Autrefois, quand mon père et moi arrivions au marché avec les lève-tôt, les fermiers avaient déjà fait le plus dur du travail : les bœufs, les moutons, les chevaux et les volailles étaient parqués pour la vente, les légumes, les fruits et les fromages disposés sur les étals, les ballots de foin soigneusement entassés.
Il fallait attendre midi pour voir les allées s’emplir de mères et d’enfants baguenaudant entre les éventaires.
Neuf coups venaient de sonner ; le soleil était assez haut pour répandre une agréable tiédeur, qui dissipait l’air frisquet et attirait au-dehors une foule inhabituelle. Les vendeurs, flairant les bonnes affaires, vantaient leurs produits à grands cris. Je n’avais jamais vu l’endroit aussi animé à cette heure matinale.
Nous traversâmes le village en hâte pour gagner le marché, suivant toujours la piste du vartek. Beaucoup d’étalages étaient dressés dans les rues qui rayonnaient autour de la place centrale. Les têtes se tournaient vers nous avec effroi. Les gens semblaient frappés de stupeur en voyant la sorcière, et des cris hostiles s’élevèrent ici et là. Ignorant leurs réactions, nous continuâmes notre course sur la chaussée pavée.
Je sus soudain où le vartek allait refaire surface : au centre de la place, là où le bétail était parqué. Flairait-il l’odeur de ses proies depuis sa galerie ? Voyait-il à travers l’épaisseur de roc et de glaise, ou sentait-il le sang chaud à distance ? En tout cas, ce n’étaient pas les gens mais les bêtes qui avaient attiré son attention.
Peut-être une telle quantité de chair ainsi rassemblée était-elle irrésistible et l’incitait à attaquer ? N’avait-il pas été conçu dans ce but : frapper l’ennemi au cœur, surgir du sol pour le prendre par surprise et semer la panique dans ses rangs ?
Mon nouveau don fonctionnait à présent avec une clarté étonnante, et je perçus le passage du vartek sous le marché. J’imaginais ses mâchoires travaillant fiévreusement, sa salive acide digérant la terre et les cailloux qu’il avalait.
Jusqu’alors, nous avions suivi la créature à moins de trente pieds en arrière. Tout à coup, elle accéléra pour courir aussi vite qu’en surface.
C’était impossible !
À moins que sa soif de sang, exacerbée par la proximité des proies, ne l’ait poussée en avant ? Ou peut-être le sol était-il moins dur ? L’important était que nous l’affrontions avant qu’elle se soit totalement extirpée de son trou.
Je fonçai, zigzaguant entre les étals. Je bousculai un gros homme en tablier de boucher quand un cri terrible monta du centre de la place. Trois longs tentacules noirs se balançaient dans les airs au-dessus d’un enclos de bovins. Un fermier se précipita, sans doute inquiet pour son bétail.
Deux secondes plus tard, des vaches affolées brisaient les barrières comme des allumettes et galopaient vers nous. Quant au fermier, il avait tourné les talons et fuyait pour sauver sa peau.
Grimalkin et moi nous fîmes face, épaule contre épaule, tandis que Jenny se plaçait derrière nous. La tueuse avait tiré deux de ses dagues, et je brandis mon bâton, la lame tournée vers la horde mugissante qui approchait. Ces bêtes à longues cornes pouvaient aisément nous piétiner. Lorsque j’étais enfant, deux hommes de mon village avaient été chargés par leur troupeau ; l’un d’eux était mort, l’autre avait dû s’appuyer sur une canne pour le restant de ses jours.
Par chance, à l’instant où je me voyais déjà encorné, le flot des bêtes se sépara tel deux rideaux qu’on écarte, se contentant de nous asperger de boue au passage.
Mais tandis que le grondement de leurs sabots s’éloignait, un autre hurlement s’éleva.
À une trentaine de mètres devant nous, le vartek tenait une vache entre ses mâchoires et la secouait comme un chien le ferait d’un rat. La créature avait grandi depuis sa dernière apparition, et ses trois tentacules terminés par un os tranchant s’élevaient à plus de vingt pieds de haut.
Une autre vache essayait de se relever en meuglant de douleur ; il lui manquait une patte, et le sang jaillissait par saccades de son moignon.
Nous bondîmes en avant à l’instant où le vartek refermait ses mâchoires sur sa proie, la coupant en deux dans un craquement d’os. Tandis que les moitiés ensanglantées retombaient sur l’herbe, la monstrueuse créature s’emparait de la bête blessée.
C’est sans doute ce qui nous sauva la vie. La gueule pleine, le vartek ne pouvait nous lancer sa salive acide au visage.
Grimalkin, arrivée la première, lui planta une dague dans l’œil droit et la fit tourner dans l’orbite afin de causer le plus de dégâts possible. J’enfonçai la lame de mon bâton dans l’autre œil.
Si le vartek était aveugle, il n’était pas encore vaincu. Il recracha le morceau de vache, qui nous éclaboussa de sang, et s’élança vers nous.
Mon bâton, encastré dans son œil, me fut arraché des mains, et je tombai à la renverse. D’une roulade, je me remis sur mes pieds et tirai la Lame-Étoile. J’observai les multiples pattes fines du monstre, d’où suintait une espèce de gelée jaunâtre. Je me rappelai l’avertissement de Grimalkin : c’était un poison mortel !
La tueuse avait déjà enfoncé trois lames dans la gorge et le ventre de la bête, qui tentait de s’extraire complètement de son trou. Maintenant, elle s’élançait de nouveau, une longue épée dans la main gauche.
Je vis avec surprise Jenny courir elle aussi droit au vartek. Elle s’arrêta à petite distance de la gueule massive. La lame, au bout de son bâton, étincela au soleil quand elle l’enfonça profondément à la base du cou.
– Tiens-toi loin de ses pattes ! lui criai-je en la rejoignant.
Mais la menace vint d’ailleurs. Le vartek possédait apparemment d’autres sens que la vue pour se diriger. L’un de ses tentacules s’abattit comme une faux, son os effilé visant la tête de la fille.
Je n’eus que le temps de trancher d’un coup d’épée l’affreux bras écailleux juste au-dessus de la griffe. Le tentacule se rejeta en arrière dans une pluie de sang. J’attaquai alors la gorge, fouaillant sauvagement dans cette partie plus tendre, projetant alentour des morceaux de chair sanglante.
Les forces du vartek faiblissaient. Ses tentacules retombèrent, inertes. Il se convulsa, ouvrit et referma sa gueule garnie de plusieurs rangées de dents mobiles. Enfin, il lâcha un ultime soupir, et son haleine puante nous balaya le visage. Ses pattes se relâchèrent. Il n’avait pas réussi à s’extraire de son trou, et son corps s’enlisa lentement dans la terre jusqu’à ce que seule sa tête reste visible.
– Dommage qu’il n’ait pas émergé complètement, déplora Grimalkin en essuyant sur l’herbe les lames qu’elle venait de retirer de la gorge du monstre. J’aurais aimé le voir en entier. Ma crainte, c’est que cette créature soit encore loin de sa taille définitive. Tu imagines les dégâts que plusieurs d’entre elles causeraient à une armée humaine ?
Il y avait encore beaucoup à dire sur le sujet. Mais comme ce n’était ni le lieu ni l’heure, nous quittâmes le village. Leur bétail rassemblé et leur courage revenu, les gens nous auraient assaillis de questions. La présence d’une sorcière aurait compliqué la situation, mieux valait nous esquiver rapidement.
En chemin, nous vîmes des bêtes errer ici et là, et des regards nous suivre depuis les maisons environnantes. Mes frères eux-mêmes étaient peut-être quelque part. Mais nous n’avions pas l’intention de nous arrêter pour leur fournir des explications.
Personne n’avait été tué. On n’avait à déplorer que deux vaches mortes et quelques barrières brisées. Le vartek était détruit. Topley s’en tirait à bon compte.
Nous reprîmes la route de Chipenden en n’échangeant que de rares paroles. Jenny se montrait curieusement silencieuse. À ses mâchoires contractées, je devinais qu’elle était en colère. Je ne lui posai aucune question ; on réglerait ça plus tard.
J’avais espéré qu’on s’éloignerait sans encombre. Malheureusement, une dizaine de villageois agités fut bientôt derrière nous. Grimalkin finit par se retourner. Ils firent halte, pour se remettre en marche dès que nous repartîmes.
Quand nous eûmes dépassé les dernières maisons, Grimalkin leur fit face à nouveau. Cette fois, ils s’approchèrent à moins de vingt pas avec des grommellements hargneux. Certains étaient armés de bâtons. Ils n’auraient eu aucune chance contre Grimalkin et auraient pris la fuite à la première menace de son épée ; néanmoins, je ne voulais pas qu’il y ait des blessés.
– Qu’est-ce que vous voulez ? lançai-je en me postant aux côtés de la tueuse.
– Qu’est-ce que tu fabriques avec une sorcière, petit ? m’interrogea celui qui semblait être leur chef, un gros costaud au crâne rasé et au menton agressif.
Je les observai l’un après l’autre, dans l’espoir de reconnaître un visage connu, quelqu’un qui se souviendrait de moi, enfant, quand je venais au marché avec mon père, et sur qui j’aurais pu m’appuyer. Je ne vis que des étrangers.
– Elle m’a aidé à sauver votre village, rétorquai-je.
– Le sauver de quoi ? De sa magie noire ? Elle a fait sortir une bête de l’enfer, et tu n’as pas pu l’en empêcher.
– Je suis Tom Ward, l’Épouvanteur de Chipenden. Elle a combattu à mes côtés contre un monstre qui vous aurait tous dévorés. Si vous ne me croyez pas, retournez sur la place. Vous y trouverez le corps de la créature que nous avons tuée.
– Tu mens, petit. Vous allez revenir avec nous tous les trois. On vous enverra à Priestown, l’Inquisiteur y est attendu ce mois-ci. On dressera un beau bûcher. De cette sorcière et de ses deux complices, il ne restera bientôt que des cendres !
Les inquisiteurs mettaient les sorcières et les épouvanteurs dans le même panier. La menace n’était pas à prendre à la légère. Si nous étions capturés, je ne donnais pas cher de notre peau. Pourtant, je ne pouvais pas laisser Grimalkin tuer ces hommes aussi effrayés que furieux. Une fois retournés au village, ils constateraient que je leur avais dit la vérité. Mais leur meneur était une tête brûlée, et je devais d’abord m’en débarrasser.
– Allez donc voir ce que nous avons tué, repris-je calmement. Vous comprendrez que nous avons agi pour le mieux. Maintenant, laissez-nous poursuivre notre chemin.
Le costaud avança de deux pas :
– Toi d’abord, petit ! Jetez vos armes, et tout ira bien. Venez avec nous gentiment, et vous aurez un procès équitable.
– Je le tue ? me chuchota Grimalkin à l’oreille.
Je refusai d’un signe de tête et marchai vers l’homme. Il portait un gourdin aussi long que son avant-bras, arrondi à son extrémité, assez dur pour me briser le crâne. Il le balança sur moi à une vitesse surprenante ; j’esquivai d’un pas de côté. Il me manqua une deuxième fois, et je le frappai violemment au poignet avec mon bâton. Il grogna, attaqua de nouveau, le visage rouge de fureur. Je lui portai encore deux coups, l’un au genou, l’autre à l’épaule, sans réussir à le décourager. Il paraissait prêt à me mettre en pièces à mains nues.
Ma colère s’enflamma soudain. J’étais un épouvanteur, j’avais toujours combattu pour le bien du Comté, plaçant à chaque fois mon devoir avant ma propre sécurité. Comme mon maître, qui avait donné sa vie pour protéger de l’obscur des types dans son genre.
Attaquant avec un regain d’énergie, je frappai l’homme en plein visage. Il tituba. Avec un rictus de douleur, il cracha sur le sol deux dents ensanglantées. Je lui enfonçai le bout de mon bâton dans le ventre, et il tomba à genoux, le souffle coupé.
Je le dépassai pour m’adresser aux autres :
– À qui le tour ?
Ils reculèrent prudemment, et je repris la route, Grimalkin et Jenny sur mes talons. Je bouillais encore de rage, et nous n’échangeâmes pas un mot pendant un bon moment.
Jenny finit par briser le silence :
– Et s’ils nous dénoncent à l’Inquisiteur ? Tu leur as dit que tu étais l’Épouvanteur de Chipenden. Il pourrait venir nous arrêter.
Je haussai les épaules.
– Quand ils verront ce à quoi ils ont échappé, ils oublieront ça. Ce n’était que de la bravade provoquée par la peur.
Grimalkin nous quitta au coucher du soleil sans un mot d’explication.
– Je reviendrai au début de la semaine prochaine, déclara-t-elle. J’ai mené à bien mes expériences, et je vous ferai part de ce que j’ai découvert.
Un peu plus tard, alors que nous étions assis au coin du feu tandis que rôtissait un poulet acheté à un fermier sur la route du retour, Jenny explosa :
– Des centaines de gens auraient pu être massacrés, dans ce village. La sorcière n’a donc aucun sens des limites ?
– Tu parles de ses expériences ? Je suppose qu’elle se sentait capable de circonscrire la créature. Sa magie est extrêmement puissante. Elle ne s’attendait pas à ce que le vartek s’échappe.
– Elle avait affaire à une entité parfaitement inconnue. Prendre de tels risques, c’est de la folie !
– Oui, rétrospectivement, je le pense aussi. C’est sans doute pour ça qu’elle a parlé de la fin de ses expériences. Pourtant, si on regarde les choses avec ses yeux à elle…
– Les yeux d’une sorcière ! Les yeux d’une folle ! Elle a une lueur fanatique dans le regard !
– Si j’étais toi, je ne lui dirais pas ça en face, Jenny ! Elle a eu tort de prendre ce risque, et je suis sûr qu’à présent, elle en a conscience. Mais elle jugeait nécessaire d’en apprendre le plus possible sur un ennemi que nous allons bientôt combattre. Au moins, nous savons maintenant à quoi nous avons affaire !
– Il n’empêche, elle a eu tort, tempêta Jenny. Des tas d’innocents auraient pu y laisser leur peau ; et nous aussi, en réparant les dégâts qu’elle a causés ! Cette femme est dangereuse. Elle n’accorde aucune valeur à la vie.
Je me contentai de soupirer, abandonnant ma défense de Grimalkin, et Jenny finit par se calmer. Je comprenais sa position. Néanmoins, fanatique ou pas, la tueuse avait mis au jour un élément primordial : l’énormité de la menace que nous allions affronter…