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Akron

Arrivé devant la statue de l’Indien, à l’angle de Portage Path, Roddy s’immobilisa et regarda vers l’ouest, là où s’étendait autrefois la frontière entre le territoire indien et les États-Unis. Il parcourut des yeux les crêtes boisées, essayant de se représenter le paysage tel qu’il était à cette époque, mais il n’avait pas vraiment le cœur à la promenade. Il avait la nostalgie de la vallée de la Trent, de sa vieille école en brique et de Lichfield, de la vie joyeuse et mouvementée dans la Maison-Rouge. Mais ce qui lui manquait le plus, c’était sa mère.

Depuis qu’il avait reçu cette lettre l’informant que grand-papa Forester était mort le jour même où il s’était embarqué pour New York, il se sentait affreusement mal. Il aurait voulu rentrer en Angleterre pour rendre un dernier hommage à son grand-père et consoler sa maman. Quel désespoir elle avait dû éprouver en perdant le même jour son père et son fils !

Il contempla les grands arbres sur la pente abrupte qui descendait vers la Cuyahoga, la rivière déroulant ses méandres en lisière de la ville. Des maisons se dressaient à présent le long de Portage Path, et le country-club empiétait sur l’ancien territoire des Indiens, les repoussant toujours plus loin, hors de vue.

C’était ici qu’il était né, mais il ne s’y sentait pas chez lui. Il avait commis une énorme erreur en quittant sa famille. Mais il ne pouvait pas revenir sur ce qui était accompli.

Il repensa à la lettre qu’Ella lui avait envoyée, l’accusant d’être un traître et un ingrat. Sans mâcher ses mots, elle lui décrivait l’état de détresse où se trouvait sa mère depuis son départ.

« Elle se reproche de ne pas être allée à Londres avec toi, elle pleure en cachette tout le temps, alors reviens, et rends-lui le sourire. »

Roddy avait lu et relu cette missive, en proie à un profond sentiment de culpabilité. Depuis qu’il était ici, il n’avait pas beaucoup écrit chez lui, à part une lettre de condoléances à sa mère et à l’oncle Selwyn, et une autre pour leur faire une brève description de sa nouvelle école. Il y avait ajouté quelques bribes d’informations sur l’état de santé de sa grand-mère, mais s’était abstenu de mentionner que son père avait une nouvelle compagne, une certaine Mlle Louella Lamont, qui les accompagnait parfois à la messe à l’église de St John et venait prendre le thé à la maison. Elle était assez jolie et toujours vêtue avec élégance, mais sa voix lui faisait penser à une corne de brume.

La maison, perchée sur les hauteurs de West Hill, était superbe avec ses briques colorées, son jardin orné de statues, ses écuries et ses vergers. Il n’en avait jamais vu d’aussi grande à Lichfield.

Il y avait son propre appartement, tout comme grand-maman Harriet, à l’autre bout du bâtiment. Ces derniers temps, son père semblait travailler jour et nuit, et quand il rentrait enfin, il était toujours de mauvaise humeur. Les promesses qu’il lui avait faites à bord de l’Olympic – tout ce qu’ils feraient ensemble, tout ce qu’il lui apprendrait – étaient oubliées depuis longtemps et ils n’en avaient jamais reparlé.

Rien n’était vraiment conforme à ce qu’il avait espéré, mais il s’était fait un ami à l’école, Will Morgan. Aucun des autres garçons n’avait vécu à l’étranger et ne lui avait posé de questions sur sa vie d’avant. Tout ce qui les intéressait, c’était de suivre les progrès de l’équipe d’Akron dans la Ligue nationale de football. Ils travaillaient avec acharnement pour obtenir de bonnes notes qui leur permettraient d’entrer à Harvard ou à Yale. Roddy ne voyait pas aussi loin. Il avait déjà connu trop de changements au cours de sa jeune vie.

Il avait tout ce qu’il pouvait désirer : une belle demeure, un cheval et un boghei, une bonne éducation, de magnifiques paysages à explorer. Alors pourquoi se sentait-il si malheureux ? Il manquait quelque chose, parmi tous ces signes extérieurs de richesse et de réussite, quelque chose d’important, et Roddy n’arrivait pas tout à fait à cerner ce que c’était. Mais quoi que ce fût, cela lui laissait la sensation d’un vide immense.