Celeste était stupéfiée par la métamorphose qui s’était opérée chez Ella en l’espace de quelques semaines. Elle semblait montée sur ressorts. Quand elle lui avait présenté son nouveau soupirant, un après-midi, Celeste avait vu l’amour scintiller dans ses yeux. Il avait réussi à obtenir une permission de quarante-huit heures et avait traversé le pays sur une moto d’emprunt pour venir les voir, Ella accrochée à l’arrière, ses cheveux cachés sous un casque noir.
Ils avaient cet air radieux et échevelé qu’on voit aux couples amoureux. Le visage d’Ella était rouge d’animation. Ce jeune homme avait mis sa vie sens dessus dessous. Jusqu’à maintenant, elle s’était intéressée à l’effort de guerre et à la controverse sur l’admission de recrues féminines dans la Home Guard, la section des volontaires de l’armée britannique. On jugeait inconvenant que des femmes puissent défendre leur foyer les armes à la main. Cela avait rendu Ella furieuse et elle s’était enrôlée dans la défense passive, à la brigade de prévention des incendies. Cela voulait dire qu’elle montait la garde toute la nuit, seule sur un toit, pour donner l’alerte au cas où des bombes incendiaires tomberaient sur des usines. Au matin, elle était hébétée de fatigue. À présent, rien ne comptait pour elle que les instants passés au côté d’Anthony. Elle filait le rejoindre à la base dès qu’il avait une permission et le quittait sur des quais de gare venteux sans savoir si elle le reverrait. Elle vivait dans l’attente de ses lettres, de ses précieuses permissions, redoutant constamment d’apprendre son affectation dans un pays lointain. Et aujourd’hui, Celeste avait reçu une lettre qui changeait tout.
Les parents d’Anthony m’ont chaleureusement accueillie. La maison est remplie d’enfants évacués. Il ne plaisantait pas en disant que Thorpe Cross n’était qu’un amas de pierres. Il y a une abbaye en ruine adossée à la maison. Il fait si froid la nuit que je dois enfiler tous mes vêtements les uns par-dessus les autres avant de me mettre au lit.
Anthony est en train de scier des bûches avec quelques-uns des garçons les plus âgés. Ils le suivent partout avec dévotion comme s’il était Biggles1 en personne. J’emmène les plus petits se promener sur son vieux poney. Les paysages du Nord sont magnifiques, avec ces murs de pierre et ces collines qui ondulent à l’horizon, ces prés pleins de moutons et ces cieux immenses. Dommage que le vent qui souffle du nord-est soit si mordant.
Le voyage en train a été un vrai cauchemar, je suis restée debout dans le couloir, à moitié écrasée par une foule de soldats bruyants. En descendant à York, j’ai cru qu’il m’avait fait faux bond, et deux de mes compagnons de voyage se sont attardés sur le quai, dans l’espoir de tenter leur chance. Quel soulagement j’ai ressenti en voyant Anthony arriver d’un pas tranquille ! Il m’avait attendue devant le compartiment de première classe, comme si j’avais les moyens de m’offrir ce luxe ! Nous venons de deux mondes bien différents et je suis plus vieille que lui, mais quand nous nous retrouvons, rien de tout cela n’a plus d’importance.
Nous ne nous connaissons que depuis six semaines, mais je me rends compte que je pourrais passer le reste de ma vie à tenter de le connaître mieux. Tous mes anciens préjugés sur l’amour romantique se sont évaporés. Il m’a emmenée à une soirée de bal à la base et m’a fait valser sans me marcher une seule fois sur les pieds. C’était une première pour moi. L’orchestre a joué une très jolie chanson qui s’appelle J’attendrai. Elle me trotte dans la tête en permanence. Mais nous, nous ne pouvons pas attendre. Si seulement la vie était normale, si les choses pouvaient se dérouler à un rythme normal ! Quel dommage qu’il ait fallu une guerre pour nous réunir…
Hier, nous sommes allés pique-niquer à Brimham Rocks et avons grimpé tout en haut pour contempler le paysage, si vert et si paisible, comme si rien n’avait changé. Anthony s’est tourné vers moi et m’a dit : « Nous allons nous marier bientôt, n’est-ce pas ? », comme il aurait demandé : « Passe-moi le sucre, ma chérie. » Et j’ai répondu : « Oui, bien sûr. »
S’il te plaît, ne le dis pas tout de suite à Selwyn. Anthony estime qu’il serait plus convenable de lui demander ma main comme s’il était mon père. Je crois qu’il serait touché par ce geste, ne penses-tu pas ? Sois heureuse pour nous, s’il te plaît. Nous voulons vivre aussi intensément que possible chaque minute du temps que nous pourrons passer ensemble, car nous ne savons pas ce que nous réserve l’avenir.
Je vais demander à Selwyn si je peux m’engager dans la Home Guard. Je ne vois pas pourquoi les femmes ne pourraient pas prendre les armes si l’ennemi nous envahit. Anthony m’a appris à tirer et j’ai touché deux fois la cible. Je veux faire davantage qu’enseigner les arts, si important que ce soit. Quand je songe aux dangers qu’il affronte chaque jour, comment ne pas avoir envie de me montrer digne de lui ?
Lorsque Ella revint de son deuxième séjour à Thirsk, elle portait au doigt un rubis monté sur une bague ancienne en or, et rien n’aurait pu la faire changer d’avis. Elle débordait de projets. Le jeune couple vivait voracement son idylle, saisissant la moindre occasion pour se retrouver. Celeste leur souhaitait tout le bonheur du monde.
« Anthony connaît un coin à la campagne où nous pourrions passer notre lune de miel. Tu es contente pour nous, n’est-ce pas ? » demanda Ella, le regard implorant.
Archie tira sur sa pipe et les regarda toutes deux en souriant. « Quand on a trouvé la bonne personne, on le sait tout de suite. Je me rappelle être entré en collision avec un petit bonhomme sur le pont du Saxonia et avoir pensé en voyant sa mère : “Je l’épouserai un jour.” Cela m’a pris plus de temps que je ne l’escomptais, toutefois. » Ils partirent tous les trois d’un rire un peu trop fort. « Félicitations ! » ajouta-t-il.
Anthony était un jeune homme charmant, doté de la beauté du diable, mais Ella n’avait rien à lui envier sur ce plan et Celeste se disait que leurs enfants seraient magnifiques. Ils étaient tellement sûrs d’eux, tellement ivres de passion, que cela lui faisait un peu peur. Un amour comme celui-là ne pouvait durer à moins de se transformer en mûrissant en une profonde amitié. Archie était son compagnon et son plus grand réconfort, en fin de compte. Elle espérait de tout son cœur qu’il en serait de même pour le jeune couple, mais la guerre était une chose dangereuse et les lourdes pertes subies par l’aviation de bombardement n’étaient pas un secret. Elle frissonna.
« Nous devons nous mettre à la tâche tout de suite pour te constituer un trousseau.
— J’ai mis de côté des bons de textile, mais nous ne voulons rien de trop chichiteux, répondit Ella, que la seule idée d’un mariage traditionnel hérissait.
— Je ne te laisserai pas marcher vers l’autel en blouse constellée de plâtre de Paris. Fais-moi plaisir, laisse-moi t’aider à faire de ce jour un événement inoubliable. Nous irons ensemble à Birmingham pour voir ce que nous pouvons trouver. »
Leur mariage devait être une flambée de gaieté dans ce monde si sombre, un défi à la destinée.
Ella méritait de connaître le vrai bonheur. Elle avait tellement attendu…
Si seulement Roddy pouvait avoir la même chance, songea Celeste. Elle venait de lui écrire pour lui annoncer la nouvelle.
Ella va épouser un aviateur. Elle ne connaît ce garçon que depuis très peu de temps, mais on dirait que les gens sont tous pressés de se marier par les temps qui courent, à en juger par le nombre de faire-part publiés dans le Times.
Je crois que le danger est un puissant aphrodisiaque qui attise les flammes de l’amour. Je leur souhaite d’être heureux, mais je m’inquiète.
Pour être franche, j’avais toujours espéré que tu reviendrais ici et que vous tomberiez follement amoureux l’un de l’autre. Les mères font de ces rêves… Mais tu trouveras un jour la femme de ta vie. Au moins, en Amérique, n’entends-tu pas battre les tambours de guerre t’appelant à convoler en toute hâte.
Les raids aériens ont été terribles dans les Midlands, comme tu l’as sans doute appris. Les autorités censurent les informations, mais nous avons des yeux et des oreilles, et les gens parlent. Des quartiers entiers de Birmingham ont été détruits – à Manchester et Liverpool aussi. Néanmoins, jusqu’à présent, aucun navire ennemi n’a abordé nos côtes et aucun n’y réussira jamais, grâce à des hommes comme Anthony Harcourt et son courageux équipage qui bravent les tirs de batteries au-dessus des Pays-Bas pour rendre aux Allemands la monnaie de leur pièce.
J’ai l’impression que tu es plus loin de nous que jamais, maintenant…
1. Personnage de romans d’aventures pour la jeunesse créé en 1932 par W. E. Johns. (N.d.l.T.)