La femme avait cessé de se tordre en tous sens. Elle fixa un point au-dessus de sa tête et dit : « Moi, la Pythie de Delphes, prêtresse d’Apollon, gardienne de ce temple, nombril du monde, je vais répondre à ta question Cécrops. Les dieux m’ont parlé. Tu peux repartir en paix. Veille en rentrant chez toi à confier la protection de ta cité au dieu qui lui fera le don le plus utile. Ainsi elle brillera prospère et en paix jusqu’à la fin des temps. » L’homme ôta le long voile blanc qui lui recouvrait les épaules et le déposa aux pieds de la Pythie en se prosternant. Son visage était aussi rouge que sa tunique pourpre. Il balbutia louanges et remerciements. Mais déjà la Pythie s’était détournée de lui et rassise sur son tabouret. Il sortit précipitamment et reprit aussitôt la route. Un autre visiteur s’approchait pour consulter l’oracle. Léto se glissa dans la foule pour attendre son tour. Avant de s’éloigner, elle déposa un baiser sur le front de ses enfants et elle murmura à l’oreille d’Artémis : « N’oublie pas de lire ce qui est gravé sur le fronton du temple en sortant, et médite-le quand tu ne sais plus quel chemin emprunter. Bonne chance, ma fille chérie ! »
Était-ce la solennité de la cérémonie à laquelle elle venait d’assister ? Était-ce la ferveur de la foule et de sa propre mère ? En sortant du temple, Artémis était en proie à une grande émotion. Elle leva la tête pour déchiffrer la phrase qui était gravée au fronton : « Connais-toi toi-même. » Quel message sa mère voulait-elle lui délivrer ainsi ? Elle n’eut pas le loisir d’approfondir la question, car, à cet instant, un char passa en trombe dans le ciel. Artémis reconnut sa sœur, Athéna, revêtue de son armure et de son casque, brandissant son bouclier et son javelot, sa chouette fétiche juchée sur son épaule. « Héla ! Artémis ! lui cria-t-elle. Accompagne-moi ! J’ai besoin de toi. Je pars pour un combat qui devrait t’amuser. » Et sans lui laisser le temps de répondre ni même de saluer Apollon, elle fit atterrir son char, embarqua la déesse de la Nature avec elle, et repartit à vive allure.
C’était la première fois qu’Artémis montait dans le char de sa sœur, et elle en fut grisée. La tête lui tournait. Les évènements se succédaient si rapidement pour elle ! Elle observa, tout en bas, la foule des pèlerins qui repartaient, croisant ceux qui approchaient du temple. Elle aperçut la tunique rouge de Cécrops juché sur son char, qui fonçait sur la route. Artémis ne pouvait s’empêcher de se demander quelle question sa mère venait poser à la Pythie. La voyant songeuse, sa sœur lui dit soudain : « Tu t’inquiètes pour Léto, n’est-ce pas ? Mais les mères sont des femmes, elles ont des secrets de femme. Mieux vaut ne pas chercher à tout savoir. » Athéna garda un instant le silence. Le vent lui cinglait le visage. Artémis admira son magnifique profil. Athéna reprit d’une voix sourde : « Toi, tu as la chance d’avoir ta mère… » Artémis savait comment Athéna était née de la tête de leur père1. Elle n’avait jamais songé à sa douleur de n’avoir pas connu sa mère. Elle posa doucement sa main sur celle de sa sœur.
Quelques heures plus tard, les deux déesses arrivèrent en vue d’une grande cité, bâtie en bordure de la mer et entourée de nombreuses collines. Au sommet de la plus haute d’entre elles, un temple et plusieurs bâtiments en pierres étaient construits. « Comment s’appelle cette ville ? » cria Artémis pour couvrir le bruit du vent qui cinglait à leurs oreilles. Athéna éclata de rire : « Eh bien justement, c’est cela le problème… elle n’a pas encore de nom ! La colline s’appelle l’Acropole mais la ville n’est encore protégée par aucun d’entre nous. » Le char d’Athéna atterrit devant le temple au milieu d’une foule compacte. Tous les yeux se tournèrent vers la déesse majestueuse, dont l’allure ne pouvait qu’émerveiller. Mais un autre dieu était déjà arrivé. Artémis reconnut son oncle Poséidon, brandissant son trident et fronçant les sourcils d’un air courroucé. Athéna lui adressa un salut de la tête accompagné d’un regard narquois. « Tu es en retard ma nièce, bougonna le dieu des Océans, toute la ville est rassemblée et nous t’attendons. » Athéna fit mine de ne pas avoir entendu et se dirigea vers un homme, assis sur un trône, qui devait être le roi de la cité. « Je suis à ta disposition, Cécrops », dit-elle en le gratifiant d’un large sourire. Artémis sursauta en entendant ce nom : dans la pénombre du temple de Delphes, elle n’avait pas discerné les traits de l’homme aux pieds de la Pythie, mais c’était bien lui, revêtu de sa tunique rouge, encore couvert de la poussière du voyage. Une ovation venue de la foule lui fit comprendre combien ce roi était aimé, et combien aussi l’attente des habitants était grande.
« Poséidon, Athéna, vous prétendez tous les deux devenir notre divinité protectrice, dit alors Cécrops. Eh bien, sachez que nous choisirons celui de vous deux qui nous fera le présent le plus utile. Tous les citoyens de la ville sont appelés à voter, et toutes les citoyennes aussi ! » Artémis se glissa incognito parmi les habitantes et le duel commença. Poséidon, le premier, s’approcha face à la foule. Il saisit son trident et frappant un grand coup au sol, il fit jaillir une source d’eau claire. Un murmure d’admiration parcourut le public. « L’eau, source de vie, pour vous, vos bêtes et vos cultures : le bien le plus précieux que vous pourrez avoir, c’est moi qui vous l’offre ainsi ! » claironna Poséidon. Il lança un regard de défi à sa nièce et croisa les bras sur la poitrine : « À toi maintenant ! Ça m’étonnerait que tu puisses rivaliser. » Artémis jeta un regard plein d’inquiétude à sa sœur. Que pouvait-elle offrir de plus précieux que l’eau ?
À SUIVRE
Voir Le feuilleton d’Hermès, 31e épisode.