1938
Comment en était-on arrivé là ? se demanda Celeste en lisant les nouvelles réglementations relatives aux alertes aériennes. Un grand nombre des étudiants d’Ella s’étaient enrôlés, et à présent on parlait de rationnement, de coupons d’essence et de restriction des vivres si la guerre éclatait. Tout cela était extrêmement inquiétant.
L’officier de cantonnement était déjà venu inspecter la Maison-Rouge, en vue d’y loger des réfugiés ou des officiers de l’armée de l’air. L’idée de devoir partager la demeure familiale avec des étrangers était un souci de plus. La guerre. Tout le monde ne parlait plus que de ça. Lichfield avait toujours été un centre militaire, avec sa caserne et le terrain d’atterrissage qu’on était en train de construire derrière celle-ci, à Fradley. La ville se trouvait à l’intersection de l’A38 et de l’A5, et des convois de l’armée la traversaient à toute heure du jour.
Archie connaissait des professeurs et des étudiants qui étaient partis se battre aux côtés des républicains en Espagne et avaient été tués. Tant de talents anéantis dans ce terrible maelström… Combien d’autres jeunes gens allaient perdre la vie avant que cette folie s’arrête ?
Brusquement, les anciens soldats ressortaient leurs uniformes. Selwyn et Archie s’étaient engagés dans les forces des réservistes volontaires, pour renforcer les troupes si besoin était. Leur monde paisible allait être mis sens dessus dessous, une fois de plus. Les femmes devraient elles aussi apporter leur contribution. Ella allait devoir s’enrôler, ou trouver un autre moyen de servir son pays sans perdre de vue sa carrière, à laquelle elle avait tout sacrifié. Il serait dommage que son travail soit réduit à néant.
On avait enlevé les vitraux de la cathédrale pour les entreposer en sécurité. Les œuvres d’art disparaissaient des musées et des galeries ; dans les parcs et les jardins, on retournait les parterres pour y cultiver des légumes. On avait l’impression que le pays tout entier vivait dans l’attente, et nul ne savait combien de temps elle durerait.
Celeste entendit le vrombissement des avions tournant au-dessus de la ville et frémit à la pensée que les bombardiers ennemis pourraient détruire ce lieu magnifique. Il était impossible que cela recommence, alors que le souvenir de la dernière guerre et de son cortège d’horreurs était encore présent dans tous les esprits.
Archie et elle vivaient désormais dans l’une des petites maisons réservées aux enseignants, tout près de Stafford où il enseignait les lettres classiques. Ils étaient enfin seuls tous les deux, libérés de toute responsabilité, même si Ella avait occupé une place tellement importante dans sa vie. Ils avaient fait de leur mieux pour l’aider à traverser les années difficiles qu’elle avait connues, après avoir appris qu’elle n’était pas la fille de May.
Selwyn lui avait conseillé de laisser Ella tranquille. « C’est à elle d’entamer des recherches, quand elle sera prête. » Le seul indice dont ils disposaient, c’était la petite valise contenant sa layette, une chemise de nuit cousue à la main avec une bordure de dentelle et un unique chausson en coton incrusté de dentelle. Celeste les manipulait souvent, comme si elle espérait qu’ils lui livreraient un jour quelque message secret.
Si seulement Ella pouvait trouver des distractions en dehors de son travail ! Elle avait été la demoiselle d’honneur de Hazel, qui attendait maintenant un bébé. Le mari de celle-ci se trouvait outre-Manche avec son régiment. Hazel était sa seule amie véritable. Elle ne se mêlait pas aux jeunes gens de la bonne société de Lichfield. Son unique compagnon était le fidèle bâtard qu’elle avait soigné après l’avoir trouvé dans un caniveau, alors qu’il venait de se faire renverser par une voiture. Quand elle était dans son atelier, Poppy montait la garde devant la porte. Ella était tellement absorbée dans son travail que lorsque Celeste allait la voir pour bavarder un peu, elle avait l’impression de la déranger.
Il y avait un endroit où elles se retrouvaient fréquemment toutes les deux, et c’était devant la statue préférée de May. Le pauvre capitaine Smith disparaissait derrière un rideau de végétation. Le conseil municipal avait refusé d’accéder à sa demande, quand elle avait suggéré de nettoyer la sculpture. Ella et elle avaient conclu un pacte tacite et se rendaient le 15 avril de chaque année dans les jardins du musée pour déposer des fleurs sur le socle. Cette habitude, profondément enracinée chez Ella, remontait à son enfance, quand elle venait ici en compagnie de May.
Si le pire advenait et que la guerre détruisît les monuments et les églises, on aurait besoin de sculpteurs, de tailleurs de pierre et d’artisans pour les restaurer. Peut-être Ella pourrait-elle proposer ses services, utiliser son talent pour réparer ce qui aurait été abîmé ?
Voilà que tu recommences à vouloir diriger sa vie, à faire des projets pour elle, exactement comme une mère, se dit Celeste. C’est une adulte, ne te mêle pas de ses affaires. Tu as accompli ton devoir envers May. Tu n’as plus à t’en occuper.
Au moins Roddy était-il à l’abri du danger, là-bas, aux États-Unis. Les Américains auraient sans doute assez de bon sens pour ne pas s’impliquer dans une nouvelle guerre.