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Washington, janvier 1917

Chère May,

J’espère que mes cadeaux de Noël vous sont bien parvenus. On raconte que beaucoup de colis disparaissent dans le port. C’était une bonne idée de numéroter nos lettres de sorte que nous puissions savoir s’il en manque. J’espère que les conserves de beurre et de viande vous auront été utiles. J’ai entendu dire que la pénurie commençait à se faire sentir chez vous, et je sais combien mon père raffole des sucreries.

Nous allons aussi bien que possible. La nouvelle que Selwyn avait été blessé au cours de la bataille de la Somme m’avait beaucoup affectée, et la lettre dans laquelle vous m’assuriez qu’il était en voie de guérison m’a rendu l’espoir. Je lui écrirai, mais père m’a laissé entendre que Selwyn n’était pas encore tout à fait en état de correspondre. Je n’arrive toujours pas à croire que je ne reverrai jamais Bertie dans cette vie.

Votre nouveau logement près de Stowe Pool doit être bien agréable, avec cette belle vue sur les flèches de la cathédrale ! J’espère que je pourrai un jour contempler à nouveau de mes propres yeux les Trois Dames du Val.

Je pourrai sans doute trouver du travail dans l’administration si l’Amérique entre en guerre. Il faudra que je triche un peu : on n’embauchera pas une femme mariée, mais on pourrait examiner la candidature d’une veuve. Je continue à donner des cours de maintien. Les amies de mes amies semblent apprécier les séances littéraires que j’organise à leur intention. J’ai proposé que nous lisions toutes le même roman et que nous en discutions ensemble, ce qui a d’abord déclenché leur hilarité. Je suis sûre que la plupart de mes « clientes » n’avaient jamais lu autre chose que des revues de mode, mais le débat a été fort animé.

Si l’Amérique entre à son tour dans le conflit, cette maudite guerre s’arrêtera sans doute. La puissance de ce pays est prodigieuse ; des millions de jeunes hommes jetés dans la bataille permettront à l’Europe de sortir enfin de cette impasse.

Puis-je vous demander, en toute franchise, si mon père se doute de quelque chose ? Je devrais lui révéler ma situation, mais je ne veux pas aggraver son chagrin en lui annonçant encore de mauvaises nouvelles. Il a suffisamment de soucis pour le moment.

Le couple formé par mes parents était un modèle d’amour, d’entente et de confiance mutuelle. Mon père sera extrêmement déçu que j’aie rompu le serment prêté devant l’autel. Comme toujours, vous êtes mes yeux et mes oreilles, et les mots sont impuissants à exprimer le soulagement que j’éprouve à pouvoir dire la vérité à quelqu’un.

J’espère que le corsage vous va, et je pense que la petite Ella aura suffisamment grandi dans quelques mois pour porter la robe. Ce sont des vêtements qu’une de mes riches élèves m’a donnés pour les bonnes œuvres. Elle est loin de se douter que j’en porte certains moi-même. Papa a-t-il aimé le portrait que je lui ai envoyé ? Roddy avait l’air tellement chic dans son costume marin, ne trouvez-vous pas ?

J’attends votre prochaine lettre avec impatience. Pour quelqu’un qui prétendait ne pas savoir écrire, vous maniez si joliment la plume que je me sens bien malhabile en comparaison !

Votre amie affectionnée,

Celeste Rose

Celeste ignorait à quel point Selwyn avait été grièvement blessé, pas tant physiquement que mentalement, songea May en soupirant. Le chanoine était allé voir son fils dans l’asile où l’on soignait les blessés souffrant de maladies nerveuses. Il ne parlait plus, n’écoutait pas ce qu’on lui disait. Il regardait fixement par la fenêtre, perdu dans un autre monde, lui avait tristement rapporté le vieil homme. May n’avait su que répondre.

« Je suis heureux qu’un de mes enfants soit en sécurité, loin de tout ce chaos, avait ajouté le chanoine. Je ne supporterai pas qu’un autre malheur se produise. »

C’était alors que May lui avait proposé de se rendre elle-même à la Maison-Rouge. Des soldats y étaient cantonnés et Mme Allen, la femme de charge, se plaignait de l’état des chambres. On avait retourné les plates-bandes pour planter des légumes, et Ella aimait y jouer et poursuivre les lapins. May était contente de s’échapper un peu du séminaire. Florrie Jessup ne la laissait pas un instant en paix, se moquant de son accent, cachant ses brosses et ses chiffons, lui cherchant noise à tout propos. Un de ces jours, May lui donnerait une correction qu’elle n’oublierait pas de sitôt. On ne grandissait pas dans un orphelinat sans apprendre à se défendre.

Dans le potager, elle pourrait oublier ces tracas en arrachant les mauvaises herbes. C’était peut-être une tâche éreintante, mais le travail était encore le meilleur des remontants. Et elle regarderait Ella gambader autour d’elle en essayant de se rendre utile.