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Leçons pratiques

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THOMAS WARD

 

Il y a deux jours, après avoir capturé une pernicieuse appelée Bibby Longue-Dent, une sorcière des ossements, nous la ramenâmes à Chipenden. Elle est à présent solidement entravée au fond d’une fosse. Malheureusement, nous ne pûmes sauver la fillette qu’elle avait enlevée, et Jenny en fut bouleversée, au point qu’elle envisagea d’abandonner son apprentissage. J’eus beaucoup de mal à la faire changer d’idée. Me rappelant les doutes de mes premiers jours, je racontai à Jenny que j’étais reparti à la ferme pour supplier maman de me reprendre à la maison. Ma mère avait eu raison de refuser ! Depuis, j’avais accompli bien des choses, et elle ferait comme moi.

Le seul moyen de la sortir de son abattement était de la mettre au travail. Je commençai donc aussitôt son entraînement. Je l’envoyai chaque matin face au poteau planté dans le jardin ouest pour s’exercer avec ma chaîne d’argent. Cela lui plut beaucoup. À une distance de huit pieds, elle réussissait son lancer deux fois sur trois. Elle était sur la bonne voie.

Je lui fis une nouvelle démonstration de la technique à employer :

– Regarde ! Tu enroules la chaîne autour de ta main gauche, comme ça. Puis, d’un coup de poignet, tu l’envoies décrire une spirale. Dans l’idéal, elle doit ligoter le corps de la sorcière de la tête aux pieds. Si tu lui fermes la bouche, elle ne pourra plus te lancer de mauvais sort.

Je projetai la chaîne, et sa spirale scintillante, éclairée par le soleil matinal, parut un bref instant suspendue dans les airs avant de s’enrouler parfaitement autour du poteau.

– Il faut pratiquer ce geste encore et encore, dis-je en reprenant la chaîne pour la lui rendre. Durant toute ta vie d’épouvanteur, pas seulement le temps de ton apprentissage. Et n’oublie pas : ce n’est qu’un poteau ! Comme tu as pu le voir l’autre nuit, ton adversaire ne se tiendra pas immobile. Plus tard, tu t’exerceras en variant les distances, puis en courant. Je te servirai de cible.

Je l’observai encore quelques minutes. Elle était gauchère, comme moi. Sans doute est-ce une particularité que les septièmes filles ont en commun avec les septièmes fils.

– Ça suffit, dis-je enfin, tandis qu’elle haletait, épuisée. Allons prendre le petit déjeuner !

Malgré le soleil, notre souffle montait en buée. L’air continuait d’être particulièrement froid pour un début de septembre, et ce phénomène m’inquiétait de plus en plus.

– Pourquoi me fais-tu étudier les gobelins plutôt que les sorcières ? me demanda Jenny.

Je lui avais expliqué que les gobelins seraient le sujet principal de nos leçons, et j’avais vu sa bouche se pincer. Sur le moment, elle n’avait rien objecté ; sans doute y avait-elle réfléchi.

– Au cours de sa première année, un apprenti étudie toujours les gobelins, affirmai-je avec autorité.

– Les exercices pratiques comme le lancer de chaîne concernent les sorcières. Alors, pourquoi ne pas m’enseigner aussi un peu de théorie sur ces créatures ? Je les trouve bien plus intéressantes.

– Vraiment ? fis-je, non sans un brin de sarcasme. Bientôt, tu rencontreras une autre sorcière. Grimalkin, la tueuse du clan Malkin, est en train d’examiner l’antre du mage kobalos qui t’avait capturée. Quand elle aura terminé, elle viendra certainement m’exposer ses découvertes.

Une lueur d’effroi passa dans les yeux de Jenny.

– Ne crains rien, la rassurai-je. Elle est notre alliée.

– Ce n’est pas à la sorcière que je pensais, me rétorqua-t-elle. Je me revoyais, impuissante, entre les mâchoires de la bête.

– Une expérience aussi éprouvante ne s’oublie pas facilement. Ça passera avec le temps.

Jenny acquiesça, la mine songeuse, avant de demander :

– Donc, elle tue ?

– Oui. Mais pas n’importe qui.

– Tu es épouvanteur et elle est sorcière. Pourquoi tu ne l’enfermes pas dans une fosse ?

– Il y a quelques années, nous avons conclu une entente avec elle, expliquai-je. Mon maître, John Gregory, n’aimait pas cette idée. Pourtant, il a fini par l’accepter comme une nécessité. La bête qui a failli te vider de ton sang n’est que l’avant-garde de milliers de redoutables guerriers kobalos. Ils sont les ennemis de Grimalkin et les nôtres. Voilà pourquoi un épouvanteur est allié à une sorcière.

Jenny n’ajouta rien, et nous entrâmes dans la cuisine pour le petit déjeuner. Après quoi, j’emmenai mon apprentie dans le jardin sud. Je m’étais muni d’un bâton de mesure et d’une pelle, l’outil qui m’avait servi à enterrer mon maître. Je dus écarter ces tristes réminiscences de ma mémoire pour me concentrer sur la leçon.

M’étant arrêté sous un arbre, j’indiquai :

– Tu vas creuser une fosse à gobelin. Pour ça, tu dois choisir le bon emplacement, toujours sous une branche solide : on y suspendra un système de chaînes et de poulies qui permettra de mettre la dalle en place.

Jenny parut dubitative :

– Je dois creuser une fosse ? Sans gobelin à enfermer ?

– Tu as tout compris. Je suis heureux de constater que tu m’écoutes quand je parle, ironisai-je.

Mon père disait toujours : « La moquerie est la forme la plus basse de l’intelligence. » Il ne m’aurait pas approuvé, et j’eus honte de moi. Je me promis d’éviter ce ton. Il ne convient pas à un bon enseignant.

– Il s’agit d’un exercice pratique, repris-je plus aimablement. Notre métier exige un certain savoir-faire, creuser une fosse dans les règles en fait partie. Il faut respecter des mesures précises, car le couvercle de pierre devra s’ajuster à la perfection. À savoir : six pieds de long, six pieds de profondeur et trois pieds de large.

– Pourquoi cette profondeur-là ? Elle ne peut pas varier ?

Je sentis monter l’irritation. Moi, je n’aurais pas osé questionner mon maître de cette façon ! Certes, je l’interrogeais souvent ; il m’y encourageait. J’entendais encore sa voix : « Que veux-tu savoir, petit ? Vas-y, crache le morceau ! » Mais je croyais déceler une certaine insolence dans le ton de la fille.

– Six pieds, c’est la bonne profondeur pour enfermer un gobelin, assurai-je. C’est ce qu’ont établi des générations d’épouvanteurs.

Ayant montré à Jenny comment se servir du bâton de mesure pour dessiner le contour de la fosse, je la laissai creuser. Je constatai vite qu’elle peinait. Elle haletait, et son front ruisselait de sueur. Tant pis pour elle ! C’était un travail d’épouvanteur ; elle devait apprendre à le faire.

Au bout d’une heure, j’eus pitié d’elle et lui accordai une pause. Elle s’assit au bord du trou, les joues empourprées par l’effort. Creuser des fosses n’avait jamais été non plus mon exercice favori !

– Tu n’as pas entendu de drôles de bruits, la nuit dernière ? me demanda-t-elle quand elle eut retrouvé son souffle.

Je secouai la tête. J’avais dormi comme une bûche jusqu’à ce que l’aube blanchisse mes carreaux. De quoi parlait-elle ? Elle n’était là que depuis peu, et des sons qui me paraissaient normaux pouvaient la troubler. Le gobelin circulait parfois dans le jardin.

– J’aime dormir la fenêtre ouverte, et je les ai clairement entendus.

– Tu gardes ta fenêtre ouverte par ce froid ? m’exclamai-je, étonné.

– Oui, c’est bon pour la santé. L’air est vite confiné, dans une chambre.

Moi, j’avais soigneusement fermé mes carreaux. Je préférais l’air confiné à l’air glacé !

– Quel genre de bruits ? repris-je.

– Des espèces de grondements.

– C’était sans doute le gobelin qui menaçait un intrus.

– C’est d’abord ce que j’ai pensé. Mais ça venait de trop loin, peut-être à des miles d’ici. On aurait dit le cri d’un énorme animal.

– Eh bien, je crois que je continuerai à dormir la fenêtre fermée. Si ça se reproduit, viens frapper à ma porte, j’écouterai avec toi.

 

Et cette nuit-là, Jenny frappa.

Je sautai du lit et vins lui ouvrir en me frottant les yeux.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? demandai-je, surpris, oubliant sur le moment ma demande de la veille.

– Tu m’as dit de te prévenir si j’entendais encore ce cri bizarre. Eh bien, il est encore plus fort ! Ouvre ta fenêtre et écoute ! Une grosse créature erre dans les parages, et elle paraît furieuse.

– Va te recoucher ! Je vais écouter, et on en parlera demain matin.

Dès qu’elle fut partie, je soulevai légèrement la fenêtre à guillotine et me remis au lit. Le vent sifflait entre les branches des arbres, rien d’autre. Je finis par me rendormir pour me réveiller deux heures plus tard dans une pièce glacée. Mécontent, j’allai refermer le panneau avant de me fourrer de nouveau sous les couvertures.

Au petit déjeuner, j’étais de fort mauvaise humeur.

– Un épouvanteur a besoin de sommeil, maugréai-je. Un apprenti aussi ! Je te suggère de fermer ta fenêtre, ce soir, et de dormir. Compris ?

– Donc, tu n’as rien entendu ? demanda-t-elle en beurrant une épaisse tranche de pain.

Elle avait de toute évidence un excellent appétit.

– Rien du tout. Ma chambre s’est refroidie, et je me suis levé avec un bon mal de tête. Alors, ne me dérange plus avec tes prétendus bruits !

L’affaire aurait pu en rester là.

Ce ne fut pas le cas.

La nuit suivante, je m’éveillai brusquement avec la certitude qu’une chose terrible nous guettait au-dehors.

Cette aptitude à sentir le danger n’était pas due à mes dons de septième fils d’un septième fils. Elle me venait de ma mère, de mon sang de lamia. Cela m’avait déjà servi plus d’une fois.

Mon cœur cognait, j’étais en sueur, envahi par un pénible sentiment d’effroi. Je devais chasser cette menace au plus vite. De plus, il était de mon devoir d’épouvanteur d’en comprendre l’origine. Je m’habillai en hâte, chaussai mes bottes et dévalai l’escalier. Arrivé à la porte de derrière, j’enfilai mon manteau et saisis mon bâton. Puis je pris le temps de me concentrer pour localiser le danger avec précision. Sachant où aller, je bouclai ma ceinture et glissai la Lame-Étoile dans son fourreau.

En sortant dans le jardin, je découvris avec surprise que Jenny se tenait là, baignée par la lumière d’une lune gibbeuse.

– Tu as entendu ? me lança-t-elle, les yeux brillants d’excitation. C’est encore plus fort, cette nuit.

Je me gardai bien de lui dire que je n’entendais toujours rien. Puis, soudain, j’ai perçu le son dont elle parlait, encore qu’assez faiblement : quelque chose entre le rugissement et le cri de colère. Ce n’était certes pas le grondement de menace du gobelin. Ça venait de loin, à des miles de là, comme Jenny l’avait décrit. De l’énorme chêne dont le mage kobalos avait fait son repaire. Là gisait le danger. Et il avait sûrement à voir avec le mage mort. Il pouvait être chargé de magie kobalos. Voilà pourquoi je m’étais armé de la Lame-Étoile.

J’envisageai d’abord de laisser Jenny en sûreté à la maison. Mais le danger était inhérent à notre travail, je l’avais déjà prévenue. Elle devait m’accompagner et faire ses preuves, quels que soient les risques. C’était ainsi que John Gregory avait toujours agi avec moi.

– Bien ! Suis-moi ! Et reste en arrière, compris ?

Elle acquiesça, et nous nous mîmes en route.