Novembre 1926
May avait vaguement conscience d’une présence auprès de son lit, mais c’était à peine si elle réussissait à ouvrir les paupières. Que lui arrivait-il ? Elle se sentait épuisée et n’avait qu’une envie, dormir. Chaque respiration lui coûtait un effort immense. On s’affairait nuit et jour autour d’elle, alors qu’elle voulait seulement qu’on la laisse reposer en paix.
Cette pauvre Ella allait devoir se débrouiller seule. Celeste ne l’abandonnerait pas, mais elle était loin d’ici en ce moment. Comme elle aurait aimé revoir le visage bienveillant de son amie, lui tenir la main pour se rassurer… Elle devait se libérer du secret qui l’étouffait, avant qu’il soit trop tard.
Elle ne remporterait pas cette bataille-là. Elle n’avait pas besoin d’un médecin pour le savoir. Mais cela ne l’attristait pas, car elle allait enfin rejoindre Joe et Ellen. Ce ne serait plus très long, se disait-elle dans ses moments de lucidité, avant de retomber dans la somnolence.
Elle avait vécu dans le mensonge et elle ne se présenterait pas devant son Créateur sans s’être d’abord confessée à une personne de confiance, quelqu’un qui l’aiderait à régler ce problème d’une façon ou d’une autre. Elle ne pouvait s’adresser ni au pasteur ni au médecin. Il n’y avait qu’un seul être à qui elle pouvait se fier. Et ce n’était pas ce pauvre Selwyn qui lui rendait visite tous les soirs, l’air éploré, comme s’il tenait vraiment à elle.
C’était un homme bon. Si elle avait été plus intelligente, elle aurait peut-être pu l’épouser, mais ils n’étaient pas du même monde et auraient été mal assortis. De plus, elle avait déjà connu le bonheur d’être mariée à Joe.
Oh ! son cher Joe ! Parfois, il lui semblait l’entrevoir au pied de son lit, en manches de chemise, rentrant de l’atelier, imprégné d’une odeur de sciure.
Elle aurait bientôt fini de lutter contre la douleur et la maladie et ces atroces migraines qui lui enserraient la tête comme dans un étau. À quoi bon s’attarder plus longtemps ici-bas ? Ella serait mieux sans elle. Elle était lancée dans la vie, à présent. Inculte comme May l’était, elle n’aurait fait qu’entraver sa carrière. Ella pourrait se mêler à la bonne société et se faire un nom sans avoir à se soucier d’elle, songea May en soupirant. C’était bien là le nœud du problème. La jeune fille n’était pas Ellen, et même s’il existait un lien fort entre elles, l’était-il suffisamment pour durer toute la vie ?
Si seulement on pouvait découvrir qui étaient ses vrais parents… Il était temps d’avouer la vérité, pendant qu’il lui restait suffisamment de souffle pour le faire. Elle ouvrit les yeux avec difficulté. À son soulagement, elle découvrit Selwyn penché au-dessus d’elle.
« Tu voulais me voir… Tu devrais te reposer.
— J’aurai tout le temps de le faire là où je vais. Écoute-moi. Il faut absolument que je parle à Celeste. Si je m’accroche encore à la vie, c’est parce que j’attends son retour. Pourquoi ne vient-elle pas ? Ne l’as-tu pas prévenue ?
— Elle sera bientôt là », la rassura Selwyn.
Sans le laisser continuer, May reprit :
« Tu veilleras sur Ella, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Repose-toi. Nous voulons que tu guérisses… Je veux que tu guérisses. Nous avons besoin de toi, ajouta-t-il en lui prenant la main.
— Non, vous vous en sortirez très bien sans moi. Promets-moi qu’Ella trouvera toujours un foyer auprès de vous.
— Bien entendu. Dors, maintenant.
— Pas avant d’avoir vu Celeste. J’ai quelque chose d’important à lui dire. »