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Tant de mensonges déjà

Denissov le regardait avec scepticisme, on sentait son envie de l’envoyer promener, tu as voulu démissionner, je n’ai jamais retenu personne…

Depuis dix ans qu’ils travaillaient ensemble, il y en avait eu des désaccords et des coups de gueule mais jamais François n’avait senti son patron aussi blessé que par cette démission. Sa conception du métier avait été attaquée (ce qui n’était pas rien), mais aussi son image de patron de presse.

À n’importe qui, il aurait fermé la porte et pourtant il ne le faisait pas.

— Et donc, tu veux revenir…

François acceptait là une défaite peu glorieuse.

Denissov s’en félicitait parce qu’il avait cette cruauté commune à tous les hommes de pouvoir mais il s’interrogeait. La véritable raison de ce revirement lui échappait.

— Oui, j’aimerais reprendre ma place, dit François. J’ai eu tort.

Le doute de Denissov se lisait dans ses yeux.

— Bien, convint-il prudemment, c’est une bonne nouvelle. Il faudra aller voir Baron, lui expliquer…

Autrement dit, s’excuser, boire la coupe jusqu’à la lie.

— Bien sûr.

Denissov écarta les mains, fataliste. Cette situation était une défaite pour lui également parce que, en acceptant ce retour si facilement, il avouait implicitement l’importance que François avait à ses yeux. Il était son préféré.

Sans se le dire, les deux hommes décidèrent que viendrait, tôt ou tard, l’explication de la défaite commune à laquelle tous deux consentaient.

La première partie de sa mission achevée, François s’attaqua à la seconde, moins éprouvante mais techniquement plus délicate. Pour remplacer Goulet sur le reportage de Prague, il avait cherché des arguments à faire valoir, il n’était satisfait d’aucun.

Soudain, il aperçut là une manière de sortir de l’impasse dans laquelle il s’était fourré !

Car enfin, cette proposition d’espionnage, il l’avait acceptée bien vite, non ?

Est-ce que ce Chastenet ne lui avait pas, au fond, arraché un consentement ?

S’il ne parvenait pas à convaincre Denissov de l’envoyer à Prague, alors il pouvait, sans rougir, revenir auprès de Chastenet les mains vides, le projet tombait de tout son poids et il n’y serait pour rien !

Cette solution était la meilleure, la façon la plus efficace, sinon la plus élégante de s’en sortir.

C’était même à ce point évident qu’il décida de ne rien tenter. Il dirait à Chastenet qu’il n’y était pas parvenu !

Soulagé, allégé, émerveillé par la simplicité de la résolution, il sourit et se retourna pour quitter le bureau.

— C’est une bonne chose que tu reviennes à l’émission, dit Denissov avant qu’il soit parvenu à la porte, parce que je vais avoir besoin de toi.

— Bien sûr, dis-moi…

— Hier soir, Goulet s’est foutu la gueule par terre, je ne sais pas comment il a fait son compte, une histoire de voiture à éviter… Bref, il a un plâtre, il ne va pas pouvoir assurer le reportage à Prague, avec les industriels. Je vais te demander de t’en charger.

François était livide.

« On va réfléchir à une solution », avait dit Chastenet.

Elle avait consisté à balancer Goulet sous une voiture ?

— Qu’est-ce qui s’est passé, pour Goulet ?

— Un type l’a bousculé par inadvertance, il est tombé en évitant une voiture qui longeait le trottoir, une entorse, une foulure, je ne sais pas. Il va marcher avec une béquille pendant un moment.

— Un passant l’a bousculé… ?

De quoi ces gens étaient-ils capables ?

François devait-il se sentir lui aussi menacé ?

Ce Chastenet, avec sa tête de notable, pouvait… faire passer un type sous une voiture ?

— Le piéton s’est excusé, poursuivait Denissov, il était vraiment désolé, c’est le genre de connerie qui arrive tous les jours. Tu as peu de temps pour te préparer. Le secrétariat va faire les démarches auprès de l’ambassade de Tchécoslovaquie pour que tu prennes la place de Goulet, mais ils vont nous casser les couilles… Je vais appeler le Quai d’Orsay, trouver quelqu’un là-bas pour accélérer les démarches. Goulet va te donner ses notes de préparation, mais tu ne verras peut-être pas l’affaire sous le même angle que lui, à toi de voir…

François avait échoué à se débarrasser de cette mission.

Il était parvenu à reprendre sa démission, il était chargé du voyage à Prague.

Restait maintenant à étendre le double jeu à son couple…

Tant de mensonges déjà, tant de choses tues alors que rien n’avait seulement commencé…

Le devis avait été accepté, signé. Les livres à restaurer (cinquante-trois !) seraient là en début de mois. Dès que François rentrait, c’est de cela que Nine l’entretenait.

Elle passait ses journées à organiser son atelier, à procéder aux approvisionnements nécessaires et elle dissertait avec enthousiasme sur les nouveaux plioirs en agate, les pointes de relief, les couteaux à parer qu’elle avait dénichés, l’état de ses rouleaux à dorer, sa réflexion sur les colles d’algues Shihua cai du Guangdong…

— J’ai repris ma démission d’« Édition spéciale », dit soudain François.

Nine resta la fourchette en l’air.

François avait envie de baisser la tête, il la redressa et la fixa.

— Et puis… Goulet a été accidenté, il est indisponible, je vais devoir le remplacer sur le reportage de Prague. Du 11 au 15 mai.

C’était fini, il avait tout dit, il en était accablé, il posa sa fourchette, il n’en menait pas large. « Je suis fière de toi… », avait dit Nine lorsqu’il avait annoncé sa démission, quelques jours plus tôt. Allait-elle lui dire : « J’ai honte de toi » ?

— Bien, dit-elle.

Puis elle posa calmement sa fourchette elle aussi, se leva, vint dans son dos et passa ses mains autour de son cou. Elle demeura là un long moment pensive, sa joue contre ses cheveux.

François était consterné. Il aurait préféré qu’elle exige des explications, qu’elle lui adresse des reproches, qu’elle se mette en colère, au lieu de quoi elle le consolait.

Nine, en fait, était envahie par des pensées qui la bouleversaient.

Quelque chose n’allait pas.

Reprendre sa démission ne ressemblait pas à François, il n’était pas homme à mettre ainsi ses convictions dans sa poche.

Quant à ce départ précipité pour Prague, n’y avait-il donc personne pour y aller à sa place ?

Et visiblement, la vérité était trop embarrassante pour qu’il la lui dise…

François ne venait pas seulement de mettre un obstacle invisible entre eux, il choisissait de lui cacher une partie de sa vie.

Elle ne parvenait pas à résister au pressentiment qu’ils n’en sortiraient pas indemnes.

— Pour l’atelier…, commença François sans savoir ce qu’il allait dire.

— Je vais me débrouiller, ne t’inquiète pas. Cinq jours, c’est ça ?

Bon Dieu, il n’avait pas encore tout dit !

— Oui… mais, avant… il va falloir que je parte en préparation…

— C’est-à-dire ?

— Je vais devoir m’absenter deux jours.

Nine accusa le coup. Elle devrait s’arranger seule pendant huit jours avant d’obtenir de François l’aide promise.

Il alluma une cigarette.

— Bon, dit Nine pour calmer le jeu, finalement, ça n’est jamais qu’une semaine, ça n’est pas grand-chose.

« Deux semaines, peut-être un mois… », pensa-t-il, écœuré par lui-même.

Déjà elle pensait à une voisine pour aller chercher Martine et Alain à l’école, à la jeune fille du second qui sétait proposée pour les garder, elle pourrait retourner travailler à l’atelier après le dîner…

Elle soupira, sourit de nouveau.

— Mais, j’y pense ! dit-elle en revenant s’asseoir en face de lui. Tu vas partir avec ton frère, ça va être un bon moment pour vous deux…

Il ne parvint pas à répondre à son sourire.

— Oui, je suis allé à son bureau pour le lui annoncer… Ça lui a fait beaucoup d’effet.

François avait pu parler quelques minutes avec Bouboule.

— Comment ça, avait demandé Jean, tu viens à Prague avec moi… je veux dire, avec nous ?

Il était affolé, mais toute nouveauté lui faisait cet effet, par principe, les mauvaises nouvelles avaient toujours été plus nombreuses que les bonnes, il avait appris à être méfiant.

François lui expliqua la situation en deux mots, l’accident de Goulet, etc.

Le visage de Jean s’éclaira.

— C’est merveilleux !

Ces jours-ci, tout se passait admirablement, même Geneviève lui laissait la bride sur le cou. Et voilà que s’ouvrait la perspective que François, le frère dont il avait toujours été secrètement jaloux, vienne assister à son triomphe.

La joie l’étranglait.

Puis il coula un regard inquiet à travers la vitre qui séparait son bureau de celui de son épouse. On la voyait, étalée dans son large fauteuil, houspiller un homme de belle carrure qui, debout devant elle, tournait nerveusement sa casquette entre ses mains, la scène n’aurait pas choqué au siècle précédent.

— Au sujet de Colette…, murmura-t-il.

— Oui, dit François, je l’ai trouvée bien éteinte la semaine dernière…

Jean tira le bras de son frère afin qu’ils se détournent de la vitre.

— Geneviève parle de la récupérer.

— Elle en parle depuis longtemps.

— Oui mais cette fois, c’est décidé ! Elle veut que Colette revienne à la maison !

François était abasourdi. Cette décision était une bombe familiale de forte puissance dont personne ne pouvait mesurer les dégâts. Comment ses parents allaient-ils accuser ce mauvais coup ? Que deviendraient-ils sans leur petite Colette ? Sans compter ce qu’allait devenir Colette elle-même…

François s’essuya le front, regarda son frère et comprit aussitôt son intention.

— Ah non, Jean, pas question ! Non, non, non !

— François…

Jean était suppliant.

— Non, n’y pense même pas !

— Je t’en prie…

François était prêt à bien des choses pour ce « frère qui avait eu des malheurs », cétait la formule consacrée, mais cette fois, il était formel :

— Non, c’est toi qui leur en parles ! Je veux bien venir en renfort s’il le faut mais je ne me tape pas la corvée de le leur annoncer, c’est ta femme, c’est ta fille, c’est ton ménage…

Jean en avait les larmes aux yeux. Il était prêt à toutes les faiblesses.

— Et Nine, demanda-t-il, elle ne voudrait pas… ?

Jean rougit, hocha la tête, d’accord, il regarda brièvement du côté de son épouse.

François se crut obligé d’ajouter :

— Le pire serait de laisser Geneviève l’annoncer elle-même, tu le sais !

À ce moment, Geneviève entra, chaloupant comme une barque. Les deux hommes se turent.

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

— C’est François…, répondit précipitamment Jean.

— Je vois bien que c’est lui, je ne suis pas idiote !

— Il va m’accompagner à Prague !

Geneviève se tourna vers son beau-frère.

— C’est moi qui vais faire le reportage, dit-il. Je suis revenu à l’émission.

— Rien d’étonnant.

— Ah bon ?

François était vexé.

— Il faut croire…, dit Geneviève qui, en même temps, courait à son bureau comme si on venait de l’y appeler en urgence.

Profitant de cette courte absence, François attrapa son frère par les épaules.

— Du courage, Bouboule. Va au Plessis. Et tâche de… Fais de ton mieux, hein ?

— Tiens…

Geneviève, de retour, tendait à François le dernier numéro d’Asteria qu’elle plia consciencieusement à la page des Bélier. « Vous prendrez une initiative risquée, tout ensuite rentrera dans l’ordre. »

François ne put s’empêcher de sourire.

— Voilà, dit Geneviève en reprenant son bien, c’est les Bélier, ça, même le nez dessus… Enfin, je me comprends.

Et se tournant vers son mari :

— Eh bien, Jean, ça ne va pas ?

Lorsque Jean se trouvait acculé, sans recours, comme bien des faibles, il optait pour l’assaut.

— Geneviève… Au sujet de Colette…

Il adoptait une voix qu’il voulait ferme, faire bonne impression sur son frère était à cet instant presque aussi important que tenter de maîtriser une situation qui lui filait entre les doigts.

— Pour Colette… Je voulais te dire…

La couardise de son frère agaça François au plus haut point.

— La décision de reprendre Colette doit être réfléchie, Geneviève ! Il faut y réfléchir et…

— Tout à fait, François ! C’est une décision qui concerne tout le monde. D’ailleurs je viens d’écrire à vos parents pour convoquer un conseil de famille. Il aura lieu dimanche au Plessis.

Jean, lui aussi, pensait beaucoup à ses parents.

Qu’allaient-ils devenir ?

Il était dépassé, tout allait si vite ! Une colère froide s’empara de lui. Parce qu’elles étaient rares, il ne put résister à la tentation de remporter sur son épouse une victoire qui s’offrait. Qui lui clouerait le bec une bonne fois !

— Le hasard, annonça-t-il dans la soirée, m’a fait rencontrer M. Désiré Chabut.

— Le Chabut des travaux publics ?

— Nous avons sympathisé et…

— Toi ? Tu as sympathisé avec… ?

— Il m’a proposé un poste au conseil d’administration des Patrons français.

À son visage soudain grave, Jean comprit que Geneviève était partagée entre la vexation de le voir peut-être accéder à des responsabilités, et les bénéfices qu’elle pourrait tirer de cette position nouvelle et inattendue.

Avec elle, les bénéfices prenaient toujours l’avantage, mais le brutal changement de stratégie faisait aussi partie de son arsenal en matière de domination conjugale. Jean avait beau y être habitué, il se laissait encore surprendre.

À la manière d’un joueur de belote heureux et fier d’abattre un atout, elle jeta alors sur la table un document que Jean mit quelques instants à reconnaître : la facture du restaurant de Bordeaux.

Chez Germaine.

Onze mille francs.

L’invitation à Alain Courmont, le gérant du magasin Dixie de Bordeaux qu’il était allé contrôler.

Il en eut le souffle coupé.

Geneviève surveillait-elle ainsi ses déplacements jusque dans le détail ?

Au lieu de s’en offusquer, il chercha ce qu’il pouvait avoir d’autre à se reprocher.

— Eh bien, en attendant que monsieur siège au conseil des Patrons français, j’aimerais bien qu’il m’explique cette facture de restaurant ! Tu as ramassé une morue, ou quoi ?

— Non, Courmont !

— Ah bon ? Parce que tu invites les gérants dans des restaurants à quinze mille francs ?

Sans relever que le montant de la facture venait d’augmenter sensiblement, Jean rougit violemment. Cette invitation était la conséquence de l’euphorie provoquée par la soirée de la veille chez Le Pommeret, il s’en voulait.

— Si vous avez passé la journée à table, reprit Geneviève, il n’a pas dû te rester beaucoup de temps pour contrôler la boutique…

De fait, Jean s’y était intéressé assez distraitement.

— Courmont tient très bien son affaire…, risqua-t-il.

— Qu’est-ce que tu en sais, puisque tu n’as rien vérifié ?

Elle le considéra avec cette moue atterrée qu’elle prenait parfois pour souligner son accablement de devoir supporter un pareil époux.

Avant de partir, elle se tourna vers lui.

— Je n’ai pas voulu le dire devant ton frère, mais selon moi, ce conseil de famille sera une formalité. Il faut que le retour de Colette à la maison se fasse entre le 8 et le 11 mai, Jupiter sera en sextile avec Pluton.