Le matin, François déjeunait légèrement en compagnie de Nine parce que, avant de monter à la rédaction, il s’installait « Au Journal », à l’angle de la rue Rambuteau. Il ne le disait pas à Nine mais ce qu’il considérait comme son « vrai déjeuner », c’était là parce qu’il pouvait y lire tranquillement ce qu’il n’avait eu que le temps de feuilleter la veille. Le garçon apportait un double express et deux croissants sans attendre la commande, François payait à la fin de la semaine.
Il avait sa table, à l’angle de la terrasse. Parfois un copain de la composition ou du marbre venait lui tenir compagnie quelques minutes.
En milieu de matinée allait avoir lieu la première conférence de rédaction depuis sa démission d’« Édition spéciale ». François était un peu tendu et se demandait comment les choses allaient se passer.
Il commença sa lecture par l’article sur le « franc lourd ». Personne ne comprenait vraiment pourquoi le franc, en janvier prochain, pourrait être ainsi qualifié. En revanche, ce que tout le monde redoutait, c’est que, comme pour une devise étrangère, il faille apprendre à convertir les prix dans cette nouvelle monnaie et à se méfier des malins qui tenteraient de profiter de la situation pour augmenter les tarifs.
— Cette réforme a été mal expliquée…
François répondit par un sourire au consommateur assis à la table sur sa droite. Un bavard parce qu’il poursuivit :
— Pour la plupart des gens, on va diviser les prix par cent mais les salaires aussi, ils ne voient pas l’avantage. Le but de la manœuvre n’est compris que par les économistes.
François hocha vaguement la tête pour indiquer que la conversation ne l’intéressait pas.
L’effet fut immédiat, le type s’était lui aussi replongé dans son journal.
François aborda la page des sports, c’était…
— Ce qui manque, c’est la pédagogie.
Le voisin avait repris.
— Faire comprendre les enjeux réels, c’est le plus difficile mais c’est aussi le plus nécessaire, vous ne pensez pas ?
François sentait la colère le gagner. Le petit déjeuner au café était « son moment », il détestait qu’on le lui gâche ! Il préférait plier bagage que supporter une conversation.
— Vous m’excuserez, dit-il en repliant son journal d’un geste vif. Je dois y aller.
— Personne ne vous attend.
C’était prononcé d’une voix calme mais ferme.
François se retourna, fronça les sourcils.
— Arthur Denissov a été prévenu que vous étiez retenu.
L’homme se souleva légèrement et tendit la main.
— Pardonnez-moi, je ne me suis pas présenté. Georges Chastenet.
François regarda la main sans la prendre, bouillant de colère.
— Qu’est-ce que… ?
— Asseyez-vous, monsieur Pelletier, je vous en prie.
L’homme n’était pas très grand mais il émanait de lui un calme puissant. Il désigna la chaise sur laquelle il invita François à se rasseoir et vint s’installer en face de lui.
— J’ai pris sur moi de faire prévenir Arthur Denissov que vous seriez en retard à la conférence de rédaction. Je travaille à la DGR, la Direction générale du renseignement.
François ferma les yeux et sourit puis d’un geste patient il ouvrit sa sacoche, sortit un carnet à spirale qu’il posa ostensiblement sur la table et un stylo qu’il décapuchonna.
— Je suppose, dit-il en souriant, que vous allez tenter de m’impressionner, me parler des sujets qu’il ne convient pas de traiter à la télévision. Peut-être même de ceux qu’il conviendrait de traiter et de la manière de le faire ! Si ça ne vous gêne pas, je vais prendre tout cela en notes. Quand les gouvernements donnent leurs ordres aux journalistes, les lecteurs sont toujours passionnés. Je vous écoute.
Georges sourit à son tour.
— Rien de tout ça, rassurez-vous…
— En ce cas, je ne vois pas…
— Nous avons besoin que vous partiez quelques jours en voyage pour le compte du contre-espionnage français.
Georges tendit la main et referma lentement le carnet de François qui, stupéfié par la demande, n’esquissa pas la moindre résistance.
— Il y a, en Tchécoslovaquie, une personne qui a rendu de très grands services à la France et que nous devons faire sortir. De toute urgence.
— De qui s’agit-il ?
Georges Chastenet apprécia le réflexe du journaliste.
— Nous l’appelons Lutin.
Il esquissa un geste pour excuser ce surnom facétieux.
— Il est tchèque ?
— Il est du bloc de l’Est. Il partira de Prague. Nous avons besoin que vous vous rendiez là-bas et que vous preniez sa place.
Le mot de Prague fit sourire François.
— Vous vous trompez ! C’est mon frère Jean qui va participer au voyage des industriels à Prague, pas moi !
— Oui, nous le savons, mais il n’a pas le physique.
Georges sourit malicieusement.
— Dans ce groupe, il n’y a que des gens un peu âgés ou assez enveloppés… Les hommes d’affaires sont un peu comme les politiciens, ils mangent beaucoup, vous avez remarqué ? Votre frère ne fait guère exception, on comprend qu’il soit parfois surnommé Bouboule…
Comment savait-il des choses pareilles ? Certes, le surnom de Bouboule n’était pas un secret d’État mais cela supposait qu’une enquête avait été conduite, et que…
— Rassurez-vous, dit Georges, nous nous sommes contentés de votre fiche aux Renseignements généraux. Tous les journalistes en ont une, ce n’est un secret pour personne.
La vérification de l’information est le B.A-BA du journalisme et François remarqua que sa vigilance avait été prise en défaut. Embarqué dans la spirale de la conversation, il avait omis de s’interroger : qui était cet homme, en réalité ? Était-il ce qu’il disait être ? François n’était-il pas en passe de se faire manipuler ? Mais par qui et pourquoi ?
— Je me pose beaucoup de questions, dit-il.
— Si j’ai les réponses, ce sera volontiers…
— Vous permettez un instant ?
François se leva, prit un jeton au comptoir, fila dans la cabine téléphonique et demanda, au Journal, la documentaliste.
— J’ai besoin d’un renseignement urgent.
— Je ne sais pas comment tu fais, François, avec toi, c’est toujours urgent…
— Je vis dans l’urgence… Tu pourrais jeter un œil sur l’organigramme de la DGR et me dire si tu y trouves un certain Georges Chastenet ?
Quelques instants plus tard, elle revenait à l’appareil en disant :
— J’ai trouvé un Chastenet, Georges chargé de la Direction de l’analyse et du renseignement.
— Tu es un ange.
Lorsqu’il revint à sa table, Chastenet sourit.
— À votre place, j’aurais fait la même chose.
— Pardon ?
— Qui avez-vous appelé ? Arthur Baron ? Non, sans doute pas. Un collègue ? Je ne pense pas non plus. Je parierais sur le service documentation du Journal. Sylvie Fri… Quelque chose.
— Frigier.
— C’est ça. Et donc, nous pouvons reprendre ?
— Écoutez…
— Non, monsieur Pelletier, c’est moi qui vous demande d’écouter. Cet agent que nous devons faire sortir, Lutin, n’a que quatre ans et quelques centimètres de plus que vous. Vous faites à peu près le même poids, nous pouvons lui donner facilement une couleur de cheveux assez semblable à la vôtre… Notre projet est de vous envoyer à Prague et de le mettre à votre place dans l’avion du retour.
François avait l’habitude des situations où les informations se succèdent rapidement mais la circonstance était différente parce que le sujet de la conversation, c’était lui. Il craignait de perdre pied, de se laisser noyer.
— Il prend ma place dans l’avion ? Mais alors…
— Oui, vous restez à Prague. Rassurez-vous, vous serez logé à l’ambassade de France, vous bénéficierez d’une immunité parfaite, aucun risque. Nous vous demandons seulement de patienter sur place le temps que la diplomatie fasse son travail et obtienne votre rapatriement.
— Combien de temps ?
— Deux semaines, peut-être trois. Oui, je sais, ça peut paraître long mais à bien regarder, c’est un sacrifice léger !
— Tout de même…
Georges haussa légèrement la voix pour la première fois.
— Vous n’imaginez pas, monsieur Pelletier, les risques que cet agent a courus pendant des années pour nous informer ! Il n’est pas menacé d’un mois à s’ennuyer dans une ambassade, à écouter la radio, lire les journaux français et parler au téléphone avec son épouse ! S’il est arrêté, il sera mis au secret, affamé, empêché de dormir pendant des nuits et des nuits, torturé des jours entiers et, au bout du compte, ses proches ne sauront jamais ce qu’il est devenu parce que son corps ne sera pas retrouvé.
François n’était pas du genre qu’on peut intimider facilement.
— Je compatis au sort de votre agent mais j’ai choisi le journalisme, pas l’espionnage. Les risques sont moindres, je devrais peut-être avoir honte mais…
— Ne le prenez pas de haut, monsieur Pelletier. Si vous pouvez vivre sans trop de crainte, c’est parce que des gens comme lui acceptent d’en courir à votre place. Vous connaissez l’adage, aucun match n’a été gagné par les spectateurs. Lutin nous a livré des informations névralgiques dont vous vous féliciterez demain si notre pays est menacé par le bloc communiste.
— Pas de chantage avec moi, monsieur…
— Chastenet. Il ne s’agit pas de chantage. Nous vivons une époque éminemment dangereuse. Journaliste, vous le savez mieux que personne. La « coexistence pacifique », c’est de la connerie. La réalité est nucléaire, monsieur Pelletier. Nous vous demandons seulement quinze jours de votre vie, est-ce trop ?
— Quel rapport votre agent a-t-il avec le risque nucléaire ?
— Tous les agents ont un rapport avec le risque nucléaire.
— Pourquoi cherchez-vous à m’enrôler dans cette histoire ? Vous n’avez donc pas un seul professionnel du renseignement qui ait quarante ans et un poids normal ?
— Les Occidentaux qui se rendent en Tchécoslovaquie font l’objet d’une enquête discrète mais approfondie. Un agent ayant travaillé de près ou de loin avec des services secrets ou pour le gouvernement ne fera pas illusion plus de deux jours. Nous avons besoin d’une personne au-dessus de tout soupçon.
— Je ne pense pas que les autorités tchèques considéreront un journaliste comme une « personne au-dessus de tout soupçon »…
— Sauf si vous êtes en mission.
François fronça les sourcils.
— Quelle mission ?
— Une équipe du magazine TV « Édition spéciale » partira le 11 mai pour accompagner les industriels français…
Il se fendit d’un large sourire.
— C’est une idée à vous d’ailleurs, non ?
Ça n’était plus le même visage, le sourire lui convenait mal. Redevenu sérieux, il conclut :
— Il faudrait que vous preniez la direction de cette équipe journalistique.
François fit un rapide calcul. Le 11 mai, c’était dans deux semaines… Se décider aussi vite, non, ça n’était pas possible.
— Il y a déjà quelqu’un sur ce reportage, Justin…
— … Goulet, le coupa Georges, oui, je sais. Il est trop petit, ça ne pourra pas aller.
François cherchait ses arguments.
— Il y a tout de même un problème…
— Soluble.
— Pardon ?
— Si vous voulez parler de votre démission d’« Édition spéciale », c’est soluble. Une démission, ça se reprend. Surtout quand elle est récente.
D’où tenait-il cette information ?
— Il n’empêche, dit François, même s’il n’a pas la bonne taille, c’est tout de même mon collègue Justin Goulet qui est chargé de ce reportage.
Georges fit une petite moue.
— Vous ne pensez pas pouvoir le remplacer ?
— Si, bien sûr, c’est très facile ! Je reviens à la rédaction, je reprends ma démission en disant : désolé, je me suis trompé. Là-dessus, j’exige qu’on mette Goulet sur un reportage à Garges-lès-Gonesse parce que je veux prendre sa place dans l’avion pour Prague, oui, c’est très faisable…
Georges ne sourit pas.
— Bon, dit-il après un moment de réflexion, on va trouver une solution.
Ils étaient assis l’un en face de l’autre depuis près de vingt minutes et il y a beau temps que François aurait dû se lever et planter là ce Georges Chastenet qui ressemblait plus à un fonctionnaire à la retraite qu’à un espion. Il se surprit à se demander pour quelle raison il ne l’avait pas déjà éconduit.
Il se tut un long moment, en proie à des pensées contradictoires.
— Je vous trouve horripilant, dit-il enfin.
— Ça n’a pas d’importance, dit Georges, notre enjeu n’est pas affectif. Vous reprendrez un café ?
Et sans attendre la réponse, il se montra soudain détendu, comme si la conversation avait subitement pris un tour plus informel. Il était vaguement pensif en disant :
— Dans la réalité, l’espionnage n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’en croit le public, avec les romans. Lutin est un homme qui travaille pour une cause.
— Oh non ! Je vous en prie, n’essayez pas de me le rendre sympathique. Vous me prenez déjà pour un naïf, ne me prenez pas franchement pour un con.
Georges écarta les bras pour laisser le garçon resservir des cafés que François ne lui avait pas vu commander. Il n’avait pas l’air fâché, désireux, plutôt, de se faire mieux comprendre.
— Il arrive que des gens espionnent pour des raisons assez basses. Un fonctionnaire peut trahir parce qu’il a besoin d’argent, pour entretenir une maîtresse, bien sûr, ça arrive tous les jours. Il y a aussi ceux qui espionnent sous l’effet d’un chantage, vous voyez ce que je veux dire. Mais vous seriez surpris par le nombre de ceux qui courent de tels risques…
Il leva les yeux vers François.
— … par conviction.
Parlait-il de lui-même ?
— Moi, dit François, par conviction, je ne travaille pas pour ce gouvernement.
— Oui, je me doute, j’ai lu votre dossier. Mais ça n’est pas ce qui vous est demandé.
— C’est pourtant ce que j’ai cru comprendre.
Chastenet ôta ses lunettes et commença à les essuyer avec sa cravate. Son regard de myope naviguait lentement d’un point à un autre comme s’il suivait une mouche.
— Il faut voir… plus large, monsieur Pelletier. Personne n’exige que vous trahissiez vos convictions.
Il chaussa ses lunettes et fixa François.
— Nous ne vous demandons pas de travailler pour le gouvernement mais pour le camp de la liberté.
— Ah oui, lequel ? Celui qui fait la guerre à l’Algérie ? Celui qui soutient des régimes autoritaires en Afrique ?
Georges avait l’œil sur son objectif, il ne voulait pas entrer dans cette polémique stérile. Il attendit calmement la prochaine phase de la discussion. Elle arriva par une nouvelle question de François qui ressemblait à une exclamation :
— Comment avez-vous imaginé que je pourrais accepter une proposition pareille ?
Georges s’engouffra immédiatement :
— Parce que vous êtes patriote.
François saisit sa tasse vide. Il venait de recevoir le coup qu’il était allé chercher.
— À dix-huit ans, vous vous êtes enfui de chez vos parents à Beyrouth pour aller rejoindre, au camp de Qastinah, le général Legentilhomme et vous enrôler dans la 1re division légère de la France libre. Vous ne l’avez pas fait pour l’argent. Mais par idéal. Ce que vous avez fait à dix-huit ans, d’autres le font tous les jours et avec les mêmes risques. Eux aussi, et ça aurait pu être votre cas, meurent dans un combat pour une liberté qui ne leur profitera jamais. Lorsque le pays a eu besoin de vous…
— Je vous en prie, ne devenez pas grandiloquent !
— Alors ne soyez pas insultant ! Les gens dont je vous parle risquent leur vie tous les jours !
François s’était fait piéger. Ce petit homme rondelet et peu spectaculaire était très efficace. Il cherchait sa réplique lorsque Chastenet reprit sur un ton calme :
— Nous ne réclamons pas votre soutien, monsieur Pelletier, nous vous demandons seulement votre aide.
François n’était pas prêt à reconnaître sa défaite mais il ne savait pas comment exprimer…
— Pour que Lutin monte dans l’avion de Paris à votre place, reprit alors Georges Chastenet, il va falloir que vous le ratiez. Il n’y a pas beaucoup de possibilités. Une nuit avec une prostituée qui vous volera vos papiers et vous mettra en retard sera une raison acceptable par les autorités. Nous choisirons un établissement proche de l’ambassade, vous n’aurez pas loin à aller.
Une prostituée ! François imagina aussitôt la réaction de Nine lorsqu’elle l’apprendrait.
— Oui, il vous faudra consentir à ce petit sacrifice – passer pour un mari volage – mais tout rentrera rapidement dans l’ordre, nous expliquerons tout ça à votre épouse qui sera fière de vous. Les implications dans votre vie privée seront très provisoires.
François sourit en s’apercevant que subtilement Georges était parvenu à déplacer le centre de gravité de la conversation.
— Pourquoi devrais-je vous faire confiance ?
— En me plaçant à ce poste, c’est ce que le pays a fait. À vous de voir…
— Si votre affaire tourne mal, que se passe-t-il ?
— Qu’est-ce qui pourrait « mal tourner » ?
— C’est à vous de me le dire. À vous entendre, vous m’invitez à une promenade de santé, quelques jours à Prague aux frais de la princesse, une nuit au boxon et un mois à me distraire dans un bureau de l’ambassade devant la télévision tchèque, ça me confirme dans mon impression. Vous me prenez pour un con.
Georges soupira et fixa longuement François.
— Toutes les opérations comportent des risques et…
Il leva la main pour stopper l’élan de François.
— … celle-ci comme les autres, je ne peux pas vous le cacher. Mais nous allons tout vous expliquer, vous encadrer, vous protéger. Les risques sont mesurés et je vous assure qu’ils sont minimes.
François mobilisait toutes ses facultés, tâchait de se concentrer sur l’essentiel mais ne savait plus à quoi il était le plus urgent de réfléchir.
— Je refuse de poursuivre cette discussion, dit-il, si je ne connais pas l’identité de la personne que je vais remplacer.
— C’est naturel. Vous le saurez le moment voulu.
— Non, je veux le savoir avant de partir.
— C’est impossible. Je propose de vous le dire à votre arrivée à Prague. Lutin se présentera à vous et se fera discrètement reconnaître, ça vous convient ?
« Je suis entré dans la négociation ! » constata François. Il venait de se faire piéger !
Il éclata de rire, tout cela était grotesque.
— Vous n’avez personne d’autre vers qui vous tourner ?
En essuyant de nouveau ses lunettes au revers de sa cravate, Georges avait l’air d’un homme navré de devoir formuler des évidences.
— Étant donné l’urgence, je n’ai qu’une seule fenêtre de tir, cette délégation d’industriels partant pour Prague. Je ne peux utiliser aucun des participants et d’ailleurs je n’aurais confiance en aucun d’eux. J’ai impérativement besoin de quelqu’un d’insoupçonnable. Et vous l’êtes. Il n’est pas question que je demande son aide à Denissov. Quand on monte une opération secrète, on ne met pas un patron de presse dans la confidence. Je m’adresse donc directement à vous. Et à vous seul.
Le regard que Georges posa sur François contenait un minuscule éclair de jubilation.
— Cette proposition, avouez-le, excite votre goût pour l’aventure… Et vous vous prenez à rêver d’une magnifique série d’articles pour le Journal du soir, je me trompe ?
François ne put s’empêcher de sourire.
— Vous pourrez le faire à votre retour mais à certaines conditions…
— Pour écrire et publier un journaliste n’accepte pas de conditions.
— Ne soyez pas ridicule. Vous publierez votre série d’articles mais vous devrez taire le véritable nom des protagonistes, le reste sera à vous.
François avait déjà son titre : « J’ai été espion à Prague ».
Il devait en convenir, c’était très exaltant.
Georges sortit un carnet de sa poche.
— Je suis certain qu’Arthur Denissov vous rendra votre démission sans difficulté. Nous ferons en sorte qu’il vous charge du reportage à Prague à la place de Justin Goulet. Ce séjour des hommes d’affaires français a lieu du 11 au 15 mai. C’est très bientôt. Si nous voulons prendre le temps de vous préparer, nous aurons besoin que vous vous rendiez disponible deux jours.
— Me préparer à quoi ?
— Ce voyage à Prague sera sans danger, monsieur Pelletier. Pour autant, ce ne sont pas des congés payés à La Baule.
— Attendez, attendez… Vous me dites que la seule chose que j’aurai à faire, c’est de sortir d’un lupanar et me rendre à l’ambassade, c’est bien ça ?
— Dans les grandes lignes, oui.
— Et il vous faut deux jours pour m’expliquer comment traverser la rue ?
Georges plissa les lèvres.
— Prague est une ville sous surveillance, les autorités y sont suspicieuses jusqu’à la paranoïa, vous vous en êtes rendu compte lorsque vous avez négocié la présence de votre équipe TV. Vous serez surveillé, pas plus que les autres mais autant que les autres. Vous serez écouté, suivi, épié, vos marges de manœuvre seront étroites et nécessiteront un certain sang-froid. Je vous le répète, vous ne serez pas seul. Vous aurez avec vous le meilleur couvreur dont je dispose, un homme très habile et très efficace, chargé de vous faciliter tout ce qui se révélera compliqué. Nous allons vous expliquer ce qui vous attendra sur place, répéter avec vous toutes les phases du scénario et cela plusieurs fois, vous préparer à différentes éventualités, bref vous équiper pour cette mission. Pour qu’il y ait peu de risques, il faut qu’elle soit bien organisée et pour cela nous avons besoin de votre coopération. Deux jours.
Chastenet ne laissa pas beaucoup de temps à François pour réfléchir.
— Pour vous libérer, vous avez une idée ?
— Je pourrais aller interviewer quelques-uns des industriels avant leur départ pour Prague…
— Parfait. À Paris ?
— En France, tout se passe à Paris.
— C’est vrai. Alors chargez votre emploi du temps avec des rendez-vous fictifs pour qu’on ne vous cherche pas. Si vous avez besoin d’un alibi quelconque, nous vous le fournirons. Je pense notamment à votre épouse…
François n’avait jamais menti à Nine et n’avait pas l’intention de commencer. S’il devait accepter cette étrange mission, il le lui dirait.
— Je vais réfléchir à tout cela…
— Je suis navré, monsieur Pelletier…
Georges avait l’air sincèrement peiné.
— Cette affaire est très urgente. Si je disposais d’une seule minute, je vous l’offrirais volontiers mais ce n’est pas le cas. C’est une organisation complexe à mettre en œuvre et le temps n’est pas extensible.
Pour François, il le sentait à l’instant de la décision, cette circonstance inattendue avait quelque chose d’extrêmement excitant. Pendant des années il avait rêvé de se livrer à de grandes enquêtes et déploré d’être cantonné aux faits divers au prétexte qu’il y réussissait trop bien. Jeune, il s’était imaginé correspondant de guerre, envoyé spécial sur des théâtres d’opérations, le genre de mission enivrante où, toujours prêt à courir des risques, on prend des décisions à la seconde même. Il sentit dans ses veines couler un sang vif, jeune, il n’en montra rien.
Georges se leva et tendit la main.
François la saisit.
L’atelier !
Il avait promis à Nine de s’occuper des enfants pour qu’elle puisse se consacrer à sa commande de reliure !
— Combien de temps, avez-vous dit ? À Prague…
— Entre deux et quatre semaines.
— Plutôt deux ?
— Nous ferons tout pour cela, vous avez ma parole.
François lâcha la main de Chastenet.
— Merci pour votre aide, monsieur Pelletier. Une chose concernant votre épouse…
François se redressa.
— Aucune confidence, ne lui dévoilez rien.
— Ça, c’est impossible…
Georges fit un petit bruit de bouche.
— Ne la mettez pas en danger. Au retour, vous pourrez tout lui dire, mais avant, ce serait lui faire courir des risques. Des espions de l’Est, il y en a beaucoup à Paris. Ni vous ni moi n’avons envie qu’ils viennent s’intéresser à elle, n’est-ce pas ? Elle doit agir comme si elle ne savait rien, et le mieux, pour cela, c’est qu’effectivement elle ne sache rien.
François venait d’accepter de trahir Nine pour la première fois.
C’était un choc.
Ils firent quelques pas sur le trottoir.
François découvrait l’activité de la rue comme s’il sortait d’un rêve…
Georges lui sourit.
— Je ne peux pas vous cacher que le plus romantique de cette aventure, c’est maintenant. Après, ce sera du travail. Ensuite, ce sera de la peur. Et à la fin, du soulagement. Mais seulement à la fin.
Il s’apprêtait à partir mais s’arrêta.
— J’y pense, vous allez voyager avec votre frère… Ce sera un moment agréable pour vous deux, j’en suis sûr.