Serrant Ellen contre sa poitrine, Joe poussa May dans la direction d’où ils étaient venus et, petit à petit, ils se frayèrent un chemin dans le dédale des coursives. Trouvant une porte ouverte, ils montèrent sur le pont où des gens se pressaient déjà en nombre. May entendit de la musique quelque part au-dessus d’eux. Il n’y avait pas de canots de sauvetage sur ce pont-ci. Un homme en uniforme ouvrit une grille donnant accès à la première classe, et il ordonna aux femmes de se diriger vers le grand escalier menant au pont supérieur. Mais les hommes forcèrent le passage, refusant d’être séparés de leurs familles terrorisées.
« Je n’aime pas ça, Joe.
— Continue d’avancer, mon amour. Ellen est en sécurité avec moi. Il vaut mieux faire ce qu’ils disent. Je suis sûr que tout a été soigneusement organisé. »
Un courant d’air froid les parcourut brusquement quand ils émergèrent sur le pont des embarcations parmi une masse de gens en pleurs s’accrochant les uns aux autres.
« Où sont les canots ? s’enquit Joe en regardant les bossoirs vides.
— Tu fais bien de le demander, mon gars, rétorqua une voix bourrue à l’accent écossais. Ils sont tous partis… Il y en avait pas assez pour nous autres. »
Le bateau tangua de nouveau, donnant dangereusement de la gîte. May se cramponna à Joe, en s’efforçant de ne pas céder à la panique.
« Qu’allons-nous faire, à présent ? » murmura-t-elle, ne supportant pas de penser au sort qui les attendait. L’idée de nager dans cette eau noire la terrifiait, mais rester à bord et se noyer…
« Il y a des chaloupes à bâbord ! cria quelqu’un. Venez, suivez-moi ! » Ce ne leur fut pas facile de progresser sur le sol incliné sans perdre l’équilibre, de ne pas se perdre dans la bousculade. Quand ils atteignirent l’autre côté du navire, les chaloupes avaient également disparu, mais des hommes essayaient sans succès de détacher les canots pliables.
« Retournez à tribord. Il y a d’autres canots pliables là-bas, commanda un matelot, en pointant le doigt vers May et le bébé d’un air effaré. Les femmes et les enfants devraient avoir quitté le bord depuis longtemps ! »
Joe entraîna May à l’écart de la foule, mais elle se raidit. « C’est inutile… Nous n’avons aucune chance, n’est-ce pas ? gémit-elle, la voix étranglée par la panique.
— Il y a forcément d’autres embarcations. Ils ne nous abandonneraient pas face au danger… pas les petits bébés ! » s’écria Joe, le visage sombre, en la serrant plus fort contre lui. Luttant pour rester debout sur le pont qui s’inclinait de plus en plus, il s’égosilla : « Nous allons sauter à l’eau, May. Ellen ne risque rien avec moi. Je l’ai attachée à mon torse, sous mon manteau. Nous devons y aller tout de suite, pendant que les canots sont encore assez près pour nous recueillir !
— Je n’irai nulle part sans toi ! hurla-t-elle, les yeux écarquillés de terreur à la vue de la mer qui se rapprochait sans cesse.
— Nous devons sauter, mon amour, insista Joe en s’emparant de sa main. Ensemble, nous y arriverons. Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour mourir comme des rats. Tiens-moi la main, et bonne chance, mais si la chance n’est pas de notre côté, nous nous reverrons au paradis. Là-haut, personne ne pourra plus nous séparer. »
Soudain, une énorme vague s’abattit sur eux, les balayant du pont. L’eau glacée transperça May comme un coup de poignard, lui coupant le souffle, tandis que, toussant et crachant, elle se débattait pour remonter à la surface et scruter les ténèbres, en quête de Joe.
Elle essaya d’appeler, fouettant l’eau dans ses efforts maladroits pour surnager. Le gilet, miraculeusement, lui permit de garder la tête hors des flots. Le rugissement des vagues dans ses oreilles noyait tous les autres bruits. Ses bras tournoyaient comme des hélices inutiles et ses vêtements entravaient ses mouvements, tandis qu’elle se démenait pour s’éloigner du navire en train de sombrer. Elle ne devait pas perdre Joe et Ellen de vue, mais il faisait tellement sombre, et elle avait tellement froid…
Elle crut apercevoir le contour d’une tête, mais il y avait tant de gens dans l’eau autour d’elle, certains flottant sur le ventre, tels des morceaux d’épave. Ses membres essayèrent d’effectuer des mouvements de natation, se libérant soudainement de leurs entraves dans un accès de panique frénétique, mais ils semblaient de plomb, et sa brasse n’était pas assez vigoureuse pour la propulser dans cette mer glacée qui l’enserrait dans son étau. Haletante, elle reprit sa respiration et redressa la tête pour tenter de discerner Joe. Il dérivait de plus en plus loin d’elle, hors de sa portée. Elle battit des bras comme un automate, en faisant appel à ses dernières forces. Elle entrevit une ultime fois la tête de Joe trouant la surface, la petite Ellen emportée par les flots comme un paquet de chiffons. Avec l’énergie du désespoir, elle essaya de les rattraper. Mais déjà Ellen était hors d’atteinte, et la tête de Joe disparut tout à coup. Elle devait sauver son bébé. « J’arrive ! » voulut-elle crier, mais sa bouche se remplit d’eau salée, étouffant ses cris, l’asphyxiant. Elle commençait à se sentir molle et somnolente, ses mouvements s’engourdirent et ses espoirs furent bientôt réduits à néant.
Il n’y eut plus que l’obscurité et la mort, des visages vides dont les yeux contemplaient fixement les étoiles implacables. La mer était jonchée de tonneaux, de bouteilles, de malles, de seaux à charbon, de plantes en pots, de chaises longues. Elle n’arriverait pas à se frayer un chemin parmi tous ces détritus, elle n’arriverait pas à retrouver Joe.
« Prenez-moi tout de suite, faites-moi couler, Seigneur », supplia-t-elle. À quoi bon vivre si les seuls êtres auxquels elle tenait étaient partis sans elle ? « J’arrive ! J’arrive. » Sa voix devint de plus en plus faible, tandis que, fermement maintenue par le gilet de sauvetage, elle s’éloignait inexorablement de l’endroit où elle avait aperçu son mari et son bébé pour la dernière fois.
Ses doigts étaient trop engourdis pour s’accrocher aux débris flottants. Des bouées inutiles passèrent près d’elle, et un froid mortel l’envahit peu à peu. La lumière s’éteignit dans ses yeux et sa voix n’était plus qu’un chuchotis quand elle renonça à lutter, s’abandonnant aux flots ténébreux.