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J’ai un peu peur

Rétrospectivement, la diffusion sur l’antenne de sa conversation avec Jean laissait à Hélène un souvenir pénible, l’impression que tous deux avaient pris leurs parents en traîtres. Allaient-ils penser que leurs enfants avaient organisé cet échange à leur intention ? Alors qu’elle téléphonait à sa mère deux fois par jour, le matin après le départ d’Annie pour l’école et le soir avant de partir au studio, Hélène n’avait pas appelé de la journée.

Une voisine s’occupait de la petite le jeudi matin parce qu’il n’y avait pas d’école et qu’elle dormait plus tard.

Hélène en profita pour demander à Lambert s’il pouvait l’emmener au Plessis.

— Tes désirs sont un désordre, mon amour.

Ils arrivèrent au Plessis vers neuf heures.

— Je commençais à m’inquiéter, dit Angèle en l’embrassant. Bonjour Lambert, ça va ?

— Comme un charme, Angèle. Et mon illustre beau-père ?

— Il n’arrive pas à dormir, il est très anxieux. Il dit qu’il a « des peurs affreuses ».

La maison, depuis le retour de Louis de l’hôpital, n’était plus la même, il y régnait une atmosphère ouatée, une odeur de médicaments, tout ce qu’on y faisait paraissait lent, laborieux et coûteux. La solitude d’Angèle, malgré les attentions des enfants, était palpable.

Hélène souffrit qu’on ne parle pas de l’émission, ça resterait sur le cœur de tout le monde, rien de pire que ces rancœurs sourdes qui menacent ensuite d’exploser sans prévenir.

— Tu veux du thé, ma chérie ?

Lambert laissa Hélène se rendre seule au chevet de son père.

— Ah, tu es là…, dit Louis d’une voix enrouée.

On sentait qu’il faisait attention, en parlant, à ne pas déclencher une de ces quintes de toux qui le laissaient exsangue.

Hélène lui vit des marbrures sur le cou lorsqu’elle vint l’embrasser.

— Tu as montré ça au docteur ?

— Oh, j’en ai aussi dans le dos, c’est les médicaments…

— Mais… le docteur a vu ça ?

— J’ai surtout très mal à la poitrine…

Elle lui prit la main, elle était glacée. En faisant mine de remonter son drap elle écouta sa respiration, la trouva irrégulière, accompagnée d’un sifflement thoracique.

— François est avec toi ? demanda Louis.

Elle fut déroutée par la question.

— Dis-lui de venir me voir, s’il est là !

— Il ne va pas tarder, papa, il est en route.

— C’est que… Il n’est pas venu la semaine dernière, je ne l’ai pas vu depuis un moment…

— Oui, dit Hélène au bord des larmes, c’est à cause de son travail, tu sais…

— Ah oui, son travail…

— Bon, dit-elle en souriant, repose-toi, je vais préparer du thé et venir le boire près de toi.

Joseph, couché aux pieds de Louis, fixa Hélène avec une intensité qui la transperça.

Elle sortit, rejoignit sa mère :

— Maman, il faut appeler une ambulance. L’emmener à l’hôpital. Tout de suite.

Angèle pleurait, elle désigna du menton le poste téléphonique mais Lambert y était déjà et composait le numéro.

Paris connut cette nuit-là un retour d’hiver, la température chuta de plus de dix degrés. Aussi Nine dut-elle resserrer le col de son manteau en sortant de l’immeuble. Georges lui fit signe de prendre place dans la DS 19 dont la portière était ouverte.

La voiture s’ébranla dans un souffle, précédée et suivie d’une Peugeot 403 militaire vert foncé.

— Bonjour Odette, s’était contentée de dire la jeune femme en ouvrant la porte quelques minutes plus tôt, bonjour monsieur Chastenet.

Elles avaient hésité un court moment à s’embrasser comme auparavant. Elles le firent et Odette fut surprise de ne ressentir aucune réticence à ce geste. C’est que, dans la nuit, comme chaque nuit depuis le départ de François, Nine avait remué le souvenir de tous les événements récents et estimé que la manœuvre de Georges Chastenet consistant à lui coller dans les pattes une aide qui lui ferait des rapports n’était pas portée par une mauvaise intention. Odette avait bien sûr pour charge de consigner ses faits et gestes mais aussi de lui venir en aide dans une période où elle se trouvait seule et très démunie… Et puis, au fond, Nine nétait pas une femme de guerre, un être de combat. Elle l’avait été une fois dans sa vie, autrefois, contre son père, elle en avait tiré une leçon jamais oubliée. Les rancunes, souvent plus aveugles qu’on croit, rongent davantage les victimes que les coupables.

— Les enfants dorment ?

Nine reconnut la même voix que d’habitude.

Odette avait joué un rôle mais l’avait fait en restant elle-même. Nine hésitait à aller embrasser de nouveau les enfants, Odette la poussa doucement vers le palier où Georges était resté :

— Allez va, va…

Dans la voiture qui filait rapidement mais sans bruit vers la banlieue, Georges était aussi réflexif que Nine. Il n’avait pas dormi depuis deux jours, la fatigue viendrait plus tard.

Il se rendait à un étrange rendez-vous consistant à troquer sa vie contre une autre.

Depuis l’annonce, la veille au soir, du retour de François, Nine, elle, était épuisée d’impatience. Elle vissa son oreillette du côté droit.

— Qu’est-ce qui va se passer, monsieur Chastenet ? Je veux dire…

— N’ayez crainte, aucun risque. C’est un protocole peu fréquent mais bien rodé.

Elle n’en saurait pas plus.

Après les contrôles, la barrière se leva sur le cortège, une suite de hangars et de bâtiments alignés, des avions rangés les uns à côté des autres et une seule construction éclairée devant laquelle la DS 19 se gara.

Comme nombre d’enfants, Colette et Philippe dormaient plus tard le jeudi. Ce jeudi-là, toutefois, ils étaient éveillés depuis longtemps.

— Il faut que tu lui en parles ! chuchotait Colette.

— Oui, répondait Philippe avec détermination, sachant que c’était au-dessus de ses forces.

Ils s’habillèrent. Colette fut surprise de voir Thérèse, qu’elle avait déjà oubliée, préparer leur petit déjeuner. Philippe, lui, l’avait plus présente à l’esprit, il s’était endormi la veille au soir en pensant à elle, saisi d’une excitation très nouvelle, un état d’agitation qu’il n’avait jamais connu.

Geneviève, fin prête pour se rendre au travail avec Jean, vêtue d’un tailleur bleu ciel et blanc serré aux genoux qui boudinait ses formes et la contraignait à des petits pas comme une Japonaise frappée d’embonpoint, était sur le départ.

— Thérèse chérie…

Elle lui tendait son tablier.

— Pour ne pas te tacher…

Elle y tenait beaucoup à ce tablier.

Leur mère allait partir.

Colette et Philippe se regardèrent. « Allez ! » faisaient les yeux de Colette.

Là encore, il tenait de son père, il se leva comme un diable sortant de sa boîte et hurla :

— Est-ce que je peux aller à Orléans pour le tournoi ?

Geneviève se retourna, c’était à elle qu’il s’adressait ?

— J’ai rien compris, tu pourrais articuler un peu ?

Philippe avait dit sa phrase mais il était encore loin du compte.

— C’est pour le tournoi…

— Quel tournoi ?

Geneviève avait croisé les bras sur son opulente poitrine, levé le menton, très martiale.

— De billard, articula Philippe. C’est à Orléans, faut payer une nuit d’hôtel.

Il n’en revenait pas lui-même d’avoir tout dit.

Geneviève se tourna vers son mari.

— Tu continues à l’emmener au bistro ?

— Non ! dit Jean. Non, il va à l’académie de billard, et…

— Alors ça, c’est la meilleure ! À l’académie de billard, rien que ça !

Elle n’avait aucune idée de ce que ça pouvait être mais on comprenait que Jean aurait emmené son fils dans une fumerie d’opium, ça n’aurait pas été pire.

— Et en cachette ! Parce que ces messieurs ne s’en vantent pas !

Geneviève était déjà sur orbite, hurlant, grondant, invectivant, prenant sa sœur à témoin, Jean était un dépravé, Philippe un imbécile, le billard était une discipline de crétins alcoolisés, le « tournoi » un ramassis de pochetrons, quant à la chambre d’hôtel à Orléans, c’était à coup sûr une porcherie dans un bordel de quartier, ça ne prenait pas, ça coûtait les yeux de la tête, etc.

Philippe était dévasté, Jean rouge de honte et de lâcheté, Thérèse, affolée, pétrifiée, rasait les murs.

Soudain, sans aucun signe annonciateur, Colette se leva, tapa violemment des deux poings sur la table et hurla :

— Ta gueule !

Tout le monde fut saisi.

S’il s’était agi d’elle-même, Colette aurait peut-être enduré une nouvelle philippique mais l’impuissance de son frère la retournait, la violence, l’injustice de sa mère la scandalisaient.

Et comme Geneviève, outrée, ouvrait la bouche, Colette répéta, un ton encore plus haut et plus impératif :

— J’ai dit, ta gueule ! Le billard, c’est tout ce qu’il a, Philippe ! C’est tout ce que tu lui as laissé ! Tu l’as déjà abandonné, tu le méprises, il ne lui reste plus que ça, tu le lui enlèves, tu n’as pas le droit ! Je ne te laisserai pas faire !

Geneviève n’avait pas attendu la fin de la réplique pour se camper, écarlate, éructant, hors d’elle, devant sa fille.

Les autres s’étaient écartés.

Les deux protagonistes, prêtes à s’écharper, étaient face à face…

La haine se lisait sur leurs traits.

Leur détermination était totale.

La situation, à dire vrai, tenait un peu de la scène classique du western, c’était à qui dégainerait la première.

Ce fut Colette.

Elle aligna à sa mère une gifle prodigieuse, une torgnole d’anthologie, sonore, cinglante, magistrale, une mandale majuscule du genre qui marque une vie.

De la main droite.

Un peu comme celle que Macagne lui avait infligée avant de la mettre à genoux.

Bien qu’elle n’ait pas encore onze ans, Colette n’était pas beaucoup moins grande que sa mère qui était assez courte sur jambes.

Et surtout, sa résolution était inébranlable.

Geneviève, abasourdie, médusée, se tint la joue.

Elle suffoquait, les yeux lui sortaient de la tête.

C’était le moment de vérité.

Elles allaient se battre, physiquement, la voie était ouverte pour le pugilat.

Aussi, Colette n’attendit pas.

Elle redoubla cette baffe d’une seconde, de la main gauche.

Mais comme elle était droitière, celle-ci fut moins appliquée, moins centrée que la précédente, elle arriva de travers et fit beaucoup plus mal.

Le visage de Geneviève encadré par ses deux mains, sa lèvre inférieure pendante et gonflée, n’était plus celui d’une lutteuse sauvage mais celui d’une femme affolée, prête à défaillir.

Colette s’était retournée.

Pour elle, cette histoire était classée.

— Papa, il faut donner l’argent aujourd’hui pour réserver la place. Et toi, Philippe, tu descends le remettre à M. Edmond.

Le garçon, paralysé, avait les mains tremblantes, convaincu que le plafond de l’appartement allait s’effondrer d’un moment à l’autre.

— J’ai regardé le règlement, dit Colette. Si tu es placé au moins troisième, tu es qualifié pour le National. Mais, tu sais, le résultat, on s’en fout. L’important, c’est que tu prennes du plaisir.

Philippe comprit-il, rien de moins sûr.

— Allez, ajouta Colette sur un ton calme, conciliant. Va te brosser les dents, et file.

Elle le poussa gentiment vers le couloir.

Lorsqu’elle se retourna, Geneviève avait quitté la pièce, on entendit la porte de sa chambre claquer, à faire tomber les vitres.

Pendant le quart d’heure qui suivit, chacun acheva de se préparer, ça ne pouvait pas en rester là. Dans la chambre de Geneviève, la pression devait monter à une vitesse affolante, atteindre des sommets.

Les minutes s’égrenèrent, une à une, dans un silence sépulcral. Jean fumait anxieusement dans la salle à manger.

On sentait que le pire était à venir, c’était certain.

Et en effet, il arriva.

Le téléphone sonna, Jean décrocha, c’était Hélène.

— Papa a eu une attaque, il est à l’hôpital, il faut que tu viennes.

Au visage de son père, Colette comprit qu’il s’agissait de papi.

— Papi ne va pas fort…, dit son père. Je vais devoir y aller.

Sans qu’on s’en rende compte, Geneviève avait quitté sa chambre, et réapparu, blanche comme un linge, raide, la nuque contractée, les traits brouillés, lœil fixe.

Elle s’avançait vers la table à l’instant où Colette disait :

— Je vais avec toi, papa.

Jean, affolé, était déjà dans l’escalier, courant à sa voiture. Colette s’apprêtait à le suivre.

— Attends ! dit Geneviève d’une voix enrouée qu’elle tâcha d’éclaircir en se raclant la gorge.

La petite fille se tourna vers sa mère.

— Prends ton manteau…

Geneviève tenait le vêtement dans ses mains et le lui tendait.

— Ça s’est refroidi, il faut te couvrir.

Colette le lui arracha des mains.

— Papa n’a pas eu le temps de le faire, donne les sous à Philippe, pour l’hôtel !

Elle n’attendit pas la réponse, dévala l’escalier.

« Papi va mourir », se dit-elle, papi va mourir et elle pensa qu’elle allait mourir elle aussi.

Un militaire ouvrit la portière de Nine, elle descendit et suivit Georges à l’intérieur du bâtiment où elle était attendue. Georges lui présenta les deux civils.

— M. de Coster, envoyé spécial de M. le Ministre des Affaires étrangères, que vous connaissez déjà et M. Croizier, directeur du renseignement.

Nine était surtout impressionnée par les trois soldats en tenue kaki restés légèrement en retrait, armés de fusils automatiques.

Tous se tournèrent vers la grande baie vitrée donnant sur les pistes d’atterrissage balisées de petites lumières rouges. Nine remarqua alors la présence du fourgon Renault vert foncé garé à droite, dont le moteur tournait au ralenti, de la fumée blanche s’en échappait.

Elle savait que c’était un fourgon pénitentiaire, Georges le lui avait expliqué.

Un homme s’approcha de M. Loyal et lui dit un mot à l’oreille avant de repartir aussi discrètement qu’il était venu.

— L’avion est annoncé, dit-il, et tous se tournèrent vers la droite où les feux de position d’un Avia 14 à hélices apparurent bientôt.

L’appareil vint atterrir assez loin et entama un long périple sur le tarmac, précédé d’une jeep militaire équipée d’un gyrophare jusqu’à s’arrêter face à la grande baie vitrée.

De Coster désigna courtoisement la porte à Nine qui resserra son col et sortit en se tenant près de Georges, c’était la seule présence rassurante. « François, se dit-elle, est dans cet avion » et elle avait peur sans savoir de quoi.

Un militaire ouvrit la porte arrière du fourgon.

En descendit alors une silhouette menottée, en manteau beige, la tête baissée, Nine distingua mal son visage.

Marthe faisait simplement attention où elle mettait les pieds, elle se redressa bientôt et Nine découvrit une femme d’une cinquantaine d’années, aux traits simples, au regard droit, qui fixa sans timidité ni arrogance les civils qui ne firent pas le moindre geste dans sa direction.

— Marthe a été une espionne au service des Tchécoslovaques pendant quelques mois, lui avait expliqué Georges dans la voiture. Nous allons l’échanger contre votre mari.

— Ils ont accepté facilement ?

— Assez facilement. En la récupérant, le bloc communiste dit à ses milliers d’espions dispersés dans le monde entier : « Vous pouvez travailler pour nous en toute confiance, prendre des risques, nous sommes là et en cas d’incident, vous nous trouverez à vos côtés ! » Marthe n’est pas seulement une espionne, c’est un message. Et puis, elle vaut de l’or. Vingt-cinq ans d’expérience chez nous ! Elle en a, des choses à leur dire. Pour nous, cette femme est une bombe.

— Alors… Si elle représente un tel danger, pourquoi le gouvernement français accepte-t-il de la laisser partir ?

Georges aurait pu expliquer à Nine qu’en cette matière les décisions se prennent en mesurant les risques et les intérêts de chaque situation. Le gouvernement avait fait ses calculs. La menace que Marthe faisait courir au renseignement français serait en partie conjurée avant que Moscou puisse en tirer parti concrètement et elle avait été jugée moins grave que la parution d’un article dévastateur sur un accident nucléaire qui pouvait gravement fissurer l’entente entre les Alliés.

Il se pencha vers Nine :

— C’est que le retour de votre mari est important pour nous. On n’abandonne pas un homme qui a accepté de prendre des risques au service de l’État français !

— Vous faites comme eux…

— C’est tout à fait ça !

— Cette histoire de prostituée…

— C’était une histoire destinée aux autorités tchécoslovaques. En réalité, votre mari a simplement passé la nuit à attendre le moment de se rendre à l’ambassade. Nous avions laissé un de nos agents avec lui, pour le cas où surviendrait une difficulté.

— Cette jeune femme qui a été tuée le lendemain ?

— Oui.

Georges se tourna vers elle, ému.

— C’est très triste, Klára était une fille… remarquable.

Nine écouta mais n’entendit pas. Ce qui la submergeait, à cet instant, c’était de voir récompensée la foi inébranlable qu’elle avait eue en François. D’avoir été seule à croire en lui.

Aussi, lorsque la porte de l’avion s’ouvrit, que descendirent trois militaires armés qui prirent place au pied de l’escalier, le cœur de Nine battait à tout rompre.

Elle était absurdement fière de François.

Quand elle le vit apparaître, menotté aux chevilles et aux poignets, elle faillit éclater en sanglots.

On détacha ses liens, François descendit lentement, en se tenant des deux mains aux rampes d’acier.

C’était un autre homme, épuisé, amaigri, éprouvé, qui marchait difficilement, on l’avait laissé assis par terre dans la carlingue, une cagoule sur la tête, personne ne lui avait rien dit, son esprit avait déroulé toutes sortes de scénarios.

Dans le plus consistant, on ouvrait la porte en plein vol et on le balançait dans le vide.

Il trouva du réconfort à pleurer, la pensée de Nine, d’Alain, de Martine lui arrachait le cœur. Son chagrin immense ne fut interrompu que par une interrogation très bête : si on s’apprêtait à le jeter par-dessus bord, pourquoi l’avait-on passé sous une douche brûlante ? Et on lui avait donné… du savon ! Et des vêtements propres ! Une combinaison de prisonnier rêche, rigide mais propre. Quand on a peur de mourir on se rattache à tout, François se rattachait à cette douche, à cette combinaison de prisonnier.

L’espoir fou d’être libéré le saisit, il en tremblait.

Ce n’est que lorsque l’appareil eut atterri qu’on lui arracha la cagoule, il cligna à peine des yeux tant il faisait sombre dans la carlingue.

On le propulsa vers la porte qui s’était ouverte, il se retint comme il put, ses liens tombèrent.

Et là, debout en haut de l’escalier, devant le bâtiment éclairé où se trouvaient quelques civils et des militaires en armes, il reconnut la silhouette de Nine. Il n’avait plus de larmes à faire couler. Sa douleur d’âme était insurmontable.

Il baissa la tête, descendit en se tenant parce qu’il n’était pas bien solide, cétait fini.

Il était vivant et c’était fini.

Au moment de se mettre en route, Marthe regarda Georges et il ne se passa rien.

Georges savait ce qui l’attendait. Après l’avoir essorée pendant des semaines et des semaines de tout ce qu’elle pourrait dire sur le Service, on lui donnerait un travail dans les archives aveugles d’un ministère, un salaire minable, un studio au sixième sans ascenseur dans une banlieue sinistre et une vie interminablement longue sans reconnaissance ni intérêt.

M. Loyal s’avança en tenant Marthe par le bras, face à un autre homme en civil qui accompagnait François. Les deux émissaires s’arrêtèrent, échangèrent un document qu’ils consultèrent rapidement après quoi ils firent chacun demi-tour, Marthe rejoignit l’escalier de l’avion qu’elle monta avec détermination, sans se retourner.

C’est à cet instant précis que Georges comprit qu’il en avait terminé avec le grand jeu et qu’il allait acheter une maison à Élise, avec un cheval.

Déjà Nine s’était précipitée vers François et ils restèrent ainsi un très long moment serrés l’un contre l’autre, incapables de se parler.

— Allons, chuchota Georges qui s’était approché.

Lui savait, Nine l’avait prévenu.

Il en avait parlé à son tour à M. Loyal qui avait dit que ça ne posait pas de difficulté, bien sûr.

La DS 19 ronflait déjà derrière eux.

Nine comprit qu’il fallait agir, elle murmura :

— François, ton papa a été hospitalisé, il faut que tu ailles le voir… Tout de suite…

En route, Colette et son père parlèrent peu.

Dans l’esprit de la petite fille, l’incident avec sa mère avait été chassé par l’annonce concernant papi.

Chez Jean au contraire, les deux événements se télescopaient et créaient une peur panique, la perspective que son père meure alors qu’il n’y était pas prêt, l’avenir à la maison avec cette guerre ouverte entre sa femme et sa fille. Il se sentait perdant dans les deux cas.

Il conduisait vite, centré sur ses pensées, c’est Colette qui posa sa main sur la sienne, agrippée au volant, pour lui demander de se calmer.

Il ralentit.

— Pour ta mère…, commença-t-il.

— Je lui ai dit qu’elle donne les sous à Philippe pour qu’il les remette à M. Edmond.

Jean était étonné. Cet épisode allait-il s’achever ainsi ?

— En fait, reprit Colette, tu devrais l’accompagner à Orléans.

— Tu crois ?

— Il aura envie que tu sois fier de lui, même s’il ne gagne pas.

Jean comprit que les temps étaient en train de changer, qu’il devait aller à la rencontre de ce fils que Geneviève avait confisqué et qui, peut-être, serait heureux d’avoir enfin un père.

— Oui, je peux l’accompagner mais je ne sais pas si ça lui fera plaisir…

— J’en suis certaine.

Une fois arrivés à l’hôpital, ils passèrent trop vite devant l’accueil et durent redescendre :

— M. Pelletier n’est pas dans sa chambre… ?

Jean avait failli dire « habituelle ».

— Il est en réanimation.

Le mot fit un choc. Ils montèrent.

Tonton Lambert fumait dans le couloir.

— Ne t’inquiète pas trop, Jean, ça va aller, tu vas voir…

Mais il arrêta aussitôt Colette qui s’apprêtait à entrer dans la pièce.

— Le docteur n’autorise que deux personnes à la fois. Attends, je vais demander.

Il frappa discrètement, passa la tête, aussitôt Hélène apparut, défaite. Colette prit sa place.

— Tu iras après la petite…, dit Hélène à Jean avant de fondre en larmes dans les bras de Lambert.

La tête de papi reposait très en arrière.

Un fil en plastique blanc lui sortait par le nez et rejoignait un bocal monté sur un trépied mobile.

Joseph se leva et vint se frotter à Colette puis, pour lui laisser la place, il alla modestement s’asseoir au pied du lit, à la manière d’un visiteur qui ne veut pas déranger.

Colette s’approcha mais mamie se pencha vers elle et dit d’un ton très doux :

— Papi est fatigué, ma puce. Et quand on est fatigué, parfois, on ne sait plus très bien ce qu’on dit…

Mamie avait un visage calme et serein, souriant.

Colette se tourna vers papi et fut retenue par son regard fixe.

Il tendait la main.

— Te voilà, ma chérie, viens m’embrasser.

Il tenta de se soulever un peu mais le mouvement était au-dessus de ses forces.

Colette posa ses lèvres sur sa joue.

— Tu t’es pas rasé, papi, c’est pas bien.

— Oui…

Comprenait-il ce qu’elle lui disait ?

— Ta tante Hélène est là ?

— Elle vient de sortir, papi…

— Ah oui, c’est vrai…

Angèle serra les épaules de Colette.

— Voilà, tu lui dis au revoir, et on va laisser papi se reposer.

Colette, prête à exploser, retint ses larmes, se pencha vers Louis.

— Ma chérie, murmura-t-il, tu seras là ?

Que voulait-il dire ?

— Où ça, papi ?

Il avait attrapé sa petite main et la serrait très fort. Elle dut approcher son visage pour l’entendre :

— Pour le concours… d’haltérophilie ? Tu seras là ?

Elle le regarda et retrouva, dans son œil pourtant vitreux, la lueur malicieuse qu’il avait dans leurs jeux.

— Je viendrai te voir gagner, papi. Je ne veux pas rater ça.

— Tu as raison. Il ne faut pas rater ça.

Elle posa ses lèvres sur sa joue, il desserra sa main de sur la sienne, elle sortit à reculons, elle ne voulait pas le perdre de vue.

Hélène avait mis en garde Jean sur l’état dans lequel il allait trouver son père. Il attendait et redoutait qu’arrive son tour.

Colette sortit.

Jean la dévisagea, cherchant à lire sur ses traits une indication sur l’épreuve à venir. Elle ne pleurait pas, elle ne voulait pas. « C’est à moi maintenant », se dit-il. Je vais lui dire que je l’aime. Il va me dire qu’il m’aime lui aussi.

La porte avait été refermée par Lambert, c’est la rouvrir qui serait difficile, il fit un pas, se retourna.

Et fut assailli par une vision fantomatique, François, marchant au centre du couloir, Nine à son bras.

Un François qui serait passé sous un train. Visage tuméfié, barbu, les cheveux sales, en désordre, vêtements froissés quand ils n’étaient pas déchirés, vieilli de dix ans.

— Mon Dieu ! s’exclama Hélène en se jetant dans ses bras.

Lambert lui prit fraternellement l’épaule en disant « Chère vieille noix… »

Jean tenait la main de son frère comme lorsqu’ils étaient enfants.

Et c’était soudain une drôle d’atmosphère dans le couloir, tous ces gens en liesse autour de cet homme un peu spectral…

— Papa ? demanda-t-il.

— Il ne va pas très bien, dit Hélène.

— Je peux le voir ?

— Le docteur ne veut pas plus de deux personnes en même temps dans la chambre. Maman est avec lui, tu peux y aller.

On ne songea pas à demander à Jean s’il était prêt à céder son tour.

François ouvrit la porte avec précaution et entra.

Angèle, en le découvrant, mit ses poings à sa bouche, retint un cri de joie et de soulagement et courut serrer son fils dans ses bras. Tout cela s’était passé dans le plus grand silence.

Angèle ébouriffait les cheveux de François entre ses doigts et disait : « Qu’est-ce qui t’est donc arrivé, mon pauvre chéri ? »

Louis avait dû entendre ou sentir le mouvement dans la pièce.

— Angèle…

Elle se précipita.

— Il y a quelqu’un ? demanda Louis.

Alors François s’avança vers son père.

— Ah, c’est toi ?

Sa voix n’était qu’un murmure, François dut se pencher pour l’entendre souffler :

— C’est gentil… d’être passé.

Le fils s’était assis et avait pris la main de son père.

— Papa…

Que dire ?

— Mon grand… je suis content que…

Remarqua-t-il le triste état dans lequel se trouvait son fils ?

On l’eût dit tourné vers autre chose. Il était essoufflé.

François, gêné, regarda sa mère.

— Angèle, murmura Louis.

François céda sa place à sa mère.

Elle s’assit.

Elle prit la main de Louis.

Elle se pencha.

— Angèle… J’ai un peu peur…

Elle lui sourit.

— Il ne faut pas mon amour puisque je suis là.

Il comprit alors qu’il n’allait pas rater ça.

Et lorsque François et elle sortirent de la pièce, ils apprirent à Jean que son père venait de mourir.