Chaque jour, depuis qu’il avait récupéré des forces, Angelo empruntait inlassablement le même parcours pour se rendre aux bureaux de la White Star Line. Il avait entendu dire que la liste des passagers comportait des erreurs. À son entrée, l’employé leva les yeux et soupira bruyamment en le reconnaissant.
« Encore vous ! Écoutez, je vous l’ai déjà dit cent fois, si nous recevons de nouvelles informations, nous vous préviendrons par télégramme. Nous avons votre adresse. » Les employés de la compagnie s’étaient montrés compréhensifs au début, mais au fil des semaines ils avaient fini par perdre patience à force d’entendre quotidiennement Angelo les supplier de vérifier une nouvelle fois la liste des rescapés. « Votre femme et votre bébé ont bien embarqué à Cherbourg, mais elles n’ont pas survécu. Toutes les informations concordent : elles ne figurent sur aucune liste, malheureusement. »
Comme il insistait, les gens qui attendaient derrière lui commencèrent à s’impatienter. Angelo prit conscience qu’il devait avoir l’air d’un dément : il ne s’était pas rasé depuis la veille et il semblait complètement perdu. Lui-même se demandait parfois s’il n’était pas en train de devenir fou. Il se retourna pour montrer le petit chausson.
« Qui volerait un chausson de bébé ? demanda-t-il, prenant les clients à témoin.
— Certains passagers voleraient ses puces à un chien, s’ils en avaient la possibilité, maugréa un homme.
— Je suis désolé, intervint l’employé. Rentrez chez vous et écrivez à la famille restée au pays, quel qu’il soit, que les nouvelles ne sont pas bonnes.
— Comment pourrais-je annoncer à sa mamma que sa fille est morte par ma faute ? C’est moi qui l’ai fait venir ici, en lui promettant une vie meilleure. Ses parents en mourront, s’ils apprennent ça.
— Écoutez, mon gars, il faut regarder la vérité en face. Elles ont disparu et vous devez annoncer la nouvelle à la famille avec le plus de ménagement possible.
— Et si elles étaient en train d’errer dans les rues à ma recherche ? »
L’employé ôta ses lunettes à monture de corne et les essuya en secouant la tête. « Si vous continuez, je vais devoir appeler le directeur. »
Il n’y avait plus rien à ajouter, mais Angelo brandit une fois de plus le chausson devant son auditoire. « Je vais devoir porter ce poids pendant le reste de mon existence. J’ai tué mon bébé, murmura-t-il. Et je ne l’ai même jamais tenu dans mes bras. Ma petite fille est née après mon départ. » Sortant de sa poche une photo en lambeaux, il poursuivit : « Voilà tout ce qu’il me reste, cette photo de ma Maria et de mon Alessia.
— Un bien joli prénom, s’apitoya une femme.
— C’était celui de ma grand-mère, répondit-il en se signant.
— Allons, à présent, partez. Trouvez un endroit où vous pourrez boire un café, ça vous calmera, lui lança l’employé. Vous ne pouvez pas continuer à perdre votre temps ici au lieu de travailler.
— Comment peut-on travailler quand on a tout perdu ? Pourquoi cela nous est-il arrivé, à nous ? Qu’avaient-elles fait pour mériter une telle fin ?
— Je n’en sais rien, mon gars. Nul ne peut dire pourquoi le Tout-Puissant en épargne certains, et pas les autres. Je suis navré, mais il faut partir, à présent. Il y a d’autres personnes derrière vous. »
Comme Angelo se dirigeait vers la sortie, l’homme ajouta d’une voix hésitante : « Bonne chance ! Peut-être un jour connaîtrez-vous la vérité. »
Quelqu’un gratifia Angelo d’une tape amicale dans le dos, quelqu’un d’autre lui pressa doucement le bras. Mais ces marques de sympathie ne lui procurèrent aucun réconfort.