Sa fille endormie, Hélène partait travailler.
Généralement Lambert restait dans le salon à feuilleter des revues automobiles, il dormait peu, il n’était pas rare qu’elle le trouve encore éveillé lorsqu’elle rentrait, bon pied bon œil, toujours en forme.
— Malpeste et fièvre quartaine, disait-il en la voyant sortir, quelle silhouette !
Elle lui tirait la langue, ils se souriaient, un petit geste, et le taxi. C’était une dépense mais le métro à cette heure-là… Sans compter qu’au retour, il n’y avait pas d’autre solution.
Lambert. Épuisant d’équilibre. Il se portait comme un charme trois cent soixante-cinq jours par an. Personne ne pouvait se vanter de l’avoir entendu se plaindre. Grippé, il disait : « Ce n’est rien, c’est déjà en train de passer ! » Les affaires allaient excellemment bien. Aucun aléa ne l’entamait, les accidents étaient toujours moins graves que prévu, les incidents plus véniels. À la question : « Comment va ? », jamais d’autre réponse que : « Très bien ! »
— Lambert sourit quand il se lève, disait Hélène avec un rien de solennité. Il sourit quand il se couche, quand il se met à table, quand il mange, quand il sort de table. Lambert va très bien, Lambert n’a aucun problème. Jamais.
Il n’était pas comme les autres mais après sept années de mariage, elle était toujours incapable de dire en quoi consistait sa différence. Prenez sa bibliothèque (il lisait beaucoup), vous pouviez suivre de l’index des mètres et des mètres de rayonnages sans rencontrer un seul auteur dont vous connaissiez le nom. Lambert n’aurait jamais manqué la nouvelle traduction d’un poète islandais du xviie siècle ou d’un romancier roumain. Pareil pour la musique, quoi qu’on lui demande, il l’avait et sortait le microsillon. Il aurait pu se vanter (il ne le faisait pas) de n’avoir jamais souhaité « bon anniversaire » à quiconque, fuyant, par principe, l’emploi des formules banales qu’il jugeait prosaïques. « Que les dieux vous conservent en bonne garde, bon-papa ! » disait-il à Louis ; ou, à Geneviève : « Que ce nouveau carat vienne scintiller sur le collier de vos plus divins laps ! » À quoi elle répondait en se tournant vers Jean : « Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ? On comprend jamais rien ! »
« Cet homme est une énigme… », pensait Hélène sans savoir si sa résolution serait ou non une bonne nouvelle.
Arrivée au studio, elle assistait à la fin de la pièce radiophonique, se plaçait à côté du bruiteur qui, à l’aide de sacs de gravier, de crécelles, de tubes en plastique, de bas nylon et d’ustensiles de cuisine imitait des bruits de pas, de portes qui claquent, de voiture s’arrêtant devant un perron, de vent dans les voiles, d’orages soudains et de chats qui miaulent. C’était parfois la lecture d’un roman sentimental dont elle écoutait l’inévitable et prévisible dénouement. Elle discutait ensuite avec le collègue chargé du dernier journal parlé.
Puis, face au technicien de service (Roland, un homme de quarante ans au regard vif), elle prenait son quart, embrassait la speakerine d’astreinte, sa doublure, qui attendait son arrivée pour rentrer chez elle, répondait aux gestes amicaux de ceux qui avaient assuré la soirée, il était vingt-deux heures trente, elle devinait Lambert, son père, sa mère, Jean, François peut-être, l’oreille tendue vers le poste et quand la première musique s’élevait (on débutait avec un classique assez lent pour souligner que la nuit commençait), Hélène entamait la fastidieuse ouverture du courrier des auditeurs, une poignée chaque jour qui permettrait une intervention humaine dans cette tranche horaire mécanique, inoffensive et soporifique.
— Chers amis, après ce merveilleux trio avec piano de Mendelssohn, il nous sera permis de répondre en quelques mots à Mme Tillet, de Gentilly, qui demande avec insistance à notre Radio parisienne de diffuser plus souvent les…
Après quoi le technicien envoyait une nouvelle bordée de concertos pour clavecin et autres quatuors à cordes. Hélène ouvrait l’une après l’autre les enveloppes et enchaînait les annonces de musique sans se rendre compte du temps qui passait. La nuit, les durées se dilatent, elles n’ont plus rien de celles qui rythment nos journées. Hélène était toujours surprise qu’il soit déjà vingt-trois heures quinze ou que minuit approche.
Une ou deux fois dans la soirée, elle appelait un auditeur ayant laissé un numéro de téléphone.
— M. Duperron nous a écrit pour demander à la Radio parisienne de diffuser des œuvres… de grands poètes français ! La proposition nous a semblé assez originale (et intéressante !) pour avoir envie de nous entretenir quelques instants avec lui. Nous avons donc au téléphone, M. Duperron. De Clamart, c’est bien cela ?
C’était assez convenu, les auditeurs, impressionnés, ne se montraient pas très loquaces et se réfugiaient volontiers dans des lieux communs.
Aussi l’appel de ce soir-là trancha-t-il furieusement sur les habitudes.
— J’ai une Mme Grandjean, au téléphone…, dit Roland hors micro.
Hélène fut parcourue d’un frisson.
— Elle dit qu’elle te connaît…
Sept ans avaient passé.
— Raymonde ?
Aussitôt, ce fut la même voix, ferme, carrée.
— Ah, tu te rappelles de moi…
Raymonde la tutoyait, comme cela se fait à la campagne.
— Comment allez-vous, Raymonde ?
Depuis qu’elles s’étaient vues pour la dernière fois, Hélène avait donné quelques nouvelles puis avait peu à peu cessé.
— Ça va. Je voulais…
Que voulait-elle ?
— Vous n’êtes plus dans l’Yonne, Raymonde ?
— Et pourquoi que j’y serais plus ? Où tu veux que j’aille…
— Vous nous recevez donc là-bas…
Roland avait expliqué à Hélène les raisons pour lesquelles les ondes radiophoniques se propageaient plus loin la nuit que le jour, une histoire d’obscurité, croyait-elle se rappeler.
— On reçoit pas trop mal, dit Raymonde. Enfin, ça dépend des fois.
Hélène retrouva sa manière de rire qui ressemblait à un toussotement.
— J’ai une petite fille, Raymonde. Annie, elle a six ans.
— Je suis bien contente pour toi.
Derrière la vitre Roland fit un signe pour indiquer que la musique s’achevait.
— Ça m’a fait drôle la première fois quand j’ai reconnu ta voix dans le poste…
Hélène sourit.
— Et vous appelez…
— Oh, pour rien, dit Raymonde.
Il n’était pas facile de savoir ce que Raymonde appelait « pour rien », elle qui, en bonne paysanne, ne prononçait jamais un mot de trop, se montrait économe de ses pas et de ses gestes.
— Pour prendre des nouvelles…
Hélène se souviendrait longtemps de la seconde de silence qui suivit, de la décision qu’elle prit à cet instant et qui eut, sur sa vie, des répercussions à peine mesurables.
— Raymonde…
Hélène avait vécu de ces moments, lorsqu’elle était journaliste, où elle s’en remettait entièrement à son intuition, incapable de savoir pourquoi elle prenait telle décision, posait telle question mais où elle était portée par la certitude inexplicable que c’était cela, exactement, qu’il convenait de faire.
— Oui ?
— Vous voulez bien que je vous passe l’antenne ? Je veux dire, que nous parlions ensemble à l’antenne ?
La question resta sans réponse.
— Vous avez envie d’expliquer ce qui s’est passé ? insista Hélène.
— Tout le monde s’en fiche.
— Bien sûr que non ! Moi, je pense au contraire qu’il y a beaucoup de gens que ça intéresserait.
— Je ne sais pas…
La voix avait molli. Hélène fit un signe à Roland.
— Chers auditeurs, chères auditrices, nous avons choisi de prendre en ligne Raymonde Grandjean, bonsoir Raymonde.
— Euh, bonsoir…
— Vous nous appelez de l’Yonne, je crois.
— Chevrigny.
— Je suis certaine, Raymonde, que ce nom évoque encore bien des images dans l’esprit de nos auditeurs… Que s’est-il passé à Chevrigny, vous nous le rappelez ?
— Eh bien, c’est là que l’Électricité française a construit un barrage.
La consigne était stricte : ne jamais laisser de trou sonore. Mais comme Hélène n’intervenait plus et que son interlocutrice cherchait peut-être ses mots, Roland prit sur lui de mettre une musique à très bas régime qui occupa en partie le silence.
— Un barrage hydroélectrique…
— C’est ça. On était tous là depuis des générations, à vivre dans la vallée. On avait des commerçants, une école, une église et un cimetière, c’était un village, quoi… Ils ont construit le barrage et après nous avoir tous fichus dehors, ils ont ouvert les vannes. La vallée a été submergée. Aujourd’hui notre village, c’est un lac et au bout du lac, un mur en béton avec une centrale électrique. Ça s’appelle le progrès.
Le drame de ce petit village avait attiré l’attention de beaucoup de Français parce que le Journal du soir en avait assuré une très large couverture, suivant jour après jour l’agonie de la vallée et l’exil de ses habitants.
Reportage signé d’une certaine Hélène Pelletier.
— Vous avez été dédommagés, relogés…
— Ça rembourse pas une vie ! Pour nous recaser, ils ont construit des maisons en préfabriqué sur la colline. Je n’avais nulle part où aller, alors… J’y suis encore, on était trente-quatre au départ, aujourd’hui on n’est plus que six.
L’attention avec laquelle Roland écoutait cette conversation confirmait à Hélène qu’il se passait là quelque chose d’intense.
Elle n’hésita plus.
— Vous y vivez seule…
Raymonde comprit aussitôt où Hélène voulait la conduire, elle avait fait une grande partie du chemin, pourquoi ne pas aller au bout…
— Je suis seule, oui, j’ai perdu mon fils. Petit Louis, on l’appelait.
Le souvenir de cet enfant au visage rond, aux yeux étirés vint aussitôt à l’esprit d’Hélène, un sourire niais, un regard naïf qui éveillaient des sensations maternelles et des malaises d’affection tendre.
— C’était un enfant débile, vous savez, il n’avait pas cinq ans d’âge mental, le genre de gosse dont certains aiment bien se moquer. Enfin, chez nous, encore, pas trop… Il n’y avait pas plus gentil que lui, au village tout le monde l’aimait bien.
Le visage de Roland confirmait de nouveau qu’il se passait quelque chose.
— Il ne le disait pas, poursuivait Raymonde, mais Petit Louis, il ne voulait pas quitter Chevrigny. En dehors de chez lui, tout lui faisait un peu peur. Quand ils ont enlevé la cloche de l’église, ça a été un drame pour lui. En plus, ils ont retiré la cloche… pour la refondre. Et ils ont dynamité l’église avant de noyer le village. La veille, on a retrouvé mon Petit Louis pendu dans le clocher.
Hélène laissa filer la musique puis reprit très doucement :
— Merci Raymonde pour ce témoignage. Notre antenne n’est pas le lieu pour discuter du bien-fondé de la construction de ce barrage, mais je suis certaine que tous nos auditeurs…
Roland fit signe à Hélène que Raymonde avait raccroché.
— … ont été touchés par votre témoignage.
Lorsqu’ils éteignirent le studio, avant de fermer la porte, il se contenta de dire :
— Tu vas avoir des problèmes avec la direction, mais c’était un formidable moment.
Hélène ne l’écoutait pas. Elle devait réfléchir au paysage nouveau auquel la porte qui venait de s’ouvrir lui avait, accidentellement, donné accès.