Ma mère n’est pas venue au marché, la semaine suivante.
Je ne l’ai jamais revue.
Sans doute son état de santé s’était-il aggravé, l’empêchant de se déplacer. Je l’imaginais mourant lentement, mais encore capable de parler. Je désirais désespérément en apprendre davantage sur ce qui m’attendait. Je savais maintenant qu’elle était ma vraie mère, et toute l’amertume que j’avais ressentie à l’idée qu’elle m’avait abandonnée m’avait quittée. Je comprenais ses raisons d’avoir agir ainsi ; je voulais seulement la revoir une dernière fois avant que nous soyons séparées pour toujours.
J’ai alors entamé mes vagabondages. Je l’ai cherchée dans les villages alentour, en commençant par les rives de la Long Ridge. J’ai parcouru ensuite les villes, m’aventurant à l’extrême sud de Priestown et à l’extrême nord de Caster. Je m’absentais parfois plusieurs jours ; à chaque retour, je recevais une correction.
Bien que peu à peu résignée à l’idée de ne jamais la revoir, je poursuivais pourtant ma quête. Je préférais être dehors dans le froid de l’hiver plutôt que dans une maison détestée, auprès d’un père adoptif violent et d’une mère adoptive terrifiée par son mari.
Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il se comportait ainsi. Plus mes absences étaient longues, plus ses corrections étaient féroces. Espérait-il ainsi me soumettre à sa volonté ? Auquel cas, il ne faisait qu’augmenter ma détermination. Il agissait comme une bête qui ne raisonne pas. Malgré la peur que j’avais de lui, je ne changeais pas de comportement. Et il ne me tirait pas une larme.
Puis, la veille de mon treizième anniversaire, tout a changé. Je me suis réveillée en sursaut au milieu de la nuit, et j’ai découvert mon premier fantôme. La lune était pleine, et un vif rayon de lumière jaune illuminait le pied de mon lit. Une vieille femme, assise sur mes jambes, m’écrasait de tout son poids. Elle était si lourde que j’ai craint de sentir mon sommier s’effondrer. Elle m’a regardée, a ouvert la bouche et a émis un gloussement. Ses gencives dépourvues de dents dégoulinaient de salive, et l’un de ses yeux, d’un blanc laiteux, était aveugle.
À mon cri de terreur, le fantôme s’est élevé dans les airs et a disparu à travers le plafond.
Mon hurlement avait réveillé mon père, et il m’a battue encore une fois.
La dernière.
Avant la fin de la semaine, je disposais d’un nouveau don – le premier que ma mère m’avait annoncé : l’empathie. Je ne suis pas prête d’oublier le moment où je l’ai reçu !
Je traversais la place du village quand j’ai vu un jeune homme affalé sur un banc, en face de l’épicerie, les yeux fixés sur la porte de la boutique. Son visage était inexpressif, mais je me suis arrêtée, soudain consciente de son extrême tristesse. Il luttait pour ne pas pleurer.
Ce qui émanait de lui était si puissant qu’une boule s’est formée dans ma gorge et que mes yeux se sont emplis de larmes. C’était bien plus qu’un simple sentiment : je savais ce qu’il pensait. Il se rappelait comment, petit enfant, il s’était assis sur ce même banc en attendant que sa mère sorte de l’épicerie. Elle était apparue et, souriante, elle avait posé son sac et ouvert les bras. Il avait couru l’embrasser.
À présent, il était presque adulte, et sa mère était morte l’hiver précédent. Il se concentrait sur ce souvenir heureux, tentant désespérément de ressusciter le passé.
Je pouvais presque lire dans sa tête, et c’était si douloureux que je me suis vite éloignée.
C’était une expérience dont je ne pouvais parler à personne. Qui aimerait l’idée que quelqu’un s’introduise ainsi dans ses pensées ?
Riche de ce nouveau don, j’ai pu comprendre les humeurs de mon père, et aussi celles de ma mère. Jeunes mariés, ils avaient été heureux. Ils l’étaient encore au temps où ils élevaient leurs filles. Puis, quand mes deux sœurs avaient quitté la maison pour fonder leur propre foyer, l’amour s’était tari entre eux, ne laissant que le vide et l’ennui. Mon adoption les avait réconfortés un moment ; malheureusement, ça n’avait pas duré.
Je savais enfin pourquoi mon père adoptif me battait. Je ressentais sa souffrance. Il avait été battu par son propre père ; cette expérience l’avait traumatisé, et il était furieux de n’être pas devenu quelqu’un d’important. Il avait rêvé de posséder une terre, et il devait se louer à des fermiers pour gagner sa vie. L’idée qu’il ne réaliserait jamais son rêve l’emplissait d’amertume.
Il n’était qu’un gros porc vautré dans son égoïsme, qui se vengeait sur les autres de son infortune. Je voyais aussi à quel point il était lâche. Il n’aurait pas osé s’attaquer à un homme. J’étais une victime idéale – comme ma mère adoptive, qu’il battait aussi à l’occasion. J’entendais parfois des éclats de voix venus de leur chambre, et, au matin, elle préparait le petit déjeuner en baissant la tête pour cacher ses bleus.
Puis j’ai découvert mon troisième don.
Je le possédais sûrement bien avant d’en prendre conscience. J’avais remarqué depuis plusieurs années que, en route pour le marché, lorsque je souriais à des gens à la mine abattue, ils se déridaient. Plusieurs heures après, sur le chemin du retour, ils semblaient encore de bonne humeur.
Après ma rencontre avec ma vraie mère, j’ai commencé à me demander si j’avais une quelconque influence sur eux.
J’en ai bientôt eu la preuve. Il y avait un marchand qui paraissait toujours si triste que j’avais grand désir de le réconforter. D’autant que je savais la cause de son chagrin.
Sa femme était morte subitement un an plus tôt, et ses enfants avaient tous quitté la maison. Sa vie était morne et sans espoir. Il avait été autrefois un excellent jardinier, qui cultivait des légumes et des fleurs. Par les chaudes soirées d’été, sa femme et lui restaient assis côte à côte au jardin en regardant le soleil se coucher. C’était un de leurs plus grands plaisirs.
J’ai donc planté une graine de bonheur dans son esprit.
Quelques jours plus tard, c’était lui qui semait ses propres graines. À la fin de l’été, son jardin était en pleine floraison, et, à l’automne, il vendait de nouveau sa production au marché. Il avait retrouvé le sourire.
Cette réussite m’avait donné une idée… Au lieu de continuer à répondre à la colère par de la colère, j’ai entrepris d’aider mon père adoptif, espérant qu’il changerait d’attitude envers moi. Ou qu’au moins il me laisserait tranquille.
Quelques semaines plus tard, au crépuscule, je l’ai trouvé adossé contre le mur, au fond du jardin.
– Quelle belle soirée, hein, papa ! me suis-je écriée.
– Qu’est-ce qu’elle a de belle ? a-t-il marmonné hargneusement.
Afin de le mettre de meilleure humeur, j’ai tâché de pénétrer son esprit et d’introduire mon idée dans sa tête :
– Le jardin est grand. Tu pourrais cultiver des légumes que maman vendrait au marché.
Il a haussé les épaules d’un air découragé :
– Il n’y a pas assez de terre pour que ça vaille le coup.
– Alors, pourquoi tu ne prends pas une de ces parcelles que la commune offre aux villageois ? ai-je insisté. Le loyer est modéré. Au bout de quelques années, tu aurais peut-être gagné assez d’argent avec ta production pour t’acheter un petit champ.
Un fermier récemment décédé avait légué à la commune une large surface de terre. Le conseil communal avait décidé de le diviser en lots qui seraient loués à qui voudrait.
– Foutaises ! a-t-il ricané. Tu crois que j’aurais la force de faire ça après m’être usé les bras pour les autres toute la journée ?
– Maman pourrait t’aider. Et moi aussi. À la morte saison, il n’y a plus guère de travail dans les fermes. Ça te donnerait la possibilité d’acquérir ton propre bout de terre, tu ne crois pas ?
Il a ricané de nouveau et il est rentré à la maison sans un mot. J’avais pourtant senti un changement. Mon idée faisait son chemin. À la fin de la semaine, il avait loué une parcelle.
J’y travaillais de temps à autre, comme je l’avais promis. Cette nouvelle situation l’avait rasséréné. S’il restait un vieux bougon, il avait enfin un projet. Un rêve. Un espoir.
C’est ce dont la plupart des gens ont besoin.
Il ne m’a plus jamais battue.
À mesure que mes pouvoirs se développaient, je m’interrogeais sur la façon de les utiliser. Me permettraient-ils de gagner ma vie ?
Je désirais avant tout mon indépendance. Je voulais tracer ma route dans le monde, pas seulement épouser un homme qui conviendrait à mes parents adoptifs.
Cependant, je craignais qu’en utilisant mes dons pour aider les gens, on ne me prenne pour une sorcière. On pendait ces femmes-là, à Castle. Pire encore, des chasseurs de sorcières parcouraient le Comté et les torturaient. Ils les jetaient dans des mares. Celles qui coulaient étaient déclarées innocentes. Celles qui flottaient, considérées comme coupables, étaient brûlées vives. Dans les deux cas, c’était la mort assurée. Vendre mon savoir-faire me semblait décidément trop dangereux.
Or, un après-midi, environ huit mois après ma rencontre avec ma vraie mère, j’ai assisté à une scène qui résolvait mon problème.
Mes pérégrinations me menaient un peu partout dans le Comté, bien plus loin que lors de mes premiers vagabondages. Je m’absentais parfois plus d’une semaine. Au sud de Priestown, dans une petite ville appelée Salfort, j’ai vu un grand costaud traîner une petite femme maigre à travers le marché en la tirant par les cheveux. Malgré ses cris perçants, les gens s’occupaient de leurs affaires, et personne n’intervenait.
J’ai demandé à l’un des marchands ce qui se passait.
– C’est une sorcière, m’a-t-il répondu avec une grimace, tout en polissant une pomme sur son tablier. Lui, c’est Johnson, l’Épouvanteur. Il a déjà enfermé au moins quinze de ces créatures dans ses fosses. Il possède un grand terrain, et il va bientôt être à court d’espace ! Il fait du bon travail. Grâce à lui, on ne craint pas le mauvais œil.
J’avais entendu parler des épouvanteurs. Mais ce Johnson était le premier que je rencontrais. Je savais qu’ils combattaient l’obscur et protégeaient les fermes et les villages des sorcières, fantômes et gobelins. Mon père adoptif, monsieur Je-sais-tout, les traitait de charlatans ; il ne croyait pas à l’existence de l’obscur. Moi si. J’avais déjà vu trois fantômes et plus d’une fois senti la présence d’êtres invisibles dans les coins sombres.
Regarder Johnson travailler m’horrifiait et me fascinait à la fois, et une idée a commencé à germer dans ma tête. J’ai traîné quelques jours dans Salfort et j’ai fini par découvrir où il habitait. J’avais appris qu’il possédait une grande maison dans les faubourgs de la ville, et je l’observai à distance. Elle était bâtie en vilaine pierre brune, et le jardin, fermé par une clôture en fer rouillée, était entouré d’une épaisse haie d’aubépines qui empêchait de voir ce qu’il y avait derrière. Mais j’entendais des bruits : de faibles grognements entrecoupés de cris.
C’est alors que j’ai commis une erreur. Une grosse erreur.
Je me suis laissé surprendre par Johnson.
Il a foncé sur moi à travers les arbres avec un mugissement de taureau, m’a saisie par l’épaule et m’a fusillée du regard.
– Qu’est-ce que tu fiches ici, gamine ? a-t-il tonné. Tu m’espionnes, c’est ça ? Ne me dis pas le contraire ! Je t’ai vue !
Son air mauvais m’a terrifiée. Il avait la tête d’un type qui ne sait pas sourire. Et pour couronner le tout, des touffes de poils bruns dépassaient de ses énormes oreilles. Certaines personnes ont la phobie des araignées. Moi, j’ai celle des oreilles poilues. Ça me révulse.
– Je regardais seulement par curiosité, ai-je balbutié.
– Par curiosité ? On ne t’a jamais dit que c’est un vilain défaut ? Eh bien, petite fouineuse, tu as deux minutes pour t’expliquer. Et si tu n’es pas convaincante, tu iras dans une fosse. Tu es probablement sorcière ou parente avec une de ces créatures que je garde entravées dans mon jardin. Tu cherches à les faire évader, hein ? Allons, parle !
J’étais déjà en train de m’infiltrer dans son esprit pour tenter d’adoucir son humeur. Je n’y réussis pas avec tout le monde, et il était plus réfractaire à ma tentative que n’importe qui. Puis, soudain, j’ai senti sa colère s’apaiser un peu. Et le projet qui tournait dans ma tête depuis des jours s’est exprimé d’un coup :
– Je veux devenir épouvanteur ! Je veux que vous me formiez !
Il a accueilli ma requête avec un rugissement de rire :
– Tu n’es qu’une gamine qui sent encore le lait ! Pour devenir l’apprenti d’un épouvanteur, il faut être le septième fils d’un septième fils. Va-t’en ! Retourne chez ta mère ! Apprends la couture et deviens une bonne épouse obéissante, c’est ce qui convient à une fille comme toi. Allez, fiche le camp, avant que je change d’avis et te fourre au fond d’un puits !
J’ai donc filé et j’ai couru jusqu’à Grimsargh, furieuse d’avoir été traitée de la sorte. Cet homme était un porc ! Mais j’étais déterminée, je deviendrais l’apprentie d’un épouvanteur.
Ce métier me convenait parfaitement. Je voyais les morts, et, avec un peu d’entraînement, j’apprendrais à leur parler. J’étais certaine que mes dons faisaient de moi la candidate idéale, surtout si la condition était d’être le septième fils d’un septième fils !
Mon rêve me semblait soudain à portée de main. J’étais la septième fille d’une septième fille, moi aussi. Cela me donnait sûrement les aptitudes nécessaires. Fille ou garçon, quelle importance ? Je comprenais bien qu’étant fille, j’allais avoir du mal à trouver un maître. Seulement, je ne suis pas du genre à renoncer. Je détestais l’idée que le pouvoir appartienne aux hommes et qu’ils soient seuls à décider de la marche du monde. Les choses peuvent changer, non ? Je les ferais changer ! J’exercerais un métier qui assurerait mon indépendance ; je tracerais ma propre route sans avoir à chercher la protection d’un mari.
Peu après ma rencontre avec l’épouvanteur Johnson, une nuit de pleine lune, j’ai pris conscience d’une nouvelle capacité – mon quatrième don. Je pouvais me rendre pratiquement invisible, si les conditions s’y prêtaient : dans une lumière faible où je ne faisais pas d’ombre, et en me tenant parfaitement immobile. Oui, c’était ma voie ! Tous les épouvanteurs ne ressemblaient pas à Johnson ! J’ai su alors que le meilleur épouvanteur du Comté était basé à Chipenden, à huit miles du village où je vivais.
Son nom était John Gregory.
Je me suis donc rendue à Chipenden et me suis renseignée. Il avait lui-même été formé par un certain Henry Horrocks, et travaillait depuis plus de soixante ans. Il avait beaucoup d’expérience, il était l’homme de la situation.
Puis j’ai eu une grosse déception.
Il avait déjà un apprenti, un garçon appelé Tom Ward.
Mon rêve s’éloignait. En reprenant mes pérégrinations à la recherche d’un maître, j’ai constaté que les épouvanteurs n’étaient guère nombreux. L’un d’eux, un certain Judd Brinscall, était installé au nord de Caster. J’ai discuté avec lui deux ou trois fois, il ne valait pas mieux que Johnson. Fatigué de mon insistance, il a fini par lâcher ses chiens sur moi.
J’avais presque perdu espoir lorsque j’ai appris, quelques mois plus tard, que John Gregory était mort. On ne parlait que de ça dans les chaumières ! Une importante troupe de sorcières avait envahi le Comté, semant la terreur sur son passage. Une grande bataille, à l’est de Caster, avait mis fin à leurs méfaits. Mais John Gregory avait été tué. On disait aussi que malgré ses dix-sept ans, son apprenti, Tom Ward, était maintenant le nouvel Épouvanteur de Chipenden.
Certains l’estimaient bien trop jeune pour cette tâche. D’autres le décrivaient comme un garçon poli, travailleur et courageux. On racontait à Chipenden qu’au début de son apprentissage, à treize ans tout juste, il avait tiré une fillette des griffes d’une redoutable sorcière.
Néanmoins, ça ne me paraissait pas très encourageant. Il n’était encore guère plus qu’un apprenti, trop inexpérimenté pour former qui que ce soit. J’ai pourtant décidé de me faire ma propre idée.
Il m’a plu au premier regard.
Jeune, certes, et assez beau garçon – en dépit d’une balafre le long de la joue. Il avait l’air gentil, mais mon don d’empathie m’a révélé sa profonde tristesse depuis la mort de son maître ; et aussi sa colère : il avait été très épris d’une fille qui l’avait trahi.
J’ai rassemblé le plus d’informations possible avant de le rencontrer. J’ai été heureusement surprise en découvrant que nous étions nés, lui et moi, un 3 août. C’était un signe ! Il avait exactement deux ans de plus que moi. Cette fois, je me suis montrée plus prudente qu’avec Johnson : j’ai utilisé mon don d’invisibilité.
Après quelques hésitations, il a accepté de me former.
Ce dont je rêvais depuis des années va enfin se réaliser.
Je suis l’apprentie d’un épouvanteur !