fidèle, qui ne la lâcherait point en cette mauvaise passe, le dernier même, car, et ce n’était pas un hasard, l’on avait attendu, pour assassiner Chilpéric, que ses meilleurs soutiens, ses amis, ses dévoués fussent partis en compagnie de la princesse vers Toulouse. On voulait que sa veuve se retrouvât totalement isolée, dans l’impossibilité de se défendre, et sa fille, qu’il avait toujours présentée comme son héritière en l’absence de mâle, déjà trop loin de Paris pour revenir à temps et défendre ses droits. Et cela avait failli réussir.
Une fois à l’abri dans le sanctuaire, où Brunehilde n’oserait pas venir la chercher, Frédégonde demanda à Ragnomod d’envoyer des gens sûrs à Vitry récupérer Clotaire qu’elle y avait laissé et le lui ramener.
Puis, calme et déterminée, elle écrivit à Gontran afin de l’informer du meurtre de Chilpéric et de l’existence de Clotaire
23. La lettre s’achevait en ces termes :
« Que mon seigneur vienne prendre possession du royaume de son frère ! J’ai un enfant tout petit que je souhaite placer, ainsi que moi-même, sous sa protection, nous soumettant humblement à sa domination. »
C’était un chef-d’œuvre d’intelligence politique. Depuis des années, Frédégonde assistait au subtil jeu de bascule dont Gontran s’était fait une spécialité et qui l’avait, dans le passé, plusieurs fois tiré de mauvais pas. À la différence de Brunehilde, prompte à maudire le roi de Burgondie pour cette capacité à louvoyer et changer de cap au gré des courants et des vents contraires, la reine de Neustrie avait saisi la stratégie de son beau-frère et sa sagesse. Plus faible que ses deux frères, moins porté à recourir aux armes, fragilisé par la mort de ses fils, Gontran avait compris que sa survie dépendait de sa capacité à empêcher, d’une part, une alliance de la Neustrie et de l’Austrasie contre lui, d’autre part à éviter l’éradication de l’un des deux royaumes. Pour lui, la disparition de Chilpéric et l’annexion de ses terres par Childebert s’avéreraient un désastre, qui annoncerait, à brève échéance, la disparition de la Burgondie et la sienne, puisque Brunehilde ne s’encombrerait pas d’un beau-frère qu’elle détestait.
L’apparition de Clotaire se révélerait au contraire une chance inespérée qui permettait, en reconnaissant l’enfant légitime héritier, de maintenir un royaume de Neustrie. Mieux encore, et Frédégonde, qui connaissait la vanité masculine, en avait joué, elle plaçait Gontran, tuteur désigné, en position de force jusqu’à la majorité, lointaine, de son neveu et pupille. Cela ravirait le vieux misogyne, tellement outré des prétentions de Brunehilde et convaincu qu’une femme devait rester à sa place. Inutile de lui expliquer que cette tutelle, Frédégonde entendait bien la reprendre dans les meilleurs délais, c’est-à-dire dès qu’elle aurait fait reconnaître les droits de son fils et aplani la route devant lui.
Heureux détail, Gontran résidait alors à Chartres et non pas à Chalon. Sans rien connaître des projets austrasiens, il s’était inquiété de l’installation de Childebert à Meaux ; la dernière fois que la cour de Metz avait séjourné dans le coin, c’était pour essayer d’annexer des paroisses beauceronnes appartenant à la Burgondie. Gontran, qui s’en souvenait, préférait être à portée de les défendre.
Quand il ouvrit la lettre de Frédégonde, Gontran, un grand sensible au fond…, pleura d’abondance. La mort de Chilpéric faisait de lui le dernier survivant de la vaste progéniture du vieux Clotaire, ce qui lui donnait un coup de vieux et lui rappelait l’effrayante précarité de la vie humaine, et aussi qu’un roi n’est pas à l’abri d’un attentat.
Gontran, mis au courant des circonstances de l’assassinat de Chilpéric, ne conservait aucun doute sur le commanditaire ou plutôt la commanditaire de ce crime. Il se méfiait comme du feu de Brunehilde, un peu par antipathie héréditaire envers les Wisigoths, beaucoup parce qu’il détectait en elle un féroce mélange d’ambition, d’obstination, de prétention et parfois de sottise. Cela la rendait dangereuse. Reconnaître Clotaire, le prendre sous sa protection, l’élever, représentait le meilleur moyen de ne pas finir prématurément, une scramasaxe plantée entre les épaules. Faute de quoi, la reine d’Austrasie n’attendrait pas de le voir mourir de sa belle mort…
Le roi de Burgondie ne se demanda pas si l’enfant était ou non de son frère. La question ne se posait même pas. À quarante-six ans, seule, sans famille ni faction pour la défendre, Frédégonde ne se maintenait que grâce à l’amour de Chilpéric ; elle ne pouvait pas se permettre de le tromper.
Fort de cette certitude de bon sens, Gontran sauta en selle et galopa si vite à Paris qu’il y parvint avant les Austrasiens, pourtant plus proches que lui de la ville.
Lorsque Brunehilde et son fils arrivèrent à leur tour, les jeux étaient faits, la partie perdue pour eux. Ils eurent beau protester, tempêter, exiger l’accès à la cité, et qu’on leur livrât Frédégonde, qu’ils accusaient pêle-mêle d’assassinat sur les personnes de Galswinthe, Mérovée, Clovis et Chilpéric
24, ils n’obtinrent rien.
Pas davantage quand ils s’indignèrent que l’on pût créditer Chilpéric de la paternité d’un enfant si opportunément surgi du néant.
Brunehilde suffoquait. Elle pensait avoir élaboré un plan infaillible qui lui livrerait la Neustrie et Frédégonde. Voilà que la Neustrie se révélait intouchable, à cause d’un nouveau-né que sa mère avait eu la folle précaution de dissimuler au monde. Il y avait de quoi enrager.
Brunehilde se fût contentée dans l’immédiat de Frédégonde mais Gontran ne voulut pas en entendre parler. Méthodique, le roi de Burgondie lui répondit, point par point, et chacun des arguments qu’il lui opposa constituait une rebuffade.
D’abord, les Austrasiens n’avaient de leçons à donner à personne, surtout pas à la Burgondie, eux qui, ces dernières années, avaient trahi les vieux accords et déclenché un conflit au sujet de Marseille. Peu importait que la rupture des traités et les alliances à fronts renversés eussent été l’idée d’Ægidius, non celle de la reine, à l’époque sans pouvoir. Brunehilde, en s’emparant de la réalité du pouvoir, en avait tacitement accepté l’une des règles : assumer les fautes et les erreurs des gouvernements précédents.
Childebert ne pouvait prétendre au moindre droit sur Paris, comme le prétendait la reine d’Austrasie. L’accord de 568 qui mettait la capitale hors part était désormais caduc, du fait des décès de tous ses signataires, hormis Gontran qui, à titre de survivant, était en droit de se l’approprier. Unique homme adulte face à deux femmes, un nouveau-né et un adolescent définitivement dépourvu de personnalité, le roi de Burgondie pariait, et ne se trompait pas, que les leudes appuieraient ses dires.
En ce qui concernait les crimes reprochés à la reine de Neustrie, Gontran se montrait plus net encore.
Galswinthe ? L’affaire avait été jugée, et réglée, par le plaid d’Andlau en 569 ; la Faide était close. À l’époque, le nom de Frédégonde n’avait même pas été prononcé, nul ne lui avait attribué la moindre responsabilité dans ce drame.
Pour le reste, Gontran réunirait un plaid au printemps prochain, chargé d’examiner les chefs d’accusation et de trancher. En attendant, la reine Frédégonde et son fils restaient sous sa protection.
Il se peut que Gontran eût accompagné sa réponse de précisions orales sur ceux qu’il créditait du meurtre de Chilpéric. Frédégonde avait eu le temps de lui confier ses propres soupçons, et les noms de plusieurs dignitaires, austrasiens et neustriens, qu’elle tenait pour les organisateurs de l’attentat. Le roi de Burgondie ne tolérerait pas que les coupables fissent endosser leur crime à la veuve de leur victime ! Qu’on se le tînt pour dit à Metz ! On ne se le tint pas pour dit.
Brunehilde montra là les limites d’une intelligence parfois curieusement bornée. Capable de grandes visions stratégiques, maîtresse d’œuvre d’une diplomatie remarquable qui l’imposerait comme l’interlocutrice privilégiée du Basileus, du pape et de tous les rois d’Europe, sa réflexion se rétrécissait dès qu’elle se fixait sur des questions intimes. Rancunière à l’extrême, vindicative, la reine d’Austrasie, quand elle poursuivait ses haines personnelles, oubliait tout le reste, ne s’arrêtait pas aux dégâts collatéraux, pas davantage au tort qu’elle faisait à elle-même et à ses autres intérêts, d’ordinaire plus hauts.
Elle avait beau s’ingénier à chercher des motifs politiques à la détestation qu’elle vouait à Frédégonde, les mobiles intimes l’emportaient, et de loin.
À la différence de Gontran, au fait des usages familiaux et des dures nécessités de la politique, ce qui l’amenait à conclure que la malheureuse Galswinthe était condamnée, avec ou sans Frédégonde pour la remplacer dans le lit conjugal, Brunehilde tenait la Gauloise pour la principale responsable de la mort de sa sœur. D’un drame aux enjeux colossaux, puisqu’il en allait de la sauvegarde des conquêtes de Clovis, la Wisigothe faisait une sordide et banale histoire de coucheries et d’adultère. Elle n’avait pas réussi, en 569, à en convaincre Sigebert. Comme Gontran, le roi d’Austrasie savait pertinemment que le mariage mal assorti de Chilpéric, dès lors qu’une répudiation amputerait la Francia de tout le Sud-Ouest, se solderait d’obligation par la suppression de la gêneuse… Chilpéric était l’unique responsable, pour s’être mis, avec son obsession jalouse d’imiter son frère, dans cette situation intenable, qui l’obligeait à tuer pour préserver l’intégrité du royaume. L’autre coupable, c’était Athanagild, qui savait ce que risquait son pauvre laideron de fille, et l’avait sacrifiée au rêve de reconquête de l’Aquitaine.
Voilà pourquoi, en 569, nul n’avait accusé Frédégonde. Et voilà pourquoi, en 584, on continuait de l’absoudre. La reine d’Austrasie ne le tolérait pas. Feu l’évêque Germain de Paris ne se trompait pas quand il lui reprochait d’avoir jeté de l’huile sur le feu et cultivé les haines, au risque d’une effroyable guerre civile, pour le plaisir d’une vengeance personnelle.
Quinze ans après, Brunehilde en était toujours là, mais, dans l’intervalle, ses griefs s’étaient accrus de diverses blessures d’amour-propre très féminines : la rayonnante beauté de Frédégonde, sur laquelle l’âge n’avait pas de prise, le charme qu’elle exerçait sur les hommes, son écœurante fécondité, l’humiliation de la captivité rouennaise, le vol du fameux plat d’argent de la dot wisigothe, confisqué dans les bagages de la reine d’Austrasie, et même la fabrication du plat d’or incrusté de gemmes, plus beau, plus grand, plus lourd, plus cher, qui avait donné des cauchemars à Brunehilde. L’avoir récupéré n’avait pas effacé la blessure
25.
Et puis, il y avait la mort de Sigebert, ou, plus exactement, tous les tracas et les difficultés qu’elle avait entraînés pour sa veuve.
À défaut d’accuser Frédégonde de ce meurtre, car c’eût été faire insulte à la glorieuse mémoire du cher défunt qu’admettre la responsabilité d’une femme, une gueuse de la pire espèce de surcroît, dans le trépas d’un si grand et si puissant roi, Brunehilde l’accusait d’avoir tué Chilpéric. C’était de bonne guerre. Elle avait veillé à tout : même modus operandi, mêmes armes, même lieu du crime, circonstances aussi proches que possible. Tout devait désigner la coupable.
Elle avait aussi prévu le mobile : Frédégonde avait été obligée de tuer son mari parce qu’il l’avait surprise en flagrant délit d’adultère et s’apprêtait à la répudier, ou à la faire mettre à mort
26.
Brunehilde méprisait tellement sa belle-sœur, cette traînée indigène, qu’elle s’imaginait de bonne foi que tout le monde se rallierait à sa version, laquelle, au demeurant, reprenait les accusations de Grégoire de Tours, un saint homme, même si Chilpéric, à l’instar de tant de cocus, avait refusé de l’écouter. Elle fut stupéfaite, et choquée, du peu de crédit accordé à l’histoire. Mais elle s’y accrocha, obstinée, obtuse, répétitive. Faute d’en inventer une autre et dans la certitude qu’il fallait, pour que Clotaire fût bâtard, que sa mère fût notoirement une femme adultère… Tant pis pour la reine Radegonde qui, peu avant, lui avait accordé un certificat de bonne conduite et de moralité difficile à mettre en doute…
L’accusation resurgirait, à temps et à contretemps, jusqu’à la majorité de Clotaire. Brunehilde prêterait à la reine de Neustrie de fumeux complots, toujours fidèles à l’unique scénario démarqué du crime de Vitry, censé désigner la responsable. À la longue, cela deviendrait ridicule, sauf à supposer Frédégonde mille fois plus sotte qu’elle ne l’était et incapable de se renouveler.
Dernier coup du sort, une partie de l’escorte de la princesse Rigonthe reparut fin octobre 584. Ces Grands de Neustrie appartenaient au cercle des intimes du couple royal ; ils connaissaient l’existence du prince Clotaire, et, à la nouvelle de l’assassinat de Chilpéric, ils avaient rebroussé chemin en toute hâte, abandonnant la princesse, et les débris de sa trop belle dot, aux bons soins du duc Didier, gouverneur d’Aquitaine
27. Ils jurèrent sur ce qu’ils avaient de plus sacré que l’enfant était bien le fils légitime de leur défunt roi. Et précisèrent, ce qui avait son importance, que Chilpéric lui avait personnellement donné le prénom de Clotaire.
En droit germanique, la reconnaissance du roi passait par l’acclamation de sa noblesse. Le serment des principaux leudes de Neustrie en tint lieu. C’était tout ce qu’il manquait à Gontran, très soulagé, pour reconnaître à son tour l’enfant comme son neveu. Il s’empressa d’officialiser son choix et précisa qu’il adoptait son pupille, qui lui tiendrait lieu, à l’avenir, de second fils… Cela donnait à Clotaire la moitié de la Burgondie à parts égales avec son cousin d’Austrasie. Et à la Neustrie une raison de maintenir l’alliance burgonde.
Gontran devinait que sa décision plongerait Brunehilde dans une colère rouge. Jusqu’à quelles extrémités irait-elle ? Il préféra prendre les devants et se précautionna en exigeant de l’ensemble de la noblesse franque et des hommes libres aptes à porter les armes le serment solennel, prêté dans la cathédrale parisienne à la fin de la messe dominicale, de ne pas attenter à sa vie au cours des trois années suivantes. La confiance régnait !
Trois ans, ainsi qu’il l’expliqua, c’était le délai nécessaire qui transformerait Childebert en adulte, capable de défendre la Francia ; le délai aussi qui permettrait de savoir si le petit Clotaire vivrait ou pas. Si Gontran, seul homme fait de la dynastie, disparaissait, malheur au royaume et à ses peuples, qui se retrouveraient livrés aux appétits de tous les prédateurs, sans prince pour les protéger !
Le discours porta ; guerriers, leudes et antrustions, comte et ducs jurèrent.
Brunehilde était momentanément mise hors d’état de nuire, faute de se procurer un sicaire. Ces trois ans gagnés, Gontran soupira de soulagement. Veneur émérite, il redoutait les femelles qui défendent leurs petits et ses deux belles-sœurs lui semblaient infiniment plus redoutables qu’une laie suitée ou une louve allaitante.
Ces précautions n’étaient pas superflues. Sitôt connue la mort de Chilpéric, des émeutes éclatèrent à Tours, Poitiers, Limoges, Cahors et autres cités du Sud-Ouest, toutes du Morgengabe de Galswinthe ; elles réclamaient le rattachement immédiat à l’Austrasie. Il y eut aussi des troubles, plus suspects encore, à Soissons, capitale de la Neustrie sur laquelle Metz avait des visées annexionnistes. Gontran ne crut pas ces mouvements spontanés. Ne se demanda point d’où venaient les agitateurs ni qui les avait appointés. Une fois de plus, tout convergeait vers Metz, tous les fils de l’intrigue se nouaient entre les doigts de Brunehilde. Monter une pareille opération, concomitante au départ de Rigonthe et au meurtre de Chilpéric, avait nécessité de longues et minutieuses préparations. Démonstration supplémentaire de la dangerosité de cette femme. Gontran eût aimé la voir aux cent mille diables, en tout cas éloignée des affaires de l’État. Il avait à plusieurs reprises tenté d’expliquer à son neveu combien il était mauvais pour sa réputation de demeurer, majeur et presque « à l’âge utile », sous la coupe de sa mère, mais le gamin, désespérément nul et sans ressort, s’accrochait aux jupes maternelles, et s’y cachait parfois.
Le roi de Burgondie informa officiellement Childebert qu’il ne tolérerait aucune invasion des territoires neustriens et, afin d’y parer, fit occuper les villes du sud de la Loire par des troupes burgondes, puis renforça la garnison neustrienne à Soissons. Brunehilde ne sut de quoi il convenait surtout de se fâcher : de cette réaction qui anéantissait ses plans, ou de cette manie insultante de Gontran de ne s’adresser qu’à Childebert, comme si sa mère n’existait pas.
Elle n’était pas au bout de ses déconvenues. Au début de l’automne, quand il s’était retrouvé en position d’arbitre et véritable maître des trois royaumes, Gontran pensait pouvoir tenir la balance égale, sa tactique favorite, entre les deux femmes. Il comprenait maintenant que les choses n’étaient pas si simples. Certes, Frédégonde, fragilisée, isolée, obligée de composer avec lui pour protéger son fils, se montrait docile, donc momentanément inoffensive. Pas Brunehilde, déçue au point d’en perdre sa prudence habituelle. Elle ne nourrissait plus aucun doute sur les intentions de Gontran : il protégerait Frédégonde, et d’abord afin de la contrarier.
Sitôt la cour d’Austrasie repartie vers l’est, le roi de Burgondie, en novembre ou décembre 584, convoqua le fameux plaid, ce tribunal appelé à juger les crimes supposés de la reine de Neustrie, sans attendre le printemps, comme il l’avait d’abord annoncé. Il prétexta, en guise de justification, les facilités qu’offrait la présence à Paris d’un grand nombre de leudes et d’antrustions. De sorte que, si les Burgondes, venus avec leur roi, et les Neustriens, revenus maintenant qu’ils connaissaient l’existence de Clotaire, étaient présents, les Austrasiens furent d’office exclus des débats.
Gontran bâcla les débats, afin d’éviter une protestation officielle de la cour d’Austrasie, mise devant le fait accompli. Son principal souci était d’innocenter Frédégonde. Pour cela, il chargea la mémoire de Chilpéric, imputa au défunt les meurtres que Brunehilde voulait faire endosser à la veuve. Il avait d’emblée écarté les accusations concernant la mort de Galswinthe, affaire classée qui ne devait pas être rouverte, et réfuté toute implication de sa belle-sœur dans l’assassinat de son mari. Restaient les cas de Mérovée et Clovis.
Gontran tenait ses deux défunts neveux pour de parfaites petites crapules doublées d’irrémédiables imbéciles. À la place de Chilpéric, confronté aux complots insanes de ses crétins de fils, il eût fait comme lui et s’en fût débarrassé sans le moindre regret. Le parricide n’était pas, dans les familles royales, une affaire qu’on prenait à la légère. L’amour paternel s’arrêtait exactement, chez les Mérovingiens, là où commençait l’instinct de conservation.
Gontran estimait que son frère avait bien fait mais jugea de meilleure politique de garder cette opinion pour lui et de présenter les deux bons à rien comme les candides victimes d’une sombre vengeance.
La thèse officielle soutenait que les princes s’étaient suicidés. C’était probablement vrai s’agissant de Mérovée, sinon de Clovis dont les circonstances du décès restaient peu claires. Imputer à ses fils rebelles le crime de Judas avait permis à Chilpéric de les priver de sépultures chrétiennes. Gontran leur en accorda, ce qui revenait à réfuter la thèse du suicide. Si les princes ne s’étaient pas tués, qui s’en était chargé ? Le roi de Burgondie se garda de répondre à cette question. Cela laissait planer un léger doute sur le rôle de Frédégonde dans ces tragiques trépas, et cela l’obligerait à se tenir tranquille. La reine d’Austrasie devrait s’en contenter.
Gontran avait disculpé sa belle-sœur, la mettant à l’abri de poursuites futures. Cela ne signifiait pas qu’il lui accordait le moindre rôle politique. Frédégonde fut priée de s’installer avec son fils dans la villa royale de Vaudreuil, près de Rouen, où elle aurait tout loisir de pleurer son époux et élever le petit roi. Il lui accorda pour protecteur, ce qu’elle traduisit par geôlier, l’évêque Prétextat, rappelé de son exil sur le siège épiscopal rouennais et chargé d’administrer la ville durant la minorité de Clotaire.
Gontran comptait que Brunehilde agréerait ce retour d’un ami dévoué. Ce ne fut pas le cas. Prétextat, qui se posait en victime de la tyrannie de Chilpéric et s’acharnerait contre Frédégonde et l’enfant, dans l’espoir d’un retour en grâce à Metz, lui rappelait de mauvais souvenirs, depuis le mariage clandestin avec Mérovée jusqu’au vol de son trésor personnel que le prélat concussionnaire avait dilapidé sous prétexte de financer le coup d’État de son filleul.
Prétextat était la bête noire de Frédégonde, et celle de Brunehilde ; le roi de Burgondie, toujours content de contrarier les deux femmes, prit un plaisir particulier à leur renvoyer l’évêque… Il s’en amusait, comme il se fût diverti à agacer deux tigresses en cage, mais c’était, il se gardait de l’oublier, un jeu dangereux.
Début décembre 584, histoire de le lui rappeler, déboulèrent à Paris deux hommes que l’on ne s’attendait guère à voir revenir sur le devant de la scène politique austrasienne, le duc Gontran Boson et l’archevêque de Reims, Ægidius.
Le roi de Burgondie ne se méprit point sur le message implicite que représentait le choix de ces deux ambassadeurs. Boson était le plénipotentiaire expédié à Constantinople raviver les espoirs de Gondovald, ce demi-frère caché, oublié, qui, s’il s’avisait de remettre les pieds en Francia, débarquerait en Provence, donc chez Gontran, ce qui revenait à lui susciter un rival. Quant à Ægidius, c’était le chef de file du parti neustrien et anti-burgonde. Il fallait que Brunehilde fût exaspérée pour l’avoir tiré de sa cathédrale où il restait enfermé depuis près d’un an.
Le roi, qui avait du métier, garda ces réflexions pour lui, présenta un visage de marbre aux ambassadeurs, les écouta, glacial, exposer les griefs messins : comment s’était-il permis de convoquer le plaid en l’absence d’une délégation austrasienne ? Comment s’était-il permis d’acquitter Frédégonde quand tout le monde la savait coupable des crimes que lui imputait la cour d’Austrasie, et de bien d’autres encore ? Sur ce, ils sortirent un épais dossier qui contenait, selon eux, toutes les preuves nécessaires à la condamnation de la reine de Neustrie, meurtrière multirécidiviste, et un autre qui démontrait qu’elle était aussi sorcière et empoisonneuse.
Gontran écarta les documents d’un haussement d’épaules : pures forgeries fabriquées de toutes pièces qu’il ne perdrait pas son temps à examiner. D’ailleurs, le plaid s’était réuni, il avait jugé, et tranché ; la reine Frédégonde était innocente, et la reine Brunehilde, qu’il lui savait si attachée, n’avait qu’à s’en réjouir.
Le ton monta car c’étaient les ordres que Boson et Ægidius avaient reçus avant de partir. Brunehilde cherchait le casus belli mais voulait en faire porter les torts à son beau-frère. Gontran avait un tempérament coléreux et il n’était pas difficile de le faire sortir de ses gonds.
Cela ne manqua pas. Comme les Austrasiens insistaient et lui remettaient sous le nez leur dossier, Gontran le leur arracha des mains et le leur jeta à la figure, en même temps, raconteraient-ils, indignés, que le contenu d’un pot de chambre débordant. Cela sentait la déclaration de guerre…
Avant de se retirer drapés dans leur dignité offensée et dégoulinante, les diplomates austrasiens lâchèrent cette phrase sibylline :
— Prends garde, ô roi ! La hache qui a fracassé la tête de tes frères est intacte et proche le temps où elle se plantera dans la tienne !
Plus tard, quand on les sommerait de s’expliquer sur cette menace à peine voilée, les plénipotentiaires soutiendraient avoir voulu prévenir le roi de Burgondie contre les risques qu’il prenait en protégeant Frédégonde, cette tueuse en série ; Gontran, lui, ne s’y méprit point : c’était bien Brunehilde qui menaçait de manier la francisque et de lui fracasser le crâne
28. Au propre ou au figuré…
Ægidius et Boson n’avaient pratiquement pas abordé l’autre raison de leur démarche : la restitution des cités du Sud-Ouest où l’Austrasie avait déclenché des troubles à l’automne. Cet éternel différend territorial revêtait pourtant plus d’importance que les accusations délirantes proférées contre la reine de Neustrie mais Brunehilde révélait là, une fois de plus, les limites de sa vision politique. Elle avait tendance à privilégier les querelles mesquines au détriment des grands problèmes nationaux. En bon misogyne, Gontran songeait que c’était bien là attitude féminine typique mais cela ne le rassurait pas. Comment prévoir les réactions irrationnelles d’une femme ? Comment, surtout, s’en garantir ? Il valait tellement mieux avoir des hommes pour interlocuteurs…
Se sentant peu en sécurité à Paris, et pas très assuré de n’avoir pas offensé le Ciel en s’installant un temps dans la capitale en violation du serment de 568, Gontran regagna Chalon le lendemain de Noël, non sans avoir au préalable réitéré la reconnaissance et l’adoption de Clotaire. Il serait plus à l’aise, chez lui, pour faire face aux difficultés que son insupportable belle-sœur n’allait pas tarder à lui susciter.
Il y eut d’abord, tout au long de l’hiver, une suite de courriers expédiés de Metz qui racontaient tous peu ou prou la même histoire : Brunehilde avait éventé un sombre complot contre Gontran et tenait à l’avertir d’une collusion redoutable entre Frédégonde et le roi Léovigild de Tolède. La cour d’Espagne et celle de Rouen préméditaient l’assassinat du roi de Burgondie.
La haine rendait la reine d’Austrasie à demi idiote et ses allégations ne tenaient pas debout. Certes, il avait existé une correspondance entre Wisigoths et Neustriens, indispensable à l’interminable préparation du mariage, avorté maintenant que la princesse, privée de son père et dépouillée de sa dot, se morfondait à l’hôtellerie de Notre-Dame de la Daurade, de Rigonthe et de Reccared, mais Gontran, qui contrôlait dans les deux sens le courrier de Frédégonde, savait pertinemment que sa belle-sœur n’avait écrit ni reçu aucune lettre espagnole. Elle s’en était plainte, d’ailleurs, parce qu’elle ignorait les intentions de Léovigild et son fils concernant sa fille et s’inquiétait de l’avenir conjugal, très compromis, de la princesse.
Quand elle admit que la théorie du « complot espagnol » ne fonctionnait pas, Brunehilde la mit de côté, – elle s’en resservirait plus tard, par défaut d’imagination et incapacité à voir les failles de ses plans –, et en brandit une autre qu’elle avait la niaiserie de croire plus recevable : finalement, ce n’était plus Gontran que « la sorcière de Neustrie » préméditait de supprimer, mais la reine d’Austrasie et son fils…
Là encore, cela ne tenait pas debout. Outre Prétextat, que son exil à Chausey et les douleurs de ses vieilles fractures avaient rendu très acariâtre, donc vigilant en proportion de sa rancune envers Frédégonde, responsable de sa disgrâce, Gontran entretenait à la villa de Vaudreuil un vaste réseau d’espions chargés de surveiller les moindres faits et gestes de la reine de Neustrie et ses entours. Personne n’entrait, personne ne sortait, personne ne rencontrait Frédégonde ou l’un de ses hommes de confiance sans que le roi de Burgondie fût au courant. Il pouvait affirmer qu’elle n’avait embauché aucun tueur à gages ; d’ailleurs, elle n’eût pas eu de quoi le payer…
Outrée, Brunehilde fit alors arrêter un malheureux Neustrien dont le seul tort était de se trouver à Metz au mauvais moment. Pèlerins, commerçants, étudiants qui se déplaçaient d’école en école au gré des rares universitaires professant encore en Francia, couraient les routes des trois royaumes et les frontières, symboliques, n’interdisaient pas d’aller où l’on voulait. Se procurer un « sicaire de la sorcière de Neustrie » était relativement facile, lui faire avouer qu’il projetait d’assassiner le roi Childebert et sa mère plus encore, à condition d’user des bonnes méthodes.
Sous le fouet, le pauvre garçon raconta tout ce qu’on voulut lui faire dire. Gontran, au reçu de cette lettre, haussa les épaules. Le gros problème, avec la torture, c’était qu’on ne pouvait décidément pas se fier aux aveux extorqués aux suspects…
Il répondit à sa façon, laquelle, il en était certain, causerait un vif mécontentement à Metz. Il donna l’ordre d’arrêter le grand chambrier de Neustrie, Ébérulf.
Depuis l’automne, les Austrasiens cornaient aux oreilles de Gontran qu’il fallait trouver et châtier l’assassin de Chilpéric, ne serait-ce que pour faire un exemple. Le roi de Burgondie leur en offrait un, qui, s’il n’avait pas tenu en personne la scramasaxe meurtrière, avait dû prêter la main aux préparatifs du crime.
Ébérulf, et c’était le nœud de l’affaire, quoique dignitaire de la cour de Neustrie et proche de Chilpéric, travaillait de longue date pour l’Austrasie. Frédégonde en avait plusieurs fois averti son mari, qui ne l’avait pas écoutée. Elle se souvenait que le bonhomme s’était beaucoup démené, l’été précédent, lors de l’ambassade austrasienne et de cette étrange histoire de diplomate disparu que personne ne se rappelait avoir vu à Paris. Cela lui avait fourni prétexte à des conciliabules quotidiens avec les Messins. En y réfléchissant, elle pensait qu’Ébérulf en avait profité pour fournir à ses amis l’itinéraire exact du cortège nuptial de Rigonthe, le contenu de ses coffres, la liste des objets les plus précieux qui méritaient d’être volés en priorité, et qu’il avait mis au point les détails de l’attentat de Chelles.
Frédégonde appuyait ses accusations sur des faits précis, des exemples confirmés par d’autres témoins. Qu’elle détestât Ébérulf n’entrait pas en ligne de compte. À la différence de Brunehilde, que la haine poussait à dire et faire n’importe quoi, accusant tous azimuts, dans une compréhension instinctive du « Calomniez, calomniez ! Il en restera toujours quelque chose… », mais au risque de se discréditer, la reine de Neustrie n’était jamais aussi lucide et clairvoyante que quand elle n’aimait pas quelqu’un. Elle sentait ses ennemis, et, quand elle les avait repérés, elle les détruisait, méthodiquement. Du moins ne se trompait-elle pas : ceux qu’elle envoyait à la mort avaient, les premiers, médité la sienne.
Gontran, qui admirait sans le dire l’intelligence de sa belle-sœur, et qui n’était pas insensible à cette beauté sur laquelle le temps n’avait pas de prise, lui avait prêté l’oreille et s’était rendu à ses arguments, autrement plus convaincants que les délires austrasiens. De cet instant, le sort d’Ébérulf, traître avéré, et qui venait de se démasquer en prenant la fuite pour aller se terrer à Tours, dans la basilique Saint-Martin, était réglé. Cela prendrait quelques mois de le faire sortir de sa cachette sans en arriver à profaner le sacro-saint sanctuaire tourangeau, mais, quand Gontran réussirait à l’en extraire, il serait sans pitié. Et il aurait le plaisir de l’annoncer à la reine d’Austrasie en se réjouissant de la joie qu’il lui causait par cette bonne nouvelle.
Moins il y aurait d’agents austrasiens en liberté, à grouiller dans les couloirs des villas royales de Neustrie et de Burgondie, mieux Gontran se porterait et plus il vivrait vieux. Il espérait que l’exemple porterait et inciterait tous les Ébérulf en puissance à réviser leurs positions.
C’était un coup assez vicieux porté à la politique austrasienne. Gontran l’apprécia d’autant plus qu’il confisquait au passage la fortune, énorme, du traître. Il n’y a pas de petits profits.
Brunehilde, ulcérée, changea de tactique. Elle appliqua le plan Gondovald. Comme la hache qu’elle menaçait de brandir sur la tête de Gontran, cette stratégie était à double tranchant. Destinée à déstabiliser le roi de Burgondie, elle risquait, à terme, de se retourner contre l’Austrasie. La reine n’y pensa même pas, qu’elle fût certaine de garder le contrôle jusqu’au bout, ou trop en colère pour songer aux conséquences. Elle les connaissait pourtant, et s’en était alarmée lorsque, deux ans plus tôt, du temps de la grande puissance d’Ægidius, Gontran Boson s’était embarqué pour Constantinople afin de convaincre le prince oublié qu’il avait toutes ses chances, dans un pays inquiet de voir disparaître sa dynastie, de recouvrer l’héritage dont le vieux Clotaire l’avait jadis spolié.
Au début du printemps 585, Gondovald débarqua en Provence mais, à la différence de sa précédente tentative, qui avait tourné court dès qu’il avait posé le pied sur le sol franc, tout, cette fois, parut lui sourire et il vola de victoire en victoire avec une déconcertante facilité.
Certes, Maurice, pas mécontent de semer la zizanie chez ces alliés francs si peu fiables et honnêtes, désireux de récupérer les cinquante mille numismates si légèrement avancés aux Austrasiens par son beau-père, le Basileus Tibère, en vue d’une campagne bâclée, avait été généreux de son or et même de ses troupes d’élite qui avaient soutenu le débarquement du « Prétendant », mais l’appui byzantin n’expliquait pas ces succès. Tant s’en fallait !
Curieux hasard, Gondovald, au lieu de remonter la vallée du Rhône comme lors de sa précédente tentative, préféra obliquer vers la côte Atlantique et partir à la conquête de l’Aquitaine ; cette Aquitaine, précisément, que Brunehilde revendiquait comme sienne et qu’elle reprochait à Gontran d’avoir placée sous contrôle de troupes burgondes au lieu de la lui restituer.
En chemin, Gondovald se rallia le duc d’Aquitaine, Didier, celui-là même qui, en octobre, était passé au service de l’Austrasie et avait tenté de prendre la princesse Rigonthe en otage, le patrice Mummolus, un transfuge lui aussi, mais de la cour burgonde, trahison qui ne l’empêchait pas d’être le meilleur général franc de sa génération, l’inévitable Gontran Boson qui s’était précipité pour accueillir son poulain, et l’archevêque de Bordeaux, le vieux Bertrand, seul Mérovingien dans les parages, qui sauta au cou du Prétendant en l’appelant son cher cousin…
Informé, Gontran évoquerait la sénilité du prélat qui ne savait plus ce qu’il racontait. C’était faux. Bertrand, encore assez vert voilà trois ans pour être soupçonné d’entretenir une liaison adultère avec Frédégonde et d’être le père de ses fils, n’était pas le moins du monde gâteux et, s’il appelait Gondovald son cousin, c’était qu’il l’était, en effet… Là se situait le problème, d’ailleurs.
Bien entendu, le ralliement de tous ces importants de la cour d’Austrasie n’était ni spontané ni fortuit mais dicté et voulu par la reine. Il convenait, au moins le temps de reconquérir « son » Aquitaine et de mettre l’odieux Gontran en difficulté, de soutenir à fond les revendications du bâtard de Clotaire. La rumeur ne tarda pas à courir que Brunehilde avait offert sa main à ce beau-frère si bienvenu.
Plus tard, quand Gondovald, vaincu, écrasé, supplicié, ne serait plus qu’un fantôme du passé, aussi indésirable que l’infortuné Mérovée, la reine d’Austrasie s’indignerait qu’on eût osé répandre de pareils bruits sur son compte. Veuve inconsolable, elle demeurait et demeurerait jusqu’à son dernier souffle fidèle à la mémoire du roi Sigebert. Pourtant, cette proposition, elle l’avait faite. Sans la moindre intention de la tenir mais en espérant motiver le Prétendant qui obtiendrait ainsi un supplément de légitimité.
Gondovald n’y donna pas suite. À quarante ans sonnés, Brunehilde, qui n’usait pas des charmes et des philtres de beauté de cette sorcière de Frédégonde, ne ressemblait plus à la délicieuse princesse chantée par Venance Fortunat et Grégoire. Sa seule valeur était d’ordre politique. Tant qu’à faire, s’il s’était vu dans l’obligation de contracter une union dynastique, il eût préféré l’offre du duc Didier qui lui avait proposé la main de la princesse Rigonthe
29. À seize ans, la Neustrienne, qui ressemblait à sa mère, l’emportait, et de loin, sur la reine d’Austrasie.
Hélas, détail qu’il eut la candeur de révéler, ce qui étonna passablement car aucun prince franc ne s’embarrassait d’ordinaire d’une telle bêtise, Gondovald était déjà marié, à Constantinople, et père d’une trâlée d’enfants légitimes. Dans la capitale orientale, les empereurs, les rois et les princes ne pratiquaient pas la polygamie, n’entretenaient pas une demi-douzaine de concubines affublées du titre de reines, et ne fabriquaient pas des bâtards en série. Gondovald, lui-même issu de ce type d’union, et qui en avait pâti, s’était byzantinisé et n’avait pas envie de renouer avec des coutumes locales douteuses.
Son entourage, très éloigné de ces délicatesses, ne la comprit pas et se prit à se demander si Gontran, qui, comme toute la fratrie l’avait toujours affirmé, réfutait le moindre lien du sang avec « l’usurpateur », ne disait pas la vérité. Ce Gondovald monogame et fidèle, malgré ses longs cheveux blonds, ne tenait pas grand-chose de son père putatif.
Cela permettrait à Gontran de reprendre sa campagne sur le thème de la tentative d’usurpation. Sans interrompre les succès de celui qu’il appelait le « Ballomer
30 » et qui, à la fin de l’été 585, serait maître de tout le Sud-Ouest. Brunehilde espérait-elle qu’il déposerait ses conquêtes à ses pieds ? C’était une autre affaire… Maintenant qu’il avait pris goût à la victoire et sentait le royaume à sa portée, le prince oublié n’entendait plus travailler pour d’autres intérêts que les siens. L’audace lui était venue, il en appelait au jugement de Dieu et réclamait de Gontran qu’il eût le courage de l’affronter en combat singulier. S’il en sortait vainqueur, le peuple saurait qu’il était vraiment le fils de Clotaire
31.
Gontran se garda de donner suite à cette provocation. Il savait à quoi s’en tenir sur la filiation du « Salopard » et, superstitieux, redoutait que le Ciel prît le parti de la vérité, fût-elle déplorable, contre les pieux mensonges d’État. Et puis, Gondovald avait vingt ou vingt-cinq ans de moins que lui et, sans parier sur une intervention divine, cela suffisait à lui assurer l’avantage en champ clos.
Amer, Gontran songea qu’il allait devoir négocier, non pas avec « le Salopard » mais avec celle qui, dans l’ombre et par hommes de main interposés, avait suscité le personnage.
Ce serait difficile, il le devinait, car la reine d’Austrasie poserait ses conditions, drastiques et exorbitantes. Il le fallait néanmoins, sauf à finir aussi mal que ses frères.