Après la cérémonie, les survivants se rassemblèrent dans le salon de première classe. May et Celeste se tenaient en silence parmi les autres rescapés dont beaucoup paraissaient en état de choc. On murmurait que certains étaient décédés à bord et qu’ils seraient ensevelis en mer un peu plus tard dans l’après-midi. Celeste, qui n’avait toujours pas d’information au sujet de Mme Grant, se rendit dans le bureau du commissaire de bord pour demander une fois de plus si l’on avait des nouvelles de la vieille dame. Cette fois, la réponse fut positive : elle se trouvait à l’infirmerie, car elle souffrait d’un refroidissement. Celeste se précipita à son chevet, mais la malade était endormie sous sédatif. Elle passa ensuite à la lingerie pour récupérer les vêtements d’Ella, et l’une des passagères du Carpathia lui remit une robe de couleur vive en lainage doux avec un corsage à pinces, qui lui allait comme un gant. Elle la revêtit pour donner sa robe noire à nettoyer et à repasser. D’instinct, elle pressentait que May, veuve de si fraîche date, préférerait cette tenue de deuil à l’autre, beaucoup trop voyante.
En traversant la salle à manger, elle remarqua un groupe de femmes assises en cercle, drapées dans des fourrures et des châles en cachemire, autour d’une femme corpulente qui faisait un discours.
« Voyons, mesdames, nous ne pouvons pas rester là sans rien faire ! Avant de quitter ce navire, nous devons former un comité et adopter des résolutions énergiques. Cette catastrophe va ébranler l’opinion mondiale, et des têtes doivent tomber. Tous ces malheureux se retrouvent sans rien sur le dos, sans un sou en poche. Qui veillera à ce qu’ils obtiennent justice ? Que vont-ils devenir quand nous débarquerons à New York, si nous ne nous mettons pas à l’œuvre dès maintenant ?
— Mais, madame Brown, c’est à la White Star Line qu’il incombe d’assumer ses responsabilités et de les aider, pas à nous », objecta une dame à son côté.
La grosse femme secoua la tête et leva la main. « Je sais ce que c’est d’être sans le sou. L’Amérique peut faire de vous un homme riche ou bien un mendiant. J’ai eu de la chance, mon mari a trouvé de l’or, mais il y a une chose dont je suis sûre : qui ne réclame rien n’a rien ! »
Celeste s’approcha. L’oratrice était enflammée par l’indignation, et sa voix exprimait exactement ce qu’elle ressentait elle-même. À son propre étonnement, elle se montra assez téméraire pour intervenir. « Vous avez tout à fait raison. J’étais à bord d’un des canots de sauvetage quand on a repêché une malheureuse jeune femme. Elle a perdu tout ce qu’elle possédait au monde : son mari, leurs billets de transport, leur argent. Leur bébé a été sauvé, Dieu merci, mais elle est sans ressources. »
Mme Brown sourit à la nouvelle venue. « Vous voyez ? C’est précisément ce que je voulais dire… Bienvenue. Joignez-vous à nous, ma sœur. Nous avons besoin de femmes comme vous. Qui remerciera le capitaine Rostron et son équipage, si nous ne le faisons pas ? Qui s’assurera que les immigrants recevront des dédommagements, si nous ne le faisons pas ? Quand nous débarquerons, ce sera le chaos. Tout le monde voudra les aider sur le moment, mais une fois que ces pauvres diables seront dispersés, il faudra bien que quelqu’un continue à veiller à leurs besoins.
— Mais, ma chère Margaret, votre démarche n’est-elle pas un peu prématurée ? Le gouvernement les prendra certainement en charge, déclara une passagère de première enroulée dans une étole de renard.
— Ethel, le gouvernement est un ramassis de crétins, si vous me passez l’expression. Ce sont les femmes qui, de tout temps, ont pris soin des autres, et il en sera toujours ainsi. Nous devons faire en sorte que personne ne souffre de la faim à cause de ce désastre ; que les enfants reçoivent une bonne éducation. Combien de pères, riches ou pauvres, ont-ils trouvé la mort ? Combien le Titanic a-t-il fait d’orphelins ? Qui enterrera les corps gelés de ces malheureux ? Il faut mettre toute notre compassion féminine dans cette tâche. La charité s’accompagne parfois d’une insupportable froideur. Je vais faire circuler une feuille. Inscrivez-y vos nom et adresse, ce que vous êtes prêtes à faire et combien vous êtes disposées à donner pour aider tous ces infortunés. Et parlez-en autour de vous, mes sœurs ! Racontez l’histoire à tout le monde et faites la quête. Agir, c’est bien mieux que pleurer dans votre tasse de café. »
Celeste se mit à applaudir, enthousiasmée par ce discours passionné. Elle ne pouvait se contenter de demeurer simple spectatrice, alors qu’il y avait tellement de détresse autour d’elle.
Quand cette réunion impromptue eut pris fin, Mme Brown s’avança vers Celeste avec un sourire radieux. « Où allez-vous, ma sœur ?
— Je rentre chez moi, à Akron, dans l’Ohio. J’ai beaucoup aimé ce que vous avez dit. Je souhaiterais apporter ma contribution.
— J’ai entendu dire qu’il se trouvait à bord de pauvres femmes qui se rendaient elles aussi là-bas, pour travailler dans les usines de caoutchouc, et qui ont perdu leurs hommes… Une de vos célébrités locales, Walter Douglas, le fils du fondateur de Quaker Oats, a péri dans le naufrage. Sa veuve est là-bas, ajouta-t-elle en indiquant une femme pleurant dans un coin. Elle n’a pas encore surmonté le choc, mais elle s’en remettra… Je voudrais m’assurer que nous remercierons l’équipage comme il le mérite, pas par une simple lettre, mais par un gage réel de notre reconnaissance, ajouta-t-elle.
— Une médaille, peut-être ? suggéra Celeste.
— Excellente idée ! Une médaille qui serait remise à chacun des matelots lors d’une cérémonie… Pas tout de suite, bien sûr. Cela nous demandera un peu d’organisation… Vous seriez prête à participer ? demanda Margaret Brown, en posant sur elle un regard qui excluait d’avance toute tentative de dérobade.
— Mais je vis dans l’Ohio…
— Et alors ? Moi, je vis dans l’Ouest. Il y a des trains. Nous tiendrons une autre assemblée avant l’arrivée. Bienvenue à bord. Vous êtes… ?
— Mme Grover Parkes.
— Mais votre nom à vous ? C’est lui qui m’intéresse, pas celui de votre époux.
— Celestine Rose… Celeste », bredouilla-t-elle. Elle commençait à se demander si elle ne s’était pas engagée un peu trop vite.
« Quel nom divin ! gloussa Margaret Brown. Vous êtes anglaise. Il y a beaucoup d’Anglais à bord, voyez si vous pouvez plaider notre cause auprès d’eux et n’acceptez aucun refus. S’ils ne veulent pas nous aider, au moins obtenez qu’ils nous fassent un don, ou qu’ils nous laissent leur adresse pour que nous puissions les relancer plus tard. »
Celeste soupira en regardant cette maîtresse femme se diriger vers les Astor, d’un air résolu et empli d’assurance.
Si seulement elle pouvait lui ressembler, se dit-elle. Si seulement les critiques constantes de Grover ne lui avaient pas fait perdre toute estime d’elle-même… Son mari aurait vite fait de cataloguer Mme Brown comme une de ces dames patronnesses se mêlant de tout et possédant plus d’argent que de bon sens. Mais il se serait trompé. C’était le genre de femme qui réussissait à faire bouger les choses, et Celeste resterait à ses côtés quoi qu’il advienne, en espérant que sa hardiesse et son énergie déteindraient un peu sur elle.