Fascinée par tant de beauté, Celeste contemplait les icebergs qui les environnaient. Sous le soleil levant, ils scintillaient tels des joyaux. Parmi eux se trouvait le monstre qui avait provoqué ce désastre. Que la nature était donc cruelle de se servir d’une telle splendeur pour semer la mort et la destruction…
La mer se fit houleuse, secouant l’embarcation de côté et d’autre, comme pour empêcher toute tentative de sauvetage. Le navire approchait. Celeste enroula sa couverture encore sèche autour du bébé.
« Est-ce que ça va ? murmura-t-elle à l’oreille de May. Voulez-vous que je tienne l’enfant ?
— Non, je vous remercie. Vous vous êtes montrée si bonne envers moi, et je ne connais même pas votre nom.
— Celestine Parkes. Je rentrais chez moi, à Akron. Et ce petit bout de chou ? s’enquit-elle en effleurant le bras du bébé.
— Elle s’appelle Ellen, et moi May Smith. Mon mari, Joe, doit se trouver sur un autre canot. Nous nous rendons dans le Midwest, c’est lui qui a l’adresse et tous nos papiers. »
Celeste se rendit compte que la pauvre fille n’avait pas encore mesuré l’ampleur de la tragédie qu’elles venaient de vivre. Il y avait fort peu de chances que son époux eût été secouru. « Qu’allez-vous faire ? murmura-t-elle.
— Nous nous en sortirons, chuchota May au bébé endormi dans son giron. Tout va s’arranger. »
Ce fut seulement lorsque la lumière du jour se fit plus vive et que le vaisseau devint de plus en plus gros à l’horizon que May desserra un peu les couvertures emmaillotant Ellen. Elle lui paraissait minuscule – comme si elle avait rétréci dans l’eau, songea-t-elle confusément – et elle ne se réveillait toujours pas… Mieux valait ne pas la déranger. Quelle histoire elle aurait à raconter à Joe, quand elle le retrouverait ! Comment on l’avait sortie de l’eau à demi morte, comment le bébé avait été repêché cinq minutes plus tard… Elle se sentait si lasse, tout le corps endolori. Elle frissonna. Un regard sur sa fille la réconforterait.
Dans la clarté qui baignait maintenant l’embarcation, elle écarta l’étoffe entourant le petit visage.
Les yeux qui rencontrèrent les siens avaient l’éclat du charbon noir. Des yeux qu’elle n’avait jamais contemplés de sa vie. Ceux d’Ellen étaient bleus. Ravalant le cri qui montait dans sa gorge, elle rabattit la couverture pour ne plus les voir, horrifiée par cette découverte, le cœur battant à grands coups.
Nul ne prêtait attention à May. À bord de l’embarcation, tous étaient trop occupés à acclamer le vaisseau qui venait les secourir. Elle jeta un autre regard furtif au bébé, pour se trouver de nouveau face à ces yeux inconnus qui la dévisageaient sous un bonnet de dentelle, la transperçant jusqu’à l’âme. Elle scruta les traits de l’enfant pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. D’après ce qu’elle en distinguait sous l’amas de couvertures, les vêtements eux aussi étaient différents de ceux d’Ellen.
Elle se mit à trembler tandis que le paquebot s’approchait d’eux à toute vapeur. Quelque chose n’allait pas. Il y avait eu une erreur.
Elle se retourna pour regarder tout ce qui se trouvait derrière eux, cette mer meurtrière, si calme et si traîtresse, puis contempla une fois de plus l’enfant levant vers elle de grands yeux étonnés, comme pour demander : qui es-tu ?
C’était tout ce qui lui restait de ce naufrage, cet enfant de la mer, le fils ou la fille d’une autre.