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Il est d’une humeur de chien

« Je lance les filets », avait dit Georges à Croizier.

À dix-neuf heures, Marthe avait déjà son manteau sur le dos lorsque Georges tendit lentement la main pour l’aider à le retirer puis aller lui-même l’accrocher au portemanteau.

— J’espère que tu n’avais rien de prévu ce soir…

— Mon pauvre Georges, pas plus ce soir que les précédents, je suis tout à toi, dis-moi…

— M. Loyal convoque le ban et l’arrière-ban.

— Je vois. Le ban, c’est Libert, l’arrière-ban, Michelet, tout le monde se retrouve chez le bon Dieu et toi, mon cœur, tu joues les utilités, c’est ça ?

— J’espère être utile, en effet.

Vers vingt heures Libert et Michelet s’installèrent autour de la table, toujours en face de Georges. Il y avait beau temps que cette sempiternelle réunion n’avait connu un instant serein ou simplement décontracté mais les nouvelles provenant de Kychgorod avaient secoué tout le monde.

On a beau être rompu au renseignement et s’attendre à bien des choses, certaines situations promettent de telles conséquences qu’on se sent inévitablement impuissant.

Georges lui-même était très éprouvé. Depuis l’évident diagnostic posé par M. Loyal, il n’avait cessé, malgré la conduite de l’opération Lutin et l’attention qu’il prêtait aussi bien au retour d’Élise et à celui de Teodor quà la sécurité de François Pelletier, il n’avait cessé d’imaginer les répercussions concrètes d’un accident nucléaire. L’étude des cartes montrait que si le nuage radioactif éviterait sans doute des espaces plus densément peuplés, on pouvait déjà estimer à vingt mille kilomètres carrés la zone touchée et donc à au moins dix mille le nombre de victimes potentielles.

Le vent de nord-est qui soufflait à Kychgorod laissait supposer que la France resterait indemne mais la météorologie était loin dêtre une science exacte !

À la survenue du premier danger réel, l’information à la population deviendrait inéluctable et comme on connaissait assez bien les dégâts de santé publique entraînés par les bombes de Hiroshima et Nagasaki en termes de cancers ou de malformations congénitales, personne ne pouvait mesurer les risques de panique. Ni la manière de les empêcher…

— Nos politiques vont peut-être avoir envie de spectacle, dit Libert.

Chacun y pensait. Les politiciens français résisteraient-ils à l’envie de montrer au monde que l’URSS n’était plus dangereuse seulement militairement, qu’elle l’était aussi civilement ?

— C’est la merde, confirma M. Loyal. Matignon a été assommé. On est monté à l’Élysée et lÉlysée prend son temps parce que personne ne sait ce qu’il faut faire. On attend. Georges ?

Celui-ci se contenta de lever la main comme s’il refusait un second café. Rien de neuf du côté de Kychgorod.

Question silencieuse de Libert et Michelet, s’il n’y a rien de nouveau, que faisons-nous là ?

— J’ai souhaité vous informer d’une opération montée par Georges. L’exfiltration de son agent Lutin. Elle est imminente.

Décidément, l’actualité était riche.

À l’accident nucléaire probable en URSS venait se superposer l’apparition en majesté de Lutin-le-mythique. Pour des acteurs rendus à l’impuissance comme Libert et Michelet, c’était vraiment beaucoup.

— Quel rapport avec Kychgorod ?

— Lutin se sert de ce qu’il a sous le coude pour nous forcer un peu la main, reconnut Georges, c’est de bonne guerre. Je ne suis pas certain qu’il en sache beaucoup plus que ce qu’il nous a fourni, mais indépendamment de Kychgorod, Lutin est…

— Il va venir de Prague, le coupa M. Loyal.

Une oreille fine aurait pu discerner le bruit des rouages mentaux de Libert et Michelet qui tentaient de mettre à jour, grâce à cette information, ce qu’ils savaient du personnage.

Georges, charitable, leur en laissa le temps, puis annonça :

— L’opération va se dérouler dans les heures qui viennent.

— Nous sommes tout ouïe, lâcha Libert.

Georges sourit. Ils devraient attendre encore un peu.

— Nous mettons tout ça au point, les derniers détails sont délicats à régler, vous savez ce que c’est… Nous vous livrons le protocole de l’opération au plus tard dans… (il consulta sa montre)… dans deux heures.

Michelet se racla la gorge.

Il venait de décider d’être plus courageux que Libert, chose rare.

— J’ai comme le sentiment, dit-il en fixant M. Loyal, qu’il règne autour de cette table une certaine méfiance, je me trompe ?

— Tout à fait, dit Croizier.

Ça voulait dire oui ou non ?

— En effet, vous vous trompez. Je pouvais décider que vous n’auriez pas à en connaître jusqu’à l’arrivée de Lutin à Paris mais je choisis de vous tenir informés, je ne vois pas ce que je pourrais faire de mieux.

C’était une manière assez minimale d’exprimer sa confiance en ses deux éminences, il faudrait s’en contenter.

Moins d’une demi-heure plus tard, Georges était de retour dans son bureau.

— Marthe… Lutin va être exfiltré cette nuit.

Il fallait de grandes nouvelles pour surprendre la « doyenne du Chiffre » comme elle aimait être appelée et celle-ci lui fit ouvrir la bouche en rond.

Georges lui laissa le temps de digérer l’information en prenant connaissance du message parvenu en son absence, pendant la réunion chez Croizier : un « R.A.S. » laconique signifiant que, pour le moment, tout était calme à l’aéroport de Prague.

Georges leva les yeux sur une Marthe éberluée.

— Mazette ! Il part d’où, ton Lutin ?

— Prague.

— Et donc, c’est là qu’est Simon ?

— Voilà.

— Alors ça…

Georges devina, dans l’esprit de sa vieille copine, le même remue-ménage que chez les élites du Service.

— Je suppose qu’il n’arrive pas les mains vides.

— Loin de là.

Georges vint s’asseoir en face d’elle et commença à essuyer ses lunettes avec sa cravate.

— Il nous apporte le nom d’une taupe.

— Une taupe… ?

— Quelqu’un ici, au plus haut niveau, est un agent du KGB depuis au moins un an. Lutin en apporte la preuve.

Marthe resta sans voix. Elle avait consacré une large partie de sa vie à ce Service dont elle était un rouage technique essentiel, on comprenait à son visage qu’elle se sentait trahie.

Elle parvint enfin à articuler :

— Que dit M. Loyal ?

— Il dit, faites venir Lutin ici de toute urgence. Et c’est ce que nous allons faire, Marthe. C’est pour m’y aider que tu es là ce soir.

Elle dut alors coder des messages à des agents couvrant différents points de la frontière allemande.

— Mon Dieu, Georges, quelle belle prise ! Ce recrutement restera dans les annales, je peux te le dire ! Si tu récupères ton agent sain et sauf, je t’assure, tu entres par le hall d’honneur dans la légende de la Grande Maison.

— Merci Marthe. Rien n’est encore fait mais je me dois de rester optimiste.

Tout en lui répondant distraitement, Georges rédigeait une note destinée à Libert et indiquant que Teodor arriverait ce vendredi matin vers neuf heures à Grenzthal, poste frontière situé à 160 kilomètres à l’ouest de Prague, dissimulé dans un camion marqué « Slezák Kamion servis ».

Ensuite, il rédigea une seconde note, destinée à Michelet, expliquant que Teodor emprunterait la voie fluviale et arriverait, toujours vers neuf heures, par l’Elbe au poste frontière de Flussheim situé à 120 kilomètres au nord de Prague.

Si un contact alerté par Georges observait le débarquement soudain de policiers à Grenzthal cela désignait Libert, seul détenteur de l’information. Tout comme une agitation à Flussheim désignerait Michelet pour la même raison.

Il cacheta les deux enveloppes.

— Je dépose ça à Libert et à Michelet. Demain matin, sept heures et demie au plus tard, j’aurai besoin de toi pour décrypter les messages provenant des postes frontières…

— À tes ordres, mon Georgie.

Ni Libert, ni Michelet ne le remercièrent et ni l’un ni l’autre n’ouvrit le pli en sa présence. Il n’y eut pas même un mot échangé, l’ambiance était plus détestable que jamais.

Après quoi Georges quitta son bureau, sortit du bâtiment. On vit sa lourde silhouette traverser l’esplanade qui menait à la porte cochère et de là, au boulevard en utilisant le trottoir qui conduisait à la station de métro.

Mais une centaine de mètres plus loin il prit sur sa droite, empruntant la petite ruelle servant d’issue de secours, s’arrêta devant une porte à laquelle il frappa discrètement, elle s’ouvrit automatiquement. Le factionnaire salua Georges en disant :

— M. Loyal t’attend. Je te préviens, il est d’une humeur de chien.

C’était vrai. Assis sur un tabouret dans une des salles aveugles du Centre de communication, au premier sous-sol du Service, Croizier avait le visage des mauvais jours.

Devant le micro équipant le gros récepteur Thomson-CSF SR-58, il n’y avait qu’un agent.

— Bonsoir Lucas.

— Bonsoir Georges.

Derrière eux, M. Loyal tapotait nerveusement sur son genou. Il devrait attendre, ça lui pesait déjà sur le système.

Georges fit comme s’il ne s’en apercevait pas.

— Lucas, veux-tu me passer les chefs d’équipe, je te prie ?