— Je vais laisser la camionnette ici, décida Jean, on la déchargera demain.
Très remué, il était allé chercher Geneviève et les enfants au Plessis et avait filé les déposer à Paris avant de retourner à l’hôpital de Senancourt où son père avait été admis en urgence. À l’instant de repartir avec sa propre voiture, il vit Colette enfiler son manteau.
— Je viens avec toi.
— Certainement pas ! rugit Geneviève.
On était debout dans le corridor de l’appartement, près du mur que faisait la malle-cabine de Jean en partance pour Prague, le lendemain.
— Demain, reprit Geneviève, c’est ta première journée dans ta nouvelle école, je te ferais dire !
La petite fille fut décontenancée.
— C’est mon papi…
— Ça serait le pape… !
Jean s’avança, saisit l’épaule de sa femme (c’était une sensation étrange, presque nouvelle, ils ne se touchaient jamais) et l’attira à l’écart, chuchotant :
— Si mon père venait à… Pour Colette, le voir…
C’était la limite de précision dont il était capable parce que l’émotion l’étreignait. Évoquer le chagrin de Colette le conduisait au sien. Geneviève le fixa, interrogative.
— Tu ne vas pas te mettre à chialer devant les enfants, j’espère !
Elle secouait la tête, quelle chiffe molle, ce mari…
Mais il venait d’ouvrir dans son esprit la perspective d’un deuil familial. Non que Geneviève n’aimât pas son beau-père mais les funérailles étaient pour elle l’occasion suprême de vivre intensément des émotions d’autant plus spectaculaires qu’elle les ressentait peu, la mort de chacun de ses parents avait été un grand moment pour son entourage.
— Bon, vas-y, concéda-t-elle. Mais débrouille-toi pour qu’elle rentre de bonne heure !
Pendant le trajet, Colette n’ouvrit pas la bouche. La nouvelle de l’hospitalisation de papi la hantait.
L’ancien hospice de Senancourt devenu un hôpital était un établissement de taille moyenne situé en bordure du centre-ville. Jean et sa fille montèrent, longèrent les larges couloirs dallés jusqu’à la salle Cléret-Weber où s’alignaient huit lits et presque autant de familles.
Jean eut de nouveau l’impression d’être en retard sur tout le monde parce que Hélène et François, prévenus par leur mère, étaient arrivés entre-temps.
Louis était alité, le visage pâle mais serein. Il paraissait dormir.
En le voyant, Jean fut saisi d’une stupeur muette. Il ne ressemblait pas au père qu’il avait connu, à celui qu’il s’attendait à trouver. Il était plus petit qu’à l’accoutumée, comment était-ce possible ? Ses rides s’étaient-elles creusées ? Ou était-ce cette position, allongé, les bras le long du corps, dans une version assoupie du garde-à-vous qui lui fit penser à cette guerre dont autrefois son père avait beaucoup parlé et qu’il continuait de nommer la Grande Guerre, majuscules comprises ?
Il y avait juste un minuscule tuyau conduisant à une perfusion.
Colette, elle, restait loin du lit, craintive, ceinturée par les bras de sa grand-mère. Papi sommeillait parfois dans son fauteuil et elle avait souvent eu l’occasion de le voir dormir mais ce sommeil-ci était différent, il lui faisait peur.
— Ils lui ont donné de quoi dormir, dit Angèle.
Jean tourna le regard vers la fenêtre, cherchant du secours, puis vers sa mère, comprenant que maintenant, chacun serait seul.
Hélène n’était pas bien, elle non plus. Lambert l’avait déposée en lui disant : « Rien de grave, j’en suis certain, tout va s’arranger ! » Et il était reparti s’occuper d’Annie qu’on avait, dans l’urgence, confiée à une voisine. Elle était épuisée, l’envie de fuir cet hôpital, de se soustraire à la vue de son père lui déchirait le cœur.
François avait pris la main de sa mère et résistait au désir de regarder sa montre.
Nous étions le dimanche 3 mai. Jean et lui embarquaient le lendemain matin pour Prague…
S’il s’était agi d’annuler un déplacement, un reportage, tout aurait été simple, mais François sentait sur ses épaules le poids d’une responsabilité nouvelle et contradictoire. Il voulait rester près de son père, il ne voulait pas l’abandonner, ni que son père l’abandonne. Mais demeurer près de lui, c’était ruiner l’effort de ceux qui avaient, sous les ordres de Georges Chastenet, préparé sa mission, c’était condamner cet agent qu’il ne connaissait pas, auquel il avait beaucoup pensé ces derniers jours.
Il s’était engagé, il avait donné sa parole.
Mais pouvait-il partir avec le risque, si la situation empirait, de ne jamais revoir son père ? Il se demanda soudain de quelle manière Louis aurait tranché ce dilemme.
Dans les moments de difficulté intense, Angèle ne présentait pas le visage dévasté des périodes de souci ou d’inquiétude. Le danger, l’épreuve la conduisaient à rassembler ses forces et François la découvrit déterminée, volontaire et concentrée.
Sans se concerter, personne ne crut bon d’expliquer à Jean et à Colette que la sœur de service avait inspecté le thorax de Louis, l’avait palpé, avait fait grise mine à la prise du pouls comme au tensiomètre, écouté le cœur et les poumons au stéthoscope d’un air franchement sceptique…
Sœur Ursule était une forte femme au visage charpenté, l’air revêche d’une gouvernante anglaise, avec elle, le bon Dieu devait passer de sales quarts d’heure. Elle avait toujours haï la nuance, préféré les choses simples et les contrastes forts. Dieu était venu à son secours en incarnant un concept élémentaire, la Vérité, qu’elle avait élevé au-dessus de tout. L’univers, pour elle, était réparti en deux camps adverses et irréconciliables, d’un côté Dieu et la Vérité, de l’autre le diable et le mensonge. Dire le vrai était son principe absolu. Aux incurables, elle annonçait leur fin avec la même fermeté qu’aux chanceux leur guérison, elle ne faisait aucune différence.
— Demain, la radio ! avait-elle décrété (elle était aussi fâchée avec les verbes).
— Qu’est-ce que j’ai ? avait demandé Louis.
Il avait posé sa main sur sa poitrine et dit, l’air de s’excuser :
— C’est les poumons…
— Le cœur.
La religieuse s’était brusquement tournée vers la famille, comme si Louis avait cessé d’exister :
— Alcoolique ?
On ne s’était jamais posé cette question. Louis aimait boire du vin à table, bien sûr, et les apéritifs, mais il n’était pas un homme à boire en dehors de ces circonstances, personne ne l’avait jamais vu ivre.
— Certainement pas, répondit Angèle, outrée par la demande.
— Oh, ça…, dit la religieuse avec l’air d’en avoir vu d’autres.
Là-dessus, elle lui avait fait une piqûre, personne n’avait osé demander de quoi il s’agissait.
Pour tout le monde, c’est une idée assez répandue, le cœur était plus problématique que les poumons.
— C’est grave ? demanda Jean.
— C’est sérieux, dit la religieuse.
Louis s’était endormi quelques minutes après le passage de la sœur. Quand François l’avait croisée en allant fumer une cigarette dans le couloir, elle avait dit en passant, sans même s’arrêter :
— Pas bon, cette affaire. Pas bon du tout.
Elle avait bien fait de préférer les ordres à la psychologie.
François n’avait répété cette information qu’à sa sœur.
Jean serra sa mère dans ses bras puis tira une chaise.
C’était une fin d’après-midi qui annonçait déjà le crépuscule hospitalier, plus inquiétant qu’aucun autre. D’ailleurs, les familles des autres patients commençaient à partir.
Jean fixait son père.
Allait-il mourir ?
Il se sentait oppressé par une urgence.
Celle d’échanger avec lui.
Était-il possible qu’il meure avant qu’ils comprennent ce qui les avait séparés, avant que Jean lui dise ce qu’à cause de lui il avait souffert ?
C’était impensable.
La religieuse repassa.
— Besoin de repos. Trop d’agitation. Pas bon pour lui.
Elle alla au couloir et cria :
— Sœur Agnès !
Une jeune religieuse entra, d’une vingtaine d’années. On distinguait sous la cornette un teint bistre, des cheveux très noirs, quelque chose d’espagnol. Elle prit les instructions de sa supérieure puis, au départ de celle-ci, elle se posta près du lit, la tête baissée, les mains croisées devant elle. Le message était clair. Les visiteurs des autres patients de la salle étaient presque tous partis.
Tout le monde se leva. Que faire ?
— Ce serait mieux de revenir demain, dit Angèle en caressant la joue de Colette. Il ne se passera rien cette nuit.
Était-ce si certain ?
Hélène était confuse parce qu’elle voulait être à l’heure au studio…
Elle alla embrasser son père.
François et Jean se regardèrent.
Ils devraient être demain ici, à l’hôpital, à l’heure où décollerait leur avion pour Prague.
Jean prit le bras de son frère et l’entraîna à l’écart.
— Je vais rester près de papa.
François hésitait à comprendre. Parlait-il de la soirée ? du voyage à Prague ?
— Va à Prague, dit Jean. Tu as un reportage à faire, c’est pas pareil…
— Comment ça, pas pareil ?
— Je vais rester avec maman.
Jean avait une voix ferme.
Soudain, il trouvait les mots.
— Ça ne servira à rien qu’on soit tous les deux ici. S’il arrive quelque chose, on te préviendra, tu reprendras un vol pour Paris, Prague, ça n’est jamais qu’à deux heures d’avion, non ?
Son cœur cognait, Jean ne savait pas encore comment il allait réagir à sa propre initiative mais il était résolu, il en était lui-même surpris.
Il se trouvait soudain… rationnel.
Adulte.
Frère aîné.
Il était certain de prendre la seule décision possible.
— Ne t’inquiète pas, ajouta-t-il. À ton retour, papa sera en pleine forme, tu verras.
François sentit confusément que Jean avait des raisons plus impérieuses que lui de rester auprès de leur père.
— D’accord, dit-il.
Il serra son frère dans ses bras. Il n’osait dire merci, n’osait pas répondre. Il avait peur de quelque chose. Il alla lui aussi embrasser son père et, par pudeur, bien qu’il soit seul dans cette chambre, il se refusa à penser qu’il le voyait peut-être pour la dernière fois. Il est souffrant, il va se remettre. François partait-il ou s’enfuyait-il ? Il ne le savait pas lui-même.
Il fut convenu qu’Angèle resterait au chevet du lit.
François reconduirait Hélène et Colette à Paris.
— François !
C’était Jean, visage tendu qui le rattrapait sur le parking. Revenait-il sur sa décision ?
— François, je voulais te demander…
— Oui ?
— Là-bas… Tu pourrais te renseigner…
— Oui, quoi ?
— Pour des machines à coudre…