« Mon inquiétude était grande, murmura Chiron, et elle grandit encore lorsque j’appris la réaction de Thétis au projet de son mariage. Elle était entrée dans une folle colère : “Moi, une déesse, épouser un mortel ! Ça, jamais !” Elle se sentait profondément humiliée par le choix de Zeus. Héra avait tenté de la calmer en lui vantant les mérites de Pélée, mais la Néréide était hors d’elle. Elle ne pouvait comprendre qu’on la jette en pâture à un homme, qui allait vieillir, qui allait mourir… Elle avait donc quitté l’Olympe, bien décidée à aller se cacher dans sa grotte sur son île préférée et à se soustraire ainsi à ce mariage indigne. Ce soir-là, j’ai donné sa dernière leçon à Pélée. “Tu sais que les Néréides sont des déesses qui vivent le plus souvent au fond des mers, n’est-ce pas ?” Il avait acquiescé. “Mais peut-être ignores-tu leur secret. Ce sont des virtuoses de la métamorphose. Elles sont capables de se transformer à la vitesse de l’éclair ! Aussi, je te conseille une seule chose : ne te montre pas tout de suite à Thétis, essaie de l’approcher par surprise. Et quand tu la tiendras dans tes bras, si tu veux qu’elle soit ta femme, ne la lâche sous aucun prétexte.” Pélée était visiblement impressionné. Je lui indiquai alors le chemin pour aller sur l’île préférée de Thétis, et lui souhaitai bonne chance. Ce qui s’est passé après, c’est lui-même qui me l’a raconté à son retour.
La grotte était située sur une petite île de Thessalie où seuls des oiseaux de mer venaient parfois reposer leurs ailes. Un épais buisson de myrtes odorant en dissimulait en partie l’entrée. Après avoir débarqué sur l’île, Pélée s’y cacha. Il n’eut pas bien longtemps à patienter, et ce qu’il vit alors fut un enchantement : une jeune femme nue, les cheveux flottant au vent, chevauchait un dauphin. L’animal jouait à sauter dans les vagues et le rire de sa cavalière accompagnait en grelot chacun de ses bonds. Par moments, les deux corps se confondaient comme s’ils n’en faisaient plus qu’un seul. La mer était d’un vert émeraude si transparent que, lorsque ce curieux attelage plongeait, on pouvait continuer à le voir glisser sous l’eau. Pélée, muet d’admiration, les regarda jouer. Mais bientôt le dauphin s’approcha de la petite crique de sable blanc et il y déposa la jeune femme. Elle sauta prestement de son dos et l’enlaça avec tendresse. »
Chiron s’interrompit un instant, comme s’il rassemblait ses souvenirs, puis il reprit : « Tu vois, Artémis, je n’ai jamais vu les yeux de Pélée plus brillants que lorsqu’il m’a décrit cette première rencontre avec Thétis. Les cheveux de la déesse ruisselaient, des algues folles se mêlaient aux perles qui y étaient tressées, un sourire heureux dansait sur son visage. Il ne subsistait aucune trace de sa colère, comme si la chevauchée avec le dauphin avait tout effacé. Elle s’était étirée et était rentrée dans la grotte pour faire une petite sieste. Dès qu’elle fut allongée, Pélée entra à son tour dans la grotte et il l’enlaça. Surprise, la Néréide se débattit et se transforma en feu. Les flammes se tordaient en tous sens, teintant de rouge orangé les parois de la grotte. Pélée ressentit la brûlure, mais il ne lâcha pas prise. Alors Thétis se transforma en eau. Le liquide coulait, jaillissait, éclaboussait la grotte. Pélée suffoquait, mais il ne lâcha pas prise. L’eau se transforma soudain en un énorme lion, gueule ouverte, crocs menaçants. Ses rugissements résonnaient dans toute la caverne. Pélée fut lacéré de coups de griffes, mais il ne lâcha toujours pas prise. Et plus Thétis se débattait, plus il serrait son étreinte. Le lion se métamorphosa alors en serpent, dont les anneaux s’enroulèrent autour de Pélée, essayant de l’étouffer. Les sifflements étaient assourdissants. Pélée fut mordu, mais il ne lâcha pas prise. Il s’accrochait follement à Thétis. Le serpent se changea alors en une gigantesque seiche. Le corps gluant de la bête glissait entre les bras de Pélée, ses multiples tentacules s’agitaient en tous sens, et tout à coup elle cracha un énorme jet d’encre. Pélée était aveuglé, recouvert de cette épaisse et collante encre noire, mais il ne lâcha pas prise. Il serrait, serrait, avec l’énergie du désespoir. Peut-être que Thétis commençait à être épuisée par cette lutte sauvage. Peut-être que l’obstination et le courage dont faisait preuve Pélée ne lui déplaisaient pas. Toujours est-il que ce fut elle qui lâcha prise. Elle reprit sa forme de Néréide et, avant de s’abandonner aux bras de Pélée, elle lui demanda : “C’est toi, n’est-ce pas, que Zeus et Héra me donnent pour mari ?” Pélée fit signe que oui. Alors Thétis, bonne joueuse, partit d’un grand éclat de rire et lui dit : “Tu n’es peut-être pas un dieu, mais tu te défends bien ! Et tu m’as l’air aussi beau qu’un dieu… enfin pour ce que j’en devine !” Et elle le tira par la main pour le conduire se rincer dans la mer. Pélée était encore fou de joie en me racontant comment il avait obtenu ce qu’il voulait. Mais tout en étant rempli de fierté et de plaisir pour lui, je ne pouvais m’empêcher de me demander comment ce couple si dépareillé surmonterait ses différences… »
À SUIVRE