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Le visage dissimulé sous un épais voile de crêpe, Celeste attendait que les employés des pompes funèbres aient descendu le cercueil de son père du corbillard. Quand l’orgue de la cathédrale se mit à résonner et que l’assemblée se leva respectueusement à l’entrée du cortège funèbre, elle repensa aux funérailles de sa mère et à tout ce qui était arrivé depuis.

Elle n’arrivait pas à croire que Roddy ait pu l’abandonner ainsi, que son fils unique ait pu sortir de sa vie comme si elle n’était rien pour lui. La colère et le chagrin lui serraient la gorge. Perdre son père était un événement douloureux mais naturel, alors que la pensée de ne plus voir Roddy était intolérable. Grover avait dû le soudoyer, le couvrir de cadeaux. Elle ne se rappelait que trop comment elle s’était laissé prendre à ses airs charmeurs.

En descendant la nef centrale, elle aperçut Archie McAdam la couvant d’un regard inquiet. Il savait tout, à présent. Il était venu lui présenter ses condoléances le jour où elle avait reçu cette horrible carte postale et s’était retrouvé pris dans un maelström de cris et de larmes. Ils n’avaient pas pu faire autrement que lui révéler la vérité.

« Mon mari a emmené mon fils en Amérique, avait dit Celeste en montrant la carte. Autant que vous sachiez tout. Je l’ai quitté il y a des années, j’ai élevé mon fils seule, et maintenant… » Elle n’avait pas pu terminer sa phrase ni le regarder en face.

« Je suis désolé, s’était-il borné à répondre. Puis-je faire quoi que ce soit pour vous aider ? »

Elle avait secoué la tête avec lassitude. « Selwyn dit que nous pouvons seulement porter l’affaire devant les tribunaux pour tenter d’obtenir le droit de garde. Il faudra que je retourne aux États-Unis. Je ne peux pas perdre mon fils. Il est tout ce qui compte pour moi.

— Je ne crois pas que vous puissiez le perdre. Il est temporairement égaré, rien de plus. »

Mais elle n’était pas d’humeur à plaisanter, et elle avait sèchement répliqué : « Ce n’est pas drôle.

— Pardonnez-moi, mais je ne cherchais pas à faire de l’humour. Il s’est égaré, il s’est fourvoyé, comme un jeune garçon qui se laisse entraîner par la griserie de l’aventure. Les enfants ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs actes. Pourquoi l’aurait-il fait ? Il a été bien éduqué, protégé et choyé. Il fait confiance aux gens. Il a peut-être les idées un peu embrouillées pour le moment, mais il n’oubliera pas ce que vous lui avez enseigné, soyez-en persuadée. J’ai une certaine expérience dans ce domaine, et Roderick saura s’en sortir. Vous lancer à sa poursuite ne ferait que resserrer la bride que votre mari lui a passée autour du cou. Selwyn m’a décrit le personnage… Je suis navré. » Il avait voulu lui prendre la main, mais elle l’avait repoussé.

« Selwyn n’avait pas le droit de vous parler de mes problèmes personnels. Vous n’y comprenez rien du tout !

— Je ne sais, hélas, que trop bien ce que c’est de perdre un enfant, mais je sais aussi que l’amour que vous prodiguez sans compter vous est toujours rendu. Roddy sait combien vous l’aimez. Il finira un jour par vous revenir. »

Celeste était partie hors d’elle, refusant d’en entendre davantage. Elle n’avait que faire des conseils d’Archie. Elle voulait retrouver Roddy tout de suite, pas demain ni après-demain. Mais, étrangement, en cet instant même, tandis qu’elle s’avançait dans l’allée au bras de son frère, elle sentit monter jusqu’à elle les ondes de son affection chaleureuse. Elle perçut la force d’Archie, sa sollicitude et sa gentillesse. Ils allaient avoir grand besoin d’amis pour arriver à supporter cette douleur. Chaque mot de la lettre de Grover lui brûlait le cœur comme un fer rouge.

Tu ne croyais quand même pas que j’allais te laisser me voler mon fils sans réagir, n’est-ce pas ? Il est légitimement à moi, et je vais veiller à ce qu’il soit élevé comme un enfant de ce pays, et non comme une de ces chiffes molles d’Anglais qui se laissent commander par des femelles.

Inutile de venir ici pour essayer de le reprendre. Il t’écrira quand je l’y autoriserai, pour les fêtes et autres événements importants. Il faut le laisser tranquille, pour qu’il puisse développer cette force qu’il tient de son père et qui l’emmènera loin dans ce nouveau monde. Il aura tout ce que l’argent peut acheter de mieux.

Tu as eu ton tour, maintenant c’est à moi qu’il appartient de forger son caractère et d’en faire mon héritier. Tu as accompli ta part. Tu m’as volé ses jeunes années, il deviendra adulte près de moi.

Il n’y aura pas de divorce avant que je l’aie décidé. Il serait peut-être prudent de trouver une épouse plus convenable, afin de contrecarrer ta mauvaise influence. Mais, en attendant, ma mère m’aidera à l’éduquer.

Nous aurions pu nous épargner toutes ces complications si tu avais appris à obéir. Mais vous autres, Anglais, vous n’apprendrez jamais, n’est-ce pas ? Vous êtes une race d’entêtés. J’avais cru pouvoir te dresser, mais tu m’as profondément déçu. Je ne commettrai pas la même erreur avec Roderick. Je l’habituerai progressivement à nos façons de faire. Il comprendra rapidement où est son intérêt.

J’espère que tu souffres autant que j’ai souffert quand tu me l’as enlevé autrefois. En ce qui me concerne, tu peux bien aller au diable.

Grover Parkes

Celeste leva les yeux vers l’imposant portail ouest que l’on avait ouvert en l’honneur de son père. Je le jure devant Dieu et tous les saints, je ne sombrerai pas sans me battre. Elle revit une fois de plus le gigantesque paquebot s’enfoncer dans les flots, en cette nuit terrible. Il n’était pas question pour elle de renoncer. Elle était insubmersible. Elle avait survécu à une mort certaine. Il devait y avoir un moyen d’arracher son fils aux griffes de Grover. D’une façon ou d’une autre, elle y parviendrait.