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Ça se tient

M. Loyal avait son masque des grands jours.

On était dans son bureau et non dans la salle de réunion.

Georges nota que Libert et Michelet avaient insensiblement reculé leurs chaises, comme s’ils se retiraient prudemment du jeu et laissaient Georges s’entretenir calmement avec le patron.

Clairement, ça ne sentait pas bon.

— La décision est prise concernant Kychgorod. On ne fait rien.

Georges se tourna vers ses deux collègues.

Ils avaient été informés avant lui, ce qui, eu égard à leur position dans la hiérarchie, n’avait rien de choquant. En revanche, qu’ils ne se montrent ni surpris ni indignés troubla Georges. C’est donc lui qui prit la parole.

— Je comprends mal…

— Vous comprenez très bien, Georges. On ne dit rien, on fait comme si on ne le savait pas.

D’accord. La décision était étrange mais somme toute, cela concernait les autorités soviétiques, la population d’une région lointaine presque abstraite vue d’ici…

Toutefois, Georges était trop fin pour ne pas observer la réticence de M. Loyal, une sorte d’embarras (le concernant, le terme était excessif, il n’avait jamais été embarrassé par rien).

— Une explication, peut-être ? demanda Georges.

— Vous allez l’apprendre, dans moins d’une heure, par la circulation de quelques documents à diffusion très restreinte, alors autant vous en parler maintenant. Un accident nucléaire vient d’avoir lieu à Windbury, en Angleterre. Des substances radioactives ont été lâchées dans l’atmosphère, l’enquête est en cours.

Georges fixait M. Loyal.

— Des substances…

— Radioactives, oui. Pour les quantités, on ne sait encore rien. Et donc…

Georges avait compris, il acheva lui-même la phrase :

— Le gouvernement britannique a décidé de ne pas en informer la population par peur de la panique.

— C’est cela. L’information finira par sortir, les journaux en feront leurs choux gras mais le plus tard sera le mieux. Et le gouvernement français, tout comme nos alliés, veut se montrer solidaire de cette position.

Georges était-il le seul à être indigné dans ce bureau ?

Il se tourna de nouveau vers ses collègues. La situation était totalement inédite.

La France acceptait de taire le plus longtemps possible la survenue d’un accident nucléaire qui nécessitait sans doute des mesures de protection pour la population.

En d’autres termes, l’Angleterre obtenait la solidarité des autres pays de l’alliance pour le cas où un accident du même type surviendrait sur leur territoire.

Et par conséquent, elle n’allait pas dénoncer celui de la centrale de Kychgorod pour ne pas donner aux Soviétiques des leçons sur une morale qu’elle-même se réservait le droit de ne pas observer.

— Nous avons les mêmes risques chez nous, confirma Libert.

Georges en avait le tournis.

Le risque nucléaire était devenu un dénominateur commun entre l’Est et l’Ouest.

Pour comprendre ce qui se passa dans la tête de Georges Chastenet, il faut se souvenir de ce qu’il était, un fonctionnaire de l’État français qui avait toujours agi, même dans des opérations passablement sales, en fonction de l’idée qu’il se faisait de la République. Or cette fois la position française heurtait sa morale (pourtant élastique), on anticipait sur la manière dont on agirait le jour où l’accident interviendrait ici !

Il ne s’agissait plus seulement de travailler, même cyniquement, à maintenir la démocratie en Europe face au désir hégémonique du bloc soviétique, on acceptait d’agir avec les mêmes méthodes que lui en muselant l’information pour laisser la population dans l’ignorance des risques qu’elle courait sans le savoir.

Georges en resta muet.

Il remit toutefois à plus tard l’épreuve de réfléchir à ce qui se passait là parce que la réunion nétait pas terminée.

Et cette fois, ça commençait à puer atrocement dans le bureau de M. Loyal qui s’éclaircit la gorge :

— Par ailleurs, le gouvernement a décidé que nous ne ferions rien dans l’immédiat pour M. Pelletier.

C’était à ce genre de situation que l’on mesurait la force de caractère de Georges Chastenet. Il avait envie de se lever, de renverser la table, il se contenta de nettoyer ses lunettes avec le bas de sa cravate.

Il ne se donna même pas la peine de poser sa question et attendit dans le plus profond silence.

— Nous n’avons rien à gagner, reprit M. Loyal, à officialiser la présence de Teodor Kozel chez nous. Tant que nous ne savons pas précisément ce qu’il nous apporte. Pour M. Pelletier, c’est l’affaire de quelques mois.

— Quelques mois…

— Tout au plus.

— Les… décideurs ont-ils une idée claire de ce que doit vivre M. Pelletier en ce moment, de la part active qu’il a prise dans cette affaire à notre initiative et du service qu’il a rendu au pays ?

— Je me suis chargé moi-même de cette explication de texte, Georges. Croyez-moi, je n’y suis pas allé avec le dos de la cuillère. Mais que voulez-vous, le gouvernement estime qu’il est plus avantageux d’avoir là-bas un Français martyr que de reconnaître nos actions d’espionnage sur le territoire tchécoslovaque.

— Ça se tient, confirma Libert.

Georges se leva lourdement.

— Bien. Messieurs…