Où une femme aime trop les oiseaux

L’émotion d’Asclépios fut intense lorsque Artémis lui remit la précieuse fiole qu’Athéna lui avait confiée. Il murmura : « J’ai tellement rêvé de guérir les hommes de la mort. Tellement… » Puis, plongeant son regard franc dans les yeux de la déesse, il dit d’un ton solennel : « Tu peux me faire confiance, je saurai être digne de ce cadeau. » Quelques jours plus tard, Chiron et Artémis eurent la surprise de le découvrir, un gros sac sur l’épaule, prêt à partir. « Il est temps que j’aille exercer mon art par le monde », dit-il à Chiron en le serrant tendrement dans ses bras. Puis il s’adressa à Artémis : « Encore merci, déesse. Et n’hésite pas à faire appel à ma science, au besoin… » Et il s’éloigna rapidement pour couper court à la tristesse qui les envahissait tous les trois.

Tandis que Chiron s’apprêtait à accueillir de nouveaux élèves, Artémis reprit ses activités. C’est ainsi qu’elle fit la connaissance de Léda. C’était une jolie blonde, un peu ronde, aux joues roses. Elle était la femme de Tyndare, le roi de Sparte. C’est sa passion pour les oiseaux qui attira sur elle la bienveillance d’Artémis.

Parfois le soleil frappe si fort en été que seuls l’ombrage des grands arbres ou la fraîcheur d’un cours d’eau en atténuent la brûlure. Aussi, en ce temps-là, les reines aimaient accompagner les servantes lorsqu’elles partaient laver le linge à la rivière. Léda, elle, en profitait pour se promener au bord de l’eau, observant avec joie les animaux qui vivaient là. Elle n’oubliait jamais d’emporter un plein sac de galettes qu’elle émiettait pour nourrir les oiseaux du rivage. Elle se glissait furtivement près des nids pour guetter la couvaison, s’émerveillant lorsqu’elle surprenait le fendillement d’une coquille, s’attendrissant à la vue du petit oisillon encore aveugle qui sortait tout ébouriffé de son œuf. À l’automne, elle passait des heures, le nez en l’air, à suivre mélancoliquement le vol des oiseaux migrateurs. Puis elle glanait quelques plumes envolées ou du duvet blanc resté accroché dans les buissons. Elle attendait avec impatience le retour du printemps, et surtout leur retour à eux, ses préférés, les cygnes au long cou.

Un soir d’avril, alors qu’elle guettait le ciel en espérant les voir apparaître, son vœu fut exaucé. Un magnifique cygne blanc atterrit tout près d’elle. Léda ne s’étonna pas de le voir arriver seul, alors que les cygnes voyagent souvent à plusieurs. Elle était éblouie par la blancheur immaculée de son plumage que des gouttelettes d’eau irisées faisaient miroiter au soleil. Une bouffée de joie profonde l’envahit. Enfin le triste hiver était fini ! Enfin l’ennui dans ce palais gris allait s’envoler ! Son cœur se mit à battre violemment quand le majestueux animal s’approcha doucement d’elle. Elle tendit la main. Le long cou duveteux lui caressa le bras, attrapant délicatement de son bec la bribe de galette qu’elle lui tendait, sans lui pincer les doigts. Un frisson parcourut Léda. Alors le cygne ouvrit grand ses ailes majestueuses, comme s’il lui ouvrait les bras et Léda vint se blottir dans le moelleux duvet. Le soleil complice commençait à se coucher, la douceur de l’instant était magique. Le cygne entraîna Léda dans les roseaux.

Ce qui se passa après ne fut visible pour personne. Seule Artémis, entendant un froufroutement de plumes inhabituel au milieu des joncs, s’approcha, intriguée. Lorsqu’elle arriva, elle vit juste le cygne majestueux se redresser glorieusement et s’élancer vers le ciel. Léda se relevait, le regard illuminé, les joues rouges et les habits froissés. Dans ses cheveux, des brindilles s’emmêlaient malicieusement. Artémis poussa un soupir. Manifestement, les bonnes résolutions de son père n’avaient pas tenu longtemps. Et c’était bien au charme du dieu des dieux, métamorphosé en cygne pour l’occasion, que Léda venait de succomber. Il se faisait tard, les servantes avaient regagné le palais depuis longtemps lorsque l’étreinte entre Léda et Zeus avait eu lieu. La reine regagna son palais en hâtant le pas. Ce soir-là, l’éclat plus vif de son regard, la mollesse alanguie de son corps la rendirent encore plus irrésistible à Tyndare qui était réellement amoureux de sa femme. Ce même jour, Léda conçut quatre enfants, de deux pères différents : deux étaient d’essence divine, deux étaient des mortels.

Neuf mois plus tard, Artémis fut appelée dans le plus grand secret sur le mont Taygète. Cette imposante montagne dominait la ville de Sparte. De sombres forêts recouvraient ses flancs. C’était le lieu idéal pour être à l’abri des regards. Lorsque la déesse arriva dans une clairière entourée de hauts sapins, elle pensait trouver Léda dans les douleurs de l’enfantement. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir la reine, tranquillement assise sur un lit de paille séchée, entourée de quelques servantes ! La jeune femme semblait détendue. « Mais que fais-tu ainsi ? s’étonna Artémis. Et pourquoi m’as-tu sollicitée ? — Aucun enfant ne peut venir au monde sans ton aide, chère Artémis. Mais regarde, ceux-ci vont naître de manière tout à fait différente… » Léda se leva alors du nid de paille et Artémis découvrit avec stupeur deux gros œufs ! Leur coquille était de couleur rouge orangé, et leur taille était dix fois celle d’un œuf de poule. La déesse, stupéfaite, ne savait plus que dire. Elle bredouilla : « Tes enfants sont à l’intérieur ? » Mais Léda avait l’air de trouver tout cela bien naturel. Peut-être que sa longue observation des nids au bord de l’eau l’avait préparée… « Oui et je suis très impatiente de voir leur tête, répondit-elle en souriant. — Tu ne vas pas tarder à les voir », répondit la déesse en indiquant d’un geste les œufs. En effet, une petite fente se mit à lézarder les coquilles. La fente progressait sur chacun des deux œufs exactement en même temps. Artémis était inquiète : qu’allait-il sortir de là ? Des bêtes, des dieux, des humains ou bien… des monstres ?

 

À SUIVRE