Artémis aurait donné n’importe quoi pour éviter de révéler la suite. Le regard confiant et bienveillant d’Asclépios la mettait mal à l’aise. Un regard qui fouillait avec douceur au plus profond d’elle. Un regard auquel on ne pouvait ni se soustraire ni mentir. « Tu sais, c’est moi qui ai aidé ma mère à accoucher de mon frère, commença-t-elle. Aussi je me sens doublement liée à lui, parce que c’est mon jumeau et parce que je l’ai mis au monde. Lorsqu’il est malheureux, lorsqu’il m’appelle à l’aide ou lorsque quelqu’un lui veut du mal, je deviens une tigresse et je vole à son secours. Un jour, je l’ai trouvé entre larmes et colère : celle qu’il aimait l’avait trahi dans les bras d’un autre. Et, suprême humiliation, elle avait choisi un homme et non pas un dieu… Il sanglotait contre mon épaule, j’étais désemparée. “Venge-moi”, me supplia-t-il. J’étais encore très jeune et impulsive. Alors sans hésiter, je lui promis que oui. Je me suis rendue auprès de celle qui le faisait ainsi souffrir, et je lui ai décoché une flèche droit dans le cœur. » Artémis n’avait pas osé prononcer le nom de Coronis une seule fois. Elle baissa la tête lamentablement et bredouilla : « Je m’en veux terriblement. J’aimerais tellement revenir en arrière. Et je viens seulement d’apprendre que c’était ta mère. »
Durant ce douloureux récit, Asclépios n’avait pas bougé. Il continuait à la scruter avec intensité, gardant son calme, comme s’il analysait chaque mot. « Comment se fait-il donc que je me trouve en face de toi maintenant, si tu as tué ma mère alors qu’elle était enceinte de moi ? » questionna-t-il enfin. Artémis releva la tête : elle ne s’était pas posé la question ! À cet instant Chiron toussota pour attirer leur attention : « Il vous manque à l’un et à l’autre un épisode de cette tragique histoire. Approchez-vous de ce feu. Nous n’irons pas dans le futur, mais dans le passé cette fois. Regardez bien ! » À travers les flammes, deux silhouettes apparurent. On devinait que la scène se passait le soir. D’étranges lueurs orangées trouaient l’obscurité, comme si des torches étaient allumées. Les deux personnages étaient en grande conversation…
« Ça y est, mon frère, tu es vengé. Maintenant cette Coronis ne pourra plus jamais te causer de tort », dit la première. Artémis sursauta en se reconnaissant elle-même. « Alors je ne la reverrai plus jamais vivante ? » demanda d’une petite voix larmoyante Apollon. « Mais enfin, protesta sa sœur, c’est toi qui m’as demandé d’aller la tuer ! » À ces mots, Apollon fondit à nouveau en larmes : « Oh, tu n’aurais pas dû m’écouter… j’étais juste en colère… — C’est malin, cria Artémis, je n’ai que faire de tes remords moi maintenant. Garde tes jérémiades pour toi et assume ! » Furieuse, elle tourna les talons. « Oui, ça je m’en souviens, chuchota Artémis, c’est bien ainsi que cela s’est passé. » Chiron la fit taire en mettant un doigt sur sa bouche : « Regarde la suite ! »
Resté seul Apollon se prit la tête dans les mains. On l’entendait murmurer : « Ah maudite Aphrodite ! Pourquoi m’as-tu rendu amoureux d’une mortelle ? » Mais quelqu’un s’était approché. « Dis donc, frérot, je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, dit le nouveau venu, mais elle n’attendait pas un bébé celle que tu as fait tuer ? — Nom de Zeus, tu as raison Hermès ! répondit Apollon. S’il te plaît, toi qui connais bien le chemin de chez Hadès, tu crois qu’il y a une chance de sauver cet enfant ? » Hermès répondit : « J’ai déjà fait passer l’âme de Coronis aux Enfers, mais suis-moi, le bûcher funéraire sur lequel repose son corps vient juste d’être allumé. Il faut agir vite. » Les lueurs orangées n’avaient cessé de s’amplifier. Le feu léchait déjà le corps de la jeune femme lorsque Hermès, d’un bond, se jeta au milieu des flammes et arracha le bébé. C’était un garçon et il était encore vivant ! Apollon le prit maladroitement dans les bras et dit : « Tu t’appelleras Asclépios et puisque ta mère n’est plus là pour veiller sur toi, je veux que, dès demain matin, tu sois devenu un jeune homme. » Puis tout se brouilla, et il n’y eut bientôt plus qu’un feu crépitant, celui de la caverne de Chiron.
Asclépios resta longtemps sans prononcer un mot. Artémis, encore bouleversée de ce qu’elle venait de découvrir, n’osait plus faire un geste. Elle comprenait mieux l’étrange gravité de ce jeune homme, non seulement privé de mère, mais privé d’enfance. « Vous voyez, dit soudain avec ardeur Asclépios, si mes recherches avaient déjà abouti, alors ma mère aurait pu ressusciter ! Ce n’est pas un hasard si mon père t’a confié mon éducation, Chiron, il avait trop de remords d’avoir causé la disparition de maman. Je dois trouver les plantes qui permettent de revenir d’entre les morts. On a le droit à une deuxième chance ! La mort est mon ennemie depuis toujours, je dois parvenir à en guérir les humains. La voilà ma mission sur terre. Avec l’aide des dieux, j’y parviendrai ! » Il saisit un sac et s’éloigna d’un pas vif en direction de la forêt : « Il vaut mieux cueillir certaines plantes sous la lune », cria-t-il en guise d’adieu. Chiron le laissa partir sans réagir mais l’inquiétude se lisait sur son visage : les dieux risquaient de ne pas apprécier la démarche de son protégé…
À SUIVRE