Je m’assis sur le lit et adressai à l’apparition mon sourire le plus rassurant.
– Calme-toi, Myriam ! Calme-toi et regarde-moi !
Elle me dévisagea avec un sanglot, et ses yeux s’écarquillèrent de surprise.
Tu me vois ? Tu m’entends ?
Sa voix semblait venir de très loin, comme un écho léger.
– Oui, je te vois et je t’entends. Je suis un épouvanteur, je suis là pour t’aider.
Voilà des jours que j’appelle. Personne ne m’écoute. Personne ne me regarde.
– Tu veux dire ici ? Dans cette chambre ?
Non, en bas. Je descends à la cuisine, là où je travaillais avant. Les gens n’osent pas monter après la nuit tombée.
Si l’on rencontre parfois les fantômes à proximité de leur tombe, ils hantent le plus souvent les lieux où ils sont morts. Mais il faut être un septième fils de septième fils pour les voir.
– Tu sais pourquoi ? demandai-je avec douceur.
Parce que je suis morte.
Et elle se remit à sangloter.
C’était un bon début. La plupart des défunts n’ont pas conscience de leur état. Je n’aurais donc pas besoin de le lui faire admettre avant de la persuader de s’en aller.
– Oui, Myriam, tu es morte. Chacun de nous doit mourir un jour. À présent, tu peux aller vers la lumière, partir pour un monde meilleur. Je vais t’y aider, je te le promets. Il me faut d’abord te poser quelques questions. Sais-tu comment tu es morte et pourquoi ?
Une expression de terreur se répandit sur son visage.
Un être maléfique m’a tuée.
Je tâchai de rester impassible, en dépit de mon excitation. Quelle entité de l’obscur avait commis ce meurtre brutal ?
Une lourde masse m’a écrasé la poitrine. Je ne pouvais plus respirer. Des dents se sont enfoncées dans ma gorge, et la créature a aspiré mon sang bruyamment. Elle avait des yeux rouges. Elle portait un manteau, comme un humain ; pourtant, c’était une sorte de bête, avec des membres velus et une longue queue.
Cette description me laissa stupéfait. Voilà qui dépassait mes compétences ! Ce genre d’entité m’était totalement inconnu. Je dissimulai de mon mieux ma surprise pour ne pas troubler Myriam et tirer d’elle le plus d’informations possible.
Le docteur n’avait relevé sur son corps aucune trace de blessure – pas même à la gorge. L’expérience qu’elle me décrivait n’était-elle qu’un cauchemar lié à une violente douleur physique ?
Ça m’était déjà arrivé, poursuivit-elle. J’avais déjà senti ce poids sur ma poitrine, et je m’étais réveillée couverte de sueur. Quand je m’étais levée, j’avais titubé, prise de faiblesse. Cette fois, c’était pire. J’ai vu ces yeux rouges ! La bête semblait prise de frénésie ; elle a bu mon sang jusqu’à ce que les battements de mon cœur s’affolent et finissent par s’arrêter.
– Myriam, repris-je avec fermeté, je veux que tu me dises tout ce que tu sais sur cette créature. De quelle taille était-elle ?
Non ! Non !
Elle enfouit son visage dans ses mains, secouée de sanglots.
– Fais un effort, Myriam, je t’en prie ! Les informations que tu me fourniras me permettront peut-être, plus tard, de sauver une autre jeune fille.
Je ne peux pas, pardonne-moi. Je n’en ai pas la force. Je ne veux plus penser à ma mort. Tu as dit que tu étais là pour m’aider. Alors, aide-moi, s’il te plaît ! tout de suite !
J’en avais assez entendu. L’heure était venue d’apaiser son tourment.
Je lui parlai avec douceur :
– Écoute-moi ! Je voudrais que tu penses au moment le plus heureux de ta vie.
Elle resta muette et me fixa d’un air perplexe.
– Réfléchis bien ! Rappelle-toi du temps où tu étais une petite fille !
Le plus souvent, les meilleurs souvenirs que citent les morts viennent de leur enfance, quand ils se sentaient en sécurité auprès de leurs parents, quand la vie ne les avait pas encore meurtris.
Elle montra soudain une grande agitation.
Non ! Non ! J’étais très malheureuse, à cette époque !
Elle frissonna, sans s’expliquer davantage. Puis un sourire timide lui étira la bouche.
C’est quand je suis arrivée ici pour travailler. J’avais ma chambre à moi. Le premier matin, j’ai vu le soleil levant répandre sur les collines sa lumière dorée. Le cimetière, en dessous de ma fenêtre, m’avait paru effrayant, la veille au soir. Or, je découvrais un endroit paisible, soigneusement entretenu par ceux qui venaient fleurir la tombe d’un être cher. Et, au-delà, il y avait ce merveilleux paysage, la vallée et les collines, au loin. Quelle chance j’avais de vivre dans un si bel endroit ! Oui, je me suis sentie vraiment heureuse, à ce moment-là.
– Retourne à ce moment ! Retrouve ce bonheur en toi ! Le soleil se lève, il illumine les pentes boisées. Tu le vois ?
Oui ! Oui ! Oh, que c’est beau !
– Alors, marche vers cette lumière ! Tu peux le faire. Quelques pas, et tu y seras !
La jeune fille fantôme souriait, à présent. Elle s’approcha lentement de la fenêtre. Et elle disparut.
Elle était partie vers la lumière, et j’en conçus un profond contentement. Trop souvent, dans sa lutte contre l’obscur, un épouvanteur ne rencontre que peur et violence. Aider une âme en détresse comme celle de Myriam était autrement gratifiant. Le travail avait été plus facile que d’ordinaire. Ma tâche n’était pas achevée pour autant.
Cet être pesant qui s’était assis sur la fille… En d’autres temps, j’aurais mis cette sensation sur le compte de l’agonie et ne m’en serais peut-être pas inquiété. Mais c’était la troisième jeune fille du Comté qui mourait dans des circonstances semblables au cours des trois derniers mois. Et chaque fantôme avait mentionné une sensation de poids sur sa poitrine. Myriam était la seule à s’être réveillée et à avoir vu la créature qui buvait son sang.
J’avais affaire à un phénomène très inhabituel, qu’il me faudrait comprendre et régler.
Je retournai à Chipenden. Ayant hérité de la maison de mon maître, j’étais en droit d’y habiter tant que je serais épouvanteur. Cette clause me convenait parfaitement. En ce qui me concernait, j’avais la ferme intention d’exercer ce métier jusqu’à mon dernier jour.
Le lendemain, je me levai à l’aube, pris mon bâton et gagnai le jardin. Il y avait là une souche que nous avions toujours utilisée, mon maître et moi, pour pratiquer les gestes du combat.
Je m’appliquai à enfoncer la lame de mon bâton dans le bois encore et encore, jusqu’à en perdre haleine et à ruisseler de sueur. Je n’étais pas au mieux de ma forme, j’avais trop négligé mon entraînement.
Le bâton, avec sa lame rétractable en alliage d’argent conçue pour vaincre les sorcières, était l’arme favorite des épouvanteurs. Je devais retrouver ma dextérité au plus vite.
Je testai la technique consistant à passer le bâton d’une main à l’autre avant de planter la lame dans la souche. Je me trouvai maladroit ; je recommençai encore et encore jusqu’à ce que je sois satisfait.
Depuis la mort de mon maître, presque dix mois plus tôt, j’avais affronté l’obscur de mon mieux. Mais je n’avais pas eu le courage de m’exercer, tant cela me rappelait les jours où John Gregory et moi nous entraînions ensemble. Je sentais à présent la nécessité de cette routine quotidienne. La mort de la troisième jeune fille me rappelait l’obligation de rester au mieux de ma forme et de mon art, et de continuer à amasser des connaissances. Il y avait tant de choses que j’ignorais !
Avant de regagner la maison, je travaillai un moment avec ma chaîne d’argent – l’autre arme spécifique des épouvanteurs. Je la lançai et la relançai contre le poteau du jardin. Je fus heureux de constater que je n’avais rien perdu de mon habileté. Je ne ratai pas ma cible une seule fois. Le maniement de chaîne avait toujours été mon point fort. Je pouvais ligoter une sorcière en pleine course.
Content de moi, je rentrai prendre le petit déjeuner. L’exercice m’avait donné faim.
Je m’assis seul à table, devant une large portion d’œufs au jambon. À une certaine époque, j’aurais vidé mon assiette en trois bouchées avant de me resservir. Ces derniers temps, mon appétit n’était plus ce qu’il était.
Au cours du petit déjeuner, mon maître et moi discutions des derniers évènements et du programme de la journée. Ces moments me manquaient, même si, en vérité, je n’étais pas vraiment seul.
J’entendais un léger ronronnement.
C’était Kratch, le gobelin.
Il existe dans l’obscur de nombreuses entités de ce type, qu’un épouvanteur est habituellement appelé à combattre. Les éventreurs, par exemple, boivent le sang des bêtes et parfois celui des humains, tandis que les lance-cailloux jettent des pierres. Les uns et les autres sont des tueurs, il faut donc les entraver ou les détruire. Certains gobelins se contentent de jouer des tours aux gens pour leur faire peur. Ceux-là, on les envoie simplement s’installer ailleurs – de préférence dans un lieu isolé, loin de toute habitation humaine. Kratch, lui, était un gobelin-chat. John Gregory le savait dangereux ; il avait néanmoins établi avec lui un accord particulier.
Le gobelin préparait le petit déjeuner, il gardait la maison et le jardin. En échange, après avoir lancé aux intrus trois avertissements, il était autorisé à les tuer et à boire leur sang. Tel était le pacte que mon maître avait conclu avec lui, et que j’avais renouvelé. Lorsque la créature se montrait – ce qui était rare –, elle prenait l’apparence d’un chat roux, dont la taille variait selon son humeur. Son ronronnement s’atténua, et je sentis qu’il s’éloignait. Quelques instants plus tard, il apparut sur le tapis, roulé en boule devant le foyer où rougeoyaient les braises. Je me demandai si ce n’était pas une espèce de gobelin qui avait tué les filles. J’écartai presque aussitôt cette hypothèse. D’une part, la mystérieuse entité était habillée d’un manteau, et les gobelins ne portent pas de vêtements. D’autre part, aucun des endroits où les meurtres avaient été commis n’était situé sur un ley, les sentiers souterrains invisibles qui permettent à ces créatures de circuler.
Ayant terminé mon repas, je descendis au village pour y prendre mes provisions de la semaine. Je fis le tour des boutiques : la boucherie, l’épicerie et enfin la boulangerie.
Depuis plusieurs mois, l’obscur se tenait tranquille. La cloche du carrefour des saules, qui m’avertissait d’une demande, ne sonnait que rarement. Cela me laissait le loisir de réfléchir à ces morts mystérieuses. Car, pour le moment, je n’y comprenais rien.
Comme je marchais dans la rue, j’eus droit aux habituels regards en coin, et plusieurs personnes changèrent de trottoir pour éviter de me croiser. Cette attitude n’avait rien d’anormal. Or, ce jour-là, je remarquai un fait nouveau : on chuchotait derrière mon dos. Dissimulant mon malaise, je fis mine de ne pas m’en apercevoir et vaquai à mes occupations.
Mon sac plein sur l’épaule, je poursuivis ma route. Presque en haut de la pente, quelqu’un m’attendait.
Une fille était assise sur la barrière du champ. Un mélange de colère et de chagrin fit bondir mon cœur dans ma poitrine. C’était Alice ! Alice, élevée pour être sorcière, qui était pourtant devenue mon amie et avait habité avec nous. Elle était partie, et elle me manquait toujours autant. Puis je compris que ce n’était pas elle. Alice avait à peu près mon âge – dix-sept ans – alors que cette fille paraissait bien deux ans de moins. Son visage aimable encadré de cheveux châtains était piqueté de taches de rousseur. Sa robe proprette, bleu foncé, lui descendait sous les genoux, et elle portait de solides chaussures de marche. Au premier coup d’œil, on pouvait la prendre pour une jeune paysanne pleine de santé. Sauf qu’il y avait dans son regard quelque chose d’incongru.
Son œil gauche était bleu et le droit était brun. De plus, leur expression donnait un sentiment d’étrangeté que je n’arrivais pas à définir. Je sus à l’instant que cette fille n’était pas ordinaire. Ce n’était pas une sorcière – je ne ressentais aucune sensation de froid –, mais elle éveillait ma méfiance.
– Bonjour, dit-elle en me voyant. Tu es Thomas Ward ?
– C’est moi, répondis-je. Tu cherches de l’aide ? On ne t’a pas renseignée au village ? Tu aurais dû te rendre au carrefour des saules et tirer la cloche. Je serais venu aussitôt, et tu n’aurais pas eu à m’attendre ici.
– Je n’ai pas besoin d’aide, répliqua-t-elle en sautant à terre. Tu es le nouvel épouvanteur, hein ? Tu auras donc besoin d’un apprenti. Je suis candidate.
Posant mon sac, je la regardai en souriant :
– Désolé, je ne cherche pas d’apprenti. D’ailleurs, tu ne conviendrais pas. Il faut certaines capacités innées, un don particulier pour combattre l’obscur. Je suis moi-même débutant dans ce métier. Mon propre apprentissage s’est terminé trop tôt, et je vais devoir étudier encore plusieurs années. Je ne suis pas vraiment en position de former qui que ce soit.
– Ce n’est pas un problème, déclara-t-elle avec jovialité. On progresse toute sa vie, et je sais que tu as déjà beaucoup à m’apprendre. De plus, je peux m’occuper des tâches ménagères : faire tes courses, par exemple, ce qui t’épargnerait du temps et de la fatigue. Et maman dit que je prépare les meilleurs des petits déjeuners.
– Je n’ai pas besoin qu’on me prépare mon petit déjeuner, dis-je, sans expliquer qu’un gobelin s’en chargeait. Comment savais-tu que j’étais descendu au village ?
– Je t’ai vu aller de boutique en boutique. Quand tu es entré dans la dernière, j’ai couru jusqu’ici pour t’attendre.
– Et comment savais-tu que c’était la dernière ? Tu m’espionnes ?
– Je n’appellerais pas ça « espionner », mais, oui, je t’observe depuis plusieurs semaines et je connais tes habitudes. Tu vas d’abord chez le boucher, puis chez l’épicier pour terminer par le boulanger. J’en ai vu assez pour comprendre que tu es celui qui pourrait me former.
– Écoute, je vais parler net, ça t’évitera des désillusions. Pour devenir l’apprenti d’un épouvanteur, il faut être le septième fils d’un septième fils. Cela te protège en partie du pouvoir des sorcières, te rend capable de voir les morts et de leur parler. C’est la première condition. Or, tu es une fille ; tu n’es pas faite pour ça.
Je ramassai mon sac et m’apprêtai à franchir l’échalier.
– Je suis la septième fille d’une septième fille, déclara-t-elle. Et je peux voir les morts. Parfois, ils me parlent.
Je fis volte-face et la dévisageai. La septième fille d’une septième fille posséderait ces pouvoirs ? Première nouvelle !
– Je te crois volontiers, dis-je. Mais je n’ai pas besoin d’un apprenti, c’est clair ?
Je regagnai la maison à grands pas et chassai cette rencontre de mon esprit.