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Je n’en crois pas un mot

Manquer le vol de retour vers Paris était incompréhensible de la part de François qui n’avait pas raté deux rendez-vous en dix ans. Toute la journée Nine avait senti monter l’inquiétude. Elle avait lu une ribambelle de faits divers sous la plume de François, racontant la disparition soudaine et mystérieuse d’un homme, d’une femme, dont on découvrait quelques années plus tard qu’il ou elle avait refait sa vie ailleurs, lorsqu’on ne retrouvait pas son cadavre après une décennie infructueuse de recherches dans un fourré d’épineux de haute Provence ou sous la dalle d’une maison tombée en ruine…

Revenue à son atelier jusqu’à l’heure de se rendre de nouveau à l’aéroport, elle travailla distraitement et mal, se coupa avec un ciseau.

Odette, venue l’aider comme d’habitude, la soigna en mère de famille experte.

— Faut pas se faire de mauvaise idée quand on sait rien…, dit-elle en achevant le pansement.

— Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas revenu avec les autres…

— Alors il reviendra avec les prochains.

Devant cette logique têtue, il n’y avait rien à répondre.

Nine prit un taxi pour Orly où elle arriva vers dix-huit heures. L’avion étant annoncé avec vingt minutes de retard, elle se rendit au comptoir de la compagnie pour demander à consulter la liste des passagers, il n’y en avait pas, elle devrait prendre son mal en patience.

L’information lui parvint alors qu’elle passait devant l’étal où venait d’arriver la dernière édition du Journal du soir.

Avec, en une, une photo de François.

— Vous voulez vous asseoir ? demanda le kiosquier tant sa cliente lui parut proche de l’évanouissement.

Nine fit non de la tête, chercha maladroitement dans son sac, paya et, sans attendre sa monnaie, s’éloigna avec le journal :

PRAGUE

Inquiétante disparition de notre journaliste faussement accusé d’espionnage

On reste sans nouvelles de lui

Nine reconnut la photo, elle datait de deux ou trois ans, le cliché avait été pris par un camarade du Journal.

[…] absent au départ du vol pour Paris. On restait sans nouvelles de lui lorsque fut publié en milieu de journée un communiqué absurde des autorités tchécoslovaques qualifiant notre journaliste, sans en apporter la moindre preuve, d’« espion au service du gouvernement français ».

Nine dut se retenir à l’accoudoir. François, un espion ?

[…] devant l’ambassade de France et il se serait enfui lorsque la police aurait tenté de l’interpeller.

La police ?

[…] qu’il aurait désarmé un policier et serait donc considéré comme un espion dangereux et, à ce titre, abattu en cas de résistance aux forces de…

Nine lâcha le journal.

Une main le ramassa. Elle leva les yeux.

— Bonsoir Nine.

C’était Arthur Denissov, le patron du Journal du soir, qui posa son immense carcasse sur le fauteuil voisin.

— C’est un effroyable malentendu, je vous assure. Mais rien d’autre que cela.

Il lui saisit la main, très doucement. Malgré l’état de stupéfaction dans lequel elle se trouvait, Nine ressentit la part de séduction que cet homme devait mettre dans ses relations avec toutes les femmes. Elle retira sa main. Nullement vexé, il poursuivit :

— Depuis ce matin, nous sommes en contact étroit avec le Quai d’Orsay…

Nine commençait juste à reprendre ses esprits.

— … toutes les informations que nous obtiendrons vous seront aussitôt communiquées.

— Aussitôt ? demanda-t-elle. Alors pourquoi j’apprends par le journal ce qui est arrivé à mon mari ?

Denissov se flattait d’être « un vieux briscard », en quoi il n’avait pas tort, peu de choses le prenaient au dépourvu.

— Nous vous avons cherchée à votre domicile, nous ne vous avons pas trouvée…

C’était peut-être vrai, elle passait son temps à l’atelier.

Ils comprirent qu’ils avaient à se méfier l’un de l’autre.

Lui parce que, si cette affaire devait durer quelque peu, Nine, qui serait une source d’information, ne s’en remettrait pas entièrement à lui.

Elle parce que, quoi qu’il se passe, Denissov garderait toujours à l’esprit l’intérêt de son journal.

— Est-ce que je peux faire quelque chose ?

« Me ramener mon mari », pensa Nine mais elle ne le dit pas.

— Vous y êtes pour quelque chose ?

— Le Journal ? Rien, nous venons de le découvrir.

— Qu’est-ce que vous savez ?

— Ce que nous avons écrit, rien de plus. À l’heure du départ de son avion, François était manquant. Il a été vu la dernière fois devant l’ambassade de France vers laquelle il se dirigeait, la police a tenté de l’arrêter, il s’est enfui, après quoi ils ont publié ce communiqué, voilà où nous en sommes.

« Manquant », « l’arrêter », « s’est enfui », Nine tentait de mettre toutes ces images bout à bout, de comprendre.

— Rentrez chez vous, dit Denissov, reposez-vous, je vous appelle dès que j’ai du nouveau. Ce que je peux vous dire, c’est que nous travaillons à éclaircir cette affaire, ni le ministère ni le Journal ne vont abandonner François, je vous en donne ma parole.

Lorsqu’elle fut seule, elle entra dans une cabine téléphonique du hall, et se résolut à appeler Angèle.

— Ah, c’est toi ?

Elle parlait fort dès que c’était Nine.

— François n’était pas dans le vol de ce soir.

Il y eut un silence.

— Tu as lu le Journal, Nine ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

La jeune femme se réfugia dans ce qui était peut-être un mensonge, mais qu’elle assena avec toute l’assurance dont elle était capable.

— C’est une histoire fabriquée par le gouvernement tchécoslovaque, Angèle. Ça n’a rien à voir avec François.

— Qu’en sais-tu ?

— Le directeur du Journal est venu me voir, c’est un homme bien informé.

— Alors, si c’est une erreur, il va rentrer bientôt ?

Nine n’avait pas de réponse et Angèle s’en voulut de sa question.

— Demain matin, je vais aller au ministère des Affaires étrangères. Dès que je sais quelque chose, je vous appelle.

Soucieux eux aussi à la lecture de la presse, Hélène et Jean, n’ayant pu joindre Nine, avaient téléphoné au Plessis. On s’inquiétait pour Louis à qui on avait recommandé le repos ! Angèle avait proposé que tout le monde se retrouve près de lui le lendemain midi.

— Pour le rassurer.

— D’accord, dit Nine.

Elle appela ensuite la maison où Odette devait avoir couché les enfants.

— Ils dorment tous les deux. Ton mari est arrivé ?

— Toujours pas. Je vous expliquerai…

Odette ne lisait jamais les journaux et ne serait informée que demain, Nine n’avait pas le courage de lui dire le peu qu’elle savait. Pas celui de rentrer non plus.

— Si je repasse à l’atelier, Odette, ça ne vous embête pas ?

— Bah non, évidemment ! Travaille bien, ne reviens pas trop tard, il faut que tu dormes !

Elle lui parlait comme elle devait le faire avec les enfants.

Nine appela un taxi.

Et elle ne parvenait pas à détacher son esprit du fait qu’il y avait peut-être une femme quelque part dans cette histoire.

« C’est ridicule, se dit-elle, un mari espion ou un mari infidèle, si j’avais à choisir… ? »

Les événements allaient décider pour elle.

Nine entra, alluma la lumière. C’était chaque fois la même chose, dès qu’elle découvrait l’atelier, elle mesurait le travail à réaliser et en était impressionnée. Le délai qu’elle avait obtenu serait-il suffisant ? Elle retira son manteau, l’accrocha, elle allait enfiler sa blouse lorsqu’elle aperçut une silhouette derrière la petite fenêtre qui donnait sur la cour.

La pendule murale indiquait vingt heures passées.

Elle alla ouvrir.

C’était un homme aux traits marqués, qui ôta poliment son chapeau pour la saluer.

— Madame Pelletier ?

Et comme elle ne répondait pas, il ajouta :

— Je m’appelle Georges Chastenet, je travaille pour le gouvernement. Pouvez-vous m’accorder quelques instants, je vous prie ?

Il vit le visage de Nine pâlir et ajouta :

— Ne vous inquiétez pas ! Je ne vous apporte pas de mauvaises nouvelles.

« Si François n’est pas mort, pensa aussitôt Nine, alors c’est un espion. Et tout est vrai… »

L’homme s’avança dans l’atelier et dit :

— Tout ce que vous avez lu dans le Journal au sujet de votre mari est faux, madame Pelletier. Absolument faux.

— Pour qui travaillez-vous ?

— Oh, pardon…

L’homme chercha, dans la poche intérieure de sa veste, son portefeuille qu’il ouvrit et tendit à Nine une carte rayée de tricolore.

Il le refermait lorsque Nine l’arrêta.

— Pardon, dit-elle, je n’ai pas eu le temps de voir.

Elle tendait la main. Georges l’observa pendant qu’elle détaillait sa carte et se confirma dans l’idée qu’elle n’accepterait pas n’importe quel bobard.

— Ministère des Affaires étrangères…, dit-elle en la lui rendant.

C’était celle qu’il avait choisie, celle du ministère de l’Intérieur faisait davantage peur, il en avait de toutes sortes.

— Oui.

Il la savait sourde mais ne l’avait pas imaginée si méfiante.

— Pour des raisons qu’il serait difficile d’expliquer, les autorités tch…

— Si c’est difficile à expliquer, le coupa Nine, je vais être très attentive. Allez-y, je vous écoute.

Georges la trouva merveilleuse, Élise n’aurait pas fait mieux. Elle aussi l’aurait laissé debout au milieu de l’atelier, son manteau sur le dos.

— Nos relations avec ce pays sont tendues. Ils profitent d’une circonstance malheureuse pour nous placer en position délicate, rien de plus.

— Vous aviez raison, c’est difficile à comprendre. Si les relations sont si tendues, pourquoi reçoivent-ils une délégation de patrons français ?

— Pour la vitrine. Cette initiative leur permet de montrer au monde qu’ils sont ouverts, rien de plus.

Nine hocha la tête.

— Et c’est mon mari que vous appelez une « circonstance malheureuse » ?

« Nous y voilà », se dit Georges. On a beau louvoyer, vient forcément le moment de passer aux aveux.

— Absolument, madame Pelletier. Votre mari a pris peur, il s’est sauvé, le gouvernement tchécoslovaque a sauté sur l’occasion pour l’accuser d’espionnage, c’est simplement ridicule.

— François a eu peur… de quoi ?

C’était évidemment Nine qui avait peur. Une vérité éprouvante s’approchait d’elle et elle n’était pas certaine dêtre prête à l’affronter.

Georges s’éclaircit légèrement la voix.

— Votre mari, madame Pelletier, a passé la nuit avec une prostituée qui l’a dépouillé de son argent et de son passeport. Au matin, il avait manqué son avion et n’avait d’autre solution que se rendre à l’ambassade de France. Lorsqu’il a vu un détachement de police, il a pris peur et s’est enfui. Nous le cherchons.

— Monsieur Chastenet, mon mari a des défauts comme tout le monde mais il n’est pas homme à fréquenter les bordels, je ne crois pas un mot de cette histoire.

Et Georges vit clairement que ce n’était pas une posture. Elle avait, en son mari, une foi inébranlable.

— Cela vous dérangerait-il de me dire la vérité ?

— La prostituée qui a passé la nuit avec votre mari s’appelait Klára Hájková, elle avait vingt-six ans. Les autorités ont estimé que sa présence pouvait gêner la version qu’ils tentent d’imposer. Elle a été tuée aujourd’hui, en début d’après-midi.

À l’annonce de la mort de Klára, Georges avait été visité par son émouvant visage qui irait rejoindre les fantômes qui ne cessaient de lui reprocher ses erreurs.

Nine restait pétrifiée.

— Je suis venu vous voir, madame Pelletier, pour vous demander de nous laisser agir. Ne prenez pas d’initiative qui pourrait retarder le retour de votre mari. Je vous informerai du mieux possible mais je vous en prie, soyez patiente, rien ne nous tient plus à cœur que son retour.

Pour Nine, ce n’était plus une histoire de bordel. Elle devrait peut-être accepter que François y soit allé. Avait-elle toujours fait ce qu’il fallait pour que l’envie ne lui en vienne pas ? se demanda-t-elle fugitivement.

Une femme de vingt-six ans était morte ? Ce n’était plus une affaire de sexe, cétait une question de vie…

— D’accord, dit Nine.

Georges resserra les pans de son manteau. Nine n’avait d’autre solution que lui faire confiance.

— Voici ma carte. Ce numéro est confidentiel, vous pouvez m’appeler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, m’y laisser un message. De mon côté, dès que je dispose d’une information, je vous la donne. Dans l’attente, laissez-nous manœuvrer. Ne tentez pas de démarches, ce serait vain et… cela compliquerait encore la situation. Nous avons bon espoir de faire revenir François dans les prochains jours, je vous assure.

— Merci monsieur, dit Nine.

Elle aussi resserra les pans de sa blouse comme si elle était saisie par un froid soudain.

Georges s’avança vers la porte.

— Vous n’aurez pas longtemps à attendre.

Nine hocha la tête avec un sourire de reconnaissance.

Et Georges Chastenet quitta l’atelier.

Nine ferma la porte à clé et décrocha le téléphone.

Que cet homme cesse de parler de « votre mari » pour dire « François » l’avait convaincue. Georges Chastenet connaissait son mari mieux qu’il le prétendait. Ce qu’il lui racontait était un mensonge.

Peu importait au fond, espion ou client de bordel, ce qu’elle voulait, c’était retrouver l’homme qu’elle aimait.

— Hélène ?

— Oui, Nine…

— J’avais peur que tu sois partie pour le studio…

— Presque ! Le taxi est déjà en bas… Tu as des nouvelles de François ?

Nine résuma rapidement sa conversation avec l’envoyé du ministère.

— Je n’en crois pas un mot. Et… Hélène…

— Dis-moi !

— Je vais devoir faire des démarches pour François… Il me faut une prothèse auditive, tu veux bien m’accompagner ?