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Il lui arrive d’être raisonnable

— Georges, si tu n’en as pas, je peux te donner des nouvelles d’Élise…

— Qu’est-ce que c’est, cette fois ?

— Rien du tout, mon cœur, absolument rien ! On nous la signale au Waldheim, il paraît qu’elle est sage comme une image.

Élise avait changé d’hôtel. Était-ce pour cela qu’elle avait demandé de l’argent ?

— Elle boit des cocktails, dit Marthe, elle flirte avec quelques résidents, elle fait beaucoup d’effet, tu t’en doutes. Mais très décente, tu crois qu’elle nous cache quelque chose ?

Évidemment quÉlise avait quelque chose à cacher mais ça nétait pas à Marthe qu’il en aurait fait la confidence.

— Il lui arrive d’être raisonnable, lâcha-t-il.

Au dernier chapitre de leur roman conjugal, c’était d’ailleurs ce qu’elle avait été le plus souvent, raisonnable. Le paradoxe tenait à ce que ce comportement sobre auquel elle accédait peu à peu était exactement ce qui l’avait exaspérée chez lui.

Ce qu’Élise ne supportait pas, cétait son apparent détachement, cette façon que Georges avait de replonger dans sa lecture comme si le retour de son épouse, au beau milieu de la nuit, était un événement déjà classé, un élément supplémentaire dans l’accablant dossier de leur histoire, tout cela, très vite, la mettait en rogne, elle lui reprochait de « ne pas s’intéresser » à elle, d’être un homme égoïste, indifférent aux autres, etc.

« Ma chérie, disait-il en retirant ses lunettes d’un geste las, tu n’es tout de même pas sortie ce soir dans le seul but de me faire de la peine, j’espère ? »

Elle jetait sur lui ce qui passait à sa portée mais elle ne l’avait jamais atteint, elle simulait la maladresse.

Parfois elle se mettait à pleurer, ce que c’était fatigant. Il la prenait contre lui. Elle levait son beau visage baigné de larmes en disant « Je suis épuisée, Georges, il faut vraiment que je dorme… »

À la fin de cette période, Élise était devenue une autre femme.

La femme qui était allée de Paris à Salzbourg via Locarno et Innsbruck et pousserait sans doute jusqu’à Vienne dans les heures à venir.

Georges en était là de ses réflexions lorsque M. Loyal le rejoignit aux toilettes.

— À Prague, tout est en place, dit Georges. Je lance les filets ce soir.

Croizier acheva de se laver les mains.

— C’est vous qui apportez toutes les mauvaises nouvelles, vous ne voulez pas demander votre mutation ?

C’était sa forme d’humour. Georges faisait mine d’apprécier.

— Non, je reste ici. J’attends que votre fauteuil soit disponible.

Comme à l’habitude, M. Loyal quitta les toilettes le premier et Georges attendit cinq bonnes minutes avant de sortir à son tour.

Le renseignement – autrement dit l’espionnage – est une cour où se mêlent et se croisent, où se nouent et se dénouent toutes sortes d’alliances qui tiennent à la fois aux nécessités du service, aux conflits de territoires, aux intérêts personnels, aux motifs supérieurs et au narcissisme de chacun. Le tout a quelque chose à voir avec la raison d’État. C’est ainsi que, de manière contingente, Libert et Michelet trouvèrent avantageux de s’installer à la table de réunion non du côté de Georges, mais en face de lui, façon d’exprimer leur opposition à ce qui se passait dans le Service. Ils marquaient là un désaccord formel et feutré qui, dans le milieu du renseignement, est aussi spectaculaire qu’un vote par acclamation.

Georges releva que M. Loyal faisait mine de n’avoir rien vu ni entendu, tout se passait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

La réprobation silencieuse de Libert et Michelet touchait au fait que cette histoire de Kychgorod, sur laquelle ni l’un ni l’autre n’avait avancé d’un pouce, était monopolisée par Georges Chastenet alors que ce qui se tramait là-bas n’était théoriquement ni sur son territoire, ni dans ses attributions. Le militaire relevait de Libert, la stratégie de Michelet et si leurs secteurs venaient parfois à se chevaucher, du moins le jeu restait-il circonscrit à la portion de couloir qui séparait leurs bureaux respectifs.

Georges Chastenet ne devait son beau rôle qu’au fait qu’il était l’officier traitant de ce Lutin mythique et invisible, rien de plus agaçant.

Si M. Loyal avait espéré discerner dans ce mouvement d’humeur une différence de comportement entre ses deux subordonnés dont l’un pouvait être une taupe du KGB, il en était pour ses frais.

Rien n’était plus important pour M. Loyal que détecter et mettre hors d’état de nuire celui qui, au sein du Service, négociait avec létranger la sécurité du pays, mais l’information que, via Lutin, Georges apportait ce matin-là revêtait un caractère si exceptionnel que cette question passa au second rang.

Et d’ailleurs, Libert et Michelet, pourtant bien remontés contre lui, furent plus intrigués par l’aspect soucieux de Georges qu’agacés par la prééminence, toute provisoire, qu’il exerçait sur eux.

Comme à son habitude, il fit passer une feuille à Croizier, à tout seigneur tout honneur.

Mais celui-ci, au lieu de donner, d’un mouvement de cils, son accord pour la communication à Libert et Michelet, demeura une longue minute devant le document, puis il leva la tête vers Georges.

— L’information est recoupée ?

— Pas encore, mais nous devons faire comme si elle l’était.

Croizier autorisa alors Georges à glisser le document de l’autre côté de la table.

Le silence qui s’ensuivit exprima un état de sidération chez ces hommes pourtant rompus aux situations dangereuses et aux contextes risqués.

— Ce ne sont plus des véhicules que l’on déplace, dit Georges, ce sont des populations. On aurait évacué un millier de personnes dans les secteurs de Donetzia, Uralinsk et Moskalyov. D’après mes calculs, la zone d’exclusion mesure sept cents kilomètres carrés. Les populations ont reçu instruction de partir les mains vides.

Tous avaient achevé la lecture du court document et s’étaient tournés vers Georges qui poursuivit :

— On relève, dans la zone, un vaste encombrement des hôpitaux, des maisons de repos et des sanatoriums. Selon quelques témoignages, les animaux sont abattus et enterrés sur place. Les constructions individuelles sont totalement détruites.

Il n’était pas nécessaire de le dire, chacun comprenait que les hypothèses des grandes manœuvres puis de la construction d’une base militaire avaient vécu.

D’autant que Georges fit aussitôt passer un cliché noir et blanc assez flou remontant au 2 mai, contre lequel Libert, le premier, se mit à grogner.

— Ça pourrait être n’importe quoi, dit-il en reposant ses lunettes.

C’était un nuage de fumée saisi à quelques centaines de kilomètres de Kychgorod.

— Oui, répondit Georges. Mais n’importe quel nuage ne fait pas une cinquantaine de morts (pour le moment), ne provoque pas l’évacuation de plusieurs milliers de personnes, la décision de labourer vingt mille hectares de terres agricoles et l’arrivée d’une centaine d’équipements destinés à l’abattage des animaux…

— C’est un accident nucléaire.

Croizier avait dit les mots que chacun, y compris lui, craignait d’entendre.

— Mais enfin, dit Michelet de son ton cassant, il n’y a pas de complexe nucléaire ni d’usine de retraitement dans cette zone !

— Nous n’en connaissons pas, répondit Croizier, c’est très différent.

Si cette hypothèse était confirmée, elle marquerait non seulement un tournant dans l’histoire de la technologie militaire (qui avait pourtant connu des accélérations spectaculaires aux cours des trois dernières décennies), mais un autre rapport au risque, à la peur.

Parce que la grande hantise qui planait sur ces années de guerre froide de voir un belligérant utiliser massivement l’arsenal atomique qui avait fait ses preuves en 1945 sur Hiroshima et Nagasaki devrait être actualisée par une autre forme de cauchemar, celui de voir l’arme non plus brandie comme une menace, mais échappée des mains de son constructeur avec des conséquences immenses… et pour l’heure impossibles à évaluer.

Cette fois les populations touchées ne seraient pas circonscrites à une zone de lancement, plus personne ne pourrait se sentir à l’abri d’un accident nucléaire, même lointain.

Ce scénario avait été envisagé de longue date et, à plus forte raison chez les hommes du renseignement, les réflexions sur les risques d’accident étaient aussi anciennes que les projets nucléaires eux-mêmes.

Mais il y a un pas immense entre l’étude d’un péril et sa survenue, en l’absence de tout signe avant-coureur et dans des conditions d’autant plus difficiles à maîtriser qu’elles sont opaques.

Quelles pouvaient être les conséquences d’un accident de cet ordre ?

Comment ce nuage radioactif allait-il se propager ?

Vers l’Europe ?

Vers la France ?

Fallait-il prendre des mesures d’urgence ?

Devait-on s’attendre et anticiper des mouvements de panique ?

Combien de morts fallait-il craindre ?

Personne, autour de la table, n’avait de réponse, mais ces questions dépassaient le niveau du Service, elles devenaient hautement politiques.

— J’appelle Matignon. Messieurs…

Cette fois, M. Loyal n’ajouta pas « au travail », parce que c’est lui, principalement, qui allait se trouver sur le gril.