Je me résolus à révéler la vérité à Jenny – du moins une partie de la vérité.
– Alice a vécu un certain temps à Chipenden, avec John Gregory et moi. Nous avons combattu l’obscur ensemble. Elle avait été formée pendant deux ans par sa mère, Lizzy l’Osseuse – qui est morte à présent –, une des plus redoutables sorcières de Pendle, spécialisée dans la magie des ossements.
– Lizzy l’Osseuse est passée à Grimsargh, se souvint Jenny. C’était avant ma naissance, pourtant les gens en parlent encore. Ils avaient beau tirer les rideaux et les verrous, et refuser d’ouvrir quand elle frappait à la porte, c’était inutile. Un enfant a disparu et on ne l’a jamais revu. On a retrouvé cinq cadavres de chats flottant dans la mare, le cou brisé. Et cette année-là, toutes les récoltes ont pourri sur pied.
– Ce sont bien les manières de Lizzy, confirmai-je. Bref, mon maître ne faisait pas confiance à Alice. J’en étais irrité, car je la croyais mon amie. Or, la suite lui a donné raison. Elle a rejoint l’obscur. Elle vit maintenant avec un mage du nom de Lukraste.
– Vous étiez… très proches ?
– Nous avons partagé beaucoup de choses. Elle m’a sauvé la vie plus d’une fois. Oui, admis-je, nous étions très proches.
Jenny hocha la tête et resta un moment les yeux dans le vide avant de poser une nouvelle question :
– Comment a-t-elle pu pénétrer dans le jardin malgré la présence du gobelin ?
– Elle use d’une magie noire très puissante. Le gobelin ne peut rien contre elle.
– Et pourquoi me regardait-elle avec cette mine furieuse ? Qu’est-ce que je lui ai fait ?
Je haussai les épaules :
– Qui peut dire ce qui se passe dans l’esprit d’une créature de l’obscur ? Mais quelle que soit sa colère, je ne pense pas qu’elle s’attaquerait à mon apprentie. Je ne pense pas qu’elle nous ferait du mal.
– Elle est peut-être jalouse…
– Jalouse ? m’exclamai-je.
– Oui, jalouse de me voir vivre dans cette maison avec toi. D’une certaine façon, j’ai pris sa place, non ?
– On peut dire ça…, répondis-je, songeur.
Alice jalouse de Jenny ? Elle regretterait de ne plus être avec moi ?
Je chassai cette pensée d’un mouvement de tête irrité. Je me raccrochais vraiment à la moindre étincelle d’espoir ! Mieux valait oublier.
– Écoute ! repris-je en souriant. Je t’instruirai bientôt sur les sorcières. Avant, il y a un autre sujet que nous devons étudier tous les deux : les Kobalos.
Tirant de mon sac le document rédigé par Grimalkin, je le lui tendis :
– Lis ça attentivement. J’ai ajouté ici et là des notes et des commentaires. Tu voudras peut-être faire de même à l’occasion. Nous compléterons ensemble nos connaissances sur ces créatures.
Une heure plus tard, Grimalkin était de retour. Elle mit pied à terre et vint vers nous en hâte :
– Un défi a été lancé, annonça-t-elle. Le combat aura lieu avant le coucher du soleil. Si on part maintenant, on arrivera à temps pour y assister.
Nous montâmes à cheval et suivîmes les méandres d’une rivière bordée de conifères d’un vert sombre – il y avait peu d’arbres à feuilles caduques, dans cette région. On voyait monter au loin des spirales de fumée brune. Nous découvrîmes bientôt le rassemblement, sur la rive sud. Il y avait là au moins deux mille personnes, réparties en cinq campements marqués chacun par un étendard. On voyait aussi de nombreux étals, des rangées de feux de cuisine et de larges tentes montées à la périphérie du camp. Commerçants et artisans étaient venus proposer leurs services. Le vent nous apportait des odeurs de viande rôtie et le tintement des marteaux des maréchaux-ferrants.
– Voici la Shanna, déclara Grimalkin en montrant la rivière. De l’autre côté, c’est la plaine d’Eresteba, sur le territoire des Kobalos. Jusqu’à peu, certains étaient installés sur les berges sud. Il y a quelques mois, ils les ont quittées, et presque aussitôt, Kauspetnd est arrivé. Pourquoi se sont-ils retirés ? Je l’ignore. Mais le défi lancé par l’assassin Shaiksa a quelque chose de rituel. Peut-être doit-il se faire par-dessus une rivière, une ligne de partage entre les deux peuples ? Encore un élément à vérifier.
Tandis qu’elle parlait, je voyais briller dans ces yeux cette lueur de fanatisme que Jenny avait observée.
Grimalkin nous mena vers la rivière, qui coulait d’est en ouest, et nous chevauchâmes entre les rangées de tentes. Les soldats tournaient la tête à notre passage, curieux ou hostiles. Nous gagnâmes un endroit tranquille, un peu à l’écart, pour y installer notre campement. Je montai la tente avec Jenny pendant que Grimalkin allumait un feu. Elle fit alors une chose surprenante. Elle détacha de sa selle trois tiges de bois (que je pensais être des pièces de rechange pour notre tente) et les fixa pour former une longue perche. Elle attacha un morceau de tissu à une extrémité et planta l’autre dans le sol.
Le tissu se déploya aussitôt dans le vent. C’était l’étendard du Comté : une rose rouge sur fond blanc.
Stupéfait, je l’interrogeai :
– Qu’est-ce que vous faites ? Vous voulez attirer l’attention sur nous ?
– Quoi que nous fassions, nous attirerons l’attention, parce que nous sommes des étrangers. Il y a sûrement une hiérarchie, ici ; on ne tardera pas à nous en informer. Et on nous considérera comme des moins que rien si on ne prouve pas le contraire. Laisse ton bâton, mais ne quitte pas ton épée. On devra peut-être se défendre.
Mon cerveau fourmillait de questions, que je n’eus pas le loisir de poser : une clameur montait de la rive.
– Viens ! s’écria Grimalkin. On est arrivés juste à temps !
Se tournant vers Jenny, elle ordonna d’une voix autoritaire :
– Toi, petite, garde le camp et occupe-toi des chevaux !
Jenny ouvrit la bouche pour protester. Elle était aussi curieuse que moi de voir l’assassin Shaiksa. Mais, ici, la tueuse commandait. Je me dirigeai donc avec elle vers la rivière, laissant Jenny sur place.
Plus nous avancions, plus les berges étaient encombrées, et Grimalkin dut nous ouvrir le chemin à grands coups de coudes. C’était une foule bigarrée, armée d’épées, de lances ou d’arcs. Certains portaient des armures rouillées ou des justaucorps en cuir. Tous réagissaient à la brusquerie de Grimalkin. Ils se tournaient vers elle avec colère, la hargne dans les yeux. Puis ils rencontraient ceux de la tueuse.
Sa bouche était entrouverte. Était-ce la vue de ses dents pointues ou quelque forme subtile de magie ? Toujours est-il qu’ils s’écartaient aussitôt, toute velléité de bagarre oubliée.
La densité des corps fut bientôt telle que nous ne progressions plus. Par chance, nous nous trouvâmes sur une petite butte, ce qui nous permit de voir par-dessus les têtes. La rivière était peu profonde, à cet endroit ; l’eau bouillonnait furieusement sur les pierres du gué.
L’homme attendait sur cette rive, tête nue mais la poitrine cuirassée de métal et barrée d’une écharpe de soie pourpre et or. Il portait une courte épée et un bouclier rond.
– C’est le champion de la principauté de Shallotte, me souffla Grimalkin à l’oreille. Un adversaire d’une autre trempe que les autres. Bien qu’à mon avis, devant Kauspetnd, ça ne fera guère de différence…
– Vous m’avez l’air d’en savoir déjà beaucoup, fis-je remarquer.
– J’ai fait en sorte d’en apprendre le plus possible, confirma-t-elle, sur les Kobalos et sur les royaumes qui se préparent à les affronter.
Traversant la rivière du regard, je découvris enfin l’assassin, qui se tenait sur la rive opposée.
Il avait les mêmes mâchoires allongées que le mage rencontré à Chipenden, et ses crocs de loup lui donnaient une apparence bestiale. Il avait la tête nue et portait les cheveux nattés en trois longues queues de cheval. Ses bras étaient nus aussi, et extrêmement velus.
Il était armé de deux sabres à lame courbe, semblables à celui que le mage avait utilisé contre moi.
Les deux combattants s’engagèrent dans le courant pour se rencontrer au centre. Là, l’eau leur couvrait tout juste les chevilles. Ils s’observèrent un moment, chacun jaugeant son adversaire.
Enfin, Kauspetnd lança une phrase d’une voix forte. Je n’en compris pas un mot, mais le ton était celui de la moquerie. Il termina par un rire bruyant qui dévoila ses dents pointues.
L’humain répliqua sur le mode de la colère et du défi. Je n’en compris pas davantage, car ils avaient employé tous les deux le losta, la langue parlée par les Kobalos et les peuples du Nord.
Alors, dans une grande éclaboussure de bottes, l’humain se jeta sur le Kobalos.
L’assassin détourna le coup d’un revers de sabre et vira avec grâce, prêt à contrer la prochaine attaque. De nouveau il para et tournoya sur place. Ils restèrent face à face un instant. Puis le champion de Shallotte lança sa troisième attaque.
Ce fut sa dernière.
Cette fois, au lieu de garder une position défensive, Kauspetnd bondit en avant. La lame d’un de ses sabres étincela, et le sang jaillit. L’humain lâcha un cri, qu’un hurlement monté de la rive reprit en écho. Il tomba la face dans l’eau. Et le courant se teinta de rouge.