Un peu plus tard au cours de cette longue matinée, on rassembla les survivants afin de dresser une liste.
« Votre nom ? demanda l’officier, en consultant son registre pour vérifier que tous les rescapés avaient bien été inscrits.
— Mary Smith, mais on m’appelle May, répondit May avec hésitation, en regardant Celeste. Mon mari, Joseph Smith, a vingt-sept ans. Il est menuisier », précisa-t-elle en posant sur lui un regard chargé d’espoir.
L’officier détourna les yeux. « Et le bébé ?
— Ellen Smith… Ella, comme nous l’appelons le plus souvent. C’est le capitaine Smith qui l’a sauvée, ajouta-t-elle, non sans une certaine fierté.
— Elle dit vrai, demandez au matelot qui était sur notre canot. Il a essayé de persuader le capitaine de monter à bord… mais il s’est éloigné à la nage, déclara Celeste.
— Je vois. Et vous êtes… ?
— Celestine Parkes. Mme Grover Parkes, d’Akron. Nous nous trouvions sur la même chaloupe, cette dame et moi. Avez-vous une Mme Grant à bord ?
— Nous n’avons pas encore terminé le recensement, répondit l’homme en secouant la tête. Le Carpathia va inspecter le lieu du naufrage, puis nous regagnerons New York. Aussi, je vous suggère de descendre dans la salle à manger où l’on vous donnera toutes les instructions nécessaires. Un office à la mémoire des disparus se tiendra dans un petit moment.
— Mais cette dame a besoin de vêtements neufs, comme vous pouvez le voir, objecta Celeste.
— Les passagères du Carpathia se chargeront de tout cela quand vous serez descendues. Il ne faut pas rester dehors avec le bébé, insista-t-il. Vous trouverez en bas tout ce qui vous est nécessaire.
— Merci », murmura Celeste, tandis que l’officier se dirigeait déjà vers un autre groupe.
May était toujours aussi réticente. « Je ne peux pas descendre. Je ne m’en sens pas capable.
— Je vais vous aider. Laissez-moi prendre la petite Ella. Elle est si mignonne ! Et comme elle est brune… tout à fait différente de vous. » Celeste s’interrompit, craignant d’avoir offensé sa compagne. Elle pouvait lire la panique sur son visage ; sans doute était-elle encore en train de revivre les atrocités de la nuit.
« Joe était très brun. Il y avait du sang gitan dans sa famille », répondit May sans la regarder. Elle eut du mal à prononcer le prénom de son époux à voix haute.
« Vraiment ? Elle a des yeux de braise. Ceux de mon fils, Roderick, sont si clairs qu’ils paraissent argentés. Il est en sûreté à la maison, près de son père. Je suis allée en Angleterre pour assister aux obsèques de ma mère, à Lichfield. » Celeste se tut brusquement. Elle n’avait pas l’habitude de se confier à des inconnus, mais elle et May ne l’étaient plus l’une pour l’autre, après avoir traversé ensemble l’une des pires épreuves qu’on puisse imaginer. « Appelez-moi Celeste, je vous en prie… Je crains que mes parents ne se soient un peu laissé emporter par leur enthousiasme. J’étais leur dernière-née, la seule fille dans une tribu de garçons, et ma mère voulait remercier le ciel pour ma naissance !
— Je suis désolée pour votre maman. Ce doit être douloureux de vivre si loin de chez soi, répondit May en posant précautionneusement le pied sur les marches.
— Papa est bien entouré. Et il faut que je retourne auprès de mon petit garçon. Il n’a que deux ans, et il me manque énormément.
— Nous nous rendions dans l’Idaho. J’ai oublié l’adresse, c’est Joe qui l’avait sur lui… Où se trouve Akron ? »
Après avoir suivi un long couloir, elles poussèrent une porte pour pénétrer dans une vaste salle à manger remplie de gens qui avaient l’air désemparés.
« C’est dans l’Ohio, près d’une ville appelée Cleveland. Ce n’est pas aussi joli que ma bonne vieille ville de Lichfield, mais c’est là que j’ai désormais mon foyer. L’Amérique est un immense pays ; vous vous y habituerez vite.
— Oh non. Je vais rentrer en Angleterre. Je ne peux pas rester ici, plus maintenant.
— Il est trop tôt pour prendre une décision. Attendez de voir comment les choses tourneront.
— Je veux rentrer chez moi. Il n’y a rien pour nous, en Amérique. C’était le rêve de Joe, pas le mien. » Les lèvres de May se mirent à trembler. Jamais elle ne s’était sentie si seule, si loin de tout ce qu’elle connaissait. « On nous donnera un billet de retour, n’est-ce pas ?
— Oui, j’en suis sûre. » Face à son air affolé, Celeste eut envie de la rassurer. « Ne vous inquiétez pas. Je vous aiderai. La White Star Line devra vous indemniser pour la perte que vous avez subie. À présent, je dois partir à la recherche de Mme Grant… J’espère de tout mon cœur qu’elle aura survécu.
— Merci, vous avez été très bonne. » May se remit à trembler et Celeste la fit asseoir dans un coin tranquille. « Joe avait tant de projets en tête… Je n’arrive pas à croire à ce qui nous est arrivé. Qu’avons-nous fait pour mériter cela, Celestine ?
— Nous n’avons pas commis d’autre faute que de confier nos vies à la White Star Line. Elle devra en répondre devant la justice. Et maintenant, reposez-vous. Vous vous sentirez mieux après un bon bain, et dans des vêtements propres. Donnez-moi Ella, et j’irai avec elle me mettre en quête de ma vieille dame. Votre petite fille sera en sécurité avec moi, et elle attendrira peut-être suffisamment les cœurs pour que j’obtienne des informations.
— Non ! s’écria May avec force, avant de reprendre, d’un ton d’excuse : Je préfère la garder près de moi. Je ne veux pas la perdre de vue. »
La pauvre femme se cramponnait à son précieux fardeau comme si sa vie en dépendait. Sans doute était-elle encore sous le choc, se dit Celeste en remontant sur le pont. Levant la tête vers le mât, elle vit que le drapeau était en berne. Bientôt, ils se réuniraient tous pour l’office religieux. Elle n’enviait pas celui qui présiderait à cette triste cérémonie, mais il fallait rendre un dernier hommage aux morts.