JENNY CALDER
J’en rêvais depuis plus d’un an ; c’est fait.
Je suis enfin l’apprentie d’un épouvanteur !
Mon maître m’a remis un cahier, sur lequel je noterai la théorie qu’il m’enseignera, ainsi que les exercices pratiques qu’exige la lutte contre l’obscur.
Il m’a également donné un carnet. J’y raconterai les étapes de ma formation, les dangers que nous aurons affrontés. C’est ce qu’il faisait quand il étudiait sous la direction de John Gregory. Trop de choses s’effacent de notre mémoire au fil des jours ; conserver la trace de tous les évènements permet de s’y référer plus tard. On apprend beaucoup de nos erreurs passées et on évite ainsi de les répéter.
Voici donc mon premier récit. Je raconterai comment je me suis trouvée embarquée dans ce que Tom Ward appelle « le boulot d’épouvanteur ».
J’ai choisi cette voie le lendemain du jour qui a bouleversé ma vie : celui où j’ai rencontré ma vraie mère.
Je n’oublierai jamais cet après-midi-là. Je rentrais du marché quand une vieille femme s’est approchée de moi. Un châle lui couvrait la tête malgré la chaleur, elle marchait d’un pas traînant et respirait avec bruit.
– Bonjour, ma fille, a-t-elle dit en me fixant dans les yeux. Tu veux bien m’écouter un instant ?
Je lui ai souri, cherchant comment lui échapper sans l’offenser. J’avais hâte de rentrer pour préparer le souper. J’avais trop traîné parmi les étals, et mon père se mettait en rage quand le repas n’était pas prêt à l’heure. Il ne me frappait plus, pourtant il me faisait toujours peur. La semaine précédente, il avait serré les poings à s’en faire péter les veines parce que j’avais laissé tomber une cuillère.
– Tu n’es pas trop grande pour tâter de ma ceinture, gamine ! avait-il vociféré.
J’avais décidé que s’il me battait encore une fois, je quitterais la maison, ce qui était plus facile à dire qu’à faire. Où aurais-je pu aller ? Je n’avais aucune famille chez qui chercher refuge. Et comment aurais-je gagné ma vie ?
– Je suis désolée, je dois rentrer chez moi, ai-je répondu à la vieille. Si vous voulez, on discutera au prochain marché.
– Au prochain marché, je ne serais peut-être plus là, ma fille, a-t-elle soufflé. Mieux vaut parler maintenant, c’est sans doute notre dernière chance.
Je l’ai dévisagée alors pour la première fois, et j’ai eu un choc en découvrant que nous avions la même particularité : un œil bleu et un œil brun. Je me suis demandé si elle avait droit, comme moi, aux regards appuyés et aux réflexions malveillantes. Les gens n’aiment pas qu’on soit différent.
Ses traits étaient jaunes et tirés, et j’ai compris soudain que ce n’était pas un effet de l’âge. Cette femme était simplement très malade.
Elle a désigné un banc, contre le mur de l’église, à l’abri d’un vieil orme :
– Allons-nous asseoir au frais, si tu veux bien !
Malgré la peur du châtiment qui m’attendait si j’arrivais en retard à la maison, j’ai acquiescé et l’ai suivie. Quelque chose en elle m’attirait étrangement.
Nous nous sommes assises côte à côte. Nos yeux se sont rencontrés de nouveau, et j’ai frissonné. Dans l’ombre de l’arbre, je me suis soudain sentie glacée.
– Voilà deux fois que je t’appelle « ma fille », a repris la femme. Ce n’est pas seulement une façon amicale de m’adresser à une jeune personne comme toi. Tu es réellement ma fille. Et je suis ta mère. Tu es la chair de ma chair. Mon sang coule dans tes veines.
Je l’ai fixée, éberluée, et j’ai su qu’elle disait la vérité. Aussitôt, la colère m’a envahie.
– Vous êtes ma mère ? ai-je sifflé. La mère qui m’a abandonnée ? Qui a laissé un bébé sans défense exposé aux intempéries ?
Elle a hoché la tête, tandis que deux larmes roulaient sur ses joues.
– Je n’avais pas le choix, mon enfant. Ton père était mort, et j’avais déjà six filles, que je pouvais à peine nourrir. Je connaissais le couple qui t’a adopté. Je connaissais leur désir d’une grande famille. Je t’ai donc déposée en un lieu où ils te trouveraient, sûre qu’ils mettraient un toit au-dessus de ta tête et te rempliraient l’estomac. Je t’aimais, mon enfant. Je t’aimais de tout mon cœur, et me séparer de toi était un déchirement. Pourtant, je devais le faire, pour ton intérêt et le mien.
Sa démarche était compréhensible. Néanmoins, ça me faisait mal. Bien sûr, elle ne pouvait pas deviner que l’homme qu’elle m’avait choisi comme père adoptif allait devenir violent.
Elle a enfoui son visage dans ses mains, le corps secoué de sanglots.
Pleurant moi aussi, j’ai lancé :
– Pourquoi me chercher maintenant ? Après toutes ces années ?
Elle m’a regardée de nouveau en face :
– Parce que je suis mourante. Un mal me ronge de l’intérieur, qui me brûle les entrailles et me flétrit la peau. Je n’ai plus que quelques semaines à vivre. Je suis donc venue te révéler qui tu étais, quand j’en avais encore la force.
– Que voulez-vous dire ? me suis-je écriée, effrayée.
Était-ce vraiment ma mère ou une pauvre démente ?
– Le sang des Samhadre court dans les veines de notre famille. Chez la plupart, il est faible et inopérant. Mais la septième fille d’une septième fille le sent s’éveiller à l’époque de son treizième anniversaire. Je suis ce genre de fille, et toi aussi. Ta mère adoptive t’a prénommée Jennifer. Ce n’est pas le nom que je t’ai donné. Celui-là, tu dois ne le révéler à personne.
– Comment m’avez-vous appelée ? Et qui sont les Samhadre ?
Ce nom m’était totalement inconnu.
– Ce sont les Anciens, ma fille. Ces êtres qui peuplaient la terre au temps où les humains n’étaient encore que de grossiers animaux pataugeant dans leurs excréments. Les Anciens étaient puissants, sages, agiles et compatissants, quoique mortels. Tu vas hériter d’une petite partie de leurs particularités. Tu découvriras bientôt tes dons. Je désirais préparer ton esprit à les recevoir. Moi, personne ne m’avait prévenue de ce qui m’attendait ; j’ai cru devenir folle. Je veux que tu acceptes cette réalité. C’est le premier pas à faire, qui te permettra de survivre.
Il me semblait entendre une de ces histoires que les aïeules racontent le soir au coin du feu pour émerveiller les enfants, tandis que la nuit répand ses ombres au-dehors. Cependant, j’étais intriguée. Je n’arrivais pas à me détacher du visage de cette femme qui se prétendait ma mère.
– La septième fille d’une septième fille reçoit des talents particuliers, a-t-elle poursuivi. L’un d’eux est l’empathie, la capacité de ressentir les émotions des autres, de partager leurs joies ou leurs chagrins. Parfois, cela peut aller bien au-delà…
Je n’avais encore rien expérimenté de semblable. Mais je n’avais que douze ans. Allais-je vraiment vivre un tel changement à mon treizième anniversaire ?
– Vous avez dit que ça vous était tombé dessus sans crier gare, et que vous aviez cru devenir folle. Votre propre mère ne vous avait pas prévenue ?
– Elle n’était qu’une septième fille ; elle ne possédait ni ces pouvoirs ni ce savoir. Finalement, après des années de tourments, j’ai rencontré une de mes semblables. Grâce à ce don d’empathie, elle a compris mon angoisse et m’a révélé ce que j’étais.
– Comment m’avez-vous appelée ? ai-je demandé.
La femme – ma mère – s’est penchée pour me chuchoter mon vrai nom à l’oreille. Elle m’a recommandé à nouveau de le tenir secret : certaines créatures de l’obscur pouvaient dominer la septième fille d’une septième fille rien qu’en l’utilisant.
Je ne l’écrirai donc pas ici. Je le garde pour moi. Tom Ward m’a dit que mon journal enrichirait un jour la bibliothèque, tel un legs destiné aux futurs épouvanteurs. Je ne noterai donc rien que je ne voudrais pas confier à d’autres.
Ce jour-là, nous avons passé une heure à discuter, ma mère et moi, et elle m’a parlé des autres dons que je développerais peut-être. Puis nous avons décidé de nous retrouver au prochain marché, si sa santé le lui permettait.
Au moment de nous séparer, nous sommes restées longtemps enlacées, en larmes. Puis j’ai regagné la maison en courant avec mon panier.
Je n’ai pas couru assez vite. Mon père adoptif a retiré sa ceinture et m’a fouettée pour la première fois depuis un an.
En dépit de la douleur cuisante, j’ai retenu mes cris.
Cela n’a fait qu’attiser sa colère.