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Je fais bien de m’en occuper

Lorsque Colette rentra de l’école, Philippe était en larmes.

— Fous-moi la paix ! hurla-t-il lorsqu’elle l’interrogea.

Contrairement à sa mère, il était plus pathétique que méchant. Certes, il manquait peu d’occasions de la frapper, de l’insulter mais elle était émue par sa situation d’enfant abandonné. La chute affective avait été d’autant plus abyssale que la raison de sa disgrâce restait inexpliquée.

Colette, en retirant son manteau, jeta un œil oblique sur la feuille quadrillée où les larmes de Philippe avaient noyé d’innombrables ratures. Il n’avait pas même commencé son devoir, un porte-plume cassé témoignait de sa hargne et de son impuissance. Ses grosses joues rebondies, striées de poussière et d’encre délavée, touchèrent Colette qui, malgré les coups qu’elle recevait régulièrement de sa part, ne put s’empêcher de s’asseoir face à lui.

À l’envers, elle lut l’énoncé du devoir : « Raconte un jour mémorable de ta vie. »

Le regard de Philippe était empreint de son hostilité habituelle.

— Quel jour tu as choisi ?

Philippe s’effondra sur la table, la tête entre les bras. « Dois partir… », crut discerner Colette entre les sanglots de son frère.

Elle se leva, fit le tour mais se retint parce qu’elle esquissait le geste de lui caresser la tête, familier de sa mère avant sa destitution. Colette choisit de poser sobrement une main sur son épaule et se risqua :

— Tu dois partir ? Où ça ?

Philippe se tourna vers elle, naufragé.

— Je ne peux pas… le devoir, c’est pour demain !

Il désignait la feuille maculée, pitoyable.

— Quelle longueur ? demanda-t-elle.

— Une demi-page !

Il était terrorisé.

Colette prit aussitôt sa résolution.

— Pousse-toi, dit-elle en s’asseyant près de lui, et recopie ce que j’écris.

Elle tira deux feuilles blanches, en plaça une devant son frère, l’autre devant elle et commença : « C’était chez mon grand-père… » Comme elle se penchait pour lire ce qu’il écrivait, elle retint le geste de l’interrompre pour corriger son orthographe faute de quoi le subterfuge n’avait aucune chance de tenir.

Vingt minutes plus tard, la page contenait une rédaction assez primaire doublée d’un florilège d’erreurs de syntaxe et d’approximations grammaticales, Philippe était aux anges. Colette lui tendit un mouchoir dans lequel il se moucha bruyamment.

Il se leva, hésita.

Il fallait remercier, il n’avait pas appris, ne savait comment faire. Alors, il dit :

— Viens.

Le temps d’attraper leurs manteaux et de dévaler l’escalier, ils couraient sur l’avenue du Maine, empruntaient deux ou trois rues voisines et entraient dans un immeuble dont Colette ne put voir l’enseigne, auquel deux larges portes vitrées donnaient accès.

— Ah, te voilà ! dit un vieil homme maigre aux longs cheveux d’un blanc tirant sur le jaune et qui regarda Colette avec surprise.

— C’est ma sœur, répondit Philippe à contrecœur.

Colette entendit des bruits de chocs clairs, secs, parfois en avalanche, elle se tourna vers la grande salle où se détachait, sous la lumière vive de lampes tombant assez bas, le feutre vert recouvrant de longues tables creuses. Elle n’avait vu des tables de billard que de loin mais elle se souvint du reproche de sa mère : « Jean emmène son fils au bistro, que voulez-vous que j’y fasse ! »

Ça ne ressemblait toutefois pas à un café, il y régnait un silence seulement interrompu par des voix sourdes et calmes.

Elle suivit son frère dans les mains duquel le vieux monsieur venait de déposer une queue en bois. Il plaça deux boules blanches et une rouge sur le tapis :

— On reprend la combinaison de l’effet arrière et latéral. Deux cibles, un coup. À toi.

Mais à peine Philippe était-il penché sur la table que le professeur intervenait d’une voix sèche :

— Les pieds écartés de la largeur des épaules, combien de fois je vais devoir te le dire ?

Colette comprit au troisième coup que l’objectif était de frapper la première boule avec un effet arrière pour qu’elle vienne percuter la seconde. Pour y parvenir, Philippe devait provoquer un mouvement latéral afin d’ajuster la trajectoire. Bientôt, elle n’écouta plus le professeur, se concentrant sur la beauté géométrique du jeu, cette perfection lorsque la manœuvre était bien exécutée, que les boules dessinaient une nouvelle configuration visiblement favorable au coup suivant. Mais plus encore que la splendide esthétique du jeu, Colette regardait son frère. Il mesurait « un mètre quarante-deux » (il le disait souvent et avec assez de fierté pour qu’elle s’en souvienne). Grand pour son âge, il ne l’était toutefois pas suffisamment pour jouer avec toute l’aisance d’un adulte, on était parfois obligé de réaligner les boules pour lui permettre de les atteindre, même lorsqu’il devait se coucher sur la table. Son habileté était remarquable, le professeur ne put s’empêcher, à deux ou trois reprises, lors des exercices sur les effets arrière ou combinés, de lâcher, comme à regret :

— C’est vraiment très bien, mon garçon.

Après quoi il le rudoyait de nouveau sur l’emplacement de ses mains, sa ligne de visée ou sa position par rapport à la table mais il y avait de l’affection dans cette manière de faire à laquelle d’ailleurs Philippe répondait par un vague sourire.

Car ce qui frappait Colette, c’était de voir, pour la première fois, ce grand échalas déjà enveloppé transfiguré par le plaisir de jouer, modeste quand il réussissait, fataliste quand il échouait, toujours appliqué et concentré, un garçon qu’elle n’avait jamais imaginé.

La seconde surprise fut qu’il était connu dans ce cercle (quand elle sortit, elle apprit qu’il s’agissait d’une académie de billard). À plusieurs reprises d’autres joueurs, toujours silencieux et comme recueillis, s’approchèrent de la table et, attentifs à ne pas gêner, regardèrent ce jeune garçon étonnamment habile prendre une leçon où les exercices s’enchaînaient d’autant plus vite qu’il les réussissait le plus souvent.

Il se passait autre chose que la transmission d’un savoir technique d’un vieux professeur à un jeune élève. Philippe était… doué.

Le mot ne correspondait pas à l’image que l’on avait de lui, il n’avait jamais été capable de rien, ses résultats scolaires étaient d’une médiocrité confondante, socialement, il était inapte à tout. Colette ne l’avouerait jamais à personne, mais elle avait un jour surpris papi disant de lui : « Ce môme est un vrai bâton merdeux ! »

Ce qu’elle découvrait là, c’était que, si les conseils techniques avaient leur utilité, Philippe avait quelque chose qui ne s’apprenait pas : il « voyait » les coups, il les « sentait », les trois boules, le tapis, la queue de billard et lui, tout cela faisait un tout indissociable, ses mains potelées qui ne tremblaient jamais ne jouaient pas, elles exprimaient une esthétique, une praxis, une osmose.

Colette était très émue.

Elle se penchait parfois pour voir le visage de son frère incliné sur le feutre vert avec une expression sereine et attentive, concentrée, épanouie.

— Allez, mon garçon, il est l’heure de rentrer, dit le vieux monsieur.

La tension de la salle s’allégea soudainement. Tout redevenait comme avant, les lumières, les queues alignées verticalement sur les râteliers, les joueurs eux-mêmes concentrés sur leur partie, le vieux monsieur que Philippe appela « M. Edmond » et qui lui donna une petite tape sur l’arrière du crâne, tout revenait à l’état antérieur.

Même Philippe chez qui Colette retrouva la mine chagrine, renfrognée, boudeuse qu’elle lui connaissait mais qui ne lui apparaissait plus que comme un comportement d’emprunt, une posture.

— Alors, tu as demandé ? demanda M. Edmond. Il faut répondre jeudi au plus tard !

— Je… Je vais le faire, balbutia Philippe.

Colette trouva à son frère une ressemblance certaine avec leur père. Comme disait papi, « la pomme ne tombe pas loin de l’arbre ».

Ils revinrent à la maison d’un pas serein.

— C’était drôlement bien, dit Colette.

— Ça t’a plu ?

— Beaucoup.

Alors Philippe expliqua, avec ses mots, toujours maladroits, ses phrases saccadées, interrompues, qu’il avait découvert le billard le jour « où papa l’y avait emmené », puis conduit à l’académie.

— C’est papa qui paye les cours de M. Edmond. Sur ses sous à lui.

Tout ce qu’il y avait de bien, il fallait le faire en cachette de leur mère.

— Qu’est-ce qu’il voulait, M. Edmond, pour la semaine prochaine ?

— Ça te regarde pas !

La réponse tenait du réflexe, Colette ne s’en formalisa pas. D’ailleurs, elle releva que le pas de Philippe ralentissait insensiblement.

— C’est quoi ? demanda Colette comme si elle n’avait pas entendu la précédente réponse.

Son frère marchait la tête baissée, comme un mulet. Il ne voulait pas répondre.

Ils arrivèrent à la maison. Et quelque chose craqua dans la carapace de Philippe.

— C’est un tournoi, dit-il précipitamment comme s’il espérait qu’elle ne l’entendrait pas.

— Formidable !

À voir la bobine de Philippe, elle comprit que son enthousiasme était mal adapté à la circonstance. Elle s’arrêta sur le palier.

— C’est un tournoi de minimes, dans deux semaines, dit-il. Ça compte pour le Championnat !

Colette ne demanda pas de quelle compétition il s’agissait, le problème visiblement était ailleurs. Sur quoi butait donc Philippe ?

— C’est à Orléans, dit-il enfin.

Ajoutant d’une voix paniquée :

— Il y a une nuit d’hôtel à payer…

Colette comprenait. Jamais leur mère ne consentirait une pareille dépense, elle qui, pourtant, n’était pas regardante pour elle-même.

— Tu en as parlé à papa ?

Philippe fut très surpris par cette question.

— Pour quoi faire ?

— Tu vas demander ?

Philippe était au bord des larmes. Il n’en avait pas le courage.

Colette n’était pas mieux placée que lui.

À tous deux, le défi parut insurmontable.

Ils eurent juste le temps de s’organiser. La table était rangée, la toilette de Philippe faite lorsque Geneviève rentra, épuisée, suffoquant, héroïque comme tous les jours, regardant Colette et disant :

— Ces cheveux, vraiment, Colette… Bon, la couleur, on n’y pourra jamais rien mais ces nattes, mon Dieu…

Elle se retourna, hocha la tête en retirant son manteau comme si elle poursuivait une conversation avec elle-même puis elle fit face à sa fille.

— On va arranger tout ça, te redonner un air un peu civilisé.

Colette n’était jamais allée chez le coiffeur. Elle avait une idée de ce qui s’y passait. Mamie, quand elle ne mettait pas elle-même ses bigoudis, s’y rendait et revenait avec une coiffure volumineuse qui mettait des jours à dégonfler. Aller chez le coiffeur fit un peu peur à Colette parce que c’était sa mère qui le proposait. Comment cela se passait-il et, pire, dans quel état allait-elle sortir ? L’idée de devoir porter elle aussi des bigoudis la terrifiait.

— Allez, on s’y met !

Geneviève, largement campée sur ses jambes, désignait une chaise qu’elle venait d’installer au centre de la salle à manger. Une serviette-éponge à l’enseigne de Dixie était posée à cheval sur le dossier.

— C’est pas chez le coiffeur ? demanda Colette, paniquée.

— Parce que tu crois qu’on a les moyens !

C’était surprenant, sa mère allait tous les quinze jours chez « Renée, cet amour », ça nétait pas une question d’argent.

— Allez…

Geneviève désignait la chaise avec de grands ciseaux largement ouverts qu’elle utilisait comme un prolongement de sa main… Allait-elle l’égorger ?

Colette vint s’asseoir et sentit sa mère jeter la lourde serviette sur ses épaules.

Et Geneviève commença, à grands coups de ciseaux rageurs, l’ablation de ses nattes au niveau des oreilles. C’étaient des mèches tressées et épaisses qui nécessitèrent une énergie folle mais Colette sentait sa mère animée d’une volonté farouche, ces nattes incarnaient son combat.

Colette vit tomber près d’elle des morceaux de sa vie, espérant que c’était la plus mauvaise partie marquée par la brutalité de Macagne dont elle sentait parfois encore lécœurant volume au fond de sa bouche ou sa trahison de papi qui l’avait conduit à l’hôpital.

Bientôt, le sol fut jonché des deux grandes nattes et d’une multitude de mèches. Il était difficile de comprendre la logique de Geneviève, elle coupait ici ou là, sans ordre perceptible, tirant sur des mèches, frôlant la nuque, les tempes jusqu’à l’instant où elle s’arrêta brusquement en criant :

— Mais… Qu’est-ce que je vois ?

Colette, machinalement, tourna la tête et, recevant une claque derrière la nuque, reprit sa position soumise et obéissante.

— Mon Dieu…, disait Geneviève. Eh bien, je fais bien de m’en occuper !

— C’est quoi ?

— C’est quoi ? hurla sa mère. C’est quoi ?

Et tendant son pouce vers elle, elle ajouta :

— Des poux, ma fille ! Tu as des poux !

— Je ne vois rien, dit Colette qui scrutait l’ongle de sa mère avec attention.

— Ah oui ? Mademoiselle ne voit rien ? Pas étonnant qu’elle ait des poux. Bon…

Et dans la seconde même, Geneviève brandissait une tondeuse à main.

D’où la tirait-elle, flambant neuve ?

Colette sentit aussitôt glisser sur son cuir chevelu les arêtes de la tondeuse que Geneviève agitait avec frénésie, qui tirait les cheveux et faisait mal.

Autour d’elle tombait comme de la neige rouillée le peu qui lui restait de cheveux. Geneviève, qui avait sous-estimé la pénibilité de la tâche, soufflait comme un phoque et transpirait, on voyait des gouttes de sueur perler sur sa lèvre supérieure, mais chaque pression sur les leviers de la tondeuse incarnait sa détermination inaltérable.

Colette conserva la tête haute, autant que les torsions imposées par les mains de sa mère le permettaient et découvrit, appuyé contre le chambranle de la porte, Philippe, qui cette fois n’adoptait pas son attitude habituelle d’observateur hautain et blasé. Concentré sur les mèches de cheveux qui couvraient le sol, il retenait ses larmes, serrait les poings et, n’y tenant plus, disparut dans sa chambre.

— Voilà, dit enfin Geneviève. Sans moi, tu ramenais des poux à toute l’institution !

Lorsque la serviette fut retirée de ses épaules, Colette se leva, passa devant le miroir, découvrit sa nouvelle tête juste recouverte d’un demi-centimètre de cheveux dressés vers le ciel laissant apparaître un crâne d’une blancheur maladive.

Quoiqu’elle ressemblât maintenant davantage à un garçon, Colette était une fille tondue.