19

La poursuite

image

– Ça vient de là-bas, m’écriai-je en désignant le sud-est.

Puis je me tournai vers Grimalkin :

– Vous saviez qu’il y en avait deux ?

– Non, reconnut-elle, lugubre. Ce sont des fouisseurs et, dès leur naissance, ils s’enfoncent dans la terre. Les petits se mangent entre eux, seul le plus fort survit et resurgit. Enfin, normalement…

Sans un mot de plus, la tueuse s’élança à la recherche du vartek. Nous la suivîmes, peinant pour ne pas se laisser distancer. Il faisait très sombre, sous les arbres, et nous risquions à chaque instant de heurter un tronc, de trébucher sur une souche ou de nous tordre une cheville dans un trou. Néanmoins, nous étions indemnes quand nous atteignîmes la lisière du bois, et la lune était réapparue pour nous guider.

Ce nouveau don que j’avais de localiser l’ennemi me révéla que la créature était devant nous, et qu’elle se déplaçait vite.

Ayant traversé un pré, nous arrivâmes devant une haute haie d’aubépines qui nous obligea à faire un détour. Et nous dûmes escalader une grille fermée à clé avant de continuer. Une succession de petits champs gêna ensuite notre progression.

J’apercevais au loin les lumières d’une ferme. La route empruntée par la créature allait la mener à proximité d’une habitation. Il fallait absolument l’arrêter avant.

Nous avions atteint une étendue plate recouverte de mousse, sans aucun obstacle, et nous gagnâmes du terrain. Soudain, un nouveau rugissement monta, très loin devant. J’en fus consterné. Le vartek était plus rapide que nous. Mais pourquoi n’y avait-il plus aucune trace de son passage, aucune destruction ?

Quelques instants plus tard, je trouvai l’explication : il ne s’était pas déplacé en surface. Juste devant nous s’élevait un gros tas de terre fraîchement creusée. Au centre, un trou noir bâillait, marquant l’endroit où la créature avait émergé de sa galerie. De là, sa piste se perdait dans la distance. Une odeur de glaise humide flottait dans l’air, mêlée aux relents âcres que j’avais sentis dans la fosse où Grimalkin avait piégé le premier vartek. Celui-là aussi crachait de l’acide.

Grimalkin fonça, et je m’efforçai de garder l’allure, laissant Jenny en arrière. Cela valait peut-être mieux. Je ne voulais pas qu’elle soit blessée ; et si nous rattrapions la créature, la confrontation serait des plus périlleuses.

Bien que nous traversions de nouveau un espace de champs cultivés, nous progressions plus vite. Lorsque le vartek avait rencontré une haie ou un bosquet, il les avait simplement écrasés, nous ouvrant ainsi la route.

Nous courûmes pendant une bonne heure en suivant sa piste. Si j’avais maintenant trouvé mon second souffle, je savais que je ne soutiendrais plus ce rythme très longtemps. Je sentais toujours la créature, devant nous. Elle finit cependant par ralentir et s’arrêta.

Un nouveau rugissement s’éleva, aussitôt suivi de cris perçants. J’aperçus alors les lumières d’une autre ferme.

Cinq minutes plus tard, nous découvrions une scène de carnage. Le vartek n’avait pas attaqué l’habitation, il avait foncé dans une étable et avait dévoré tous les animaux. Si j’en jugeais d’après les restes, il y avait eu là un troupeau de vaches et au moins un cheval. Les stalles aplaties dégoulinaient de sang.

Des morceaux de bêtes mortes gisaient un peu partout, et une remontée de bile me brûla la gorge devant ce spectacle macabre. Jenny, qui venait de nous rejoindre, se plia en deux pour vomir sur l’herbe.

Le fermier, sorti de chez lui, courut vers les ruines de sa grange, portant une lanterne et un gourdin. Il avait eu de la chance de ne pas s’être trouvé là au moment du passage de la créature.

Nous fonçâmes dans le noir sans l’attendre. L’heure n’était pas aux explications.

Peu après, le vartek s’enfouit de nouveau dans le sol. Nous fîmes halte devant le tas de terre fraîche, hors d’haleine. Pendant une ou deux secondes, une vague image me vint en tête, puis elle se précisa soudain. Avant que Jenny nous ait rejoints, j’avais localisé la créature. Elle se reposait à moins de cinquante mètres du trou, à une grande profondeur.

– Il va falloir la suivre dans son tunnel, dis-je.

Jenny voulut dire quelque chose, mais elle était si essoufflée qu’elle ne put articuler un mot.

Pour toute réponse, Grimalkin se contenta de désigner l’ouverture béante.

Y ayant jeté un coup d’œil, je constatai que le fond était empli de terre.

– Il a rebouché derrière lui ! m’exclamai-je.

– Il mange la terre et les cailloux qu’il broie grâce à ses dents et à l’acidité de sa salive. Il en extrait les nutriments dont il a besoin avant de les expulser, fermant ainsi la galerie après son passage.

– Il se nourrit aussi de viande, intervint Jenny. Les pauvres vaches !

– En effet. Son métabolisme exige également de la viande. C’est une créature brutale, conçue comme un instrument de combat pour massacrer une armée ennemie.

Sans attendre davantage, je suivis en surface la route du vartek, accompagné de Grimalkin et de Jenny. Je fis bientôt halte et désignai l’herbe :

– Il est juste en dessous. À environ cinquante pieds de profondeur.

Jenny me regarda avec stupeur :

– Comment tu le sais ?

– Moi aussi, j’ai reçu certains dons, expliquai-je. Je peux par exemple repérer un être ou un objet à distance. Ça ne marche pas toujours ; une chance que j’y réussisse aujourd’hui ! Je sais exactement où se trouve le vartek.

Grimalkin, plongée dans ses pensées, ne fit aucun commentaire.

Finalement, elle observa :

– Il s’est enfoncé trop loin pour qu’on l’atteigne en creusant. De toute façon, ce serait très imprudent.

Je me concentrai de nouveau. Le vartek ne bougeait plus, j’en étais sûr.

– Il se repose, dis-je, sans être forcément endormi. Il a peut-être conscience de notre présence. Il pourrait nous tendre un piège.

– Il ne nous reste donc qu’une option : le tuer dès qu’il réapparaît en surface, conclut Grimalkin.

Approuvant d’un signe de tête, j’ajoutai :

– Il peut aussi bien émerger ici ou parcourir une certaine distance sous terre. Auquel cas, il sera plus lent. On devrait réussir à le suivre, voire à le distancer.

Nous nous installâmes sur place. Établir des tours de garde était inutile puisque j’étais le seul capable de détecter les mouvements de la créature. Grimalkin et Jenny s’accordèrent donc un peu de sommeil pendant que je veillais.

Environ une heure avant l’aube, la bête s’agita. Je secouai aussitôt mes compagnes, et nous suivîmes sa progression souterraine.

J’observais les étoiles pâlissantes pour prendre mes repères. L’angoisse me rendait malade : si la bête continuait dans cette direction, ma famille serait menacée.

– La ferme de mon frère Jack est sur sa route, confiai-je à Grimalkin. Et si la créature ne passe pas par la ferme, elle traversera sûrement Topley. Une soixantaine de personnes y habitent, et demain, vendredi, c’est jour de marché. Il y aura foule dans les rues et sur la place du village.

Le vartek cherchait-il à se venger de notre intrusion dans le repaire du mage ? En ce cas, pourquoi n’avait-il pas foncé droit sur moi, au lieu de viser la ferme de Jack ? C’était sans doute une idée absurde. Quoi qu’il en soit, le danger était bien réel.

Grimalkin demeurait silencieuse, fixant l’horizon.

Le vartek passerait peut-être sous la ferme et sous le village. S’il flairait les bêtes au-dessus, il pourrait bien jaillir à la surface. Et comment ne sentirait-il pas tous ces humains venus au marché ?

Cette créature que Grimalkin qualifiait d’instrument de combat était conçue pour dévorer des soldats. Elle ne les distinguerait probablement pas de villageois vaquant à leurs affaires.

Je me creusai la cervelle à la recherche d’une solution. Devais-je demander l’aide du gobelin ?

Kratch serait sûrement capable de tenir tête au vartek, à condition qu’un ley le conduise jusqu’ici. D’après mes souvenirs de la carte de mon maître, disparue dans l’incendie, l’un d’eux passait à quelques miles à l’est.

Comment amener le vartek à croiser cette ligne ? Je n’en avais aucune idée.

Il poursuivit sa route jusqu’au milieu de la journée avant de s’arrêter de nouveau et ne bougea plus jusqu’à la tombée de la nuit.

Je désespérais de trouver un moyen de l’arrêter. Alors que Jenny dormait profondément, exténuée par la poursuite, j’interrogeai Grimalkin :

– La magie, ça marcherait sur lui ?

La tueuse secoua la tête :

– J’ai déjà essayé. Les sorts d’entrave et de confusion n’ont eu aucun effet. Cette entité résiste à la magie humaine. Je pense qu’elle en a été sciemment protégée. Avec le temps, j’apprendrais probablement à dominer cette créature. C’est pourquoi je voudrais tant en savoir davantage sur les pratiques magiques des Kobalos. Pour le moment, nous devons seulement nous armer de patience et ne pas manquer l’instant où le vartek ressortira à la surface.

Ces paroles qui soulignaient notre impuissance m’anéantirent.

Finalement, je réveillai Jenny, car la bête s’agitait au-dessous de nous. Elle avançait lentement, à présent, toujours dans la même direction.

Nous la suivîmes, et mon anxiété ne cessait d’augmenter.

Juste avant l’aube, elle accéléra soudain, nous obligeant à une marche rapide qui se changea bientôt en course.

La lumière qui montait à l’est et teignait le ciel en rose révélait au loin une rangée d’arbres et deux collines basses qui me permirent de me repérer. Je lâchai un soupir de soulagement : la créature ne passerait pas par la ferme de Jack.

Mais elle se dirigeait vers le village de Topley, et j’eus honte de moi : qu’adviendrait-il des centaines d’innocents qui allaient se rassembler sur la place du marché ?

Je compris que ma famille n’était nullement à l’abri. Mes frères se rendaient au marché tous les vendredis matin. L’un d’eux au moins y serait.

Voyant s’élever devant moi une masse familière et boisée, je repris espoir.

– C’est la colline du Pendu, non ? haleta Jenny sans ralentir.

J’acquiesçai d’un signe de tête, aussi essoufflé qu’elle.

– Alors, la bête va manquer la ferme de ton frère.

– Espérons qu’elle manquera aussi le village…

Nous allions contourner les hauteurs par l’est. Topley s’étendait de l’autre côté. Le vartek allait passer tout près ; toutefois, il éviterait, semblait-il, l’agglomération. Quel but poursuivait-il ?

Quand nous eûmes dépassé la colline du Pendu, laissant la ferme de Jack derrière nous, le vartek s’arrêta, et je crus qu’il allait refaire surface.

Puis il se remit en route en obliquant brusquement. Mes pires craintes se réalisaient.

Sans doute avait-il senti la présence des humains, car il fonçait droit vers la place du village.