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Le test de Tom Ward

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Ainsi, ce n’était pas la manifestation des ombres de Watery Lane que Jenny n’avait pas supportée, mais son empathie envers elles. Saurait-elle surmonter la violence de ses émotions face à d’autres spectres ? Car je ne pourrais la prendre comme apprentie qu’à cette condition. Affronter les morts était une partie importante de notre travail.

Une guerre civile avait fait rage dans le Comté, autrefois, et l’armée victorieuse avait pendu des soldats sur une hauteur connue depuis sous le nom de colline du Pendu. Ses pentes commençaient à la lisière nord de la ferme où j’avais grandi. Lorsque les ombres y étaient particulièrement actives, je les entendais gémir en tournoyant au bout de leurs cordes. Ces phénomènes troublaient parfois le sommeil de mes frères ; sauf celui de l’aîné, Jack, qui a toujours dormi comme une souche.

Jack est l’être le plus réfractaire au surnaturel que je connaisse. Néanmoins, il refusait de se rendre dans ce pâturage quand ces manifestations se produisaient. Comme quoi chacun possède une certaine forme de sensibilité à l’obscur.

Que Jenny ait perçu la présence des ombres dans la maison hantée ne lui donnait pas forcément les qualités requises pour devenir mon apprentie. Elle devait aussi prouver son courage. Sa soi-disant empathie n’était peut-être qu’une excuse, et c’était la peur qui l’avait fait fuir. Ce point restait à vérifier.

J’allais donc la confronter aux ombres de la colline du Pendu.

Nous y arrivâmes par la route du nord et pénétrâmes dans la demi-obscurité du sous-bois. Plus nous montions, plus le froid s’intensifiait, ce froid particulier annonçant la proximité de créatures de l’obscur.

Jenny y était-elle sensible ?

– Ça va ? demandai-je, comme nous arrivions au sommet.

– Je suis gelée…

Je ne fis aucun commentaire.

J’entendis les branches craquer et grincer avant de les voir. Les soldats morts étaient pendus aux branches, juste au-dessous de nous, encore bottés et vêtus de leurs uniformes. Certains se balançaient, inertes, le cou brisé et les yeux exorbités. D’autres lançaient des coups de pied, secoués de soubresauts. Ils étaient jeunes, à peine plus âgés que moi. Avec leurs mains liées dans le dos, ils offraient un spectacle pitoyable.

À mesure que nous approchions, la nature elle-même paraissait changée. Les branches nues avaient perdu leurs feuilles. Ce que je voyais appartenait au passé.

Le premier matin de mon apprentissage, à peine avais-je quitté la ferme que mon maître m’avait mené tout droit sur cette colline. Nous aurions pu prendre une autre route, mais il avait choisi celle-ci. Il voulait que ma première confrontation avec l’obscur ait lieu près de chez moi, que je me mesure à un phénomène qui m’avait terrorisé toute mon enfance.

Il m’avait conduit jusqu’à l’un des pendus. J’entendais encore sa voix dans ma tête, aussi claire que s’il s’était tenu à mes côtés :

Tu n’as aucune raison d’avoir peur. Il n’y a rien là qui puisse te faire du mal. Concentre-toi sur lui, pas sur toi. Qu’a-t-il éprouvé ? Quelle a été sa plus grande souffrance ?

Son conseil était judicieux. Je m’étais senti plus triste qu’effrayé. Et les ombres s’étaient effacées.

M’étant arrêté, j’interrogeai Jenny :

– Que vois-tu ?

– Deux soldats pendus aux arbres, murmura-t-elle. Ils sont si jeunes ! Bien trop jeunes pour faire la guerre ! Ce n’est pas juste.

– Tu as peur ?

– Oui… Non… Je suis plus triste qu’effrayée. Ils ne méritaient pas une telle mort.

– Tu vois celui-ci ?

Je désignai un garçon qui ne devait pas avoir plus de quinze ans. Il aspirait désespérément un peu d’air, la bouche ouverte, les yeux lui sortant de la tête.

– Va ! poursuivis-je. Je veux que tu t’approches assez près pour le toucher en étendant la main.

Jenny hocha la tête et s’avança, bien que chaque pas lui ait visiblement coûté. Je l’accompagnai.

– Il s’appelle George, déclara-t-elle soudain. Il n’a que quatorze ans. Il a menti sur son âge pour être enrôlé. À présent, il est terrifié et il souffre atrocement. Mais quelque chose ne va pas, on dirait qu’il n’est pas vraiment ici. L’horreur d’être pendu l’a peut-être rendu fou… Arrête ça, je t’en supplie ! Envoie-le dans la lumière !

J’étais stupéfait. Mon maître m’avait simplement demandé d’imaginer ce que ce serait d’être à la place d’un soldat mort. En m’identifiant à lui, j’avais surmonté ma peur. Cette fille, elle, semblait savoir ce qu’il ressentait, comme si elle lisait en lui. Et ça me dépassait.

– Ce n’est pas un fantôme, Jenny, c’est une ombre, repris-je doucement. Il est déjà presque entièrement parti dans la lumière. Ce que tu perçois n’est qu’un fragment de sa conscience, demeuré ici pour hanter la colline avec les autres. Les ombres sont la trace d’un esprit qui a connu une terrible souffrance ou commis des actes dont il ne supporte pas le souvenir, comme le mineur qui avait tué sa femme. Tu comprends ?

Elle acquiesça, et les ombres commencèrent à s’effacer. Presque aussitôt, les branches retrouvèrent leur feuillage. Jenny s’était comportée bravement. Elle n’avait pas pris la fuite.

Je lui souris.

– J’ai réussi le test, alors ? demanda-t-elle.

– Tu as réussi, ça ne fait aucun doute. Autant que je le sache, John Gregory ne conservait pas un apprenti qui avait échoué à l’épreuve de la maison hantée. Mais j’ai le droit d’agir selon mes propres règles. Pour lui, c’était une procédure de routine pour mesurer le courage d’un garçon. Et je crois que tu m’as dit la vérité : ce n’est pas la peur qui t’a fait fuir. Je te garde donc, au moins pour quelque temps. Si je me trompe, tout ce que je risque c’est de te voir déguerpir à la première occasion !

– Ça n’arrivera pas. Mais, une autre fois, si ce que j’éprouve est intolérable, je te préviendrai.

J’approuvai d’un hochement de tête.

– Alors, tu me prends comme apprentie ? C’est officiel ? Bien que je ne sois pas un garçon ?

– C’est officiel. À ma connaissance, tu seras la première fille à recevoir l’enseignement d’un épouvanteur. Voilà qui fait de toi une personne très spéciale ! L’image de mon défunt maître me revint en mémoire. Je l’imaginai secouant la tête d’un air désapprobateur. Lui, il n’aurait jamais accepté de former une fille.

– Mes parents, reprit-elle, ils ne te donneront pas un sou.

Je haussai les épaules.

– Ça t’est égal ?

En vérité, je n’avais pas vraiment de réponse à cette question. Travailler comme épouvanteur ne ferait pas de moi un homme riche. Tirer de l’argent de certaines personnes était plus difficile que faire saigner une pierre. C’était néanmoins un métier stable, qui permettait de manger à sa faim. Aussi, peu m’importait que les parents adoptifs de Jenny me payent ou non.

Seulement, je ne cessais de me comparer à mon maître. John Gregory, lui, n’aurait jamais accepté ça. En cédant devant les Calder, je me sentais affaibli, ce qui me troublait. J’écartai cette pensée d’un geste de la main. J’avais des affaires autrement plus sérieuses à régler.

– Tant pis, déclarai-je. L’argent n’est pas très important. Tout ce qui compte, maintenant, c’est de faire de toi un bon épouvanteur. J’aimerais que tu rencontres ma famille. Elle habite une ferme de l’autre côté de cette colline.

– Je parie que ton père et ta mère sont plus gentils que les miens !

– Ils sont morts tous les deux. C’est mon frère aîné, Jack, qui s’occupe de la ferme avec sa femme, Ellie. Ils ont une fille qui s’appelle Mary, et un garçon nouveau-né. Un autre de mes frères vit avec eux. James est forgeron, il a installé sa forge à la ferme.

– Qu’est-ce qui a abattu tous ces arbres ? s’étonna Jenny en désignant l’énorme tranchée ouverte le long de la pente. Une tempête ?

– Bien pire qu’une tempête ! Je te raconterai ça un jour. Ce sera une page de ton apprentissage.

Les arbres avaient été balayés par le Malin, qui me poursuivait, et j’avais trouvé refuge à la ferme. J’avais beaucoup de choses à dire à Jenny, mais la plupart pouvaient attendre.

Mon propre apprentissage s’était achevé abruptement. J’espérais qu’elle profiterait de ses cinq années. Et que je serais un maître à la hauteur.

Le rosier grimpant de maman poussait toujours contre le mur de la ferme ; ses fleurs rouges étaient déjà noircies par le gel. Habituellement, ça n’arrivait pas avant octobre.

Ellie apparut sur le seuil, s’essuyant les mains sur son tablier. Son visage s’éclaira et elle me serra dans ses bras :

– Oh, Tom ! Quel plaisir de te voir !

– Je suis heureux de te voir aussi, Ellie, dis-je. Je te présente Jenny, mon premier apprenti.

Ellie marqua sa surprise. Elle embrassa tout de même Jenny en souriant.

La petite Marie courut vers moi :

– Oncle Tom ! Oncle Tom ! Tu es venu tuer un autre gob ?

Sa question me fit rire :

– Pas cette fois, Marie !

Par « gob », la fillette désignait un gobelin. Lors de ma dernière visite, la façon dont j’avais chassé un dangereux lance-cailloux l’avait beaucoup intéressée.

– Venez voir le petit, nous invita Ellie.

Elle nous fit entrer dans la cuisine et nous conduisit à l’étage.

– Voici Matthew, dit-elle en sortant le bébé de son berceau. Jack est tellement heureux d’avoir un fils !

Si mon frère adorait sa fille, il avait toujours espéré avoir un garçon, qui l’aiderait un jour aux rudes tâches de la ferme, plus rudes encore lorsqu’on se fait vieux. Et le premier fils héritait de la ferme. Les suivants devaient faire un autre métier. Mon père craignait de ne pas trouver d’apprentissage pour son septième rejeton. Mais ma mère était intervenue. Elle avait toujours su que je deviendrais épouvanteur.

– Tu veux le prendre, Tom ?

Ellie remarqua mon bref mouvement de recul, car elle rit :

– Il ne se cassera pas, tu sais ! Les bébés ne sont pas fragiles.

Elle avait raison. Porter un bébé me rend toujours nerveux : ils sont si petits, leur tête ballotte. Certes, à quelques mois, Matthew était plus costaud que sa sœur quand je l’avais vue pour la première fois – elle n’avait que six jours. Je tins donc l’enfant dans mes bras un moment. Il me fixait de ses grands yeux bleus en émettant des gargouillements.

– Je peux le prendre, s’il vous plaît ? demanda Jenny.

– Bien sûr, chérie !

Ellie me retira le bébé pour le lui tendre.

– Où est Jack ? m’enquis-je.

– On est vendredi. Il est parti à Topley avec James.

Évidemment. C’était jour de marché. J’avais quitté la ferme depuis si longtemps que j’avais oublié ces rituels. Pourtant, l’expédition du vendredi matin après la traite avait fait partie de ma vie. Quoi qu’il en soit, ils seraient de retour avant midi. J’avais hâte qu’ils reviennent.

 

Nous nous rassemblâmes autour de la grande table pour le repas. Jack présidait. Ellie était assise à sa gauche, Marie sur une chaise haute près de sa mère, Jenny en face de moi. En bout de table, James, mon robuste forgeron de frère, se penchait déjà sur une énorme assiettée de ragoût.

Posant ses couverts, Jack regarda Jenny en fronçant ses sourcils broussailleux :

– Ce que je ne comprends pas, c’est ce qui pousse une jeune fille comme toi à se lancer dans un métier aussi dangereux. Ne devrais-tu pas trouver plutôt un gentil garçon et fonder une famille ?

– Oh, Jack, protesta Ellie, laisse Jenny tranquille ! Les femmes sont aussi bonnes que les hommes à des tas de métiers, et parfois meilleures ! Tu oublies que Tom vient en aide à quantité de gens et leur permet de vivre autrement que dans la peur. Une femme convient parfaitement à cette tâche !

– Moi aussi, je veux être épouvanteur ! s’écria la petite Marie. Je veux parler aux gobs !

Tout le monde éclata de rire, et je remerciai Ellie du regard. Leur vie avait été plus d’une fois menacée à cause de moi. C’était gentil à elle de parler ainsi de mon travail. Malgré tout, elle appréciait ce que je faisais.

– Pourquoi ne pas laisser cette demoiselle s’expliquer ? reprit Jack en sauçant son assiette avec un morceau de pain.

– Une femme doit faire son chemin dans le monde aussi bien qu’un homme, déclara Jenny sans quitter Jack des yeux. Et il n’y a pas tant de professions qui lui permettront de gagner son pain. J’ai certaines dispositions, comme Tom, qui me rendent apte à ce type de tâche. Certes, j’aimerais avoir des enfants un jour. Mais ça n’empêche pas de travailler. Votre mère a élevé sept fils tout en étant guérisseuse et sage-femme, sans doute la meilleure du Comté. J’espère faire comme elle.

Une fois de plus, les propos de Jenny me laissèrent pantois. Elle avait dû mener son enquête. Ou peut-être maman s’était-elle rendue dans son village ? Elle était connue et respectée dans toute la région.

Cette évocation nous rappelait son absence à la table familiale. Elle nous manquait terriblement.

Ce fut James qui rompit le silence :

– C’est un travail d’épouvanteur qui t’amène par ici, Tom ?

– Non, je passai dans le coin et j’en ai profité pour vous rendre visite. Vous avez entendu parler de problèmes, récemment ? De personnes disparues ?

Je ne voulais pas les alarmer, mais je craignais que d’autres mages kobalos se soient introduits dans le Comté.

Ces questions me valurent un regard noir de Jack. Mécontent que j’évoque ces sujets devant Ellie, il répondit sèchement :

– Il n’est rien arrivé de fâcheux, dernièrement.

– Ma forge attire des clients d’un peu partout, enchaîna James, et je suis au courant des moindres commérages. Je n’ai pas eu vent de quoi que ce soit. La seule chose qui tourmente les gens n’a rien à voir avec l’obscur : c’est le froid ! L’hiver est en avance, et il s’annonce rigoureux.

Il haussa les épaules :

– Simple caprice de Mère Nature ! Un épouvanteur n’y peut pas grand-chose.

J’approuvai d’un signe de tête, malgré un sombre pressentiment. Jusqu’alors, je n’avais guère prêté attention à ces frimas précoces. Mais je me rappelai soudain que les Kobalos venaient d’une terre de neige et de glace, très loin au nord. Ces conditions leur étaient favorables. Leur dieu, Talkus, était né, et son pouvoir allait grandir, renforçant celui de leurs mages. Était-ce leur magie qui modifiait le climat ?

 

Nous reprîmes la route de Chipenden l’après-midi même. Ellie nous accompagna jusqu’au portail.

– J’étais heureuse de te revoir, Tom, et de faire ta connaissance, Jenny, s’exclama-t-elle. Je te souhaite bon succès dans tes nouvelles activités. Tom a bien fait de te prendre comme apprentie ; c’est une sage décision.

Jenny eut un sourire qui lui étira la bouche d’une oreille à l’autre.

Sur ces mots, nous nous dirigeâmes vers la colline. La fille marchait sur mes talons, portant mon sac.

En chemin, je listais dans ma tête les tâches qui m’attendaient. Je devais entamer sérieusement la formation de Jenny – je lui fournirais un bâton provisoire et un cahier. Elle pourrait prendre mon vieux sac. J’utilisais maintenant celui de John Gregory : taillé dans un cuir de bonne qualité, il durerait encore des années, et il avait pour moi une valeur sentimentale. Elle aurait aussi besoin d’un manteau ; je le commanderais au tailleur du village.

Avec Jenny pour participer aux tâches ménagères – et s’occuper de l’approvisionnement –, j’aurais davantage de temps libre. J’écrirais peut-être un ouvrage à ajouter à la bibliothèque, mon rapport sur nos connaissances et mon legs personnel aux futurs épouvanteurs…

C’était une idée à creuser.