Aristée avait le visage de plus en plus pâle. Il répondit : « Oui, tu as raison, Chiron était immortel, c’est bien le problème… Écoute la suite. Le corps d’Héraclès fumait comme celui d’un taureau, il dégoulinait du sang des centaures qu’il avait abattus, ses yeux étaient rougis par ce vin qui lui était monté à la tête. Il s’est approché de notre maître qui venait de recevoir la flèche. J’ai porté la main à mon épée, prêt à dégainer. Je pensais qu’il venait achever son sinistre travail. Au contraire, il s’agenouilla dans la boue et se mit à sangloter. Il avait reconnu son maître. Il saisit le blessé dans ses bras et l’emporta vers la grotte.
À cet instant, j’aperçus le centaure Pholos. Il errait au milieu de ses amis morts en murmurant hébété : “Quel carnage ! Mais quel carnage !” Il se baissa pour arracher délicatement une flèche du corps de l’un des centaures. Iolaos caché derrière les rochers cria : “Non, ne touche pas cette flèche !” Trop tard ! La flèche se planta dans son pied et Pholos mourut aussitôt. Je me suis précipité, mais Iolaos m’a barré le passage. “Ne t’approche pas, ami. Ce sont les flèches qu’Héraclès a trempées autrefois dans le sang de la monstrueuse hydre de Lerne après l’avoir tuée. C’est un poison foudroyant. Voilà pourquoi les centaures meurent aussitôt après avoir été touchés.”
Je renonçai à porter secours à Pholos, d’autant que je ne pouvais plus rien pour lui, et je gagnai la grotte. Héraclès, brutalement dessaoulé, était totalement désemparé. Il s’était agenouillé au pied de la paillasse sur laquelle il avait étendu Chiron. Il répétait sans cesse : “Je ne l’ai pas fait exprès, je ne t’avais pas reconnu, pardon maître.” Chiron souffrait trop pour lui répondre. La flèche avait fait son œuvre, mais ne pouvant le tuer, le poison lui infligeait d’atroces douleurs. Il souffrait terriblement de sa blessure, une souffrance épouvantable, impossible à calmer. Il ne pouvait ni guérir ni mourir. C’était un véritable supplice. Il parvint néanmoins à lui dire : “Ne t’ai-je pas toujours enseigné à dominer tes emportements ? Méfie-toi des excès dans lesquels tes beuveries t’entraînent, apprends à te maîtriser, et tu ne m’auras pas blessé pour rien.” Héraclès promit d’essayer et demanda, éperdu : “Mais que puis-je faire pour toi maintenant ?” Chiron dit d’une voix haletante : “Si tu veux m’aider, apporte-moi la mort ! J’ai trop mal !” Nous regardions tous notre maître bien-aimé souffrir, impuissants à le soulager. Je lui avais donné quelques potions issues de son sac, mais rien n’était efficace. Tu ne peux pas savoir, Artémis, j’aurais donné ma propre vie pour l’apaiser, pour extirper ce mal qui le rongeait de l’intérieur. Et je ne pouvais rien faire d’autre que pleurer en silence devant son visage grimaçant de douleur.
C’est alors que quelqu’un est entré dans la grotte. Je ne l’avais jamais vu, pourtant je l’ai reconnu à sa haute taille et ses longs cheveux attachés dans le dos en queue de cheval. Il ne nous a pas salués, ne nous a pas accordé un regard. Il a mis un genou à terre devant le vieux centaure et il a annoncé : “Je suis venu te délivrer, vénéré Chiron.” Alors notre maître a ouvert les yeux et il a murmuré : “Merci, Prométhée. Je compte sur toi.” J’ai toujours entendu Chiron parler avec respect du Titan qui avait créé les hommes. J’ignorais cependant qu’ils se connaissaient. J’étais impressionné par sa grande taille autant que par la flamme qui brûlait dans ses yeux. On aurait dit deux braises. Ses bras étaient musclés, mais ce sont surtout ses mains qui ont retenu mon attention. Elles étaient larges et noueuses, des mains d’artisan. On les sentait puissantes et habiles. J’étais fasciné à l’idée que ces doigts avaient modelé le premier être humain dans de la terre. Et je les ai investies de l’espoir le plus fou qui soit : ces mains de créateur, ces mains qui avaient su donner la vie à partir de la glaise, pouvaient-elles sauver Chiron ?
Héraclès était toujours agenouillé. Je pensais que Prométhée allait au moins le saluer, car c’était Héraclès qui l’avait délivré du rocher où il était enchaîné. Et c’était une flèche d’Héraclès qui avait tué l’aigle de Zeus qui lui dévorait chaque jour le foie. Mais Prométhée ne lui accorda pas plus d’importance qu’à nous. D’un geste sec, il lui fit seulement signe de s’éloigner. Ce qui allait se passer entre le centaure et lui ne nécessitait aucune intervention extérieure. Héraclès se leva et vint nous rejoindre.
Nous avons vu alors le grand corps du Titan se plier, il semblait profondément ému. Il a dit d’une voix grave : “Tu es prêt, Chiron ? Zeus m’a autorisé à pratiquer l’échange qui fera cesser ton supplice. Tu vas me transmettre ton immortalité et je te transmettrai ma condition de mortel.” » Artémis était suspendue aux paroles d’Aristée. Chiron allait-il cesser de souffrir ?
À SUIVRE